1964 Ecclesiam suam 54

CONSIDERATIONS PREALABLES AUX TRAVAUX DU CONCILE


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Cet aspect capital de la vie actuelle de l'Eglise fera, on le sait, l'objet d'une large étude particulière de la part du Concile oecuménique ; et Nous ne voulons pas entrer dans l'examen concret des thèmes que cette étude se propose afin de laisser aux Pères du Concile le soin d'en traiter librement. Nous voulons seulement vous inviter, Vénérables Frères, à faire précéder cette étude de quelques considérations afin que soient plus clairs les motifs qui poussent l'Eglise au dialogue, plus claires les méthodes à suivre, plus clairs les buts à atteindre. Nous voulons préparer les esprits, non pas traiter les sujets.

L'exemple des derniers papes

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Nous ne pouvons agir autrement, dans la conviction que le dialogue doit caractériser Notre charge apostolique, héritier que Nous sommes d'une manière de faire, d'une orientation pastorale qui Nous ont été transmises par Nos prédécesseurs du siècle dernier, à commencer par le grand et sage Léon XIII, personnifiant pour ainsi dire la figure évangélique du scribe sage qui, "comme un père de famille, tire de son trésor du neuf et du vieux"
Mt 13,52. Il reprenait magnifiquement l'exercice du magistère catholique en faisant objet de son riche enseignement les problèmes de notre temps envisagés à la lumière de la parole du Christ. De même, ses successeurs, vous le savez, Nos prédécesseurs, spécialement les papes Pie XI et Pie XII, n'ont-ils pas laissé un magnifique et large patrimoine d'enseignement, fruit d'un effort déployé avec amour et sagesse pour unir la pensée divine à la pensée humaine, et non pas en des concepts abstraits, mais dans le langage concret de l'homme moderne ? Et qu'est-ce que cette tentative apostolique sinon un dialogue ? Jean XXIII, Notre prédécesseur immédiat de vénérée mémoire, n'a-t-il pas accentué encore davantage, dans son enseignement, le souci de rencontrer le plus possible l'expérience et la compréhension du monde contemporain ? N'a-t-on pas voulu, et justement, assigner au Concile lui-même un objectif pastoral qui revient à insérer le message chrétien dans la circulation de pensée, d'expression, de culture, d'usages, de tendances de l'humanité telle qu'elle vit et s'agite aujourd'hui sur la face de la terre ? Avant même de convertir le monde, bien mieux, pour le convertir, il faut l'approcher et lui parler.

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En ce qui concerne Notre humble personne, bien que Nous soyons peu disposé à parler et désireux de ne pas attirer sur elle l'attention d'autrui, Nous ne pouvons, dans cette présentation de Nos intentions au collège épiscopal et au peuple chrétien, taire Notre résolution de persévérer, pour autant que Nos faibles forces Nous le permettront, et surtout que la grâce divine Nous donnera les moyens de le faire, dans la même ligne, dans le même effort, de Nous rapprocher du monde dans lequel la Providence Nous a destiné à vivre, avec tous les égards, tout l'empressement, tout l'amour possible, pour le comprendre, pour lui offrir les dons de vérité et de grâce dont le Christ Nous a fait dépositaire, pour lui faire partager notre richesse merveilleuse de Rédemption et d'espérance. Dans Notre esprit sont profondément gravées les paroles du Christ que, humblement, mais sans démission, Nous voudrions Nous approprier : "Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui."
Jn 3,17

