Chrysostome sur Gn 4400

QUARANTE-QUATRIÈME HOMÉLIE. Or, Abraham s'étant donc levé le matin vint au lieu où il avait été auparavant avec le Seigneur.

(Gn 19,27)

ANALYSE.

1-3. De l'invocation et de l'intercession des saints. — 4. Les prières que d'autres font pour nous sont moins efficaces que celles que nous faisons nous-mêmes. — 5. Loth ni ses filles ne sont point à condamner. — 6. Exhortation morale. Comparaison de l’épreuve de Joseph tenté par l’Egyptienne avec la fournaise de Babylone.

4401 1. Hier, l'histoire de la Samaritaine nous a fait voir assez l'ineffable patience du Seigneur, l'excès de sa sollicitude pour elle, la reconnaissance de cette femme; vous l'avez vue, elle venait puiser l'eau qui tombe sous nos sens, et c'est à la source spirituelle, c'est à la divine fontaine qu'elle a puisé, et elle s'en est retournée chez elle, accomplissant la parole du Seigneur: L'eau que je lui donnerai, deviendra en son âme une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle. (Jn 4,14) Elle s'est remplie de cette eau divine et spirituelle. Elle n'a pu en retenir les courants, qui ont débordé, pour ainsi dire, sur la ville, et elle a inondé les habitants de la grâce qui lui était accordée; elle est devenue tout à coup le héraut du Seigneur, cette samaritaine, cette étrangère. Quel trésor, voyez-vous, que la reconnaissance ! Vous voyez comment la bonté de Dieu ne dédaigne personne; comment, au contraire, si, même dans une femme, même dans un être absolument pauvre, en qui que, ce soit, si le Seigneur trouve la vigilance et la ferveur, aussitôt il communique les largesses de sa grâce. Imitons donc, je vous en conjure, imitons, nous aussi, cette femme, 'et recevons avec une grande attention les enseignements de l'Esprit; car les paroles que nous prononçons ne sont pas nos paroles. Ce n'est pas, à vrai dire, notre langue qui parle quand nous parlons; mais, conduits par la bonté du Seigneur, nous vous disons ce,qu'il nous inspire, pour notre salut et l'édification de l'Eglise de Dieu. Ne fixez donc pas les yeux sur moi, mes bien-aimés ; ne considérez pas mon infirmité; mais, parce que je vous apporte ce que le Seigneur me donne, tenez vos pensées fixées sur celui qui m'envoie. Soyez attentifs ; soyez vigilants ; écoutez. Voyez ce qui se passe sur la terre; lorsque celui dont le front est ceint du diadème, l'empereur envoie un message, celui qui l'apporte n'a par lui-même aucune valeur; c'est un homme du commun, qui souvent ne pourrait dire quelle est sa famille; un homme obscur et de parents obscurs; mais ceuxà qui est destiné l'écrit impérial, ne s'arrêtent pas à considérer ce qu'est cet homme; attendu qu'il apporte un écrit de l'empereur, on lui fait un grand honneur, à lui aussi, et, quant au message, on l'écoute avec un respect plein de crainte; on l'écoute en silence. Eh bien ! si cet homme qui n'apporte que l'écrit d'un autre homme, qui n'apporte qu'un papier, est reçu avec honneur par tous, à plus forte raison devez-vous accueillir, avec l'extrême attention que le respect commande, ce que l'Esprit vous envoie, par notre entremise, afin que vous recueilliez une grande récompense de votre sagesse. Car, si le Seigneur de toutes les créatures voit une généreuse,ardeur échauffer vos âmes, il nous fera à (300) nous-même, pour votre édification, de plus riches présents, et il accroîtra en vous l'intelligence, pour comprendre la parole; car la grâce de l'Esprit est magnifique; elle se répand sur tous; elle ne décroît pas en se partageant; au contraire, en même temps qu'elle se distribue, elle grandit, et plus est considérable le nombre de ceux qui y participent, d'autant plus considérable est le bienfait communiqué à tous. Eh bien ! donc, si vous voulez, reprenons la suite de nos entretiens; voyons où nous nous sommes arrêtés, où il convient de recommencer aujourd'hui. Où avons-nous hier amarré notre barque ? Où avons-nous arrêté le cours de l'instruction ? Nous vous parlions de Loth, de l'incendie de Gomorrhe, et nous avons terminé notre discours au moment où le juste fut sauvé dans Ségor. Le soleil se levait sur la terre au même temps que Loth entra dans Ségor. Et alors la colère envoyée de Dieu saisit les habitants de Sodome, opéra la destruction de cette terre, et nous avons vu que la femme de l'homme juste, oubliant les paroles que les anges avaient dites, regarda derrière elle, et- fut changée en statue de sel, laissant aux générations à venir un monument éternel de sa coupable négligence. Il faut aujourd'hui, reprenant la suite de ces événements, vous montrer, en peu de mots, mes bien-aimés, vous montrer encore la charité, la compassion qui animait le patriarche, et la bienveillance de Dieu pour lui. En effet, au lever du soleil, le juste Loth fut sauvé dans Ségor ; ceux de Sodome, au contraire, subirent l'expiation. En même temps le patriarche était saisi de pitié, à la pensée de cette destruction que leur péché leur avait attirée, et il était troublé d'inquiétude pour le sort de l'homme juste; et le matin, il vint et il regardait ce qui était arrivé. Or, Abraham s'étant levé le matin, vint au lieu où il avait été auparavant avec le Seigneur, et regardant Sodome et Gomorrhe, et tout le pays d'alentour, il vit des cendres enflammées, qui s'élevaient de la terre comme la fumée d'une fournaise. (Jn 27,28) Le texte marque le lieu où il s'était entretenu avec le Seigneur, où il l'avait imploré pour ceux de Sodome;. c'était là qu'il voyait les traces de cet épouvantable châtiment. Et il voulait savoir des nouvelles de l'homme juste. C'est là le caractère des saints; ils éprouvent vivement l'affection, ils savent compatir. L'Ecriture, pour nous apprendre que la grâce de l'Esprit fit aussitôt connaître au patriarche ce qu'il tenait tant à savoir, et le délivra de l'inquiétude que Loth lui causait : Lorsque Dieu, dit le texte, détruisait les villes de ce pays-là, il se souvint d'Abraham, et sauva Loua du milieu de cette destruction. (Jn 29) Que signifient ces mots : Dieu se souvint d'Abraham? c'est-à-dire, de la prière qu'Abraham lui avait faite, en lui disant: Perdrez-vous le juste avec l'impie? (Gn 18,22) Mais pourquoi donc, objectera-t-on,le juste a-t-il été sauvé à cause de la prière du patriarche, et non à cause de sa justice ? Assurément il a été sauvé pour sa justice; et, de plus, pour la prière du patriarche. En effet, quand nous apportons ce qui dépend de nous, l'intercession des saints, s'ajoutant à nos oeuvres, est encore pour nous la source des plus grands biens. Si nous nous négligeons nous-mêmes, si nous mettons en eux seuls toutes nos espérances de salut, nous n'en retirons aucune utilité. Ce n'est pas que les justes soient sans puissance, mais c'est que, par notre propre négligence, nous nous trahissons nous-mêmes.

4402 2. Et voulez-vous avoir la preuve que, quand nous nous négligeons nous-mêmes, c'est en vain que les justes, si justes qu'ils soient, c'est en vain que les prophètes, si inspirés qu'ils soient, prient pour nous, qu'il n'en résulte pour nous aucune utilité ? (Ils montrent leur vertu par leurs prières, la vertu qui est en eux; mais cette vertu ne nous est d'aucun profit, à cause des moeurs que nous faisons paraître) Ecoutez les paroles que le Dieu de toutes les créatures adresse à son prophète, sanctifié dès le ventre de sa mère, à Jérémie : Ne prie pas pour ce peuple, parce que je ne t'exaucerai point. (Jr 16,7) Voyez la bonté du Seigneur; il avertit son prophète, parce qu'il ne veut pas, la prière ne devant pas être exaucée, que le saint attribue la rigueur de Dieu à ses propres fautes. Voilà pourquoi il lui dénonce, par avance, la corruption du peuple, et lui défend de prier. Il veut leur faire savoir, à tous en même temps, à lui, combien est grande la perversité des Juifs; à eux, que les prières du prophète ne leur servent de rien, s'ils ne sont pas les premiers à faire tout ce qui dépend d'eux.

