I-II (trad. Drioux 1852) Qu.29 a.5


ARTICLE VI. — PEUT-ON HAÏR QUELQUE CHOSE EN GÉNÉRAL ?


Objections: 1.. Il semble qu'on ne puisse pas haïr quelque chose en général. Car la haine est une passion de l'appétit sensitif qui est mù par la perception d'un objet sensible. Or, les sens ne peuvent percevoir ce qui est général ou universel. Donc on ne peut pas haïr quelque chose en général.

2.. La haine provient d'un défaut d'harmonie qui répugne au bien commun. Or, le bien commun rentre dans le général ou l'universel. Donc on ne peut pas haïr une chose en général.

3.. L'objet de la haine est le mal. Or, le mal existe dans les choses et non dans l'esprit, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 8). Donc puisque le général n'existe que dans l'esprit qui l'abstrait du particulier, il semble que la haine ne puisse pas avoir pour objet ce qui est universel.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Rhet. lib. n, cap. 4) que la colère porte toujours sur des choses particulières, mais que la haine a pour objet ce qui est général. Car chacun hait le voleur et le calomniateur.

CONCLUSION. — Puisque la brebis hait non-seulement tel ou tel loup, mais encore le loup en général, la haine peut s'étendre non-seulement au particulier, mais encore au général ou à l'universel.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'universel de deux manières : 1° purement et simplement -, 2° selon la nature de la chose à laquelle il se rapporte (1). Par la première de ces considérations, on regarde l'homme en général ; par la seconde on regarde ce qu'il est en lui-même. Si on prend l'universel dans le premier sens, il n'y a pas de puissance dans la partie sensitive qui puisse se rapporter à lui. La puissance cognitive ne s'y rapporte pas plus que la puissance appétitive. Car l'universel s'abstrait de la matière individuelle qui est la source et la racine de toutes les facultés sensitives. Cependant une puissance sensitive, soit la puissance cognitive, soit la puissance appétitive, peut se porter en général vers un objet. Ainsi nous disons que l'objet de la vue est la couleur en général, non que la vue perçoive la couleur en général, mais parce que la propriété qu'a la couleur d'être perçue par la vue ne convient pas seulement à telle couleur en particulier, mais à toute autre couleur absolument parlant. La haine qui réside dans la partie sensitive peut donc se rapporter à un objet en général, parce que l'animal peut trouver dans une nature en général quelque chose qui lui esteontraire et ne pas seulement détester tel ou tel individu en particulier. Ainsi la brebis hait non-seulement tel ou tel loup, mais encore le loup en général. La colère est toujours l'effet d'un objet particulier, parce qu'elle ne provient que de l'acte d'une chose qui nous blesse. Or, les actes se rapportent aux choses particulières, et c'est ce qui fait dire à Aristote que la colère se rapporte toujours à quelque chose de particulier, tandis que la haine peut avoir pour objet quelque chose de général (2). Quant à la haine qui réside dans la partie intelligenlielle, comme elle suit la perception générale de l'intellect, elle peut de ces deux manières se rapporter à l'universel (3).

(1) Comme l'espèce, selon qu'elle est abstraite des individus.
(2) Ainsi le loup, en général, peut être considéré comme un animal cruel; le voleur et le calomniateur, comme des hommes dangereux.
(3) C'est-à-dire selon les deux manières dont on peut considérer l'universel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les sens ne perçoivent pas l'universel selon ce qu'il est en lui-même, mais ils perçoivent certaines choses auxquelles par abstraction on ajoute accidentellement une idée de généralité.

2. Il faut répondre au second, que ce qui est commun à tous les êtres ne peut pas donner lieu à la haine, mais rien n'empêche que ce qui est commun à un très-grand nombre d'êtres soit néanmoins contraire à d'autres et leur soit nécessairement odieux.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur l'universel, selon qu'il est considéré abstractivement, et à ce titre il ne tombe ni sous la connaissance, ni sous l'appétit de la puissance sensitive.