Comme le dialogue du salut, notre dialogue doit se faire

dans l'amour et la liberté

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Voilà, Vénérables Frères, l'origine transcendante du dialogue. Elle se trouve dans l'intention même de Dieu. La religion implique entre Dieu et l'homme une certaine relation qui s'exprime par la prière, puisque celle-ci est, d'une certaine manière, un dialogue. La révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l'initiative d'instaurer avec l'humanité, peut-être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s'exprime par l'Incarnation, et ensuite par l'Evangile. Le colloque paternel et saint, interrompu entre Dieu et l'homme à cause du péché originel, est merveilleusement repris dans le cours de l'histoire. L'histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l'homme une conversation variée et étonnante. C'est dans cette conversation du Christ avec les hommes
Ba 3,38 que Dieu laisse comprendre quelque chose de lui-même, le mystère de sa vie, strictement une dans son essence, trine dans les personnes. C'est la qu'il dit finalement comment il veut être connu : il est Amour ; et comment il veut être honoré de nous et servi : l'amour est notre commandement suprême. Le dialogue se fait plein et confiant ; l'enfant y est invité, le mystique s'y épuise.

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Il faut que nous ayons toujours présent cet ineffable et très réel rapport de dialogue offert et établi avec nous par Dieu le Père, par la médiation du Christ dans l'Esprit Saint, pour comprendre quel rapport nous, c'est-à-dire l'Eglise, nous devons chercher à instaurer et à promouvoir avec l'humanité.

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Le dialogue du salut fut inauguré spontanément par l'initiative divine : "C'est lui (Dieu) qui nous a aimés le premier"
1Jn 4,19 ; il nous appartiendra de prendre à notre tour l'initiative pour étendre ce dialogue aux hommes sans attendre d'y être appelés.

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Le dialogue du salut est parti de la charité, de la bonté divines : "Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique"
Jn 3,16 ; seul un amour fervent et désintéressé devra susciter le notre.

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Le dialogue du salut ne se mesura pas aux mérites de ceux à qui il était adressé, ni même aux résultats qu'il aurait obtenus ou qui auraient fait défaut : "Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin"
Lc 5,31 ; le nôtre aussi doit être sans limite et sans calcul.

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Le dialogue du salut ne contraignit physiquement personne à l'accueillir ; il fut une formidable demande d'amour qui, si elle constitua une redoutable responsabilité pour ceux à qui elle était adressée
Mt 11,21, les laissa toutefois libres d'y correspondre ou de la refuser ; il adapta même aux exigences et aux dispositions spirituelles de ses auditeurs la quantité Mt 12,38 ss. et la force démonstrative des signes Mt 13,13 ss., afin de leur faciliter le libre consentement à la révélation divine, sans toutefois leur ôter le mérite de ce consentement. De même si notre mission est annonce de vérités indiscutables et d'un salut nécessaire, elle ne se présentera pas armée de coercition extérieure, mais par les seules voies légitimes de l'éducation humaine, de la persuasion intérieure, de la conversation ordinaire, elle offrira son don de salut, toujours dans le respect de la liberté personnelle des hommes civilisés.

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Le dialogue du salut fut rendu possible à tous, adressé à tous sans discrimination aucune
Col 3,11 ; le nôtre également doit être en principe universel, c'est-à-dire catholique et capable de se nouer avec chacun, sauf si l'homme le refuse absolument ou feint seulement de l'accueillir.

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Le dialogue du salut a connu normalement une marche progressive, des développements successifs, d'humbles débuts avant le plein succès
Mt 13,31 ; le nôtre aussi aura égard aux lenteurs de la maturation psychologique et historique et saura attendre l'heure ou Dieu le rendra efficace. Ce n'est pas à dire que notre dialogue remettra à demain ce qu'il peut faire aujourd'hui ; il doit avoir l'anxiété de l'heure opportune et le sens de la valeur du temps Ep 5,16. Aujourd'hui, c'est-à-dire chaque jour, il doit recommencer ; et de notre part, sans attendre nos interlocuteurs.