C'est dans de telles pensées, mes bien-aimés, que nous devons recourir aux prières des saints, pour leur demander d'intercéder pour nous. Gardons-nous de mettre toute notre confiance dans leurs prières, faisons, de notre côté, les (301) oeuvres qui dépendent de nous; faisons-les comme il convient; efforçons-nous toujours de prendre la voie la meilleure, afin d'autoriser la prière qui s'épanche pour nous. C'est ce que dit, à un autre prophète, le Seigneur de toutes les créatures: Ne voyez-vous pas ce qu'ils font ? ils font brûler la graisse, pour faire des gâteaux d une armée du ciel. (Jr 7,17-18) Ce qui revient à dire : Vous me priez pour ceux qui ne renoncent pas à leurs péchés, qui ne sentent pas le mal dont ils sont travaillés, qui n'ont plus de sentiment. Ne voyez-vous pas leur parfait dédain ? Ne voyez-vous pas l'excès de leur délire ? Comme, insatiables d'impiété, ils ressemblent à la truie dans la fange, se vautrant dans leurs iniquités. S'ils voulaient se convertir, n'écouteraient-ils pas les exhortations ? N'est-ce pas moi, par la voix des prophètes, qui leur crie : Et après qu'elle a fait tous ses crimes, je lui ai dit : après tous vos crimes revenez à moi, et elle n'est point revenue? (Jr 3,7) Leur demandai-je autre chose que de s'arrêter, de ne plus pécher, de ne pas pousser plus loin leurs crimes? leur demanderais-je compte du passé, si je les voyais seulement manifester l'intention de se corriger? Ne leur criai-je pas chaque jour : Est-ce que je veux la mort du pécheur, comme je veux qu'il se convertisse et qu'il vive ? (Ez 18,23) Est-ce que je ne fais pas toutes choses, pour les arracher à la mort, quand je les vois égarés? Quand je les vois convertis, est-ce que je me fais attendre ? Ne suis-je pas celui qui dit : Tu parles encore, me voici? (Is 58,9) Tiennent-ils à leur propre salut, autant que j'ai le désir de voir tous les hommes sauvés, de les voir arrivés tous à la connaissance de la vérité? (1Tm 2,4) Vous ai-je tirés du néant pour vous perdre ? Vous ai-je, sans aucun but, préparé le royaume à venir, et des biens innombrables ? Si j'ai menacé de la gêne, n'est-ce pas parce que cette crainte me sert pour introduire les hommes dans le royaume des cieux? Garde-toi donc, ô bienheureux prophète, de les abandonner pour m'apporter ta prière; ne prends plus qu'un seul souci, celui de les guérir, de leur faire sentir leur infirmité, de les ramener à la santé, et tous mes biens viendront d'eux-mêmes. Et je ne me fais pas attendre et je ne suis jamais en retard, quand je vois une âme bien disposée; je ne leur demande qu'une chose : la confession des péchés, et, c'en est fait, je ne punis pas les péchés. Est-ce donc bien lourd à porter, bien embarrassant, ce que je propose? Si je ne savais pas qu'ils deviennent plus mauvais, quand ils ne confessent pas leurs premières fautes, je ne leur demanderais pas même cette confession ; mais, parce que je sais que l'homme s'enfonce de plus en plus dans le péché, voilà pourquoi je veux qu'ils confessent leurs premières fautes, afin que cette confession les empêche d'y retomber.

4403 3. Donc, dans ces pensées, mes bien-aimés, réfléchissant sur la bonté du Seigneur, secouons notre engourdissement ; soyons bien attentifs à nous-mêmes; lavons les taches de nos péchés, et hâtons-nous, ensuite, de demander l'intercession des saints. Si nous voulons être sages et vigilants, nous pourrons même par la seule vertu de nos propres prières, nous servir nous-mêmes, de la manière la plus efficace; car notre Dieu, qui, est un Dieu de clémence, accorde moins aux autres, le priant pour nous, qu'il ne nous accorde à nous-mêmes, quand c'est nous qui le prions. Voyez l'excès de bonté ; pour peu qu'il s'aperçoive que nous, qui l'avons. offensé, qui nous sommes rendus méprisables, qui n'avons plus aucun droit d'espérer en lui, nous nous réveillons un peu, nous avons, en nous, la pensée de recourir à son inépuisable clémence; aussitôt il agrée nos prières, il nous tend la main. Nous étions étendus et gisants, il nous relève, il nous crie : Est-ce que celui qui est tombé, ne se relèvera pas ? (Jr 8,4) Mais la réalité même des choses vous montre quel grand nombre d'hommes, priant eux-mêmes pour eux-mêmes, ont mieux obtenu ce qu'ils désiraient, que par les prières des autres. Ceci vaut la peine que nous vous montrions les personnes qui ont eu ce bonheur, afin que nous les imitions, afin que nous nous animions d'un beau zèle. Apprenons donc comment cette Chananéenne, à l'âme si cruellement tourmentée, comment cette femme, cette étrangère, à la vue du médecin des âmes, du soleil de justice, levé pour ceux qui demeurent dans les ténèbres, s'approcha de lui, pleine de ferveur, animée d'un généreux zèle; et ce zèle ne se ralentit pas, quoique ce ne fût qu'une femme; quoique ce fût une étrangère. Repoussant tous les obstacles, elle s'approcha, et dit : Seigneur, ayez pitié de moi! ma fille est misérablement tourmentée par le démon. (Mt 15,22) Celui (302) qui connaît les secrets des coeurs, garde le silence, ne lui répond pas, ne daigne pas s'entretenir avec elle, il n'a pas de pitié pour cette femme, qu'il voit si misérable, dont il entend les cris de douleur. Il diffère, parce qu'il veut rendre manifeste, aux yeux de tous, le trésor caché dans cette femme. Il savait bien qu'il y avait là une perle qu'on ne voyait pas, qu'il voulait montrer à nos regards. Voilà pourquoi il différait, ne daignant pas lui répondre ; c'était pour que le zèle de cette femme fût, pour toutes les générations à venir, un grand enseignement. Et voyez l'ineffable bonté de Dieu ; lui-même, dit le texte, ne lui répondait pas; quant aux disciples, pleins de compassion et de bonté, ils n'osent pas dire hier! haut donnez-lui ce qu'elle demande, ayez pitié d'elle, soyez clément pour elle; mais que disent-ils ? Accordez-lui ce qu'elle demande parce qu'elle crie derrière nous (Mt 23) Comme s'ils disaient : délivrez-nous de cette importune ; délivrez-nous de ses cris. Que fait donc le Seigneur ? Pensez-vous, leur dit-il, que ce soit sans raison que j'ai gardé le silence, que je n'ai pas daigné lui adresser une réponse ? Ecoutez : Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues (Mt 24) Ignorez-vous, leur dit-il, que c'est une femme étrangère? Ignorez-vous, que je vous ai interdit tout commerce avec les étrangers ? Pourquoi donc, sans examen, montrer votre compassion pour elle ? Considérez l'industrieuse sagesse de Dieu; voyez comme en paraissant répondre à cette femme, il l'accablait plus que par son silence; comme il la frappait, pour ainsi dire, d'un coup mortel, voulant ensuite la ranimer peu à peu, afin que les disciples, qui ne se doutaient de rien, comprissent la grandeur de la foi qu'elle recelait dans son âme. Eh bien ! elle ne se ralentit pas, elle ne se découragea pas, en voyant. que les disciples n'avançaient à rien; elle ne se dit pas à elle-même : s'ils n'ont pu fléchir le Seigneur, en le priant pour moi, pourquoi continuerai-je une tentative inutile, pourquoi insister ? Au contraire, embrasée du feu qui brûle, qui dévore ses entrailles, elle s'approche, elle adore, elle dit : Seigneur, assistez-moi ! (Mt 25) Mais lui refuse encore son secours à cette femme, il fait entendre une réponse plus sévère que l'autre : Il n'est pas juste, dit-il, de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens. (Mt 26) Considérez, mes bien-aimés, admirez ici la vivacité du désir dans cette femme et la rare distinction de sa foi. Quand elle entendit ce nom de chiens, elle ne s'indigna pas, elle ne se retira pas, mais, avec une affection pieuse et profonde, elle dit: Il est vrai. Seigneur, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leur maître (Mt 15,27) Eh bien dît-elle, j'avoue que je mérite d'être traitée, comme on traite les chiens; accordez-moi donc comme aux chiens des miettes de votre table. Comprenez-vous la foi, la vertu de cette femme? Elle a supporté la parole, et aussitôt elle a obtenu ce qu'elle demandait avec instance, et elle l'a obtenu, en s'attirant de plus, un éloge insigne. En effet, que lui dit le Christ? O femme, votre foi est grande, qu'il vous soit fait comme vous voulez ! (Mt 28) O femme! c'est un cri d'admiration et d'éloge. Vous avez montré, dit le Seigneur, une grande foi ; aussi, vous obtiendrez tout ce que vous voulez. Voyez jusqu'où s'étend la générosité ; admirez la sagesse du Seigneur. Ne pensions-nous pas d'abord, quand il la repoussait ainsi, qu'il était sans pitié ? D'abord il ne daignait pas lui répondre. Ensuite, il lui fit une première, une seconde réponse, comme pour la chasser loin de lui; il repoussait cette femme, qui était venue auprès de lui, avec un désir si vif et si brûlant. Mais, que la fin vous montre la bonté de Dieu. C'était parce qu'il voulait rendre plus éclatante la vertu de cette femme, qu'il se fit tant prier pour lui accorder sa demande. En effet, s'il la lui eût accordée aussitôt, nous n'aurions pas connu ce qu'il y avait dans cette femme de constance et de foi ; mais, grâce à ce, petit retard, nous avons pu reconnaître l'ineffable bonté que le Seigneur a pour nous, et la foi si rare, qui distingue cette femme au plus haut degré.