QUESTION XXX. : DE LA CONCUPISCENCE.


Après avoir parlé de l'amour et delà haine, nous avons à nous occuper maintenant de la concupiscence. — A cet égard il y a quatre questions à faire : 1" La concupiscence n'est-elle que dans l'appétit sensitif? — 2" La concupiscence est-elle une passion spéciale? — 3° Y a-t-il des concupiscences qui sont naturelles et d'autres qui ne le sont pas? — 4" La concupiscence est-elle infinie?

ARTICLE I. — la concupiscence n'est-elle que dans l'appétit sensitif ?


Objections: 1.. Il semble que la concupiscence n'existe pas seulement dans l'appétit sensitif. Car il y a une concupiscence de la sagesse, comme il est écrit (Sap. vi, 21) : La concupiscence de la sagesse mène au royaume éternel. Or, l'appétit sensitif ne peut se porter vers la sagesse. Donc la concupiscence n'existe pas que dans l'appétit sensitif.

2.. Le désir d'observer les commandements de Dieu n'existe pas dans l'appétit sensitif. Car l'Apôtre dit (Rom. vu, 18) : Le bien ne se trouve pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair. Or, le désir d'observer les commandements de Dieu tombe sous la concupiscence, puisqu'il est écrit (Ps. cxvm, 20) : Mon âme dans l'ardeur de sa concupiscence a désiré votre loi qui est pleine de justice. Donc la concupiscence n'existe pas que dans l'appétit sensitif.

3.. Chaque puissance désire le bien qui lui est propre. Donc la concupiscence existe dans toutes les puissances de l'âme et ne se trouve pas que dans l'appétit sensitif.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 12) qu'on distingue dans la partie déraisonnable qui obéit à la raison et qui lui est soumise la concupiscence et la colère. Or, cette partie de l'âme est passive et appétitive. Donc la concupiscence a son siège dans l'appétit sensitif.

CONCLUSION. — La concupiscence étant le désir de ce qui délecte les sens, elle réside à proprement parler dans la faculté concupiscible de l'appétit sensitif.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Rhet. lib. i, cap. 11), la concupiscence est l'appétit ou le désir de ce qui délecte. Or, il y a deux sortes de délectation, comme nous le verrons plus loin (quest. xxxi, art. 3 et 4) : l'une qui consiste dans le bien intellectuel qui est le bien de la raison, et l'autre dans le bien qui flatte les sens. La première de ces deux délectations semble appartenir à l'âme exclusivement. La seconde appartient à l'âme et au corps, parce que les sens sont une puissance qui existe dans un organe corporel. Ainsi ce qui est bon par rapport aux sens est bon pour l'être entier qui en est composé. Or, la concupiscence parait être le désir de cette dernière délectation, parce que, comme son nom l'indique (concupiscere), elle appartient tout à la fois au corps et à l'âme. Par conséquent la concupiscence, à proprement parler, existe dans l'appétit sensitif et dans la puissance concupiscible qui tire d'elle son nom.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que le désir de la sagesse et des autres biens spirituels reçoit quelquefois le nom de concupiscence, soit par analogie, soit parce que l'ardeur de l'appétit de la partie supérieure de l'âme reflue en quelque sorte sur l'appétit inférieur au point que celui-ci tend aussi à sa manière au bien spirituel, selon l'impulsion que l'autre lui a donnée. C'est ainsi que le corps lui-même se prête aux choses spirituelles, selon ces paroles du Psalmiste (Ps. lxxxiii, 3) : Mon coeur et ma chair brûlent de joie pour le Dieu vivant.

2. Il faut répondre au second, que le désir, à proprement parler, peut appartenir plutôt non-seulement à l'appétit inférieur, mais encore à l'appétit supérieur. Car il n'implique pas une sorte d'association (1), comme la concupiscence, mais il exprime un simple mouvement vers l'objet désiré.