Mieux vaut le dialogue que l'anathème

ou le pouvoir théocratique

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Il est clair que les rapports entre l'Eglise et le monde peuvent prendre de multiples aspects, différents les uns des autres. Théoriquement parlant, l'Eglise pourrait se proposer de réduire ces rapports au minimum, en cherchant à se retrancher du commerce avec la société profane ; comme elle pourrait se proposer de relever les maux qui peuvent s'y rencontrer, prononcer contre eux des anathèmes et susciter contre eux des croisades ; elle pourrait, au contraire, se rapprocher de la société profane au point de chercher à prendre sur elle une influence prépondérante, ou même à y exercer un pouvoir théocratique, et ainsi de suite. Il Nous semble, au contraire, que le rapport de l'Eglise avec le monde, sans se fermer à d'autres formes légitimes, peut mieux s'exprimer sous la forme d'un dialogue, et d'un dialogue non pas toujours le même, mais adapté au caractère de l'interlocuteur et aux circonstances de fait (autre est en effet le dialogue avec un enfant et autre avec un adulte ; autre avec un croyant et autre avec un non-croyant). Ceci est suggéré par l'habitude désormais répandue de concevoir ainsi les relations entre le sacré et le profane, par le dynamisme qui transforme la société moderne, par le pluralisme de ses manifestations, ainsi que par la maturité de l'homme, religieux ou non, rendu apte par l'éducation et la culture à penser, à parler, à soutenir dignement un dialogue.

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Cette forme de rapport indique une volonté de courtoisie, d'estime, de sympathie, de bonté de la part de celui qui l'entreprend ; elle exclut la condamnation à priori, la polémique offensante et tournée en habitude, l'inutilité de vaines conversations. Si elle ne vise pas à obtenir immédiatement la conversion de l'interlocuteur parce qu'elle respecte sa dignité et sa liberté, elle vise cependant à procurer son avantage et voudrait le disposer à une communion plus pleine de sentiments et de convictions.

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Par conséquent, le dialogue suppose un état d'esprit en nous qui avons l'intention de l'introduire et de l'alimenter avec tous ceux qui nous entourent : l'état d'esprit de celui qui sent au-dedans de lui le poids du mandat apostolique, de celui qui sait ne plus pouvoir séparer son salut de la recherche de celui des autres, de celui qui s'emploie continuellement à mettre ce message dont il est dépositaire en circulation dans les échanges des hommes entre eux.

Les quatre caractères du dialogue

la clarté, la douceur, la confiance, la prudence

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Le dialogue est donc un moyen d'exercer la mission apostolique ; c'est un art de communication spirituelle. Ses caractères sont les suivants :
- 1) La clarté avant tout : le dialogue suppose et exige qu'on se comprenne ; il est une transmission de pensée et une invitation à l'exercice des facultés supérieures de l'homme ; ce titre suffirait pour le classer parmi les plus nobles manifestations de l'activité et de la culture humaine. Cette exigence initiale suffit aussi à éveiller notre zèle apostolique pour revoir toutes les formes de notre langage : celui-ci est-il compréhensible, est-il populaire, est-il choisi ?
- 2) Un autre caractère est la douceur, celle que le Christ nous propose d'apprendre de lui-même : "Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur"
Mt 11,29. Le dialogue n'est pas orgueilleux ; il n'est pas piquant ; il n'est pas offensant. Son autorité lui vient de l'intérieur, de la vérité qu'il expose, de la charité qu'il répand, de l'exemple qu'il propose ; il n'est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique ; il évite les manières violentes ; il est patient ; il est généreux.
- 3) La confiance, tant dans la vertu de sa propre parole, que dans la capacité d'accueil de l'interlocuteur. Cette confiance provoque les confidences et l'amitié ; elle lie entre eux les esprits dans une mutuelle adhésion à un bien qui exclut toute fin égoïste.
- 4) La prudence pédagogique enfin ; qui tient grand compte des conditions psychologiques et morales de l'auditeur Mt 7,6 : selon qu'il s'agit d'un enfant, d'un homme sans culture ou sans préparation, ou défiant, ou hostile. Elle cherche aussi à connaître la sensibilité de l'autre, à se modifier raisonnablement soi-même, et à modifier sa présentation pour ne pas lui être déplaisant et incompréhensible.