4404 4. Toute cette histoire que nous nous sommes efforcé de vous exposer, c'est pour apprendre à tous que les prières des autres pour nous, sont moins efficaces que ne le sont nos propres prières, si nous prions avec ardeur, avec un esprit bien éveillé. Vous le voyez : cette femme avait les disciples qui priaient pour elle; elle n'y gagna rien; c'est elle, par ses propres efforts, par sa persévérance, qui se concilia la clémence du Seigneur. Et c'est encore ce qu'indique cette parabole de l'ami qui vient au moment où on ne l'attend pas, pendant la nuit, et demande trois pains: Si néanmoins l'autre persévérait à frapper, je vous (303) assure que, quand il ne se lèverait pas pour lui en donner, parce qu'il est son ami, il se lèverait, du moins, à cause de son importunité, et il lui en donnerait. (Lc 11,8) Eh bien ! puisque nous voyons l'ineffable clémence de Notre-Seigneur, allons à lui, déclarons-lui, mettons-lui, pour ainsi dire, sous les yeux, un à un séparément tous nos péchés; demandons-lui le pardon de nos fautes passées, afin de vivre dorénavant avec plus d'exactitude, et d'obtenir de lui une plus grande bienveillance. Mais revenons, s'il, vous plaît, à la suite de notre lecture. Loth, dit le texte, étant dans Ségor, monta et se retira sur la montagne, ainsi que ses deux filles avec lui, parce qu'ils avaient peur d'habiter dans Ségor, et Loth habita dans une caverne, et ses deux filles avec lui. (Gn 19,30) Le juste, sous le coup de la crainte que lui avait inspirée le désastre de Sodome, s'en va, et, dit le texte, il habitait sur une montagne avec ses filles. II vécut dans la solitude, dans un lieu tout à fait dévasté, avec ses filles, séjournant sur la montagne. Alors, suivant le texte, l'aînée dit à la cadette : Notre père est vieux, et il n'est personne sur la terre qui viendra vers nous, selon la coutume de tous les pays. Viens, donnons du vin à notre père et dormons avec lui, afin que nous puissions conserver de la race de notre père. (Gn 31,32) C'est avec un religieux respect, mêlé de tremblement et de crainte, mes bien-aimés, que nous devons écouter ces paroles de la divine Ecriture. Rien n'a été consigné à la légère et sans dessein dans nos saints Livres; tout ce qu'ils contiennent y a été mis pour notre utilité, et dans notre intérêt, même les choses que nous ne comprenons pas. En effet, nous ne pouvons pas savoir tout absolument, avec une parfaite exactitude; mais si nous essayons d'expliquer, selon la portée de notre esprit, les endroits difficiles, c'est qu'ils contiennent, même ainsi, un trésor caché, profondément caché, et difficile à découvrir. Considérez donc comme l'Ecriture, raconte tout, d'une manière parfaitement claire, et nous- montre le but que se proposent les filles de l'homme juste, d'une manière suffisante pour empêcher que qui que ce soit, considérant te fait, ne condamne, soit le juste, soit les filles du juste, comme si ce commerce était l'effet de l'incontinence. Comment donc l'Ecriture excuse-t-elle les filles glu juste? L'aînée, selon le texte, dit à la cadette : Notre père est vieux et il n'est personne sur la terre qui viendra vers nous selon la coutume de tous les pays. Considérez attentivement le but, et vous verrez qu'elles sont au-dessus de toute accusation. En effet, elles pensèrent qu'elles avaient assisté à une destruction générale du monde entier; qu'il n'y avait pas un seul survivant; elles virent ensuite la vieillesse de leur père. Donc, dit l'aînée, pour que notre race subsiste, pour que notre nom ne meure pas (c'était là en effet le plus grand souci des anciens hommes, d'étendre leur race par la succession de leurs enfants) ; donc, dit-elle, pour que notre race ne soit pas tout entière détruite, et cela surtout quand notre père. est déjà accablé de vieillesse, quand il n'y a pas un homme qui puisse s'unir à nous, de telle sorte qu'il nous soit possible d'étendre et de laisser, après nous, notre race : Viens, dit-elle, pour prévenir ce malheur, donnons du vin à notre père. C'est comme si elle disait : notre père ne supporterait pas nos paroles, trompons-le avec du vin. Elles donnèrent donc cette nuit-là du vin à leur père, et l'aînée dormit avec lui sans qu'il sentît, ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. (Gn 33) Voyez-vous comment la divine Ecriture excuse le juste, non pas une fois seulement, mais deux fois. D'abord, en montrant que ses filles l’ont trompé par le vin, elle a déclaré qu'elles n'avaient pas d'autres moyens de décider leur père; et maintenant, je crois que c'est une disposition d'en-haut qui a permis qu'il fût assez appesanti par le vin pour ignorer absolument tout, de manière à demeurer innocent. En effet, les péchés qui nous condamnent, ce sont ceux que nous faisons sciemment et volontairement. Voyez le soin que prend l'Ecriture de rendre en faveur du juste le témoignage que lui, personnellement, ignora tout ce qui s'était passé. Mais ici une autre question s'élève, au sujet de l'ivresse. Il convient, en effet, de tout examiner, afin de ne laisser à la perversité impudente aucun prétexte de calomnie. Que dirons-nous donc de cette ivresse? elle ne résulta pas pour lui autant de l'intempérance, que de la tristesse et de l'abattement.