(1) Le désir convient mieux à la recherche des biens spirituels, parce qu'il est un simple mouvement de l'esprit ; mais la concupiscence, par là même qu'elle indique le concours de deux forces, convient mieux à la recherche des biens sensibles à laquelle le corps et l'âme prennent part.

3. Il faut répondre au troisième, que chaque puissance de l'âme peut appé-ter le bien qui lui est propre d'un appétit naturel qui ne suit pas la perception; mais il n'y a que la puissance appétitive qui appôte le bien d'un appétit animal qui est une conséquence de la perception. Et c'est à la puissance eoncupiscible qu'il appartient d'appéter le bien qui délecte les sens, ce qui constitue la concupiscence proprement dite.   -


ARTICLE II. — la concupiscence est-elle une passion spéciale?


Objections: 1.. Il semble que la concupiscence ne soit pas une passion spéciale de la puissance eoncupiscible. Car on distingue les passions d'après leurs objets. Or, l'objet de la puissance eoncupiscible est ce qui délecte les sens, ce qui est aussi l'objet delà concupiscence, d'après Aristote (Rhet. lib. i, cap. 11). Donc la concupiscence n'est pas une passion spéciale qui réside dans la puissance eoncupiscible.

2.. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 33) que la cupidité est l'amour des choses qui passent ; par conséquent elle n'est pas distincte de l'amour lui-même. Or, toutes les passions spéciales sont disLincles les unes des autres. Donc la concupiscence n'est pas une passion spéciale de l'appétit eoncupiscible.

3.. Toutes les passions spéciales del'appétitconcupiscibleontleur contraire, comme nous l'avons dit (quest. xxm, art. 2). Or, iln'yapasde passion spéciale dans l'appétit eoncupiscible qui soit opposée à la concupiscence. Car, d'après saint Jean Damascène(De fid.orth.ïïb. u,cap. 12), le bien attendu constitue la concupiscence et le bien présent lajoie. De même le mal qu'on attend produit la crainte, et celui qui est arrivé la tristesse. D'où il semble que comme la tristesse est contraire à lajoie, de même la crainte l'est à la concupiscence. Or, la crainte n'existe pas dans le eoncupiscible, mais dans l'irascible. Donc la concupiscence n'est pas une passion spéciale qui existe dans le eoncupiscible.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La concupiscence a pour cause l'amour et pour terme la délectation, qui sont des passions de l'appétit eoncupiscible. Par conséquent elle est distincte, comme passion spéciale, de toutes les autres passions de cette puissance.

CONCLUSION. — La concupiscence est une passion de l'appétit sensitif distincte dans son espèce de l'amour qui est sa cause et de la délectation qui est son terme.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1), le bien qui délecte les sens est en général l'objet de l'appétit eoncupiscible. Par conséquent les passions de cet appétit se distinguent d'après la diversité de leur objet. Or, la diversité de l'objet peut se considérer, soit d'après la nature de l'objet lui-même, soit d'après la différence qu'il y a entre sa vertu motrice ou son principe d'action. Quand la diversité de l'objet repose sur la nature même de la chose, elle établit une différence matérielle entre les passions (2); mais la diversité qui résulte de leur vertu motrice produit une différence formelle qui fait qu'elles ne sont pas de même espèce. La vertu motrice diffère selon que l'objet est réellement présent et selon qu'il est absent. Car quand l'objet est présent il fait qu'on se repose en lui, tandis que s'il est absent, il fait qu'on se meut vers lui. Ainsi ce qui délecte les sens produit l'amour quand il s'attache et s'harmonise pour ainsi dire avec l'appétit (1), il produit la concupiscence quand il l'attire à lui lorsqu'il est absent, et il produit la délectation quand il est présent et que l'appétit se repose en lui. La concupiscence est donc une passion d'une autre espèce que l'amour et la délectation. Mais quand la concupiscence a pour objet telle ou telle chose agréable, elle se divise alors en autant de concupiscences numériquement distinctes.