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Dans le dialogue ainsi conduit se réalise l'union de la vérité et de la charité, de l'intelligence et de l'amour.
Dans le dialogue on découvre combien sont divers les chemins qui conduisent à la lumière de la foi et comment il est possible de les faire converger à cette fin. Même s'ils sont divergents, ils peuvent devenir complémentaires si nous poussons notre entretien hors des sentiers battus et si nous lui imposons d'approfondir ses recherches et de renouveler ses expressions. La dialectique de cet exercice de pensée et de patience nous fera découvrir des éléments de vérité également dans les opinions des autres ; elle nous obligera à exprimer avec grande loyauté notre enseignement et nous récompensera de la peine que nous aurons prise de l'exposer aux objections et à la lente assimilation des autres. Elle fera de nous des sages ; elle fera de nous des maîtres.

Le problème de l'adaptation de l'Eglise aux circonstances historiques et locales

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Et quelle est sa forme d'exposition ?
Oh ! le dialogue du salut revêt bien des formes. Il obéit aux exigences qu'on rencontre, il choisit les moyens favorables, il ne se lie pas à de vains apriorismes, il ne se fixe pas en des expressions invariables lorsque celles-ci ont cessé d'être parlantes et d'émouvoir les hommes. Ici se pose une grande question, celle de l'adaptation de la mission de l'Eglise à la vie des hommes en un temps donné, en un lieu donné, dans une culture donnée, dans une situation sociale donnée.

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Jusqu'à quel point l'Eglise doit-elle se conformer aux circonstances historiques et locales dans lesquelles elle déploie sa mission ? Comment doit-elle se prémunir contre le danger d'un relativisme qui entamerait sa fidélité au dogme et à la morale ? Mais comment en même temps se rendre capable d'approcher tous les hommes pour les sauver tous, selon l'exemple de l'Apôtre : "Je me suis fait tout à tous, afin de les sauver tous" ?
1Co 9,22. On ne sauve pas le monde du dehors ; il faut, comme le Verbe de Dieu qui s'est fait homme, assimiler, en une certaine mesure, les formes de vie de ceux à qui on veut porter le message du Christ. Sans revendiquer de privilèges qui éloignent, sans maintenir la barrière d'un langage incompréhensible, il faut partager les usages communs, pourvu qu'ils soient humains et honnêtes, spécialement ceux des plus petits, si on veut être écouté et compris. Il faut, avant même de parler, écouter la voix et plus encore le coeur de l'homme ; le comprendre et, autant que possible, le respecter et, là où il le mérite, aller dans son sens. Il faut se faire les frères des hommes du fait même qu'on veut être leurs pasteurs, leurs pères et leurs maîtres. Le climat du dialogue, c'est l'amitié. Bien mieux, le service. Tout cela, nous devrons nous le rappeler et nous efforcer de le pratiquer selon l'exemple et le précepte que le Christ nous a laissés Jn 13,14-17.

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Mais le danger demeure. L'art de l'apôtre est plein de risques. La préoccupation d'approcher nos frères ne doit pas se traduire par une atténuation, par une diminution de la vérité. Notre dialogue ne peut être une faiblesse vis-à-vis des engagements de notre foi. L'apostolat ne peut transiger et se transformer en compromis ambigu au sujet des principes de pensée et d'action qui doivent distinguer notre profession chrétienne. L'irénisme et le syncrétisme sont, au fond, des formes de scepticisme envers la force et le contenu de la parole de Dieu que nous voulons prêcher. Seul celui qui est pleinement fidèle à la doctrine du Christ peut être efficacement apôtre. Et seul celui qui vit en plénitude la vocation chrétienne peut être immunisé contre la contagion des erreurs avec lesquelles il entre en contact.

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Nous pensons que le Concile, quand il traitera les questions relatives à l'action de l'Eglise dans le monde moderne, indiquera quelques principes théoriques et pratiques de nature à guider notre dialogue avec les hommes de notre temps. Nous pensons également que sur les points qui regardent, d'une part, la mission proprement apostolique de l'Eglise et, d'autre part, les circonstances diverses et changeantes où s'exerce cette mission, ce sera l'affaire du gouvernement de l'Eglise elle-même d'intervenir de temps en temps avec sagesse pour marquer certaines limites, signaler des pistes et proposer diverses formes en vue de l'animation continuelle d'un dialogue vivant et bienfaisant. (Cf.
GS 1 ss.)