4405 5. Que personne donc ne se permette de condamner, soit l'homme juste, soit les filles de l'homme juste. Quelle ne serait pas notre démence, notre délire, quand nous voyons la divine Ecriture les absoudre pleinement, bien (304) plus, les justifier avec un soin si jaloux, d'aller les condamner, nous qui sommes chargés de péchés sans nombre ? Ecoutons la voix de Paul : C'est Dieu qui justifie, qui osera condamner? (Rm 8,33-34) Et ce qui prouve que cette action ne fut pas l'effet irréfléchi d'une passion ordinaire; que l'excès de la tristesse et le vin ne lui laissèrent aucun sentiment, écoutez l’Ecriture : Le jour suivant, l'aînée dit à la cadette : Vous savez que je dormis hier avec mon père; donnons-lui encore du vin à boire, cette nuit, et vous dormirez aussi avec lui, afin que nous conservions de la race de notre père. Voyez en quelle sûreté de conscience elle faisait cette action. Puisque j'ai pu, dit l'aînée, accomplir ce que je voulais, il est nécessaire que vous aussi vous fassiez la même chose; peut-être obtiendrons-nous ce que nous désirons, et notre race ne périra pas éternellement. Elles donnèrent donc encore, cette nuit-là, du vin à leur père, et sa seconde fille dormit avec lui, sans qu'il sentît non plus, ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Considérez, mes bien-aimés, que tout ce qui s'est passé là, est l'oeuvre d'une disposition divine, comme il est arrivé pour le premier homme. Il dormait, on lui prit une côte, et il ne sentit rien; celui qui avait fait cette côte, en tira l'épouse d'Adam. Le fait d'aujourd'hui est de même nature. Si la côte fut enlevée dans un moment où la pensée, par l'ordre de Dieu, ne s'en aperçut pas, en l'absence de tout sentiment pour l'homme, à bien plus forte raison en fut-il de même, pour le fait qui nous occupe. La divine Ecriture dit : Le Seigneur Dieu envoya à Adam un profond sommeil, et il dormit. (Gn 2,21) Elle exprime un fait du même genre par ces paroles : Sans qu'il sentît., ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva. Ainsi, dit le texte, elles conçurent. de leur père; l'aînée enfanta un fils, et elle le nomma Moab, c'est-à-dire de mon père; c'est le père des Moabites; la seconde enfanta aussi un fils, et elle l'appela Ammon, c'est-à-dire le fils de ma race; c'est le père des Ammonites. (Gn 19,36-38) Vous voyez qu'il n'y a pas là une oeuvre de l'incontinence, puisque, tout de suite, elles donnent à leurs fils des noms qui expriment le fait; elles inscrivent dans les noms de leurs fils, comme sur des colonnes, le fait qu'elles ont accompli; elles marquent d'avance les nations qui doivent sortir de leurs enfants; elles indiquent la propagation de leur race qui formera des peuples. L'un, en effet, sera le père des Moabites, l'autre celui des Ammonites.

4406 6. Considérons maintenant qu'à cette époque, dans ces premiers temps, où commençaient les choses, on voulait conserver sa mémoire par la succession de sa race; de là la préoccupation si forte des filles de l'homme juste. Aujourd'hui, au contraire, par la grâce de Dieu, la religion a grandi, et, comme dit le bienheureux Paul : La figure de ce monde passe. (1Co 7,31) C'est par nos bonnes oeuvres que nous devons assurer notre mé. moire, afin qu'après notre départ d'ici-bas, l'examen attentif et minutieux de notre vie, soit un exemple, un enseignement, pour tous ceux qui tourneront sur nous leurs regards. C'est qu'en effet les hommes vertueux, les hommes chastes et purs, peuvent être utiles non-seulement dans cette vie, mais après leur départ de cette vie, à ceux qui les contemplent, Voyez-en la preuve, je vous en conjure, dans le grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis Joseph jusqu'à nos jours; dans ce qui arrive toutes les fois que nous voulons porter les hommes à la continence. C'est Joseph que nous proposons, ce beau et gracieux jeune homme,.qui, dans,la fleur de l'âge, montre une sagesse si virile, tant de chasteté, tant de pudeur. Voilà par quels moyens nous nous appliquons à provoquer, dans ceux qui nous écoutent, l'imitation des vertus que ce juste a montrées en lui. Qui n'admirerait pas en effet ce bienheureux? il est esclave; il est dans la fleur de la jeunesse; à l'âge où la concupiscence est une fournaise plus que jamais brillante ; il voit la femme de son maître, qui se lance sur lui dans le délire de la passion, et il montre un courage héroïque, et il s'est si bien exercé aux combats de la tempérance, qu'il s'échappe hors des étreintes de cette femme aux désirs effrénés. Il s'élance loin d'elle, dépouillé de ses vêtements, mais revêtu de sa chasteté qu'il conserve. Et, à cette heure, on pouvait voir, étrange, incroyable prodige, l'agneau au pouvoir du loup, disons mieux,. sous l'ongle de la lionne, et cependant l'agneau fut sauvé. Et, comme la colombe évite la serre de,l'aigle, ainsi ce juste échappe aux mains de cette femme. Non, je n'admire pas autant la victoire des trois jeunes hommes, triomphant de la flamme au milieu de la fournaise de (305) Babylone; je n'admire pas leur chair restée intacte, autant que j'admire, que je suis frappé d'étonnement et de stupeur, en voyant ce juste dans cette fournaise, bien plus redoutable que la fournaise de Babylone, exposé à l'incontinence, je dis l'incontinence d'une Egyptienne, et demeurant intact jusqu'au bout, et conservant sans atteinte son manteau de chasteté. Mais ne soyez pas trop étonnés, mes bien-aimés; c'est parce qu'il contribua des ressources qui étaient en lui, qu'il obtint comme auxiliaire la grâce d'en-haut, pour éteindre cet incendie, pour faire pleuvoir au milieu de la fournaise la rosée de l'Esprit-Saint. Avez-vous bien compris comment les hommes doués de vertu sont pour nous, et pendant tout le temps qu'ils restent sur la terre au milieu de nous, et après leur départ de cette vie de la plus grande utilité? Et voilà pourquoi nous avons fait paraître ce juste au milieu de vous; c'est afin que nous suivions tous son exemple. Donc, imitons-le tous, et triomphons de notre concupiscence, instruits par ces paroles: Nous avons à combattre non contre la chair et le sang, mais contre les principautés,et les puissances, contre les princes du monde de ce siècle ténébreux (Ep 6,12); et, dans la pensée que nous, revêtus de notre corps, nous sommes forcés de lutter contre des puissances incorporelles, fortifions-nous des armes de l'Esprit. Voilà pourquoi le Seigneur, parce qu'il est plein de bonté pour l'homme, et parce que nous sommes revêtus de chair, et parce qu'il nous faut soutenir un combat contre des puissances invisibles, nous a préparé à nous aussi des armes invisibles. Il veut que, par ce secours, nous triomphions de tous nos ennemis. Eh bien donc ! assurés de la vertu de nos armes, contribuons des ressources qui sont en nous, et il nous sera donné, grâce à ces armes spirituelles, de frapper le démon au visage, car il ne pourra pas supporter l'éclat de notre armure; quelques efforts qu'il fasse pour nous tenir tête, il sera bien vite aveuglé. Où se montre la continence, l'honnêteté, le concours de toutes les autres vertus, là se montre promptement aussi la grâce magnifique de l'Esprit-Saint. De là, ce que disait le bienheureux Paul : Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde, et la sainteté. (He 12,14) Purifions donc, je vous en conjure, notre conscience; rendons à notre âme sa pureté, de telle sorte qu'affranchis de toute souillure, nous forcions l'Esprit à nous communiquer ses dons précieux, afin de triompher des perfidies du démon, et de mériter la jouissance des biens ineffables, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père et au Saint-Esprit, la gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

4500

QUARANTE-CINQUIÈME HOMÉLIE. « Abraham étant parti de là pour aller du côté du midi, habita Cadés et Sur, et il alla à Gérara, pour y demeurer quelque temps. »

(Gn 20,1)

ANALYSE.

1. La bienveillancd des auditeurs est nécessaire à l'orateur. Genre de vie simple et modeste du patriarche Abraham. —2. La mort n'est rien autre chose qu'un sommeil. — 3. Que la concorde entre époux est un grand bien. — 4-5. Honorer les serviteurs de Dieu, c'est honorer Dieu. Tout est possible à Dieu. — 6. Exhortation.