(2) Ainsi les vêtements, les aliments, les plaisirs charnels sont des biens sensibles matériellement différents; mais cette différence matérielle n'établit entre les passions qu'une différence numérique, comme celle qui existe entre les diverses sortes de concupiscence.
(1) Ainsi l'amour a pour objet le Lien considéré purement et simplement, la concupiscence le bien qu'on n'a pas, la délectation le bien qu'on a obtenu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien qui délecte n'est pas absolument l'objet de la concupiscence ; il ne l'est qu'autant qu'il est absent, comme les choses sensibles ne sont l'objet de la mémoire qu'autant qu'elles sont passées. Car ces conditions particulières changent l'espèce des passions ou même des puissances de la partie sensitive qui se rapporte aux objets particuliers.

2. Il faut répondre au second, que c'est une façon de désigner l'effet par sa cause, mais non par son essence. Car la cupidité n'est pas l'amour absolument, mais elle en est l'effet. — Ou bien il faut répondre que saint Augustin prend dans un sens large la cupidité pour tout mouvement de l'appétit qui peut se rapporter à un bien futur. Par conséquent il comprend sous elle l'amour et l'espérance.

3. Il faut répondre au troisièyne, qu'on n'a pas donné de nom à la passion qui est directement opposée à la concupiscence et qui se rapporte au mal comme la concupiscence au bien. Mais parce qu'elle a pour objet le mal qui n'est pas encore arrivé, comme la crainte, on met quelquefois cette dernière passion à sa place, de la même manière qu'on prend quelquefois la cupidité pour l'espérance. Et comme on ne tient pas compte du mal ou du bien qui est peu saillant, il arrive qu'on emploie la crainte et l'espérance, qui ont rapport au bien ou au mal difficile, pour exprimer tous les mouvements de l'appétit qui regardent le bien ou le mal futur.


ARTICLE III. — Y a-t-il des concupiscences naturelles et d'autres qui ne le sont pas?


Objections: 1.. Il semble que parmi les concupiscences il n'y ait pas lieu d'en distinguer qui soient naturelles et d'autres qui ne le soient pas. Car la concupiscence appartient à l'appétit animal, comme nous l'avons dit (art. 1 ad 3). Or, l'appétit naturel se distingue par opposition de l'appétit animal. Donc aucune concupiscence n'est naturelle.

2.. Une diversité matérielle ne produit pas une différence d'espèce, mais seulement une différence numérique 'dont l'art ou la science ne tient pas compte. Or, s'il y a des concupiscences qui sont naturelles et d'autres qui ne le sont pas, elles ne diffèrent que selon la différence qu'il y a entre les objets concupiscibles ; ce qui établit une différence matérielle et seulement numérique. Donc il ne faut pas distinguer les concupiscences naturelles et celles qui ne le sont pas.

3.. La raison est divisée par opposition à la nature, comme on le voit (Phys. lib. ii, text. 46). Si donc dans l'homme il y a une concupiscence qui ne soit pas naturelle, il faut qu'elle soit raisonnable. Mais il ne peut pas en être ainsi, parce que la concupiscence, par là même qu'elle estime passion, appartient à l'appétit sensitif o! non à la volonté, qui est l'appétit intelligentiel. Donc il n'y a pas de concupiscences qui ne soient naturelles.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote (Eth. lib. ni, cap. 11, et Rhet. lib. i, cap. 1 1) reconnaît des concupiscences qui sont naturelles et d'autres qui ne le sont pas.

