Brentano: Visions de la Bse Emmerich - CHAPITRE PREMIER. Voyage de Jésus à Chypre. - Son séjour à Salamine. Du 30 avril au 6 mai 1823.
Pourquoi Jésus est allé en Chypre. - Barnabé le conduit à Chytrus, sa patrie. - Jésus enseigne une caravane païenne. - Effets du séjour de Jésus dans l'île de Chypre. - il enseigne aux mines devant Chytrus. - Sa réception dans cette ville. - il s'arrête dans un endroit nommé le Rucher. - il est reçu solennellement dans la maison paternelle de Barnabé. - Jésus a Mallep. - L'effet qu'il y produit. - Ses rapports avec des philosophes païens. - Solennité juive des fiançailles - Description de Mallep.
7 mai. - Ce matin Jésus parcourut encore les champs et enseigna les travailleurs. Il y eut toute la journée un brouillard d'une intensité extraordinaire ; on pouvait à peine se distinguer les uns les autres ; le soleil se montrait à travers la brume comme une tache blanchâtre ; une couche de blanches vapeurs couvrait la surface de la terre.
Toute cette contrée, avec ses vallons et ses riches produits, s'étend dans la direction du nord et se termine en pointe entre des montagnes. Il y a beaucoup de perdrix et de cailles et une quantité surprenante de gros pigeons à jabot. Je me souviens aussi d'avoir vu sur des arbres plantés en espaliers, une espèce de grosses pommes grises à côtes dont la chair est rayée de rouge ; je crois qu'il y a huit pépins, rangés deux par deux.
Jésus enseigna comme hier, en paraboles relatives à la moisson, et il parla encore du pain quotidien. Il ne fit pas ici de repas proprement dit, mais il accepta ça et là des cabanes la petite réfection rustique qu'on lui offrait. Il guérit plusieurs enfants perclus qui étaient couchés dans des espèces d'auges sur des peaux de brebis ; quelques-uns de ces gens se répandirent en grands éloges de son enseignement ; Jésus les reprit à ce sujet, les renvoya aux commandements de Dieu et dit quelque chose de semblable à ces paroles de l'Évangile : " il sera donné à celui qui a : à celui qui n'a pas on ôtera ce qu'il semble avoir ". (Lc 8,18.)
Je vis les Juifs manifester des doutes touchant divers points des enseignements de Jésus. Ils craignaient de n'avoir pas part à la terre promise. Ils pensaient que Moïse n'aurait pas eu besoin de conduire les Israélites à travers la mer Rouge, ni de les faire errer si longtemps dans le désert ; car il y avait des chemins plus courts. Jésus leur répondit que la terre promise n'était pas seulement dans le pays de Chanaan, qu'on pouvait se mettre en possession du royaume de Dieu sans avoir besoin pour cela d'errer si longtemps dans le désert ; il les exhorta, puisqu'ils faisaient ces reproches à Moïse, à ne pas faire eux-mêmes de longs circuits dans le désert du péché, de l'incrédulité et du murmure, et à prendre le plus court chemin, celui de la pénitence, du baptême et de la foi.
J'eus là-dessus une longue vision de la marche des Israélites dans le désert ; je vis combien il en mourait et il en naissait annuellement, et je fus étonnée de leur multiplication. J'eus connaissance du chiffre exact, j'en sus aussi les causes et la signification, mais j'ai oublié tout cela plus tard.
Dans l'île de Chypre, les Juifs se sont beaucoup mêlés aux païens, mais de telle sorte que les païens sont devenus juifs.
Il me fut aussi montré pourquoi Jésus est allé dans l'île de Chypre ; je vis que cela se fit en faveur d'environ cinq cents personnes, juifs et païens, dont les uns le suivront, les autres régleront leur vie sur ses enseignements, tandis que le reste l'oubliera. Je vis en outre que la guerre éclata à cette époque entre Hérode et son beau-père Arétas, ce qui fut cause qu'on fortifia Machéronte. Je crois que pendant ce temps on ne pensa guère à Jésus.
Vers midi Barnabé et un de ses frères vinrent trouver Jésus avec deux jeunes païens portés vers le judaïsme. Ils venaient de la partie nord-ouest de l'île, de la patrie de Barnabé, qui s'appelle Chytrus, et qui est une ville assez importante. Ils voulaient déterminer Jésus à s'y rendre pour le prochain sabbat.
Jésus, sans cesser d'enseigner les moissonneurs et les ouvriers, se dirigea avec eux dans l'après-midi vers la vallée terminée en pointe où finit ce district.
Ils arrivèrent ainsi à une grande route qui conduit d'un port situé au nord-ouest de l'île à un autre port situé au sud-est, et qui passe à deux lieues à l'ouest de Salamine Il y a là une grande hôtellerie à l'usage des Juifs dans la quelle ils entrèrent. On trouve à peu de distance de là une quantité de hangars, une maison où logent les païens qui passent et un puits où ils abreuvent leurs bêtes de somme. Cette route est très fréquentée. Il n'y avait pas de femme dans la maison, ou plutôt je crois que celle qui l'habitait avait son logement séparé. Quand on leur eut lavé les pieds et offert une petite réfection, d'autres disciples qui étaient restés à Salamine pour baptiser, arrivèrent ici et Jésus se trouva avoir à sa suite une vingtaine de personnes. Jésus enseigna encore en plein air les gens qui revenaient de leur travail et ils lui amenèrent quelques ouvriers malades qui ne pouvaient plus gagner leur vie. Comme ils étaient pleins de foi, Jésus les guérit et leur ordonna de retourner aussitôt à leurs travaux.
Le soir, il arriva une caravane de gens venant de l'Arabie : l'hôtelier les envoya aux hangars dont j'ai parlé. Ils avaient pour bêtes de somme des boeufs accouplés, portant sur deux longues traverses d'énormes paquets dont ils étaient chargés jusque par dessus la tête. Dans la montagne quand le chemin était trop étroit, ils marchaient les uns derrière les autres et le bagage était placé entre eux. Il y avait aussi des ânes chargés de fardeaux. Il vint une autre troupe conduisant quelques chameaux et de grands boucs qui portaient des ballots de laine. Ces gens commencèrent par décharger et abreuver leurs bêtes : puis quand ils eurent fait tous leurs arrangements, ils saluèrent Jésus et lui demandèrent la permission d'écouter son enseignement. Il montrait la vérité aux païens, mais avec beaucoup de douceur et de ménagements.
Il y a d'ici à Chytrus environ quatre à cinq lieues dans la direction du nord-est.
Les villes de ce pays ne sont pas disposées comme les nôtres, où se touchent les maisons et où chacun a son habitation séparée. On trouve ici le plus souvent de très grands bâtiments avec des terrasses et des murs épais dans lesquels sont pratiqués beaucoup de logements habités par des gens de la classe inférieure. On voit souvent des rues semblables à de larges chaussées dans lesquelles habitent beaucoup de gens et au-dessus desquelles s'élèvent des arbres.
A Salamine, tout paraît être réglé avec beaucoup d'ordre. Je vois que chaque classe de personnes a son quartier et sa rue. Je me souviens d'avoir vu les enfants des écoles et d'autres enfants se tenir presque toujours dans une seule rue : il y aussi des rues transversales où l'on voit continuellement défiler des bêtes de somme. Les philosophes ont une grande maison et une grande cour à leur usage spécial, et je les vois la plupart du temps se promener dans une rue qui semble leur être affectée. Ils marchent recouverts de leurs manteaux, par groupes de quatre ou cinq personnes, et chacun prend la parole à son tour : je vois toujours ceux qui montent se tenir d'un côté de la rue, et ceux qui descendent, du côté opposé. Cet ordre est suivi dans la plupart des rues.
La place où se trouve le puits près duquel le gouverneur s'entretint avec Jésus forme comme une terrasse : on y monte par des degrés où aboutissent les rues environnantes. Il y a tout autour des arcades sous lesquelles se trouvent des boutiques de toute espèce. Sur l'un des côtés est le marché avec des rangées de gros arbres à forme pyramidale sur lesquels on peut monter et s'asseoir dans le feuillage. Le palais du gouverneur donne sur cette place.
J'ai vu beaucoup de choses touchant l'habitation de sainte Catherine à Salamine, ses ancêtres et ses parents : mais je n'en ai retenu qu'une petite partie. La grande maison de la pécheresse Mercuria devint dans la suite la demeure du père de Catherine, lequel s'appelait Costa : Catherine y naquit et y fut élevée. Je vis que son père descendait d'un roi ou prince de Mésopotamie, et que ses parents ou lui-même avaient reçu en Chypre une indemnité pour quelque perte qu'ils avaient subie ou une dotation considérable en terres. C'étaient des arrangements comme ceux qui avaient amené en Palestine le père de Lazare. Il épousa ici une fille de famille sacerdotale, laquelle avait pour ancêtre un des philosophes que je vis converser avec Jésus. Peut-être que la grâce, qu'il n'avait pas repoussée lorsqu'elle lui était venue, porta ses fruits pour lui et qu'il fut récompensé dans sa postérité pour n'avoir pas été tout à fait ingrat. Je vis Catherine enfant et déjà remplie de sagesse ; elle était favorisée d'intuitions intérieures et suivait fidèlement la direction qui lui était donnée ainsi. Elle parlait toujours des dieux en termes méprisants, les avait en aversion et faisait disparaître leurs images autant qu'elle le pouvait : et c'est pourquoi elle fut enfermée dans un autre endroit par son père. Elle devait être mariée à un prince d'Alexandrie : son père avait commencé à bâtir un palais lorsqu'il la conduisit dans cette ville à son fiancé. Pendant le voyage, elle eut diverses illuminations et s'expliqua à ce sujet. C'est là tout ce que je me rappelle confusément de ce que j'ai vu.
8 mai. -- Ce matin, Jésus alla encore visiter quelques maisons dans le voisinage : il guérit plusieurs malades et enseigna chez des bergers.
De Salamine ici le pays est extrêmement fertile, et tout le district que Jésus vient de parcourir se compose de terres très productives appartenant aux Juifs.
Jacques le Mineur et d'autres disciples sont venus hier soir. Mnason n'est pas encore allé chez lui, je crois que sa contrée natale est assez éloignée. Ses parents sont bien nés, mais pauvres. Il était allé à l'étranger dans l'espoir de s'y faire une position, et ce fut ainsi qu'il rencontra Jésus.
Je vis Jésus enseigner la caravane d'Arabes voyageurs, venant du pays où avait habité Jethro, le beau-père de Moïse. Ils avaient avec eux leurs femmes, leurs enfants et des animaux de toute espèce, des chameaux chargés, des boeufs, des ânes, des chèvres et des boucs sur le des desquels les femmes avaient attaché de gros ballots de laine. Ils étaient plus bruns que les Chypriotes, très vifs et très gais. Ils étaient venus par mer avec leurs marchandises qu'ils avaient échangées près des mines contre du cuivre et d'autres métaux, et ils se dirigeaient par la grande route vers le sud-est, où ils devaient se rembarquer. Les bêtes portaient dans des caisses allongées leurs lourdes charges de métal, et les fardeaux, à cause de leur pesanteur, avaient moins de volume qu'auparavant. C'étaient, je crois, des barres ou de longues plaques. Il y avait aussi du métal travaillé ; par exemple, des vases ou des chaudières, disposés en ballots arrondis ayant la forme de tonneaux. Les femmes étaient très laborieuses, elles filaient en marchant ou sur le dos des bêtes qui les portaient : pendant les haltes, elles confectionnaient des couvertures et des pièces d'étoffe qu'elles vendaient sur la route ou dont elles se faisaient des vêtements. Elles employaient à cela La laine dont les boucs étaient chargés. Elles avaient leur laine attachée à une épaule, la filaient d'une main et enroulaient le fit sur une espèce de fuseau qu'elles tournaient constamment dans l'autre main, puis, quand celui-ci était chargé, elles le dévidaient sur une bobine fixée à leur ceinture.