4501 1 . Je me réjouis quand je vous vois accourir, pour entendre la parole et recevoir avec plaisir l'enseignement que nous vous donnons.. Et voilà pourquoi, avec une ardeur qui redouble chaque jour, je vous sers mon pauvre et chétif repas. L'excès de votre faim vous empêche d'apercevoir combien le service est maigre, et ce qui est peu de chose, vous semble considérable. C'est ce qui arrive pour les repas du corps. Un homme reçoit des convives qui n'ont pas d'appétit; c'est en vain que le service est magnifique et somptueux; les convives dégoûtés n'apprécient pas la richesse du banquet, souvent des mets recherchés leur paraissent méprisables; c'est que les convives n'ont pas d'appétit. Au contraire, supposez des pauvres, des affamés, invités à une table, si mince qu'elle soit, elle leur paraît splendide, parce qu'ils mangent avec plaisir, avec avidité. Nous aussi, comme nous sommes assuré de votre, appétit spirituel, nous ne craignons pas, mes frères, de vous servir chaque jour ce maigre repas dont les mets ont peu de valeur. Ce qui faisait dire à un sage : Il vaut mieux être invité avec affection à manger des herbes, qu'à manger le veau gras, lorsqu'on est haï (Pr 15,17); paroles qui nous enseignent que les yeux de la charité transforment les mets qu'on lui sert, qu'elle trouve vil ce qui est somptueux, et petit, ce qui semble grand.

Quelle félicité plus douce pourrions-nous souhaiter, nous qui, devant de tels flots d'auditeurs, prononçons des paroles accueillies avec tant de zèle et d'affection ! Rien n'est si nécessaire à celui qui parle, que la bienveillance de celui qui écoute. A l'aspect d'un auditoire passionné, avide d'entendre, l'orateur prend courage, il se sent pour ainsi dire pénétré d'une force nouvelle, parce qu'il sait que plus sa table est riche des dons de l'Esprit, plus ses ressources propres s'accroîtront. Il n'en est pas des festins du monde comme des banquets spirituels. Chez les hommes; la magnificence de la table entraîne les dépenses; le festin diminue la fortune de celui qui le donne. Ici, au contraire, il en est tout différemment; plus il y a de convives, plus notre richesse s'accroît; et, en effet, nous ne vous disons pas ce qui vient de nous, mais ce que nous inspirent pour votre utilité la grâce et la bonté de Dieu. Eh bien ! donc, puisque vous venez avec tant d'empressement et de joie pour entendre la parole, examinons attentivement les passages qui viennent d'être lus et recueillons le fruit qu'ils contiennent. Car, selon cette grande exhortation que le Christ nous adresse, lisez avec soin les Ecritures (Jn 5,39) un grand trésor est caché dans les Ecritures; il y est dans les profondeurs; aussi, est-il convenable de l'y chercher avec (307) beaucoup de soin si nous voulons, après avoir reconnu la vertu que recelaient les profondeurs de l'Ecriture, en recueillir une grande utilité. Les vertus de tous les hommes justes ont été consignées par la grâce et par la disposition de l'Esprit-Saint dans les Ecritures, pour nous servir de continuel enseignement, pour exciter notre émulation, pour nous porter à conformer notre vie à la vie de ces justes. Ecoutons donc la divine Ecriture. Que nous raconte-t-elle aujourd'hui de notre patriarche? Abraham, dit le texte, étant parti de la pour aller du côté du midi, habita entre Cadès et Sur, et il alla à Gérara, pour y. demeurer quelque temps. Abraham, dit le texte, étant parti de là. D'où donc? de l'endroit où il avait fixé sa tente, où il lui. fut donné de recevoir le Créateur de tous les êtres, et de recevoir les anges. Etant parti de là, dit le texte : Il alla à Gérara pour y demeurer.

Voyez la manière de vivre de ces justes. Leur mobilier était peu de chose, ils n'admettaient pas le, superflu. Voyez la facilité des transports; c'étaient des voyageurs,- des pèlerins qui dressaient leurs tentes un jour . ici, l'autre jour là, comme on fait en pays étranger. Ils ne nous ressemblaient pas, à nous qui habitons une terre étrangère comme si c'était notre patrie, qui élevons des demeures splendides, et des portiques, et des lieux de promenade, et qui possédons des domaines, bâtissons des bains et mille autres constructions de tout genre. Voyez comment ce juste, dont toute la fortune consistait en esclaves et en troupeaux; qui ne s'arrêtait jamais dans le même lieu; qui plantait un jour sa tente à Béthel, un autre jour auprès du chêne de Mambré ; qui un autre jour descendait en Egypte, pose maintenant sa tente dans le pays de Gérara. Et il accepte tout, et dans tout ce qu'il fait se manifeste sa reconnaissance envers le Seigneur. Après tant de promesses que Dieu lui avait faites, il se voit au milieu de si grandes difficultés; il lui arrive des épreuves variées et diverses; comme un diamant que rien n'altère, il reste ferme, i1 montre toujours un zèle pieux qu'aucun obstacle ne ralentit. Voyez, en effet, maintenant, mon bien-aimé, quelle épreuve il subit dans le pays de Gérara, et admirez le courage et la vertu du juste. Voyez comme ce qui paraît insupportable à tous, ce que l'oreille même ne voudrait pas entendre, il l'a supporté sans se plaindre, sans demander aû Seigneur compte de ce qui arrivait; ce que font la plupart des hommes. Et ces hommes sont courbés sous le poids de péchés sans nombre; pour quelques difficultés qu'ils rencontrent, tout de suite ils murmurent, et leur curiosité inquiète demande pourquoi telle chose ou telle chose est-elle arrivée?-pourquoi telle chose a-t-elle été permise? Mais ce juste ne tient pas cette conduite; ce qui lui a valu une plus grande abondance des secours d'en-haut. En effet, c'est là le propre d'un bon serviteur de ne pas examiner curieusement ce que fait son maître; il se` tait, il reçoit tout en le bénissant.

4502 2. Remarquez bien comment les épreuves mêmes qui suivent font éclater plus encore la vertu de l'homme juste, Dieu le glorifiant par tous les moyens. De même que, lorsqu'il descendit en Egypte, il était d'abord inconnu, voyageur, sans que personne sût qui il était, et bientôt, voilà que tout à coup il quitte l'Egypte, et il est comblé d'honneurs; ainsi maintenant encore, le voilà voyageur dans le pays de Gérara; il commença d'abord par faire tout ce qui dépendait de lui, ef bientôt il reçut de Dieu des secours qui le rendirent si puissant, que le roi du pays et tous les habitants de la contrée rivalisaient d'ardeur pour servir l'homme juste. Or, dit le texte, Abraham dit, parlant de Sara sa femme, qu'elle était sa sceur. Il eut peur en effet de dire que c'était sa femme, de peur que les gens de la ville ne le tuassent à cause d'elle. (Jn 2) Voyez la violence des. sentiments qui attaquent l'âme de cet homme juste, la frayeur qu'il éprouve. Et quoique la première appréhension, celle de perdre sa femme, soit une émotion très-forte, cependant la crainte de la mort chasse cette première crainte. Car, pour se soustraire à l'horreur de la mort, il a supporté de voir, de ses propres yeux, la compagne de sa vie tomber dans les mains du roi. Combien cette situation est difficile à supporter, c'est ce que savent ceux qui ont des femmes. D'où vient qu'un sage disait : La jalousie et la fureur du mari ne pardonneront point au jour de la vengeance; pour aucun prix il ne renoncera à sa haine. (Pr 6,34-35) Eh bien ! cette douleur, insupportable pour tous les hommes, voyez comme ce juste l'a supportée, parce qu'il avait horreur de la mort. C'est évidemment ce qui arrive dans les indispositions du corps; quand deux maladies l'attaquent à la fois, les progrès de l'une font disparaître (308) l'autre; la plus forte s'empare de tout notre être, à tel point que, distraits par la plus grave, souvent nous ne sentons pas celle qui est moins dangereuse. De même, ce juste aussi, à l'aspect de la mort qui l'assiégeait, a trouvé tout le reste supportable.