L'importance de la prédication

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Nous laisserons donc ce sujet, Nous bornant à rappeler encore une fois l'extrême importance que la prédication chrétienne conserve et qu'elle revêt encore plus aujourd'hui, dans le cadre de l'apostolat catholique et de ce qui nous intéresse pour l'instant, du dialogue. Aucune forme de diffusion de la pensée, même si elle est portée par la technique à une extraordinaire puissance, à travers la presse et par les moyens audiovisuels, ne remplace la prédication. Apostolat et prédication sont, en un certain sens, équivalents. La prédication est le premier apostolat. Notre apostolat, Vénérables Frères, est avant tout ministère de la parole. Nous le savons parfaitement, mais il Nous semble qu'il convient de nous le rappeler à nous-mêmes en ce moment, pour imprimer à notre action pastorale sa juste orientation. Nous devons reprendre l'étude, non pas de l'éloquence humaine ou d'une vaine rhétorique, mais de l'art authentique de la parole sacrée.

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Nous devons chercher les lois de sa simplicité, de sa clarté, de sa force et de son autorité, afin de surmonter notre maladresse naturelle dans l'emploi d'un instrument spirituel aussi noble et mystérieux que la parole, et pour rivaliser dignement avec les hommes dont la parole possède aujourd'hui une large influence, une fois qu'ils ont accès aux tribunes de l'opinion publique. Nous devons en demander au Seigneur lui-même le précieux et enivrant charisme
Jr 1,6, pour être dignes de donner à la foi son point de départ, riche d'efficacité pour la pratique Rm 10,17 et de faire arriver notre message jusqu'aux confins de la terre Ps 18,5 Rm 10,18. Que les prescriptions de la Constitution conciliaire De sacra liturgia SC 24 SC 35 SC 51 sur le ministère de la parole nous trouvent zélés et habiles dans leur mise en application. Et que la catéchèse s'adressant au peuple chrétien et à tous les autres à qui elle peut s'offrir se fasse toujours experte en son langage, sage dans sa méthode, assidue dans son exercice. Qu'elle soit corroborée par le témoignage de vertus réelles et préoccupée de progresser et d'amener ses auditeurs à la sûreté de la foi, à l'intuition de l'accord entre la parole de Dieu et la vie, et aux clartés du Dieu vivant.


LES INTERLOCUTEURS DE L'EGLISE

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Il Nous faudrait enfin dire quelque chose de ceux à qui s'adresse notre dialogue. Mais Nous ne voulons pas prévenir, même sous cet aspect, la voix du Concile. Sous peu, s'il plaît à Dieu, elle se fera entendre.
Parlant en général de cette attitude d'interlocutrice que l'Eglise catholique doit prendre aujourd'hui avec un renouveau d'ardeur, contentons-Nous d'indiquer que l'Eglise doit être prête à soutenir le dialogue avec tous les hommes de bonne volonté, qu'ils soient au-dedans ou au-dehors de son enceinte.
Personne n'est étranger au coeur de l'Eglise. Personne n'est indifférent pour son ministère. Pour elle, personne n'est un ennemi, à moins de vouloir l'être de son côté. Ce n'est pas en vain qu'elle se dit catholique, ce n est pas en vain qu'elle est chargée de promouvoir dans le monde l'unité, l'amour et la paix.