Jésus entama la conversation avec ces gens en louant leur diligence, puis il leur demanda : " Pour qui toute cette peine et tout ce travail " ? Ce qui le conduisit à leur parler du Créateur et du conservateur de toutes choses, puis de la reconnaissance due à Dieu et de sa miséricorde envers les pécheurs et les brebis égarées qui errent au hasard et ne connaissent pas leur pasteur. Il les enseigna avec une douceur et une affabilité singulières : ils en furent tout émus et tout réjouis et voulurent lui faire divers présents ; mais il bénit leurs enfants et s'éloigna.
Jésus et ses compagnons, tournant un peu au nord, se dirigèrent vers Chytrus, qui est à peu près à quatre ou cinq lieues d'ici et à six de Salamine. Je les vis ça et là prendre quelque nourriture que leur donnèrent les ouvriers des champs auxquels Jésus adressa de courtes instructions. Le chemin était devenu très montant.
Je vis ici dans la campagne des oliviers et des cotonniers, et une plante dont je crois qu'on tire une espèce de soie : elle ne ressemble pas à notre lin, mais plutôt au chanvre et donne de longs fils très moelleux. Mais ce qu'on rencontre surtout en grande abondance, c'est un arbrisseau d'un aspect très agréable, couvert d'une quantité de jolies fleurs jaunes. Il porte des fruits qui ont quelque rapport avec les nèfles : je crois que c'est le safran. A gauche, le regard plonge déjà dans les montagnes, qui sont couvertes de bois de haute futaie. Il y a un très grand nombre de cyprès et de petits arbustes résineux d'une senteur agréable : à gauche, dans la montagne, je vis aussi une petite rivière qui formait une cascade. Plus loin, en montant vers les hauteurs, on voit d'un côté une forêt, de l'autre des montagnes nues : près du chemin, on aperçoit des excavations dans la montagne d'où l'on tire du cuivre et un métal blanc qui ressemble à de l'argent.
Je vis d'en haut des ouvriers qui creusaient. Je crois qu'il y a aussi une fonderie où l'on emploie un combustible de couleur jaune dont il y a une mine dans le voisinage. Je les vis pétrir cette terre et en faire de grosses boules qu'ils faisaient sécher. J'entendis dire que souvent le feu prenait à cette mine.
Après avoir fait quatre lieues, Jésus arriva à une hôtellerie qui est à plus d'une demi-lieue avant Chytrus : jusque-là on rencontre continuellement des mines. Ils entrèrent dans cette hôtellerie, et le père de Barnabé, avec quelques autres personnes, reçut le Seigneur et lui rendit les offices de charité accoutumés. Jésus se reposa ici : il enseigna et prit un petit repas avec ses compagnons. Je ne me souviens pas d'autre chose.
Chytrus est dans un fond, au milieu d'une plaine. Jésus vint du côté où se trouvent les mines. La population de la ville est un mélange de Juifs et de païens. Il y a tout autour beaucoup de constructions isolées : ce sont comme des métairies entre lesquelles s'étendent des jardins et des champs.
Je fus aujourd'hui toute triste de ce que tant de travail et de fatigue de la part de Jésus avait obtenu si peu de résultats dans l'île de Chypre, en sorte que, comme disait le Pèlerin, on ne trouve rien dans l'Écriture ni ailleurs qui se rapporte à ce voyage, et qu'il n'est pas même dit que Paul et Barnabé aient rien fondé d'important dans ce pays. J'ai eu à ce sujet une vision dont je ne me rappelle que ce qui suit. Jésus a converti dans l'île de Chypre cinq cent soixante-dix personnes, Juifs et païens. Ils l'ont suivi en Palestine, les uns tout de suite, les autres plus tard. J'ai vu que la pécheresse Mercuria, avec ses enfants, ne tarda pas à suivre Jésus et qu'elle emporta beaucoup d'argent avec elle. Je l'ai vue près des saintes femmes : lorsque les premières colonies de chrétiens s'établirent autour d'Ophel et jusque dans les environs de Béthanie, sous la direction des diacres, elle contribua largement à la construction des maisons et à l'entretien des fidèles. Je vis aussi que lors du soulèvement contre les chrétiens qui eut lieu avant la conversion de Saul, Mercuria fut mise à mort. Ce fut au moment où Saul partit pour Damas.
Après le départ de Jésus, beaucoup de païens et de Juifs quittèrent Chypre, emportant avec eux des sommes considérables : d'autres encore émigrèrent successivement en Palestine après avoir aliéné leurs propriétés. Les membres de leurs familles qui ne partageaient pas leurs sentiments, se prétendirent lésés et élevèrent de vives réclamations.
On décria Jésus comme un imposteur ; Juifs et païens firent cause commune : on n'osa plus parler de lui. On emprisonna beaucoup de personnes qu'on flagella. Les prêtres des idoles persécutèrent ceux de leur religion et les forcèrent à sacrifier. Le gouverneur qui s'était entretenu avec Jésus fut rappelé à Rome et remplacé : il vint même des soldats romains qui occupèrent tous les ports et ne permirent plus à personne de s'embarquer. Lorsque Jésus eut été crucifié, son souvenir s'effaça complètement ; on parla de lui comme d'un rebelle et d'un traître, et ceux qui avaient conservé quelque foi, furent ébranlés et rougirent de lui. Douze ans après, Paul et Barnabé ne trouvèrent plus aucune trace de son passage : ils ne firent pas un long séjour ici ; toutefois ils emmenèrent quelques personnes avec eux.
9 mai. -- Ce matin, je vis Jésus avec les disciples visiter les mineurs et enseigner devant quelques-unes de leurs habitations. Il y avait là des fosses qui appartenaient aux païens, d'autres étaient affermées par des Juifs. Ces ouvriers étaient maigres, pâles et paraissaient maladifs ; ils étaient à peu près nus : seulement, plusieurs parties de leur corps étaient protégées par de grands morceaux de cuir brun dont ils se couvraient, comme les tortues de leur carapace. Jésus enseigna sur l'orfèvre qui purifie l'airain dans le feu. Les païens et les Juifs ne travaillaient pas ensemble, et ils se placèrent pour l'écouter, les uns d'un côté du chemin, les autres du côté opposé. Il y avait là quelques possédés ou obsédés qu'on faisait travailler, attachés à des cordes : ils commencèrent à s'agiter et à pousser des cris à l'approche de Jésus. Ils le proclamèrent à haute voix et demandèrent ce qu'il venait faire ici parmi eux ! Mais Jésus leur commanda de se taire, et ils se tinrent tranquilles. Il vint aussi à Jésus des mineurs juifs pour se plaindre que les païens, en travaillant sous le chemin, avaient dépassé les limites qui les séparaient et leur avaient fait tort : ils prièrent Jésus de décider la contestation. Alors Jésus fit creuser sur le terrain des Juifs, tout près de la limite convenue, et on trouva au-dessous des galeries païennes. Il y avait là des gîtes de métal blanc qui était, je crois, du zinc ou de l'argent : c'était ce qui les avait alléchés. Alors Jésus enseigna sur le scandale, le bien mal acquis, le devoir de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qui vous fût fait, etc. Le tort des païens était évident : il y avait assez de témoins pour l'attester, mais comme leurs magistrats n'étaient pas présents, il n'y eut rien de fait, et les païens se retirèrent en murmurant. La grande route sur laquelle Jésus s'était entretenu avec les Arabes passe devant Chytrus à l'ouest de cette ville. Jésus l'avait longtemps suivie, puis, tournant au nord, il était venu ici. Aujourd'hui, dans l'après-midi, il fit encore trois quarts de lieue à travers des jardins et des maisons isolées pour aller à Chytrus, qui est un endroit très animé, parce qu'on y fait divers travaux métallurgiques et qu'on s'y livre sur une grande échelle à l'éducation des abeilles.
Il y habite beaucoup de Juifs et de païens qui sont dans des rapports plus intimes que je ne les ai vus ailleurs, quoiqu'ils demeurent dans des rues séparées. Les païens ont plusieurs temples, et les Juifs deux synagogues. Il y a eu entre eux beaucoup de mariages mixtes, mais toujours à la condition que la partie païenne embrasserait le judaïsme.
Les anciens des Juifs et leurs rabbins vinrent devant la ville à la rencontre de Jésus, et aussi deux des philosophes de Salamine qui, touchés par son enseignement, étaient venus ici pour l'entendre encore. On reçut Jésus comme à l'ordinaire, c'est-à-dire qu'on lui lava les pieds et qu'on lui offrit une réfection dans une maison où se fait d'habitude la réception des étrangers, puis on le pria de guérir plusieurs malades qui l'attendaient avec impatience. On le conduisit dans la rue des Juifs : il guérit une vingtaine de malades qui étaient couchés devant les maisons sur le chemin où il devait passer. Il y avait là des boiteux appuyés sur des béquilles à trois pieds qui ressemblaient à des escabeaux. Les malades guéris, leurs proches acclamèrent Jésus et lui adressèrent quelques formules de louanges, tirées des psaumes pour la plupart : mais les disciples les engagèrent à se taire.
Jésus se rendit alors à la maison du chef de la synagogue où s'étaient réunis beaucoup de savants, dont plusieurs étaient de la secte des Réchabites. Ceux-ci étaient habillés un peu différemment des autres Juifs, s'en distinguaient aussi par certaines observances plus sévères et par quelques opinions qui leur étaient propres, mais ils s'étaient déjà beaucoup relâchés sur tout cela. Cette secte avait ici toute une rue qui lui était affectée. Ils s'occupent beaucoup de l'exploitation des mines et sont de la même race que ceux d'Éphron, ville du royaume de Basan, qui a aussi des mines dans son voisinage. Jésus fut invité par le chef de la synagogue à un repas qu'il avait fait préparer pour lui après le sabbat. Mais Jésus ayant promis d'aller chez le père de Barnabé, invita tous les assistants à s'y rendre avec lui, et pria le chef de la synagogue de donner le repas qu'il lui destinait aux pauvres ouvriers et aux pauvres ouvriers et aux gens des mines.
La synagogue était pleine de monde : beaucoup de païens se tenaient à l'extérieur sur les terrasses pour écouter. Jésus commenta des passages du Lévitique relatifs au sacrifice devant le tabernacle et des textes de Jérémie sur la promesse. (Lv 17 Jr 23,6-28.) Il parla du sacrifice de l'hostie morte et du sacrifice de l'hostie vivante, et ils demandèrent quelle en était la différence. Il enseigna en outre sur les huit béatitudes.