Mais maintenant, gardez-vous, mes bien-aimés, en entendant ces paroles, d'accuser l'homme juste de pusillanimité, parce qu'il a craint la mort. Admirez plutôt la bonté du Créateur de tous les êtres envers nous. Cet objet si terrible pour ces hommes justes et pour ces saints, le Christ l'a rendu si misérable, que cette mort tant redoutée des anciens hommes, de ces hommes illustres par leurs vertus, pleins de confiance en Dieu, cette mort fait rire aujourd'hui de jeunes gens et de tendres vierges. La mort, en effet, n'est qu'un sommeil, qu'un voyage, qu'un passage, de la corruption à ce qui vaut bien mieux. La mort du Seigneur nous a apporté en présent l'immortalité; en descendant aux enfers, il l'a énervée, il a réduit cette force à néant, et ce qui était autrefois terrible, épouvantable, il l'a rendu méprisable à ce point qu'on voit des personnes tressaillir de joie, s'empresser de courir pour hâter ce voyage. Voilà pourquoi le bienheureux Paul nous crie : Etre dégagé de ces liens, être avec Jésus-Christ, c'est de beaucoup le meilleur. (Ph 1,23) Mais ces opinions sur la mort ont suivi l'avènement du Christ; il a fallu que les portes infernales, que les portes d'airain fussent brisées, que le soleil de justice brillât partout sur la terre. Dans ces anciens temps, la face de la mort était terrible; elle remplissait d'effroi l'âme des justes. Voilà pourquoi ils se résignaient à tous les autres maux, même à ceux qui paraissaient insupportables. De là vient que ce juste, redoutant les habitants de Gérara, et séjournant parmi eux, fit passer sa femme pour sa sueur. Et de même que, lorsque Dieu lui permit de descendre en Egypte, il employa ce moyen, pour faire connaître à ces hommes pervers et endurcis la vertu du juste; de même encore, ici, le Seigneur montre sa propre longanimité, pour que la patience de l'homme juste éclate en toutes choses, et que la bienveillance de Dieu pour lui se manifeste à tous. Abimélech, roi de Gérara, envoya donc des hommes pour enlever Sara. Réfléchissez ici, je vous en prie, sur l'orage de pensées qu'essuya l'homme juste, en voyant qu'on emmenait son épouse et qu'il ne pouvait rien pour la défendre. Il supportait tout en silence, parce qu'il savait bien que Dieu, loin de l'oublier, se bâterait de le secourir. Admirons aussi l'amour de Sara, qui voulut arracher l'homme juste à la mort; elle pouvait elle-même, en découvrant tout, échapper à un outrage certain. Mais elle supporta tout avec courage, afin de sauver son mari. Et alors fut accomplie cette parole : Ils seront deux dans une seule chair (Gn 2,24), c'est-à-dire qu'on eût pu croire qu'ils n'étaient qu'une seule chair, tant ils avaient un mutuel souci l'un de l'autre. Leur concorde était si grande qu'on eût pu croire qu'ils n'étaient qu'un corps et qu'une âme. Ecoutez, ô hommes, écoutez, 8 femmes; celles-ci pour montrer à leurs maris un pareil amour, pour ne rien préférer à leur salut; ceux-là, pour témoigner à leurs épouses la même affection; pour tout faire comme s'ils n'étaient qu'une âme et qu'un corps.

4503 3. Voilà en effet ce qui constitue la sincérité de l'union conjugale, la perfection de la concorde, la perfection de la charité qui les enchaîne l'un à l'autre. De même que le corps ne se tourne pas contre lui-même, ni l'âme contre elle-même; ainsi l'époux et l'épouse ne doivent pas se tourner l'un contre l'autre; il faut qu'ils soient unis. C'est alors seulement que l'abondance de tous les biens peut affluer sur eux. Où règne la concorde, là se rencontrent tous les biens : la paix, l'amour, la joie spirituelle; ni guerre, ni combat, ni haine, ni querelle; tous ces fléaux sont écartés; cette racine de tous les biens, j'appelle ainsi la concorde, a tout fait disparaître. Abimélech, roi de Gérara, envoya donc des hommes qui enlevèrent Sara; mais Dieu, pendant la nuit, apparut en songe à Abimélech, et lui dit: Vous serez puni de mort, à cause de la femme que vous avez enlevée, parce qu'elle a un mari. (Gn 2,3) Voyez la clémence de Dieu il comme il vit que le juste, par crainte de la mort, supportait courageusement que Sara fût enlevée, et que le roi la regardait comme la soeur de l'homme juste, il déclara enfin sa providence, glorifia le juste, préserva Sara d'un outrage, et le roi d'un péché. Et Dieu, dit le texte, pendant la nuit, apparut en songe à Abimélech. C'est justement, dit le texte, pendant le sommeil, que Dieu voulant-le soustraire à l'iniquité, éclaira sa conscience, lui révéla ce qui était secret et provoqua sa crainte, en le menaçant de la mort. En effet, dit le texte : (309) Vous serez puni de mort, à cause de la femme que vous avez enlevée, parce qu'elle a un mari. Or, Abimélech ne l'avait point touchée. (Gn 4) Toutes ces choses arrivèrent afin que la promesse de Dieu au patriarche eût son accomplissement. En effet, peu de temps auparavant, il lui avait promis qu'Isaac viendrait au monde, et le temps était proche. Pour que rien ne gênât l'accomplissement de la divine promesse, il frappa Abimélech d'une si grande terreur,. que ce roi n'osa point toucher Sara. Voilà pourquoi la diviné Ecriture a ajouté : Abimélech ne l'avait point touchée. Lui-même s'en défend et dit : Seigneur, punirez-vous de mort l'ignorance d'un peuple innocent? Savais-je, dit-il, que c'était son épouse? Ai-je voulu outrager un étranger? Quand j'ai enlevé cette femme, ai-je cru lui enlever son épouse? J'ai pensé la recevoir comme sa sueur, j'ai cru leur faire honneur, à elle et à lui. Punirez-vous donc de mort l'ignorance d'un peuple innocent? J'ai fait l'action d'un homme juste ; me punirez-vous de mort? Il explique ensuite sa pensée plus clairement : Ne m'a-t-il pas dit lui-même qu'elle était sa soeur, et elle-même aussi, ne m'a-t-elle pas dit qu'il était son frère ? Voyez, dans la conduite des époux, le consentement parfait: Quelle parfaite concorde ! Lui-même, dit-il, me l'a dit; elle-même a confirmé ses paroles. J'ai fait cela dans la simplicité de mon tueur et sans souiller la pureté de mes mains (Gn 5), dit-il. Je n'ai pas cru faire une mauvaise action, mais une action légitime, permise, irrépréhensible. Que répond à cela le Dieu de bonté? Dieu lui dit, pendant son sommeil. (Gn 6) Voyez la condescendance du Dieu de toutes les créatures; voyez comme tout révèle sa bonté : Je sais que vous l'avez fait avec un coeur simple. Je sais, dit-il, qu'eux-mêmes vous ont inventé, pour vous, une histoire, et vous ont trompé par leurs paroles. Je n'ai pas voulu que cette tromperie vous induisît à pécher, c'est pour cela que je vous ai préservé, afin que vous ne, péchiez point contre moi. Quel ménagement dans ces paroles ! Quelle clémence dans le Seigneur ! Le péché, dit-il, aurait rejailli contre moi.