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L'Eglise n'ignore pas les dimensions formidables d'une telle mission : elle sait la disproportion des statistiques entre ce qu'elle est et le nombre des hommes qui habitent la terre ; elle sait les limites de ses forces ; elle sait même ses humaines faiblesses et ses propres fautes ; elle sait aussi que l'accueil fait à l'Evangile ne dépend, en fin de compte, d'aucun effort apostolique ni d'aucune circonstance favorable d'ordre temporel : la foi est un don de Dieu ; et Dieu seul marque dans le monde les lignes et les heures de son salut. Mais l'Eglise sait qu'elle est semence, qu'elle est ferment, qu'elle est le sel et la lumière du monde. L'Eglise connaît la nouveauté étourdissante de l'ère moderne ; mais avec une candide assurance, elle se dresse sur les routes de l'histoire, et elle dit aux hommes : "J'ai ce que vous cherchez, ce qui vous manque". Elle ne promet pas le bonheur sur terre, mais elle offre quelque chose - sa lumière, sa grâce - pour pouvoir l'atteindre le mieux possible ; et puis, elle parle aux hommes de leur destinée transcendante. Ainsi, elle leur parle de vérité, de justice, de liberté, de progrès, de concorde, de paix, de civilisation. Ce sont là des mots dont l'Eglise possède le secret ; le Christ le lui a confié. Et alors, l'Eglise a un message pour toutes les catégories de l'humanité : pour les enfants, les jeunes gens, pour les hommes de science et de pensée, pour le monde du travail et les classes sociales, pour les artistes, les hommes politiques et les gouvernants ; surtout pour les pauvres, les déshérités, pour les souffrants et même pour les mourants : vraiment, pour tous.

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Il pourra sembler qu'en parlant de la sorte, Nous Nous laissions emporter par l'enthousiasme de Notre mission et fermions les yeux sur le point ou l'humanité en est réellement par rapport à l'Eglise catholique. Ce n'est pas le cas ; Nous voyons très bien la situation concrète, et pour donner une idée sommaire des différentes positions, Nous croyons pouvoir les situer comme en autant de cercles concentriques autour du centre où la main de Dieu Nous a placé.

Tout ce qui est humain

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Il y a un premier, un immense cercle ; nous n'arrivons pas à en voir les bords qui se confondent avec l'horizon ; son aire couvre l'humanité comme telle, le monde. Nous mesurons la distance qui le tient loin de nous, mais Nous ne le sentons pas étranger. Tout ce qui est humain nous regarde. Nous avons en commun avec toute l'humanité la nature, c'est-à-dire la vie, avec tous ses dons, avec tous ses problèmes. Nous acceptons de partager cette première universalité ; Nous sommes tout disposé à accueillir les requêtes profondes de ses besoins fondamentaux, à applaudir aux affirmations nouvelles et parfois sublimes de son génie. Et Nous avons des vérités morales, vitales, à mettre en évidence et à consolider dans la conscience humaine, car elles sont bienfaisantes pour tous. Partout où l'homme se met en devoir de se comprendre lui-même et de comprendre le monde, nous pouvons communiquer avec lui ; partout où les assemblées des peuples se réunissent pour établir les droits et les devoirs de l'homme, nous sommes honorés quand ils nous permettent de nous asseoir au milieu d'eux. S'il existe dans l'homme une "âme naturellement chrétienne", nous voulons lui rendre l'hommage de notre estime et de notre conversation. Nous pourrions nous rappeler à nous- mêmes, et à tous, comment notre attitude est, d'un côté, totalement désintéressée : Nous n'avons aucune visée politique ou temporelle ; de l'autre, comment elle vise à assumer, c'est-à-dire à élever au niveau surnaturel et chrétien, toute saine valeur humaine et terrestre. Nous ne sommes pas la civilisation, mais nous en sommes promoteurs.

L'attitude à l'égard de l'athéisme...

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Nous savons cependant que dans ce cercle sans confins, il se trouve beaucoup d'hommes, beaucoup trop, malheureusement, qui ne professent aucune religion ; et même, Nous le savons, sous des formes très diverses, un grand nombre se déclarent athées. Et Nous le savons encore : quelques-uns font profession ouverte d'impiété et s'en font les protagonistes comme d'un programme d'éducation humaine et de conduite politique dans la persuasion ingénue, mais fatale, de libérer l'homme d'idées fausses et dépassées touchant la vie et le monde, pour y substituer, disent-ils, une conception scientifique conforme aux exigences du progrès moderne.