Il y avait dans la synagogue un vieux rabbin fort pieux qui était hydropique depuis longtemps et qui s'était fait porter à sa place comme de coutume. Or, pendant que les savants discutaient sur divers points avec Jésus, il s'écria d'une voix forte : " Taisez-vous, laissez-moi parler ". Quand ils se furent tus, il s'écria : " Seigneur, vous avez été miséricordieux envers d'autres, secourez-moi aussi et dites-moi de venir à vous ! ". Jésus lui dit : " si vous croyez ! Levez-vous et venez à moi " ! Aussitôt le malade se leva en criant : " Seigneur, je crois ! " Il était parfaitement guéri ; il monta les degrés qui le séparaient de Jésus et lui rendit grâces. Alors ce fut une joie et des acclamations universelles. Mais Jésus et les autres sortirent pour se rendre chez Barnabé. Alors le majordome convoqua les pauvres et les ouvriers à prendre le repas que Jésus leur avait abandonné.
Le père de Barnabé habite devant la partie occidentale de la ville une des maisons qui se trouvent là disséminées, car il y a tout autour de Chytrus de ces habitations qui forment comme des villages entiers. La maison a une belle apparence : il y a sur l'un des côtés des terrasses dont les murs sont de couleur brune comme s'ils étaient peints à l'huile ou enduits de résine : peut-être aussi est-ce une couleur naturelle. Ces terrasses sont plantées et couvertes de verdure. En outre, la maison est entourée d'une colonnade ou d'une galerie ouverte bordée de beaux arbres. A l'entour sont des vignes et un emplacement où sont rangées de grandes pièces de bois de construction : il y a là des poutres d'une grosseur extraordinaire et des pièces de bois de toute forme. Tout est si bien rangé dans cet atelier qu'on peut y circuler facilement. Je crois que tout cela est destiné à la construction des navires. On se sert de longs chariots, pas plus larges que les pièces de bois et portés, je crois, sur de grosses roues en fer. Ils sont traînés par des boeufs qu'on attelle à une assez grande distance les uns des autres. On voit, assez près d'ici, un très beau bois de haute futaie.
Le père de Barnabé est veuf : sa soeur occupe avec quelques servantes une maison voisine ; elle prend soin du ménage et prépare le repas Les compagnons païens de Jésus et les philosophes de Salamine n'étaient point à table avec lui, parce que c'était un repas du sabbat, mais ils se promenèrent en long et en large dans la galerie ouverte ; on leur apportait là à manger, et ils se tenaient debout entre les colonnes pour écouter l'instruction de Jésus. Outre les galettes, le miel et les fruits, le repas consistait surtout en oiseaux et en grands poissons plats. Il y avait aussi des plats de viande tels que je n'en avais pas encore vos : les mets qui y figuraient étaient comme roulés en spirales et garnis d'herbes de toute espèce. Jésus parla encore du sacrifice et de la promesse et cita beaucoup de passages des prophètes.
Pendant le repas, il vint plusieurs troupes de pauvres enfants de cinq à six ans, à demi vêtus : ils portaient des corbeilles, grossièrement tressées, pleines de toute espèce d'herbes bonnes à manger qu'ils avaient cueillies dans les environs. et il les offraient aux convives en échange d'un morceau de pain ou de quelque autre aliment : ils se tenaient de préférence du côté où étaient Jésus et les siens ; le Seigneur se leva, vida leurs corbeilles qu'il remplit de mets et les bénit. C'était gracieux et touchant à voir, et rien ne me plut autant dans tout le repas. Quand j'étais enfant, je lui portais aussi toujours les plus belles fleurs et les plus belles plantes de la prairie de mon père, et maintenant je ne puis rien ramasser pour lui que mes péchés, et souvent j'en perds la moitié en chemin. Ces repas du sabbat sont toujours accompagnés de certaines prières et de certaines cérémonies. Le Seigneur et les siens passèrent la nuit ici, les étrangers logèrent dans la ville.
10 mai. -- Je vis Jésus pendant toute la matinée derrière la maison de Barnabé, dans un endroit où il y a un joli tertre avec une chaire à prêcher. On y va de la maison par de magnifiques berceaux de vigne : il y donna l'enseignement à beaucoup de personnes. Il vint d'abord une quantité de mineurs et d'ouvriers, puis une troupe de païens, et enfin une nombreuse troupe de Juifs qui étaient unis par des mariages à des familles païennes. Beaucoup de païens malades avaient fait prier Jésus de les assister et de leur permettre de l'entendre. C'étaient la plupart des ouvriers malades et estropiés : ils étaient couchés sur leurs grabats dans le voisinage de la chaire. Jésus enseigna les ouvriers sur l'oraison dominicale et sur la purification des métaux par le feu : il parla aux païens des branches gourmandes des arbres et de la vigne qui doivent être retranchées, du Dieu unique et des enfants de Dieu, du fils de la maison et du serviteur, de la vocation des païens, etc.
Il parla ensuite des mariages mixtes, dit qu'on ne devait pas les favoriser, qu'on pouvait toutefois les tolérer par charité, lorsqu'il y avait lieu d'en espérer une conversion ou un amendement, mais non pour satisfaire la passion charnelle. On ne devait les permettre que lorsque les deux parties avaient de saintes intentions. Toutefois il parla beaucoup plus contre que pour, et appela heureux ceux qui produisaient des rejetons purs dans la maison du Seigneur : il parla de la lourde responsabilité qu'encourait la partie juive, de l'éducation des enfants, de la piété, du temps de la grâce dont il fallait profiter, de la pénitence et du baptême.
Après cela, Jésus guérit les malades et prit son repas chez Barnabé. Ils allèrent ensuite avec lui de l'autre côté de la ville où il y a sur un espace très étendu d'innombrables ruches d'abeilles entre de grands jardins plantés de fleurs. On trouve aussi dans le voisinage une source et un petit lac. Jésus enseigna et raconta : après quoi il revint de la ville à la synagogue, où eut lieu la fin de l'instruction sur le sacrifice et sur la promesse.
Il se trouvait là quelques Juifs en voyage : c'étaient des gens instruits, qui posèrent à Jésus toute espèce de questions subtiles dont il leur donna la solution. Cela ne se fit pas sans quelque malveillance. Il s'agissait des mariages mixtes, de Moïse qui fit passer au fit de l'épée un grand nombre d'Israélites, d'Aaron qui avait laissé faire le veau d'or, de sa punition, etc.
Jésus mangea et passa la nuit chez les docteurs.
11 mai. -- Il doit y avoir eu aujourd'hui une fête ou un jour de jeûne chez les Juifs. Le matin, il y eut prière et instruction dans la synagogue ; après quoi Jésus, avec tous ses disciples et les jeunes gens païens, sortit par le côté septentrional de la ville : des docteurs juifs et quelques-uns des Réchabites se joignirent à eux ; il y avait bien en tout une centaine de personnes. Ils allèrent à une lieue, à un endroit où l'on se livrait en grand à l'éducation des abeilles. On y voyait de longues rangées de ruches blanches de la hauteur d'un homme, faites, je crois, avec des joncs ou de l'écorce d'arbre tressée, et qui s'étendaient au loin, tournées vers le soleil levant. Elles avaient plusieurs ouvertures et étaient posées les unes sur les autres. Chaque groupe de ruches avait devant soi un champ couvert de fleurs, où la mélisse notamment se trouvait en grande quantité. Il y avait des clôtures partout, et l'ensemble faisait l'effet d'une ville. Le quartier païen était facile à reconnaître, parce qu'on y voyait souvent dans des niches des figures semblables à des enfants emmaillotés, avec des queues de poissons qui se relevaient par derrière : elles avaient, en guise de bras, de petites pattes fort courtes et leurs visages n'étaient pas tout à fait des visages humains.
Le bourg lui-même se composait de petites maisons appartenant à des propriétaires d'abeilles qui avaient là leur mobilier. L'hôtellerie était un grand édifice avec plusieurs bâtiments latéraux : autour des cours se croisaient des hangars et des salles ouvertes où l'on voyait beaucoup de tréteaux et de longues nattes. Il y avait dans cette maison un majordome qui fournissait à ceux qui avaient affaire ici tout ce dont ils avaient besoin ; cet homme est un païen. Les Juifs ont aussi des salles particulières et des oratoires. Je crois qu'on prépare la cire et le miel dans cette maison et dans les grands hangars qui en dépendent : c'est comme un établissement à l'usage de tous ceux qui recueillent le produit des ruches.
J'ai encore vu ici beaucoup de ces arbustes qui ont de si jolies fleurs jaunes. Les feuilles sont plutôt jaunes que vertes, et les fleurs tombent en si grande quantité sur le sol qu'elles y forment comme un tapis moelleux. De grandes nattes sont étendues sous les arbres. J'ai vu exprimer le suc des fleurs pour en faire une teinture. Les arbustes, quand ils sont jeunes, sont élevés dans des pots, ensuite on les plante souvent dans des trous de rocher où l'on met de la terre. Il y en a aussi en Judée. J'ai vu encore ici du lin d'une grande espèce dont on tire de longs fils.
Non loin de là, à une demi-lieue environ au nord de Chytrus, une source abondante sort du rocher, formant un ruisseau qui traverse la ville, et va ensuite arroser la contrée d'où Jésus venait. Souvent il coule à ciel ouvert, quelquefois il passe sous des constructions Je crois qu'il porte aussi son eau aux aqueducs de Salamine. Il forme, à sa naissance, un petit lac de forme régulière. On baptisera près de cette source : je crois qu'il en a été question dans les conversations que j'ai entendues.
Il y a ici une énorme quantité de belles fleurs sauvages.
Des orangers bordent le chemin ; on rencontre aussi beaucoup de figuiers et de ceps de vigne dont les beaux raisins sont connus sous le nom de raisin de Corinthe.
Le principal motif de Jésus, en venant ici, avait été de pouvoir enseigner les Juifs et les païens en toute liberté, sans être dérangé par l'affluence tumultueuse de la foule. C'est ce qu'il fit tout le reste de la journée dans les jardins et sous les arbres du voisinage. Les auditeurs étaient assis ou étendus par terre : il enseigna sur l'oraison dominicale et sur les huit béatitudes. Je crois qu'il traita de la huitième. Il fit aussi aux païens une instruction particulière sur les abominations de l'idolâtrie, sur son origine, sur la vocation d'Abraham qui en fut la suite, et sur ha conduite du peuple d'Israël. Il parla très clairement et très fortement. Il y avait bien là une centaine de personnes. Ils prirent quelque nourriture dans la maison, mais séparément : on ne mangea que du pain, du fromage de chèvre, du miel et des fruits. Le maître de la maison était un païen, mais très humble et très discret. Le soir, les Juifs se réunirent à part : Jésus les enseigna, et ils prièrent. Tous passèrent la nuit là.
Chytrus est une ville plus vivante encore que Salamine, où toute l'industrie et le commerce sont concentres dans le port et dans deux ou trois rues. Il règne ici une grande activité. Du côté par lequel était sorti Jésus, il y a une grande rue marchande où l'on vend des bestiaux et des volailles : au centre de la ville, on trouve un beau marché formant terrasse et entouré de hautes arcades sous lesquelles sont étalées des étoffes et des couvertures de toutes couleurs. De l'autre côté de la ville, il n'y a guère que des ouvriers en métaux et des fondeurs : c'est un tel bruit de marteaux qu'on ne s'entend pas parler : cependant la plus grande partie des ateliers est devant la ville. Ils fabriquent des ustensiles de toute espèce, spécialement de grands vases de peu d'épaisseur, qui ressemblent à des marmites : ils sont de forme à peu près ovale, avec un petit couvercle et deux anses à la partie supérieure. On leur donne d'abord une première forme, puis on les met dans de grands fourneaux où l'on souffle avec de longs chalumeaux : ils sont jaunes au dehors, blancs à l'intérieur On les remplit de fruits, de miel ou de sirop, et on les envoie par eau sur des radeaux : on les porte aussi à l'aide de bâtons passés dans les anses. On y met des fruits de toute espèce qu'on expédie ainsi par mer sans les endommager.