S'il arrive parmi les hommes qu'on fasse injure à un serviteur en grande estime auprès de son maître, le maître prend l'injure pour lui, et dit : C'est moi que vous avez outragé en outrageant mon serviteur. Le traitement qu'on lui fait, on me le fait à moi. La bonté de Dieu tient ici le même langage : Je vous ai préservé, dit-il, afin que vous ne péchiez point contre moi. Ce sont mes serviteurs, dit-il, et si recommandables à mes yeux, que ce qu'on leur fait, on me le fait à moi-même, soit en bien, soit en mal. Voilà pourquoi je ne vous ai pas permis de la toucher. Je m'intéresse à eux tout à fait, et, comme je savais que c'était par ignorance que vous alliez leur faire un outrage, je vous ai préservé afin que vous ne péchiez pas contre moi. Ne regardez pas simplement cet homme comme un homme vulgaire; apprenez qu'il est de ceux à qui je porte le plus grand intérêt, et qui me sont particulièrement chers. Rendez donc présentement cette femme à son mari, parce que c'est un prophète, et il priera pour vous et vous vivrez. (Gn 6) Voyez comme il proclame la vertu de l'homme juste; il l'appelle prophète, il fait presque en sorte que le roi se montre son suppliant. En effet, il priera pour vous et vous vivrez. En effet, dit-il, ayant peur d'être tué par vous, il a bâti cette comédie; il a pour ainsi dire, coopéré à l'outrage préparé à Sara; mais sachez bien que ses prières vous procureront la vie. Ensuite, de peur qu'Abimélech, embrasé par la concupiscence, vaincu par la beauté de Sara, ne méprise ses commandements, il lui envoie la terreur, il le menace d'un grand châtiment. Si vous ne voulez point la rendre, dit-il, sachez que vous serez frappé de mort, vous et tout ce qui est à vous. Ce n'est pas vous seulement qui expierez votre désobéissance; mais la mort, à cause de vous, perdra tout ce qui est à vous. Si Dieu choisit le temps de la nuit pour lui adresser toutes ces paroles, c'est afin que l'avertissement reçu pendant l'heure du repos, soit plus efficace ; c'est pour que la crainte le décide à,obéir au commandement. Et en effet, dit le texte, Abimélech se leva aussitôt, appela tous ses serviteurs, et leur dit tout ce qu'il avait entendu.

4504 4. Voyez comme le roi devient le héraut de la vertu de l'homme juste, et le fait connaître à tous. En effet, dit le texte, ayant appelé tous ses serviteurs, il leur raconta tout ce que Dieu lui avait révélé, afin d'apprendre à tous, et la bienveillance de Dieu envers l'homme juste, et tout l'intérêt que Dieu lui portait à cause de ses moeurs et de sa vertu. Or ils furent tous saisis d'une grande crainte. Comprenez-vous maintenant que ce n'était pas sans raison, sans un dessein de (310) Dieu, que ce juste passait tant de fois d'un lieu dans un autre? S'il était resté sous sa première tente, comment tous les habitants de Gérara auraient-ils pu connaître l'insigne crédit dont jouissait le juste auprès de Dieu? Or ils furent tous saisis d'une grande crainte. Ils étaient pénétrés d'une frayeur qui les rendait fort inquiets de l'événement. Le texte continue : Abimélech manda Abraham. (Gn 9) Considérez la gloire dont le juste jouit ensuite auprès du roi, lui qui, peu d'instants auparavant, était méprisé de tous comme un vagabond, un étranger. Donc, tout le monde est rassemblé, et aussitôt on mande le patriarche, qui ne savait rien et qui apprend ensuite, du roi lui-même, ce que Dieu avait fait pour lui. En effet, Le roi lui dit : Pourquoi nous avez-vous traités de la sorte? quel mal vous avions-nous fait, pour avoir voulu nous engager, moi et mon royaume, dans un si grand péché ? Vous avez fait faire à notre égard ce que vous n'auriez point dû ; que vouliez-vous en agissant ainsi? (Gn 10) Pourquoi, dit-il, avez-vous voulu me faire tomber dans un si grand péché? dans quelle pensée avez-vous fait, cela? voyez comme ces paroles indiquent les menaces que Dieu lui a faites. Car Dieu lui avait dit : Si vous ne voulez point la rendre, sachez que vous serez frappé de mort, vous et tout ce qui est à vous. Ce sont ces paroles mêmes qu'Abimélech interprète en disant Quel mal vous avions-nous fait, pour avoir voulu nous engager, moi et mon royaume, dans un si grand péché? Est-ce que j'aurais été le seul puni? tout mon royaume aurait été perdu avec moi, par suite de la tromperie que vous avez faite. Que vouliez-vous en agissant ainsi? Considérez ici, mes bien-aimés, la prudente de l'homme juste; comment l'excuse qu'il présente, lui sert à les amener à la connaissance de Dieu. C'est que j'ai dit en moi-même, dit-il, il n'y a peut-être point de crainte de Dieu en ce pays-ci, et ils me tueront pour avoir ma femme. (Gn 11) Comme s'il disait : J'ai été fort inquiet; j'ai craint que, toujours possédé par l'erreur, vous n'eussiez aucun souci de la justice. Voilà pourquoi j'ai imaginé cette feinte; c'était pour vous épargner un crime; de peur que, si vous compreniez qu'elle était mon épouse, saisi d'amour pour elle, vous ne cherchiez à me tuer. Voyez comme ce peu de paroles lui sert à les reprendre, et en même temps, à leur enseigner que celui qui a la pensée de Dieu ne doit commettre aucune injustice, mais redouter l'oeil qui ne dort pas, éviter les châtiments dont Dieu menace quiconque ne prend pas le plus grand souci de lâ justice. Le patriarche voulant ensuite se défendre : Ne pensez pas, dit-il, que même en parlant ainsi j'aie menti : En effet, c'est ma soeur du même père que moi, mais non de la même mère; et elle m'a été donnée pour épouse. (Gn 12) Comme elle a, dit-il, le même père que moi, je l'ai appelée ma soeur; donc ne me condamnez pas. Sans doute, c'est la crainte de la mort qui m'a réduit à dire ce que j'ai dit; j'ai eu peur que vous ne me fissiez mourir, à cause d'elle, et que vous ne fassiez d'elle votre. possession; toutefois je n'ai pas menti, même en ce que je vous ai dit. — Voyez quel soin prend le juste pour se disculper ici du mensonge. Et tenez, dit-il, je veux tout vous dire, écoutez le dessein que nous avons concerté entre nous Depuis que Dieu m'a fait sortir de la maison de mon père. (Gn 13) Considérez, je vous en conjure, ici, l'industrieuse sagesse de l'homme juste; en suivant le fil de son discours, il leur apprend qu'il est, depuis le commencement, particulièrement attaché à Dieu ; que c'est Dieu qui l'a appelé hors de sa patrie, qui l'a amené dans ce lieu ; il veut que le roi sache qu'Abraham est du nombre de ceux qui ont en Dieu la plus grande confiance. Depuis que Dieu, dit-il, m'a fait sortir dé la maison de mon père, je lui ai dit : Vous me ferez cette grâce, dans tous les pays où nous irons, de dire que je suis votre frère. En effet, comme sil avait dit plus haut : J'ai dit en moi-même, iln'y a peut-être point de crainte de Dieu en ce pays, on aurait pu croire qu'il les réprimandait trop sévèrement; il veut donc adoucir cette peuple, et alors il dit : Ne croyez pas que je ne me sois ainsi conduit qu'avec vous. En effet, il s'empresse d'ajouter : Depuis que Dieu m'a fait sortir de la maison de mon père, je lui ai dit : Vous me ferez cette grâce dans tous les pays où nous irons; dans tous les pays, dit-il, de la terre, pour tous les peuples qui l'habitent, je lui ai fait cette recommandation. Et, en même temps il leur apprend que, dans cette feinte même, il n'y a pas de mensonge; c'est la crainte de la mort qui nous y a portés. Le juste, par ces paroles, apaisa leur colère, révéla sa vertu, et leur donna une connaissance suffisante de la vraie religion. Donc le roi, respectant la grande douceur de l'homme (311) juste, fait de magnifiques présents au patriarche. En effet, dit le texte, il reçut d'Abimélech mille pièces d'argent, et des brebis, et des veaux., et des serviteurs et des servantes, et il lui rendit Sara son épouse. (Gn 14) Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, la toute-puissance et la variété de l'industrie de Dieu? l'homme qui était en danger de mort, et qui faisait tout pour échapper à la mort, non-seulement y a échappé, mais il s'est trouvé en grande faveur, et, tout à coup a été glorifié.