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Ce phénomène est le plus grave de notre époque. Notre ferme conviction est que la théorie sur laquelle s'établit la négation de Dieu comporte une erreur fondamentale, qu'elle ne répond pas aux requêtes dernières et inéluctables de l'esprit, qu'elle prive l'ordre rationnel du monde de ses bases authentiques et fécondes, qu'elle introduit dans la vie humaine, non pas une formule de solution, mais un dogme aveugle qui la dégrade et la rend triste, et qu'elle ruine à la racine tout système social qui prétend reposer sur elle. Ce n'est pas une libération, mais une tentative dramatique en vue d'éteindre la lumière du Dieu vivant. C'est pourquoi nous résisterons de toutes nos forces à cette négation envahissante, dans l'intérêt suprême de la vérité, en vertu du devoir sacro-saint de confesser fidèlement le Christ et son Evangile, comme aussi de l'amour passionné qui nous attache au sort de l'humanité et que rien ne saurait nous arracher. Nous résisterons avec cet espoir invincible : l'homme moderne saura encore découvrir dans la conception religieuse à lui offerte par le catholicisme, sa propre vocation à une civilisation qui ne meurt pas, mais qui avance sans cesse vers la perfection naturelle et surnaturelle de l'esprit humain, que la grâce de Dieu rend capable de la possession honnête et pacifique des biens temporels, tout en l'ouvrant à l'espérance des biens éternels.

et du communisme athée

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Ce sont ces raisons qui Nous contraignent, comme elles y ont obligé Nos prédécesseurs, et avec eux tous ceux qui prennent à coeur les valeurs religieuses, de condamner les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l'Eglise, systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et parmi eux, tout spécialement le communisme athée. En un sens, ce n'est pas tant nous qui les condamnons qu'eux-mêmes, les systèmes et les régimes qui les personnifient, qui s'opposent à nous radicalement par leurs idées et nous oppriment par leurs actes. Notre plainte est en réalité plutôt gémissement de victimes que sentence de juges.

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Dans ces conditions, l'hypothèse d'un dialogue devient très difficile à réaliser, pour ne pas dire impossible, bien qu'il n'y ait aujourd'hui encore dans notre esprit aucune exclusion à priori à l'égard des personnes qui professent ces systèmes et adhèrent à ces régimes. Pour qui aime la vérité, la discussion est toujours possible. Mais des obstacles de caractère moral accroissent énormément les difficultés, par défaut d'une liberté suffisante de jugement et d'action et par suite de l'abus dialectique de la parole, qui ne vise plus à la recherche et à l'expression de la vérité objective, mais se trouve mise au service de fins utilitaires préétablies.

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C'est pour cette raison que le dialogue fait place au silence. L'Eglise du silence, par exemple, se tait, ne parlant plus que par sa souffrance ; son mutisme est partagé par toute une société opprimée et privée de son honneur, où les droits de l'esprit sont submergés par la puissance qui dispose de son sort. Dans cet état de choses, même si Notre parole se donnait à entendre, comment pourrait-elle offrir le dialogue, réduite qu'elle serait à une "voix qui crie dans le désert" ?
Mc 1,3. Silence, cri, patience, et toujours amour deviennent, en ce cas, le témoignage que l'Eglise peut encore donner et que la mort même ne peut étouffer.