12 mai. -- Aujourd'hui Jésus prêcha encore au village des abeilles voisin de Chytrus, devant un auditoire qui, à la fin, était d'environ deux cents personnes. Il fit aux païens une vive peinture de leurs erreurs ; il leur fit voir combien leurs dieux étaient méprisables, puisque, pour pouvoir les supporter, ils étaient obligés d'avoir recours à mille explications qui les réduisaient à rien, et il les exhorta à renoncer à leurs subtilités et à leurs rêveries sans fin pour s'attacher aux vérités révélées par lui. Là-dessus quelques païens, qui étaient venus avec des bâtons à la main comme des savants en voyage, se scandalisèrent et se retirèrent en murmurant. Jésus dit qu'il fallait les laisser partir, que cela valait mieux pour eux que de rester à l'écouter et de se faire de nouveaux dieux de ce qu'ils auraient entendu. Il annonça aussi dans un langage prophétique la dévastation future de ce beau pays, de ses villes et de ses temples, et le jugement qui devait frapper toutes ces contrées. Il dit que quand l'abomination serait arrivée à son comble, le paganisme serait aboli : il parla aussi beaucoup du châtiment des Juifs et de la destruction de Jérusalem. Les païens prirent tout cela mieux que les Juifs, lesquels ne cessaient de faire des objections fondées sur les promesses faites à leurs pères. Jésus parcourut avec eux tous les prophètes, expliqua tous les passages relatifs au Messie, et leur dit que le temps était venu où il allait paraître au milieu des Juifs ; il ajouta que ceux-ci ne le reconnaîtraient pas ; qu'ils l'insulteraient, le tourneraient en dérision, et qu'enfin, lorsqu'il leur dirait qui il était, ils se saisiraient de lui et le mettraient à mort. Plusieurs se refusèrent à admettre tout cela, et il leur rappela ce que les Juifs avaient fait souffrir à tous leurs prophètes : ils devaient traiter le Messie lui-même comme ils avaient traité les serviteurs chargés de l'annoncer.
Les Réchabites lui parlèrent beaucoup de Malachie, qu'ils avaient en grande estime ; ils dirent qu'ils le regardaient comme un ange du Seigneur, qu'il était venu, tout enfant, chez des gens pieux, qu'ensuite il avait souvent disparu, et qu'on n'avait pas la certitude qu'il fût mort. Ils parlèrent aussi beaucoup de ses prophéties touchant le Messie et le nouveau sacrifice qu'il devait instituer ; Jésus dit qu'elles s'appliquaient au moment présent, car le temps était proche.
Dans l'après-midi, il y eut une collation après laquelle Jésus, accompagné des siens et d'un grand nombre de gens dont la plupart le quittèrent successivement pour retourner chez eux, traversa la région des montagnes sans cesser d'enseigner ceux qui cheminaient avec lui : puis il reprit le chemin des mines qu'il avait suivi précédemment pour venir à Chytrus. Il passa là près d'un village devant lequel il avait aussi passé la première fois : ensuite, ils se dirigèrent un peu au nord et arrivèrent à la demeure de Barnabé. Ils avaient fait quelques lieues de chemin. (Elle donne plusieurs autres détails sur le pays, mais dans son patois bas-allemand, et en termes trop peu précis pour qu'on puisse les reproduire.) Lorsqu'ils arrivèrent, la suite de Jésus s'était fort réduite, car la plus grande partie de son escorte, composée de jeunes gens appartenant à la communauté juive, l'avait quitté pour aller s'embarquer, afin d'être à Jérusalem pour la fête de la Pentecôte.
Trente ou quarante femmes et filles païennes, parmi lesquelles une dizaine de jeunes Juives, s'étaient réunies ici, formant divers groupes devant leurs jardins et leurs habitations, pour rendre leurs hommages à Jésus. Elles jouaient de la flûte, chantaient des cantiques de louange ; portaient des guirlandes de fleurs, et jetaient ça et là des branches d'arbres sur le chemin. Souvent aussi elles étendaient des nattes sur le passage de Jésus, s'inclinaient devant lui et lui offraient des présents rustiques de toute espèce, des couronnes de fleurs, des aromates, et de petits flacons contenant des parfums. Jésus les remercia et s'entretint avec elles. Elles le suivirent jusqu'à la maison de Barnabé et déposèrent leurs dons dans la salle où elles avaient tout orné de fleurs et de guirlandes. Ce fut une réception comme celle du dimanche des Rameaux, seulement plus paisible et plus champêtre. Après cela, elles se retirèrent : le soir était venu.
Je fus frappé du costume des païens. Les jeunes filles portaient de singuliers bonnets, comme ceux que, dans mon enfance, je tressais avec des joncs et qu'on appelait des cages à coucous. Quelques-unes portaient de ces bonnets sans aucun ornement, d'autres avaient tressé tout autour des guirlandes, où étaient suspendus par des fils des colifichets de toute espèce qui tombaient jusque sur le front ; tous étaient bordés par en bas d'une guirlande de fleurs de laine et de plumes. Elles avaient par là-dessous un voile ouvert par devant ou relevé contre le bonnet qui retombait par derrière sur les épaules. Elles portaient un corsage très serré à la ceinture et avaient autour du cou des fils et des bijoux de toute espèce. Au-dessous de la ceinture, elles étaient très amplement vêtues, car elles portaient plusieurs robes d'étoffes légères superposées, dont la longueur allait toujours en augmentant : celle de dessous était très longue. Leurs bras n'étaient pas entièrement recouverts ; souvent elles les mettaient à nu en les remuant : ce n'était pas des manches qu'elles avaient, mais de longs morceaux d'étoffe attachés au bras par des guirlandes. Les étoffes étaient de différentes couleurs ; il y en avait de jaunes, de rouges, de blanches, de bleues ; d'autres étaient rayées ou à fleurs. Leurs longs cheveux pendaient sur leurs épaules, rattachés à leur extrémité par un cordon garni de houppes qui les maintenait et les empêchait de flotter ça et là. Leurs pieds nus étaient chaussés de sandales relevées en pointe et attachées avec des lacets. Les femmes mariées portaient une autre coiffure moins haute, avec une espèce de visière s'avançant sur le front et quelquefois descendant en pointe jusqu'au nez et se relevant par derrière les oreilles qui étaient ornées de pendants en perles. Cette coiffure était à jour, entrelacée de tresses de cheveux, de perles et d'ornements de tout genre. Elles portaient d'amples manteaux qui traînaient par derrière. Elles avaient avec elles des enfants sans autre vêtement qu'une bande d'étoffe, laquelle partant d'une épaule, se croisait sur la poitrine et couvrait le milieu du corps. Il y avait déjà trois heures que ces femmes attendaient Jésus.
On avait préparé une espèce de repas chez Barnabé ; toutefois on ne se mit pas à table ; mais on présenta à chacun un peu de nourriture sur une planchette, comme on avait fait en mer sur le navire. Plusieurs vieillards s'étaient réunis là, parmi lesquels le vieux savant que Jésus avait guéri à la synagogue. Le père de Barnabé est un vieillard robuste avec une large carrure : on voit bien qu'il travaille le bois. Tous les hommes de cette époque sont beaucoup plus robustes que les gens d'à présent.
13 mai. -- Aujourd'hui Jésus enseigna sur une chaire, près d'une fontaine, et il prépara au baptême : c'étaient les disciples qui baptisaient On baptisa à la même fontaine, d'abord les Juifs, ensuite les païens. La source se trouve devant ce faubourg où travaillent tant de forgerons : on la laisse à gauche quand on va au village des Ruches. On trouve là plusieurs édifices, un jardin où les Juifs prennent leurs bains, d'autres lieux de plaisance, et aussi une chaire en plein air placée sous des arbres.
La fontaine donne plusieurs filets d'eau : l'un d'eux contribue à alimenter l'aqueduc de Salamine. Les bains des païens sont d'un autre côté. Cette eau coule aussi près des ateliers des forgerons ; la source, à peu de distance de l'endroit où elle jaillit, forme un petit étang d'où sort un ruisseau. Il y a encore une prise d'eau qui coule au nord, dans la direction que suivait Jésus, tantôt dans des canaux souterrains, tantôt dans des conduits peu élevés revêtus de maçonnerie. La fontaine baptismale avait été disposée tout prés de la naissance de la source : on avait tout arrangé comme à Salamine.
Jésus enseigna séparément les Juifs et les païens. Je l'ai aussi entendu parler de la circoncision avec quelques docteurs : il disait qu'on ne devait pas l'imposer à ces païens, sauf le cas où ils la demanderaient d'eux-mêmes. D'un autre côté, on ne pouvait pas exiger des Juifs qu'ils admissent les païens dans la synagogue : il fallait éviter le scandale et remercier Dieu de ce qu'ils renonçaient au culte des idoles et vivaient dans l'attente du salut. On devait imposer d'autres sacrifices, la circoncision du coeur et le retranchement de tous les mauvais désirs : il voulait régler séparément pour eux l'enseignement et la prière.
14 mai. Vers trois heures après midi mes maux d'yeux me causèrent des douleurs intolérables t et que je ne savais comment soulager, car c'était comme si on m'eût frappé l'oeil à coups de marteau ; je me mis alors à prier, ce qui me procura quelque allégement, et je vis ce qui suit étant tout à fait éveillée.
Note : Anne Catherine avait pris sur elle les maux d'yeux d'un cardinal malade, et elle en souffrait si horriblement que souvent elle en perdait presque connaissance et ne pouvait plus voir ni parler. Les détails à ce sujet seront donnés dans sa grande biographie. (Note de l'éditeur.)
Autour de la fontaine baptismale, établie au nord de Chytrus, se tenaient des hommes qui la recouvraient respectueusement. Plusieurs autres, qui avaient entendu Jésus ou qui avaient reçu le baptême, allaient de côté et d'autre, et semblaient se disposer à partir. Ils s'étaient seulement arrêtés pour quelques moments autour de quelques Juifs en voyage qui venaient d'arriver, la robe relevée et un bâton à la main, et qui leur adressaient des questions. Je vis quelques-uns des assistants indiquer du doigt le côté du nord, puis je les entendis dire : Le prophète a enseigné ici depuis le point du jour jusqu'à midi, et ses disciples ont baptisé : ensuite, après avoir pris un peu de nourriture, il s'est dirigé de ce côté avec eux et environ sept philosophes baptisés de Salamine (la Soeur montre du doigt le nord-ouest) ; deux heures plus tôt vous l'auriez encore trouvé ici. Il est allé là, vers le grand village de Mallep. (Elle hésita sur le nom et dit successivement Mallep, Mallépo, Lapeto.) Ah ! C’est bien le Messie promis lui-même, ou au moins un prophète, son précurseur ! Jamais personne n'a parlé avec tant de sagesse, ni donné de tels enseignements. Les interrogateurs dirent alors : " comment n'avez-vous pas pu le retenir ? Quel dommage que nous arrivions si tard " ! Les autres leur racontèrent encore différentes choses touchant Jésus, et les voyageurs rapportèrent ce qu'ils avaient entendu dire dans un endroit d'où ils venaient. On parle beaucoup de grands troubles et d'un soulèvement à Jérusalem. Pilate y est de retour. On s'entretient aussi beaucoup des Galiléens qui ont été massacrés. De plus, Hérode est en guerre avec son beau-père Arétas : il a employé un horrible stratagème. Il était enfermé dans Machérunte avec son armée : comme les ennemis s'approchaient, il les a amenés par la ruse à une conférence pacifique ; mais à peine étaient-ils arrivés à l'endroit désigné pour cela que le sol s'est éboulé ; le feu en a jailli, et des arbres enflammés sont tombés sur eux ".