4505 5. Telle est la conduite de Dieu: non-seulement il sauve de tous les malheurs ceux qui résistent avec courage dans les moments d'épreuve, mais il sait tirer de l'adversité une félicité si grande, que l'on oublie tout dans l'abondance des biens dont on est comblé. Voyez encore les égards que le roi a pour cet homme juste. Non-seulement il l'honore en lui faisant de si magnifiques présents; mais, de plus, il lui accorde le pouvoir de fixer son séjour dans la contrée. Vous voyez devant vous toute cette terre, dit-il, demeurez où il vous plaira. (Gn 15) En effet, comme il sait que ses vertus, que ses prières lui donnent la vie à lui-même, il ne le traite plus comme un voyageur, comme un vagabond, comme un homme que personne ne tonnait; il lui rend ses devoirs, comme à un bienfaiteur, comme à un protecteur. Il dit ensuite à Sara : J'ai donné mille pièces d'argent à votre frère. (Gn 16) Voyez comme les paroles du juste ont profité, comme il ajoute foi à ce que le juste lui a enseigné; voici que lui-même appelle Abraham le frère de Sara. Ces pièces d'argent que j'ai données, dit-il, à votre frère, seront pour l'honneur de votre visage, et dites partout la vérité. Qu'est-ce que cela veut dire: pour l'honneur de voire visage, et dites partout la vérité? En considération de ce que j'ai entrepris par ignorance, en vous faisant venir dans ma maison, vous qui êtes l'épouse d'un juste, parce que je .vous ai fait outrage, uniquement. en considération de cet outrage, j'ai donné mille pièces d'argent; afin de réparer ce que j'ai fait contre vous. Mais dites partout la vérité. Que signifie : dites partout la vérité? Que tous, dit-il, apprennent de votre bouche que je n'ai pas fait une action injuste; que vous êtes sortie chaste de ma maison. Faites savoir, dit-il, à votre mari, que je suis pur du péché; qu'il apprenne de votre bouche que je ne vous ai rien fait. Pourquoi ces paroles? C'est afin que le ajuste, renseigné par Sara et parfaitement convaincu, offre pour lui ses prières au Seigneur. En effet, après ces paroles : Dites partout la vérité, c'est-à-dire faites savoir à votre mari ce qui a été fait, l'Écriture ajoute aussitôt : Abraham pria Dieu ensuite, et Dieu guérit Abimélech, sa femme et ses servantes, et elles enfantèrent. Car Dieu avait frappé de stérilité toute la maison d'Abimélech, à cause de Sara, femme d'Abraham. Voyez comment le Seigneur, voulant, par tous les moyens, glorifier le juste, accorde au patriarche le salut du roi et de toutes les personnes qui étaient dans sa maison. (Gn 17,18) Abraham, dit le texte, pria Dieu ensuite, et Dieu guérit Abimélech, sa femme et ses servantes, et elles enfantèrent; car Dieu avait frappé de stérilité toute la maison d'Abimélech, à cause de Sara, femme d'Abraham. Le roi était pur de tout péché; mais Dieu l'avait frappé afin d'accorder sa guérison aux prières du juste, et d'ajouter ainsi à sa gloire. Car le Seigneur ordonne toujours et dispose les choses de manière, que ceux qui le servent soient comme des flambeaux resplendissants, et que leurs vertus soient partout célébrées. Et voyez, je vous en conjure, mon bien-aimé, après que Dieu a délivré le juste de tous ces ennuis, comme il le comble encore une fois de tous les biens, comme il accomplit sa promesse. Voici maintenant l'accomplissement de ce que Dieu lui avait autrefois annoncé. Or, le Seigneur, dit le texte, visita Sara, ainsi qu'il l'avait promis, et fit à Sara selon qu'il avait dit; et elle conçut, et dans sa vieillesse enfanta un fils à Abraham, dans le temps que Dieu lui avait prédit. (Gn 21,1-2) Que signifie : lui avait prédit et, ainsi qu'il l'avait promis? Cela veut dire, conformément à la promesse faite, quand il reçut l'hospitalité, avec les anges, auprès du chêne de Mambré. L'ancienne parole : En ce temps-là je reviendrai, et Sara aura un fils (Gn 18,14), se trouve accomplie maintenant. Ces bienheureux voyaient le démenti donné à la nature; et ce n'était pas le moyen ordinaire, mais la grâce divine qui opérait. Abraham donna le nom d'Isaac à son fils, qui lui était né de Sara. (Gn 21,3) Ce n'est pas sans raison que le texte ajoute : qui lui était né de Sara. Le texte ne se borne pas à dire Abraham donna le nom à son fils; mais il ajoute: qui lui était né de Sara, de cette femme stérile et avancée en âge. Et il le circoncit, dit le texte, le huitième jour, selon le (312) commandement du Seigneur. En effet, Dieu avait donné le commandement de circoncire, au bout de huit jours, ceux qui naîtraient dans la suite.

Avançons; exerçons-nous à comprendre la puissance ineffable de Dieu. L'impossible pour les hommes est possible pour lui. Voilà pourquoi la divine Ecriture nous apprend ici encore le temps. Après qu'elle nous a fait connaître l'enfantement, elle ajoute, pour notre instruction, ces paroles : Abraham avait cent ans quand lui naquit son fils Isaac, et Sara dit alors : Le Seigneur m'a donné un ris; quiconque l'apprendra se réjouira avec moi (Gn 21,5-6). Que signifie cette expression : Le Seigneur m'a donné un ris? (Gn 21,6) Cet enfantement est pour moi un sujet de joie. Et qu'y a-t-il d'étonnant que je me réjouisse? Tous ceux qui l'apprendront viendront me féliciter, non pas de ce que j'ai enfanté, mais de ce que j'ai enfanté ainsi. Un enfantement si admirable, si rare, transportera tous les hommes d'admiration et redoublera leur joie, quand on saura que moi, qui n'étais qu'un cadavre quant à la génération, je suis tout à coup devenue mère, que les flancs desséchés ont produit un enfant, que la femme avancée en âge peut l'allaiter; que je verrai jaillir de mon sein des fontaines de lait, moi qui n'avais plus l'espoir d'enfanter. Et elle dit : Qui annoncera à Abraham que Sara nourrit de son lait un enfant? (Gn 21,7) C'est que les sources de lait ont été accordées pour faire qu'on ajoute foi à l'enfantement, pour écarter l'idée d'un enfant supposé. Ces sources de lait disaient à tous que l'événement, qui dépassait l'attente des hommes, s'était accompli : Qui annoncera que Sara nourrit de son lait un enfant; que j'ai enfanté un fils dans ma vieillesse? Que moi, vieille, j'aie pu enfanter; que je puisse, à l'âge où je suis, nourrir un fils? Cependant, dit le texte, l'enfant grandit, et on le sevra, et Abraham fit un grand festin au jour qu'il fut sevré. (Gn 7,8)

4506 6. Avez-vous bien compris l'ineffable industrie de Dieu; le complet témoignage qu'il donne de la patience du juste, lorsque, au moment même où et ce juste et tous ceux qui le voyaient, ne considérant que les forces de la nature humaine, n'osaient rien espérer, la promesse reçoit son parfait accomplissement? Eh bien donc ! nous aussi, mes bien-aimés, montrons la même patience que cet homme juste; pas de relâchement ; animons-nous d'une bonne espérance, par la pensée que ni la difficulté des choses, ni quelque obstacle humain que ce soit, ne peut nous priver des biens que la grâce du Seigneur daigne nous départir dans sa munificence. Chaque jour il exerce sa libéralité; tout lui cède, tout lui obéit: le difficile devient facile, l'impossible possible, pour peu que nous conservions la foi robuste en lui. Si nous ne considérons que la grandeur de son pouvoir, nous serons supérieurs à tout pouvoir humain. Celui qui a promis les biens à venir, les biens ineffables à ceux qui vivent dans la vertu, à combien plus forte raison nous accordera-t-il ce qu'il nous faut ici-bas, surtout si, n'ayant de désir que pour les biens invisibles, nous dédaignons les biens présents? Voulons-nous en jouir en abondance, sachons les mépriser. Donc, puisque nous sommes instruits de ces choses, désirons les biens durables, les biens qui ne changent pas, qui ne connaissent pas de fin, de telle sorte que nous traversions sans tristesse la vie présente, et que nous puissions conquérir le bonheur à venir et jouir de tous les biens qui nous sont promis, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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QUARANTE-SIXIÈME HOMÉLIE. Sara dit : « Qui annoncera à Abraham que Sara nourrit un enfant de son lait;


Chrysostome sur Gn 4400