Effort pastoral de réflexion sur l'athéisme

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Mais si l'affirmation et la défense de la religion, des valeurs humaines qu'elle proclame et qu'elle soutient, doit être ferme et franche, Nous consacrons un effort pastoral de réflexion à tâcher de saisir chez l'athée moderne, au plus intime de sa pensée, les motifs de son trouble et de sa négation. Nous les trouvons complexes et multiples, ce qui nous rend prudents dans la façon de les apprécier et nous met mieux à même de les réfuter. Nous les voyons naître parfois de l'exigence même d'une présentation du monde divin, plus élevée et plus pure que celle offerte par certaines formes imparfaites de langage et de culte ; formes que nous devrions nous ingénier à rendre le plus possible pures et transparentes pour mieux traduire le sacré dont elles sont le signe. Les raisons de l'athéisme, imprégnées d'anxiété, colorées de passion et d'utopie, souvent si généreuses, inspirées d'un rêve de justice et de progrès tendu vers des finalités d'ordre social divinisées : autant de succédanés de l'Absolu et du Nécessaire et qui dénoncent le besoin inéluctable du Principe divin et de la Fin divine dont il appartiendra à Notre magistère de révéler avec patience et sagesse la transcendance et l'immanence.

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Les positions de l'athéisme, nous les voyons se prévaloir, parfois avec un enthousiasme ingénu, d'une soumission rigoureuse à l'exigence rationnelle de l'esprit humain dans leur effort d'explication scientifique de l'univers. Recours à la rationalité d'autant moins contestable qu'il est fondé davantage sur les voies logiques de la pensée, lesquelles, bien souvent, rejoignent les itinéraires de notre école classique. Contre la volonté de ceux-là mêmes qui pensaient forger par là une arme invincible pour leur athéisme, cette démarche, par sa force intrinsèque, se voit entraînée finalement à une affirmation nouvelle du Dieu suprême, au plan métaphysique comme dans l'ordre logique. N'y aura-t-il personne, parmi nous, par l'aide duquel ce processus obligatoire de la pensée, que l'athée politico-scientifique arrête volontairement à un certain point, éteignant ainsi la lumière suprême de la compréhension de l'univers, puisse déboucher dans la conception de la réalité objective de l'univers cosmique, qui ramène à l'esprit le sens de la présence divine et sur les lèvres les syllabes humbles et balbutiantes d'une prière heureuse ? Les athées, nous les voyons aussi parfois mus par de nobles sentiments, dégoûtés de la médiocrité et de l'égoïsme de tant de milieux sociaux contemporains, et empruntant fort à propos à notre Evangile des formes et un langage de solidarité et de compassion humaine : ne serons-nous pas un jour capables de reconduire à leurs vraies sources, qui sont chrétiennes, ces expressions de valeurs morales ?

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C'est pourquoi Nous rappelant ce qu'écrivit Notre prédécesseur de vénérée mémoire, le pape Jean XXIII, dans l'encyclique Pacem in terris, à savoir que les doctrines de ces mouvements, une fois élaborées et définies, demeurent toujours les mêmes, mais que les mouvements eux-mêmes ne peuvent pas ne pas évoluer et subir des changements, même profonds
PT 157-160, Nous ne désespérons pas de les voir un jour ouvrir avec l'Eglise un autre dialogue positif, bien différent de l'actuel qui est obligatoirement limité aux doléances et aux plaintes.

Le dialogue au service de la paix

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Mais Nous ne pouvons détacher Notre regard du panorama du monde contemporain sans exprimer un voeu séduisant : que Notre dessein de cultiver et de perfectionner notre dialogue avec les répondants divers et changeants que celui-ci présente de soi, puisse servir à la cause de la paix entre les hommes ; comme méthode, en cherchant à régler les rapports humains à la noble lumière du langage raisonnable et sincère ; et comme contribution d'expérience et de sagesse, car ce dialogue peut raviver chez tous la considération des valeurs suprêmes. L'ouverture d'un dialogue tel que veut être le Nôtre, désintéressé, objectif, loyal, est par elle-même une déclaration en faveur d'une paix libre et honnête ; elle exclut simulations, rivalités, tromperies et trahisons ; elle ne peut pas ne pas dénoncer comme un crime et comme une ruine la guerre d'agression, de conquête ou de domination ; elle ne peut pas ne pas s'étendre des relations au sommet des nations à celles qui existent dans le corps des nations elles-mêmes et aux bases, aussi bien sociales que familiales et individuelles, pour répandre dans toutes les institutions et dans tous les esprits le sens, le goût, le devoir de la paix.


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