Ce récit excita l'indignation de tous les auditeurs, et je me souviens des travaux que j'avais vu faire autour de Machérunte, lorsque la tête de Jean fut emportée par les femmes d'Hébron.
Pendant cette courte vision je vis Jésus et sa suite, à une lieue de là, s'avancer a peu près comme une procession de pèlerins, puis je perdis de vue cette scène, et mes douleurs redoublèrent de violence.
Le grand village de Mallep (c'est ainsi qu'elle le nomma d'abord et on peut lui laisser ici ce nom), est le lieu le plus charmant qu'on puisse imaginer ; le pays est couvert de la plus belle verdure et sa fertilité dépasse toute description. Je ne puis dire à quel point tout ici est magnifique et bien tenu. Tous les habitants sont Juifs ; c'est une colonie fondée par des Juifs, et je crois que c'est la dernière qu'il y ait ici dans la contrée. Plus tard, à l'époque chrétienne, après la destruction du village, il s'y éleva un beau monastère '.
Cet endroit est situé sur une hauteur au penchant de la montagne : il y a de tous côtés des vues admirables ; on voit même la mer à l'horizon. Cinq rues aboutissent au centre du bourg ; on a creusé là dans un fond de rocher un beau réservoir où un conduit amène l'eau de la source qui est près de Chytrus. Cette citerne est placée à une grande hauteur, car on y fait monter l'eau qui pourtant vient d'un point élevé : il y a tout autour de beaux sièges et des arbres touffus. On a de là une vue magnifique sur le village et sur la fertile contrée qui l'entoure. Le village est entouré d'un double rempart, l'un intérieur qui est plus bas, l'autre extérieur qui est plus élevé : une grande partie de tout cela est taillée dans le roc. En dehors de ce rempart règnent tout à l'entour de beaux fossés semblables à de petites vallées, dont le fond est tapissé d'un frais gazon émaillé de fleurs admirables et qui s'étendent entre deux rangées de magnifiques arbres fruitiers, sous lesquels l'herbe est jonchée de gros fruits jaunes. Une rosée abondante y entretient une verdure toujours fraîche. Tout le monde ici est encore occupé à la moisson. Les habitants font sécher beaucoup de fruits qu'ils envoient au loin ; ils fabriquent aussi des tapis, des couvertures et d'autres objets du même genre ; ainsi que des nattes en grande quantité et des boîtes légères et peu profondes d'écorce tressée où ils font sécher les fruits.
Lorsque Jésus arriva ici, les docteurs de la synagogue vinrent à sa rencontre jusque devant la porte avec les enfants des écoles et un peuple nombreux. Ils étaient parés comme pour une fête, avaient près d'eux des enfants qui jouaient de la flûte, chantaient des cantiques et portaient à la main des branches de palmier. Les petites filles précédaient les garçons. Jésus remercia et passa au milieu des enfants en les bénissant. L'habitation des maîtres n'est pas éloignée de l'entrée du bourg. Ils conduisirent dans une salle Jésus et ses compagnons qui étaient une trentaine, leur lavèrent les pieds et leur présentèrent une réfection.
Note : Plusieurs années après cette communication, le Pèlerin lisant le voyage de Mariti dans l'île de Chypre, y trouva mentionné un grand couvent en ruines du nom de Lapasis ou Belapais ; il est dans une belle situation, à l'est de Cerinès, possède une fontaine excellente et d'autres détails encore peuvent y faire reconnaître le couvent en question. Pococke le cite sous le nom de Telabais et le place dans sa carte à l'est de Cerinès.
Pendant ce temps une vingtaine de malades, perclus et hydropiques, avaient été amenés dans la rue devant la maison : Jésus sortit, les guérit, et leur ordonna de le suivre jusqu'au puits qui était au milieu de la ville. Ils se levèrent pleins de santé à la grande joie de leurs proches, et l'accompagnèrent jusqu'au puits où Jésus leur fit, ainsi qu'au peuple assemblé, une instruction sur le pain quotidien et sur la reconnaissance envers Dieu.
Il alla ensuite à la synagogue et prit pour texte ces paroles du Pater : " Que votre règne arrive ! " ; il parla du royaume de Dieu en nous, dit qu'il était proche, et que c'était le moment de s'en emparer, que c'était un royaume spirituel et non terrestre, et que ceux qui le repousseraient auraient à s'en repentir. Les païens qui l'avaient suivi se tenaient dehors, à part du reste de l'auditoire : en général, ici ils étaient moins mêlés aux Juifs que dans les villes païennes.
Jésus assista ensuite à un repas chez les docteurs, après quoi ils le conduisirent à un logement qu'ils avaient fait préparer pour lui et pour sa suite. Il y avait là un surveillant chargé de pourvoir à tout. Jésus passa la nuit avec ses compagnons dans une grande salle, où cependant il eut sa place séparée ; une chambre particulière fut affectée aux sept païens qui avaient reçu le baptême. Lorsque les disciples furent endormis, Jésus sortit encore pour aller prier en plein air.
J'ai vu de nouveau Mercuria, la prêtresse de Dercéto. Après la mort de Jésus, elle fut baptisée à Jérusalem et reçut le nom de Famula. Elle est prêtresse dans le temple, et sa grande beauté fait qu'on l'appelle la déesse des hommes. Elle est de race sacerdotale, d'une famille dont descendait la mère de sainte Catherine, laquelle a habité plus tard la même maison. Elle a été forcée d'aller encore une fois au temple, mais elle n'a pris aucune part au culte honteux qui s'y pratique. Ces abominations ont lieu dans l'obscurité d'un appartement secret. Les enfants des prêtresses sont considérés comme saints, et on les élève dans les dépendances du temple ; on leur apprend à broder, à orner le temple, à chanter et à danser dans les cérémonies ; on en fait généralement des prêtres et des prêtresses, et cette même vie d'ignominies devient leur partage ; quelquefois ils se marient dans la ville. Mercuria a dans le temple des enfants de cette espèce. Elle a chez elle deux filles dont son mari est le père, et un garçon né d'un commerce adultère. Ses filles la suivirent lorsqu'elle s'enfuit ; elle ne put pas emmener le garçon. Son mari est un homme singulier, je ne sais pas ce que je dois en penser ; il vit dans le bien-être et semble assez borné ; il se fait servir, mange, boit et se divertit ; il est souvent ivre. Il s'inquiète peu de ce que fait sa femme. Mercuria se farde, elle se teint les paupières en noir ; sa bouche et ses joues vermeilles sont bordées de teintes d'un jaune rougeâtre qui se fondent délicatement les unes dans les autres ; elle ressemble à une peinture. Quand elle va au temple ou à une fête, elle se teint en rouge les ongles et la paume des mains. Dans le temple elle porte un long manteau blanc d'étoffe transparente par dessus une robe jaune à fleurs garnie d'une riche bordure. Les filles et les femmes païennes se fardent toutes pour les fêtes. Elles se servent pour cela d'un cosmétique qui se fait avec une plante du pays.
15 mai. -- Hier on a parlé de Samuel ; je crois que c'était un jour où l'on faisait commémoration de sa mort ; le soir on commença à célébrer la fête de la nouvelle lune, probablement parce que le sabbat tombait ce jour-là même. On a beaucoup orné les maisons et les synagogues ; Je ne sais pas si c'est à cause de la nouvelle lune ou parce qu'on se prépare à célébrer la Pentecôte.
Ce matin il y avait devant le logis de Jésus et sur son chemin jusqu'à la synagogue beaucoup de malades qu'il guérit. La synagogue d'ici est très belle, presqu'autant que celle de Jérusalem il s'y trouve deux chaires. Toute la population s'y était assemblée. Je n'ai vu travailler nulle part aujourd'hui. Il semble qu'on célébrait la clôture de la moisson.
Jésus enseigna pendant la plus grande partie de la matinée. Les autres docteurs et le peuple lurent et chantèrent aussi par intervalles. Je me souviens que Jésus parla du semeur, des différents terroirs, de l'ivraie, et aussi du grain de sénevé et du grand fruit qu'il donne. Il tira une de ses comparaisons d'un arbuste très utile qu'on cultive ici, et dont la graine très petite produit une tige grosse comme le bras et haute de cinq à six pieds. La semence ressemble assez à celle de la cuscute, mauvaise herbe qui infecte nos champs de lin : le fruit, gros comme un gland, est rouge et noir. On tire de ce fruit, en le pressant, une matière muqueuse semblable à de la colle forte. Les feuilles sont jaunes et rouges. On s'en sert, je crois, pour la teinture on les emploie à teindre en jaune, en rouge et en brun : on peut tout utiliser jusqu'à la tige. Les païens baptisés n'étaient pas à la synagogue ; ils étaient sur une terrasse extérieure d'où ils écoutaient.
A midi, Jésus et les disciples assistèrent à un repas chez les chefs de la synagogue. Trois enfants aveugles, de dix à douze ans, furent introduits par d'autres enfants ; ils jouèrent de la flûte et d'un autre instrument qu'ils tenaient devant la bouche et sur lequel ils faisaient aller leurs doigts. Ce n'était pas un fifre ; le son qu'il rendait était un bourdonnement rauque semblable à celui de la guimbarde. Ils chantèrent aussi très agréablement. Leurs yeux étaient ouverts ; ils semblaient avoir la cataracte. Jésus leur demanda s'ils désiraient voir la lumière et marcher avec piété et avec persévérance dans la bonne voie. Ils répondirent tout joyeux : " Oui, Seigneur, si vous voulez nous assister ? Seigneur, assistez-nous, nous ferons ce que vous commanderez ". Alors Jésus leur dit : " Déposez vos instruments ". Puis il les plaça devant lui, porta à sa bouche ses deux pouces qu'il promena successivement sur leurs yeux, depuis le coin de l'oeil jusqu'aux tempes, puis il éleva devant eux un plat plein de fruits qui était sur la table et leur dit : " voyez-vous ceci " ? Il les bénit et leur donna les fruits. Ils regardèrent autour d'eux, saisis d'étonnement et comme ivres de joie ; puis ils se prosternèrent aux pieds de Jésus en pleurant. Il y eut beaucoup d'émotion, de joie et de surprise dans toute l'assemblée.
Les enfants se précipitèrent hors de la salle avec leurs conducteurs, et coururent tout joyeux chez leurs parents. Il y eut un grand émoi dans toute la ville ; les enfants revinrent avec tous leurs proches et beaucoup d'autres personnes sous le porche de la salle, puis jouant de leurs instruments et chantant des airs joyeux, ils allèrent remercier Jésus. Alors Jésus fit encore une belle instruction sur la gratitude, et dit que l'action de grâces était une prière qui préparait de nouvelles grâces, tant était grande la bonté du Père céleste.
Après le repas, je vis Jésus avec les disciples et les philosophes païens se promener dans les beaux ravins couverts de verdure qui entourent la ville, instruisant, la plupart du temps, les païens et les nouveaux disciples. Les anciens disciples firent de leur côté des instructions à différents groupes. Le soir, Jésus enseigna de nouveau dans la synagogue. Dès que les disciples furent endormis, Jésus sortit de sa cellule pour prier.
16 mai. -- Le matin, Jésus et ses anciens disciples parcoururent la ville et visitèrent différentes maisons : il consola, distribua des aumônes, guérit et donna des avis. Il visita entre autres les parents des jeunes aveugles qu'il avait guéris. C'étaient des Juifs d'Arabie, originaires de la contrée où avait habité Jéthro, le beau-père de Moïse. Ils avaient un nom particulier. Ils voyageaient beaucoup et ils avaient été déjà baptisés à Capharnaüm où ils avaient entendu, à leur passage, le sermon de Jésus sur la montagne. Ces gens, composant deux familles d'une vingtaine de personnes, y compris les femmes et les enfants, étaient des commerçants et des fabricants qui faisaient comme font chez nous, les Italiens, les Tyroliens et les gens de la Forêt Noire, avec leurs horloges de bois, leurs souricières et leurs statuettes de plâtre, s'arrêtant tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, faisant leur petit commerce et exerçant diverses industries. A cette époque de l'année, ils il s'établissaient ordinairement ici pour deux mois, et ils occupaient en avant du quartier nord de la ville une hôtellerie où ils avaient tous leurs outils, notamment des métiers de tisserands. Ils emmenaient dans leurs tournées leurs enfants aveugles qui gagnaient quelque chose de côté et d'autre en chantant et en jouant de la flûte.
Jésus enseigna ces gens et leur donna des avis ; il reçut de nouveau leurs remerciements et ceux des enfants. Il leur dit que dorénavant ils ne devaient plus emmener ces enfants dans les courses qu'ils faisaient de côté et d'autre, mais les laisser ici pour qu'ils allassent à l'école, et il leur indiqua des personnes qui voulaient bien les recevoir et les instruire. Il avait dès la veille pris ses mesures à cet effet. Les parents lui promirent de faire ce qu'il demandait.
Jésus prit avec les siens un petit repas dans l'hôtellerie, après quoi il alla, avec les disciples et les sept philosophes, baptiser du côté de l'ouest dans une charmante vallée qui conduit à un village appelé Lanifa ' : il enseigna tout en marchant, suivant sa coutume.
Au couchant de Mallep s'étend une vallée qui s'élève en pente douce jusqu'aux montagnes où elle fait un coude vers le midi. De ce côté méridional arrive ici un ruisseau, large d'environ trois pieds, qui est une dérivation de la source de Chytrus : il vient à travers la montagne par un conduit souterrain, arrose le village de Lanifa et descend par la vallée à Mallep et dans les fossés qui entourent cette ville. Ce n'est pourtant pas son eau qui alimente le puits central si haut placé au milieu de Mallep, quoique la rue par laquelle Jésus était sorti fût la cinquième rue de l'endroit, celle que suit l'aqueduc qui amène l'eau à ce beau réservoir. On ne peut dire à quel point est charmante cette vallée fermée de tous côtés avec sa belle verdure et ses douces ondulations. Sur ses deux flancs sont disséminées jusqu'à Mallep les métairies dépendant du village de Lanifa, situé à l'extrémité de la vallée.
Note : Serait-ce le village de Casafani que Mariti mentionne comme voisin de Lapasis, et dont il vante la bonne eau ? (Note du Pèlerin)
On ne voit partout que de la verdure, des fleurs charmantes et des fruits magnifiques dont plusieurs espèces viennent ici sans culture. Jésus remonta la rive méridionale du ruisseau jusqu'à Lanifa, où il rencontra une troupe de jeunes gens qui allaient s'embarquer pour Jérusalem, où ils voulaient arriver pour la fête de la Pentecôte. Il les chargea de saluer Lazare, mais leur défendit de parler de lui à aucune autre personne. Jésus, continuant son chemin, passa le ruisseau et redescendit la vallée jusqu'à Mallep en suivant la rive septentrionale. Il trouva sur sa route un autre village qui a un nom singulier que j'ai oublié f. C'est une chose risible que dans ces visions je m'émerveille toujours des noms que j'entends, mais je me dis ensuite que les noms de nos villages de Westphalie sonneraient aussi étrangement aux oreilles de ces gens.
J'ai vu ce matin et encore maintenant que la moisson est terminée et que l'on met en tas des gerbes qu'on veut donner aux pauvres.
Pendant tout le chemin, Jésus enseigna aux philosophes païens, tantôt sans cesser de marcher, tantôt s'arrêtant à quelque endroit agréable. Il leur parla de la dépravation complète des hommes avant le déluge, de la préservation de Noé, de la corruption qui recommença après lui, de la séparation d'Abraham et de la manière dont Dieu dirigea la postérité de ce patriarche, jusqu'à l'époque où le consolateur promis pourrait en sortir. Les païens demandèrent quelques éclaircissements ; ils mirent en avant plusieurs noms fameux de dieux et d'anciens héros, et parlèrent des bienfaits dont on croyait leur être redevable. Jésus leur dit que tous les hommes recevaient en plus ou moins grande abondance des grâces naturelles à l'aide desquelles ils inventaient bien des choses avantageuses, bien conçues et profitables pour la vie présente, mais qu'il se mêlait à tout cela beaucoup de vices et d'abominations ; il leur fit voir l'abîme de maux où l'idolâtrie avait plongé les hommes ; la décadence de certains peuples qui en avait été la suite, et l'extravagance ridicule de leur théologie fabuleuse qui, grâce aux oracles diaboliques et aux prestiges magiques qui l'appuyaient, s'était introduite dans le monde comme étant la vérité.
Note : Le dimanche 18 mai, elle l'appela Leppé.
Ils firent mention d'un roi très ancien et très sage qui avait paru dans un pays de hautes montagnes situé au delà de l'Inde ; il s'appelait Djemchid, et avec un poignard d'or qu'il avait reçu de Dieu il avait partagé des terres, les avait peuplées et avait répandu partout la bénédiction : ils interrogèrent Jésus sur lui et sur différentes choses merveilleuses qu'on en racontait. Jésus leur dit que Djemchid avait été un homme doué de beaucoup de sagesse et d'intelligence naturelle et un habile conducteur de peuples, lequel, lors de la dispersion et de la séparation des hommes à l'époque de la tour de Babel, avait conduit une race de peuples et avait occupé avec eux des contrées où il avait fondé certains établissements ; qu'il y avait de ces conducteurs qui avaient fait plus mal que lui, car chez son peuple la vérité s'était moins obscurcie que chez beaucoup d'autres. Il leur fit voir aussi qu'on avait écrit à son sujet des fables absurdes et qu'il fallait voir en lui une copie infidèle et défigurée du prêtre-roi Melchisédech. Il leur dit de porter leurs regards sur celui-ci et sur la race d'Abraham, car lorsque le torrent des peuples se mit en mouvement, Dieu avait envoyé Melchisédech aux meilleures d'entre les familles humaines pour les conduire, les associer et leur préparer un établissement dans des contrées désignées à cet effet, afin qu'elles se conservassent pures et qu'elles devinssent, selon leur mérite, plus ou moins aptes à participer à la grâce de la promesse. Qu'était-ce que Melchisédech ? C'est ce qu'il leur laissait à imaginer eux-mêmes : mais la vérité était qu'il fallait voir en lui un symbole antique de la grâce de la promesse, maintenant si rapprochée : car son oblation de pain et de vin était une figure prophétique qui allait être accomplie et réalisée dans une oblation qui devait subsister jusqu'à la fin du monde.
Jésus parla de Djemchid et de Melchisédech en termes tellement précis et si positifs que ces savants lui dirent tout surpris : " Maître, quelle sagesse est la vôtre ! Il semble que vous ayez vécu à ces époques et que vous connaissiez tous ces personnages mieux peut-être qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes " ! Il leur dit aussi beaucoup de choses sur les prophètes : il parla notamment des petits prophètes et surtout de Malachie.
Lorsque le sabbat s'ouvrit, Jésus alla à la synagogue : il y enseigna sur des passages du Lévitique relatifs à l'année du jubilé et sur des textes de Jérémie. Il dit entre autres choses que l'Israélite doit bien cultiver le champ dont il est en possession, afin que son frère auquel il doit le rendre plus tard trouve là une preuve de sa charité.
Après le repas, il eut encore un entretien avec les philosophes et avec quelques Juifs.
17 mai. -- Ce matin Jésus continua à la synagogue son instruction sur l'année du jubilé, sur la culture des champs et sur Jérémie, après quoi, accompagné de ses disciples et d'une foule nombreuse composée de Juifs et de quelques païens. Il alla hors de la ville, du côté du midi' dans un jardin où les Juifs prenaient leurs bains. L'eau était fournie par l'aqueduc de Chytrus ; il y avait une grande citerne, entourée de bassins, avec de belles allées pour se promener et des berceaux de verdure très touffus. Tout était déjà arrangé pour pouvoir y donner le baptême, et beaucoup de personnes suivirent Jésus près du puits où il y avait un emplacement commodément disposé pour la prédication. Il y avait là, entre autres personnes, sept fiancés avec ceux qui étaient chargés de les conduire et leurs plus proches parents.
Jésus enseigna sur la chute originelle, sur la corruption des hommes, sur la promesse, sur l'abâtardissement et la dégénération de l'espèce humaine, sur la séparation des meilleurs d'avec les autres, sur le soin vigilant qui devait présider aux unions afin que les vertus des parents et les grâces qu'ils avaient reçues devinssent l'héritage de leurs enfants, sur la sanctification du mariage par l'observation de la loi, la modération et la continence. Il s'adressa alors aux fiancées et aux fiancés et leur proposa un exemple tiré d'un arbre du pays qui reçoit sa fécondation d'autres arbres situés à une très grande distance et même par delà la mer. Il dit que de même, l'espérance, la confiance en Dieu, et le désir du salut rendaient mère de la promesse la chasteté fondée sur l'humilité. Il en vint ainsi à parler de la signification mystérieuse du mariage qui représentait l'union du Consolateur d'Israël avec son peuple : et il appela le mariage un grand mystère. Il dit à ce sujet des choses si belles et si admirables que je ne veux pas essayer de les répéter. Il enseigna ensuite sur la pénitence et le baptême qui purifient et effacent le péché, cause de la séparation, et rendent tous les hommes capables de prendre part à l'alliance du salut.
Jésus prit ensuite à part quelques-uns des néophytes et entendit leurs confessions : il leur remit leurs péchés et leur imposa des privations et des bonnes oeuvres. Jacques le Mineur et Barnabé baptisèrent. On baptisa surtout des vieillards et quelques païens, et aussi les trois jeunes aveugles guéris par Jésus qui n'avaient pas été baptisés avec leurs parents à Capharnaüm.
Jésus et les siens, ainsi que plusieurs autres, prirent encore ici quelques rafraîchissements, puis ils firent une promenade du sabbat vers le midi de la ville. Le ruisseau de Lanifa la longe ici pendant quelque temps, après quoi il va à la mer. Ils eurent à le passer. Dans la vallée de Lanifa, il est très étroit ; ici, il est assez fort parce qu'il est grossi par le ruisseau qui lui vient de la ville. Les femmes et les jeunes filles allèrent aussi se promener de leur côté. Jésus ne cessa d'enseigner et toujours à l'adresse des païens baptisés qui se tenaient un peu à l'écart. Au bout de quelque temps ils s'étendirent sur l'herbe autour de Jésus, puis on retourna à la synagogue où eut lieu la clôture de l'instruction du sabbat.
Après un repas qui eut lieu ensuite, quelques-uns des philosophes qui s'étaient approchés pour écouter, mirent en avant la question de savoir s'il avait été nécessaire que Dieu infligeât à la terre le terrible châtiment du déluge ? Ils demandèrent aussi pourquoi ensuite il avait laissé les hommes attendre si longtemps leur Consolateur : n'aurait-il pas pu agir autrement et envoyer quelqu'un pour remettre tout dans l'ordre. Jésus répondit que tels n'avaient pas été les décrets de Dieu : qu'en créant les anges il les avait doués d'une volonté libre et de qualités appropriées à leur nature, mais que ceux-ci s'étant séparés de lui par l'orgueil avaient été précipités dans un royaume de ténèbres ; qu'ensuite l'homme également doué du libre arbitre avait été placé entre le royaume ténébreux et le royaume de la lumière, et qu'en mangeant du fruit défendu, il s'était livré au royaume des ténèbres ; mais que maintenant l'homme devait coopérer au dessein qu'avait Dieu de le secourir, et qu'il devait attirer sur la terre le royaume de Dieu, afin que Dieu le lui donnât. L'homme avait voulu devenir comme Dieu en mangeant le fruit défendu, et il ne pouvait être secouru que si le Père faisait reparaître son Fils parmi les hommes, afin de les réconcilier avec Dieu. Mais la nature humaine avait été tellement altérée dans son essence, qu'il avait fallu une grande miséricorde et de merveilleuses combinaisons de la sagesse divine pour amener sur la terre le royaume de Dieu, parce que le royaume des ténèbres, implanté dans l'homme, le repoussait de tout son pouvoir. Il dit aussi que ce royaume n'était pas une souveraineté terrestre entourée d'un pompeux appareil, mais le renouvellement de l'homme, sa réconciliation avec le Père et l'union de tous les bons en un seul corps.
18 mai. -- Ce matin Jésus enseigna encore plusieurs personnes et particulièrement les couples de fiancés à l'endroit où l'on avait donné le baptême. Il y avait sept couples, dont faisaient partie deux païens qui avaient accepté la circoncision et qui épousaient des juives. Beaucoup d'hommes et de femmes de leurs familles étaient présents, ce qui m'avait fait croire d'abord à un plus grand nombre de couples de fiancés. Les fiancés furent baptisés ; quelques païens qui avaient du penchant au judaïsme avaient demandé la permission d'assister à l'instruction.
Jésus commença par enseigner en général sur les devoirs de l'état du mariage et spécialement sur ceux des femmes qui devaient voir par les yeux de leurs maris et fermer les yeux sur tout le reste. Il parla de l'obéissance, de l'humilité, de la chasteté, de l'amour du travail et de l'éducation des enfants.
Les femmes s'étant retirées à Leppé pour y faire les apprêts du festin nuptial, Jésus prépara les hommes au baptême. Il parla d'Elle, de la grande sécheresse qui avait eu lieu à l'époque de ce prophète et de la nuée apportant la pluie, qui s'était élevée de la mer à la prière d'Élie. (Aujourd'hui encore la terre était couverte d'une nuée de vapeurs blanches comme celle qui l'avait couverte récemment, et l'on ne pouvait voir que les objets les plus rapprochés.) Jésus parla de cette sécheresse comme d'un châtiment de Dieu amené par l'idolâtrie à laquelle se livrait le roi Achab. La grâce et la bénédiction s'étaient retirées, et il y avait aussi une sécheresse dans les coeurs. Il dit comment Élie s'était caché près du torrent de Khrit, où l'oiseau lui portait sa nourriture et comment il était allé chez la veuve de Sarepta qu'il avait assistée ; il parla de sa victoire sur les prêtres des idoles au mont Carmel et de la nuée qui s'était élevée dans les airs et avait répandu sur la terre une pluie bienfaisante. Jésus compara cette pluie au baptême ; il exhorta ses auditeurs à se convertir et à ne pas rester, comme Achab et Jézabel, dans le péché et la sécheresse du coeur, après la pluie du baptême. Il donna des explications sur tout cela. Il parla aussi de Segola, cette pieuse païenne venue d'Égypte (voir tome II, page 407), qui s'était établie à Abila, près du torrent de Khrit, qui avait fait tant de bien et qui avait trouvé grâce devant Dieu. Il parla du travail que les païens ont à faire pour se sanctifier, afin que la grâce divine leur arrive. Il dit tout cela de manière à être entendu de ses auditeurs païens, lesquels savaient quelque chose d'Élie et de cette femme païenne.
Après le baptême des fiancés, Jésus et les siens, ainsi que tous les couples de fiances et les rabbins, furent invités à un festin qui devait avoir lieu à Leppé, village à l'ouest de Mallep, par le docteur juif de l'endroit. Sa fille était la fiancée d'un philosophe païen de Salamine, qui avait assisté à la prédication de Jésus dans cette ville et qui s'était soumis à la circoncision.
Ils se rendirent donc à Leppé, ce village dont j'avais oublié le nom hier. Le chemin, qui monte d'abord par une pente douce, puis descend plus rapidement, conduit, par de belles avenues qui donnent au pays l'aspect d'un jardin, à ce beau village, situé à trois quarts de lieue à peu près et qui est aussi grand que Coesfeld. Mallep est presque aussi grand que Munster. Près de Leppé passe la route qui conduit au petit port de Cerinia, éloigné d'environ deux lieues. L'autre route sur laquelle Jésus s'était entretenu avec les Arabes voyageurs mène au grand port de Lapithus, qui est plus à l'ouest. A Leppé, les païens habitent une rangée de maisons le long de la grande route. Il y a de l'industrie et du commerce. Les Juifs habitent à part et ont une belle synagogue. Je vis dans des jardins païens des idoles semblables à des poupées emmaillotées ; je vis aussi sur une place publique et dans une enceinte en dehors du chemin, une idole plus grande qu'un homme avec une espèce de tête de boeuf, ayant entre ses cornes comme la représentation d'une gerbe : cette figure était accroupie et avait des espèces de mains très courtes qui pendaient en avant. J'ai déjà vu des figures de cette sorte dans la Gaulonitide. Il s'y trouve des trous ou l'on fait brûler toute espèce de choses.
Il y eut ici un festin, mais pourtant assez simple, où l'on servit des oiseaux, des poissons, du miel et des fruits. Les femmes et les jeunes filles qui les accompagnaient étaient assises à part au bout de la table. Elles étaient voilées et portaient de longues robes rayées très modestes : leurs bras étaient couvert de bandelettes qui laissaient voir le nu par endroits. Elles portaient des couronnes de petites plumes ou de laine fine de différentes couleurs.
Jésus ne cessa d'enseigner pendant et après le repas. Il parla de la sainteté du mariage et leur dit qu'ils devaient se contenter d'une seule femme, car ici ils avaient la coutume de divorcer facilement pour en prendre une autre. Jésus s'éleva fortement contre cet abus. Il raconta aussi la parabole du repas de noces et celle de la vigne et du fils du roi. Il y eut même une parabole en action : car les compagnons et les compagnes des fiancés se tenaient devant la maison et sur le chemin et invitaient les passants à entrer. On introduisait quiconque avait un extérieur convenable ; les pauvres aussi furent nourris et enseignés. Les trois jeunes aveugles guéris étaient à la fête et jouaient de leurs instruments ; il y avait aussi des jeunes filles qui chantaient et faisaient de la musique.
Le soir était déjà venu lorsque Jésus retourna à Mallep avec les siens. Au point culminant du chemin, la vue était très belle : on voyait la mer qui brillait d'un éclat merveilleux.
Je crois que la fête de la Pentecôte est très proche : mais ces couples de fiancés veulent célébrer leurs noces auparavant. A Mallep, on voit de grands bouquets d'épis de blé dressés près de quelques maisons et à quelques coins de rue : je ne sais pas si c'est pour indiquer qu'on fera là des distributions ou si c'est une décoration de fête. La récolte des grains et des fruits est terminée : la vendange n'est pas encore faite.
19 mai. -- Ce matin, il y eut à Mallep de grands préparatifs pour les épousailles des sept couples de fiancés. Toute la ville semblait prendre part à la fête, car c'est comme une population de frères. On n'y voit pas de pauvres : ils demeurent à part contre le mur d'enceinte et on pourvoit à leur entretien.
Mallep est une ville très régulière. Elle ressemble à un gâteau rond qu'on partagerait en cinq parts. Les cinq rues qui divisent la ville courent toutes vers le centre et aboutissent au grand puits qui est entouré d'arbres et de terrasses. Quatre de ces quartiers de la ville sont coupés par deux rues transversales décrivant un cercle autour du puits, qui est le point central de l'endroit. Dans une de ces rues est une maison où les veuves et les vieilles femmes sans enfants vivent ensemble aux frais de la communauté, tiennent une école et soignent les orphelins. Il y a également ici une maison où l'on donne l'hospitalité aux étrangers et aux voyageurs pauvres. Jésus est déjà allé deux fois dans la maison des veuves donner des consolations et des avis, même aux enfants.
Le cinquième quartier de la ville renferme des édifices publics ; il est divisé en deux moitiés par l'aqueduc, qui conduit l'eau au puits. Dans l'une de ces moitiés se trouvent la place du marché, plusieurs hôtelleries et une maison pour les possédés, lesquels, ici, ne peuvent pas courir de côté et d'autre, et dont Jésus a déjà guéri quelques-uns qui lui avaient été amenés avec d'autres malades. Dans l'autre moitié se trouve, à peu de distance du puits, la maison publique destinée aux fêtes et aux mariages ; dont le toit s'élève à la hauteur de l'édifice qui surmonte le puits. L'entrée n'est pas en face du puits, mais du côté opposé d'où l'on domine ce quartier de la ville : à partir de la cour antérieure descend dans la direction de la rue une allée bordée de charmilles verdoyantes, qui y a à quelques centaines de pas aboutir à l'endroit où se trouve le parvis de la synagogue ; c'est ce qui occupe à peu près les deux tiers de la longueur totale de la rue. Il y a des passages partant des rues transversales qui y conduisent, mais l'entrée de cet édifice n'est pas publique, et il faut une permission pour y venir lorsqu'il y a des fêtes.
Aujourd'hui toute la matinée fut employée à décorer cette maison. Pendant ce temps, Jésus et les siens étaient à leur hôtellerie, et une quantité de personnes, parmi lesquelles quelques-unes de ces veuves dont il a été parlé et quelques hommes âges, vinrent le trouver, cherchant auprès de lui des éclaircissements, des conseils et des consolations : car les rapports intimes que ces gens avaient avec les païens, étaient souvent pour eux une source de scrupules et d'inquiétudes. Les couples de fiancés firent aussi de longues visites à Jésus. Il s'entretint seul avec les fiancées qu'il prit une à une, et ce fut comme une confession et une instruction. Il leur demanda pourquoi elles se mariaient, si elles pensaient aux enfants qu'elles devaient avoir et à leur salut qui était un fruit de la crainte de Dieu, de la chasteté et de la tempérance, ou si elles n'avaient dans l'esprit que des pensées frivoles et la satisfaction de leurs convoitises.
La plupart n'étaient point instruites de leurs devoirs ; elles se retirèrent vivement émues et livrées à des réflexions sérieuses. Jésus donna aussi aux fiancés des instructions du même genre.
Pendant ce temps, les parents et amis des fiancés étaient i1 occupés à décorer la maison où la fête devait être célébrée, le lieu où devaient se faire les épousailles et à tout préparer pour un léger repas. On avait dressé des arcs de triomphe sur le chemin, on y avait suspendu des tapis, des couronnes de fleurs et des guirlandes de fruits : enfin, on avait élevé des extrades et des galeries d'où le regard pouvait plonger dans l'allée. Devant la synagogue on avait disposé un berceau de feuillage à ciel ouvert et rangé des caisses où étaient plantés d'élégants arbustes. Je vis apporter différents mets pour les repas dans les cours et les berceaux de verdure qui entouraient la maison : quiconque envoyait quelque chose de la ville avait droit de prendre part à la fête. On apportait les mets dans des caisses allongées, qui servaient en même temps de tables. Les plats, les pains et les flacons y étaient renfermés et il y avait sur les côtés de petites ouvertures par lesquelles les convives placés en face pouvaient les retirer.
Par dessus tout cela était étendu un tapis qui servait de nappe. Ces caisses étaient, à vrai dire, de longs paniers d'osier dans lesquels les plats se trouvaient placés sous un couvercle. Les convives étaient couchés sur des couvertures et accoudés sur des coussins. Tout cela avait été préparé d'avance et apporté de différents côtés.
Sous le berceau où devaient se faire les épousailles, s'élevait un baldaquin. On pria Jésus et ses disciples de s'approcher : et comme parmi les fiancés, il s'en trouvait qui étaient naguère idolâtres, quelques-uns des philosophes et d'autres païens se tenaient à une distance respectueuse.
Les sept fiancées et leurs fiancés vinrent de différents côtés, précédés de jeunes garçons et de jeunes filles couronnés de fleurs qui jouaient de divers instruments de musique : ils se rendirent sous le berceau, conduits par des amis et des compagnes, et ayant leurs proches autour d'eux. Les fiancés portaient de longs manteaux ; des lettres étaient brodées sur la ceinture et la bordure de leurs tuniques : leurs chaussures étaient blanches ; ils tenaient à la main des mouchoirs jaunes. Les fiancées avaient de beaux et longs vêtements en laine blanche, ornés de fleurs d'or. Leurs cheveux tombaient sur leurs épaules, entrelacés de perles et de fils d'or : ils étaient retenus et rattachés par en bas. Leur voile retombait par devant et par derrière : elles avaient sur la tête un cercle de métal avec trois dentelures et sur le devant un fleuron plus saillant derrière lequel on pouvait relever un coin du voile. Elles portaient en outre des petites couronnes de plumes ou de soie. Plusieurs de leurs voiles étaient très brillants comme s'ils eussent été de soie très belle ou de quelque autre tissu précieux. Elles portaient à la main de longs flambeaux dorés semblables à des chandeliers sans pied au haut desquels brillait une flamme alimentée par de la cire ou par de l'huile. Elles avaient autour de la taille une écharpe noire ou de couleur foncée : elles étaient aussi chaussées de souliers blancs ou plutôt de sandales, car le pied n'y entrait pas tout entier.
Lors des épousailles qui se firent par le ministère d'un rabbin, il y eut diverses cérémonies dont je ne me rappelle plus bien l'ordre. On lut des écritures : c'étaient, je crois, des conventions matrimoniales et des prières. Le couple prit place sous le dais : les parents leur jetèrent du blé et prononcèrent une bénédiction. Le rabbin fit une piqûre au petit doigt des fiances : puis il fit tomber une goutte du sang de chacun d'eux dans un verre de vin qu'ils burent ensemble : ensuite le fiancé passa le verre derrière lui et on le mit dans un bassin d'eau. On leur fit couler un peu de sang dans le creux de la main et ils s'en frottèrent réciproquement les mains qu'ils joignirent. Un fil blanc fut attache autour de la blessure, et les anneaux furent échangés. Je crois qu'après cela ils avaient deux anneaux, l'un au petit doigt, l'autre à l'index. On tint aussi une pièce d'étoffe brodée au-dessus de leur tête. La fiancée reprit, dans sa main droite, enveloppée d'une étoffe noire, le flambeau qu'elle avait donné à la compagne chargée de la conduire, et elle le mit dans la main droite de l'homme qui la passa dans sa main gauche et la remit dans la main gauche de la fiancée ; après quoi celle-ci le rendit à sa compagne. On bénit aussi un verre de vin où burent tous les membres de la famille. La fiancée se trouvant alors mariée, ses compagnes lui ôtèrent sa coiffure et abaissèrent son voile : je remarquai à cette occasion que toutes ces tresses dont elle était coiffée étaient postiches. Les nouvelles mariées, avec leur cortège, se rendirent les premières à la maison dont il a été parlé, en suivant l'allée de verdure : les hommes suivirent au milieu des félicitations des spectateurs. Il se passa beaucoup de temps avant que tout fut fini. On s'arrêta quelque temps dans la maison pour y prendre une collation.
Jésus, avec les siens et les philosophes, alla faire une petite promenade pendant laquelle il enseigna. Les nouveaux mariés allèrent au jardin où étaient les bains, près de l'aqueduc, pour s'y récréer. Le soir, il y eut à la synagogue une instruction pour les nouveaux mariés, et les rabbins, après avoir fait de longs discours, prièrent Jésus de leur adresser aussi une exhortation. Alors Jésus parla encore du mariage, de sa signification, de l'obéissance qui était le devoir des femmes, et des règles à suivre pour se sanctifier dans cet état. Je ne vis pas prendre d'autre repas.
Jésus ne retourna pas aujourd'hui aux fêtes du mariage. Il sortit le matin, accompagné de Mnason, des philosophes et de quelques autres, s'arrêta près de quelques métairies et enseigna des ouvriers qui nettoyaient les champs et des glaneurs qui ramassaient ça et là quelques épis. Il employa ainsi toute la journée, tantôt marchant, tantôt se reposant : il finit par être entouré d'un grand nombre de personnes, et il parla de la fête de la Pentecôte, de la loi donnée sur le Sinaï, et de l’approche du temps où la loi allait trouver son accomplissement. Il n'y eut pas de repas. Ils prirent sur leur route quelque nourriture avec les gens de la campagne. Jésus revint le soir.
Il y avait hier trois rabbins pour bénir les mariages, et cependant cela dura quatre heures. Ce matin les divertissements commencèrent. Les sept couples, en compagnie de tous leurs amis et de beaucoup d'invités, se rendirent à la maison des fêtes, en grande parure et au son des instruments de musique. Les disciples de Jésus étaient aussi présents à la fête, mais ils n'y prirent part que pour servir les convives : Les assistants présentèrent aux mariés, dans de beaux vases, des fruits et de la pâtisserie : il y avait des pommes dorées avec toute espèce de plantes et de fleurs également dorées. Il vint aussi des troupes d'enfants qui chantèrent et firent de la musique : c'étaient des étrangers qui gagnaient ainsi leur vie : on leur fit des présents et ils se retirèrent. Après cela, les trois jeunes aveugles guéris par Jésus vinrent jouer de leurs instruments, ainsi que plusieurs autres troupes de musiciens de la ville, et il y eut une danse tout à fait particulière. On dansa sous un berceau de feuillage formant un carré long, sur un plancher mouvant et rembourré. Je crois que c'étaient des planches mobiles placées sur une mousse épaisse ou quelque chose de semblable. Ils étaient divisés en quatre groupes formés sur deux rangs et qui se tournaient le des. Ils dansaient deux à deux, les mains couvertes d'un morceau d'étoffes. Les couples dansaient, changeaient de main en tenant des mouchoirs, de plus la première place du premier groupe jusqu'à la dernière du quatrième groupe, et ce fut bientôt un mouvement général. Ils ne sautaient pas, mais remuaient tout le corps, se balançant de côté et d'autre, comme si leurs membres eussent été désossés.
A la fin, tous les couples de nouveaux mariés vinrent se placer au centre en dansant, tandis que tous les autres formaient une ronde autour d'eux. Les jeunes mariées et les autres femmes avaient leurs voiles un peu relevés et rattachés aux fleurons d'or qui surmontaient leur coiffure. Les disciples de Jésus ne se mêlèrent pas à la danse, laquelle dura assez longtemps. Après cela, on prit quelques rafraîchissements qui étaient placés sur des buffets aux quatre coins du berceau de feuillage. Ils retournèrent ensuite, au son des instruments, au jardin des bains, qui est situé prés de l'aqueduc, devant la porte de la ville où aboutit cette même rue.
Les Juifs de cette ville jouissent d'une indépendance complète : ils ont d'anciens privilèges en vertu desquels ils se gouvernent eux-mêmes et n'ont que le tribut à payer. Ils ont acheté les terres et bâti la ville : on les a attaqués à cette occasion, mais ils ont maintenu leurs droits.
Au jardin des bains, on joua à toute sorte de jeux sous les berceaux et sur les pelouses : on courait, on sautait, on visait à toucher un but. Les hommes jouaient de leur côté et les femmes du leur. On gagnait des prix ou on payait des amendes de peu de valeur, comme des pièces de monnaie, des ceintures, de petites pièces d'étoffe, des bandelettes à mettre autour du cou ; ceux qui n'avaient pas ce qu'il fallait le faisaient prendre chez un marchand qui s'était installé dans le voisinage avec son assortiment. Tout ce qui était ainsi gagné ou payé comme pénitence était remis aux anciens, et ceux-ci le distribuaient aux pauvres qui se trouvaient là. Les nouvelles mariées et les jeunes filles jouèrent à des jeux de bagues et à d'autres jeux d'adresse : elles avaient relevé leurs robes jusqu'aux genoux et on voyait leurs jambes enveloppées de bandelettes blanches ; leurs voiles étaient relevés sur le front et derrière les oreilles ; elles paraissaient très gracieuses et très lestes. Chacune d'elles prit de la main gauche la ceinture de sa voisine : elles formèrent ainsi une ronde qui tournait rapidement, et de la main droite elles se jetaient les unes aux autres une pomme jaune qu'il fallait attraper ; celle qui n'y réussissait pas devait se baisser et la ramasser tout en continuant à tourner (note). Elles jouèrent encore à d'autres jeux ; à la fin il y en eut un auquel les hommes prirent part. Ils s'assirent sur l'herbe les uns vis-à-vis des autres et se lancèrent des fruits jaunes d'une chair très tendre ; quand ces fruits se touchaient, ils s'écrasaient, et on éclatait de rire.
Note : un jeu semblable est décrit tome II, page 292.
Vers le soir, ils se rendirent en pompe à la maison des fêtes : c'était très agréable à voir. Les mariés furent conduits sur des ânes élégamment enharnaches ; les femmes étaient assises sur des selles à leur usage. La musique marchait en avant, et une foule joyeuse les suivit jusqu'à la maison des fêtes, où il y eut encore un repas.
Les nouveaux mariés se rendirent encore près des rabbins et firent à la synagogue le voeu d'observer la continence à certains jours de fête. Ils étaient soumis à une pénitence s'ils violaient ce voeu. Ils promirent aussi de veiller ensemble et de lire des prières pendant la nuit de la Pentecôte.
Brentano: Visions de la Bse Emmerich - CHAPITRE PREMIER. Voyage de Jésus à Chypre. - Son séjour à Salamine. Du 30 avril au 6 mai 1823.