CONCLUSION. — Parmi les concupiscences, il y en a de naturelles qui sont communes aux hommes et aux animaux, par lesquelles ils recherchent, selon que leurs sens le perçoivent, le bien qui convient à leur nature; et il y en a d'autres qui sont supérieures à la nature ou qui ne sont pas naturelles, et qui nous portent vers les biens qui résident dans la raison ou qui lui sont supérieurs.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la concupiscence est l'appétit du bien qui délecte -, et le bien peut délecter de deux manières : 1° Parce qu'il convient à la nature de l'animal, comme la nourriture, laboisson et les autres choses de cette espèce. C'est à cette sorte de concupiscence qu'on donne le nom de naturelle. 2° On dit qu'une chose délecte quand elle convient à l'animal selon la manière dont il la perçoit (1). Par exemple, quand quelqu'un prend une chose pour bonne et convenable, et qu'en conséquence il se délecte en elle. On dit que la concupiscence de cette espèce de bien n'est pas naturelle et on a coutume de lui donner le plus souvent le nom de cupidité. Les concupiscences naturelles sont communes aux hommes et aux animaux, parce que pour l'un et l'autre il y a quelque chose qui convient à leur nature et qui la délecte; à cet égard tous les hommes sont d'accord, et c'est pour ce motif qu'Aristote (Eth. lib. ni, cap. 11) les appelle communeset nécessaires. Les autres concupiscences sontpropres à l'homme, parce qu'il lui est propre de considérer quelque chose comme bon et convenable en dehors de ce que la nature exige. C'est ce qui fait qu'Aristote dit (Rhet. lib. i, cap. 11) que les premières sont irraisonnables et que les secondes sont les compagnes de la raison. Et comme parmi les hommes les uns raisonnent d'une manière et les autres de l'autre, Aristote (Eth. lib. m, cap. 11) dit que ces dernières sont propres et accidentelles, c'est-à-dire supérieures à la nature.

(1) Selon l'idée que l'imagination ou la raison s'en l'orme. Ainsi on désire les dignités et les honneurs en raison de l'idée qu'on s'en forme. Le sage ne les recherche pas, parce qu'il en connaît la vanité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qu'on désire d'un appétit naturel on peut le désirer d'un appétit animal quand il y a connaissance. Ainsi la concupiscence animale peut avoir pour objet la nourriture, la boisson et toutes les autres choses semblables qu'on désire naturellement.

2. Il faut répondre au second, que la différence qu'il y a entre les concupiscences naturelles et celles qui ne le sont pas, n'est pas seulement matérielle, mais elle est en quelque sorte formelle, en ce sens qu'elle procède de la diversité de l'objet actif. En effet, l'objet de l'appétit est le bien perçu-, par conséquent il y a différence entre l'objet quand il est perçu différemment. Ainsi quand on perçoit une chose comme absolument convenable, il en résulte des concupiscences naturelles qu'Aristote appelle irraisonnables (Rhet. loc. cit.). Mais si on perçoit l'objet librement, d'une manière délibérée, il en résulte des concupiscences qui ne sont pas naturelles, et que pour ce motif le philosophe appelle raisonnables.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'homme il y a non-seulement la raison universelle qui appartient à la partie intellective, mais encore la raison particulière qui appartient à la partie sensitive, comme nous l'avons dit (part.I, quest. lxxviii, art. i). D'après cela, la concupiscence qui est raisonnable peut appartenir à l'appétit sonsitif. C'est pourquoi l'appétit sensi-tif peut être mù par la raison universelle, au moyen de l'imagination, qui est une puissance particulière.


ARTICLE IV. — la concupiscence est-elle infinie?


Objections: 1.. Il semble que la concupiscence ne soit pas infinie. Car l'objet de la concupiscence est le bien qui a la nature de la fin, et qui dit infini exclut l'idée de fin, selon la remarque d*Aristote (Met. lib. u, text. 8). Donc la concupiscence ne peut pas être infinie.

2.. La concupiscence a pour objet le bien qui convient puisqu'il procède de l'amour. Or, l'infini, par là même qu'il est disproportionné, ne peut convenir. Donc la concupiscence ne peut pas être inlinie.

3.. On ne peut pas aller au delà de ce qui est infini, et par conséquent, dans les choses de ce genre on ne peut pas arriver aux dernières. Or, celui qui convoite se délecte, par là même qu'il est arrivé.au dernier terme de son ambition. Donc si la concupiscence était infinie, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait jamais délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire, Aristote d\t(Po!it. lib. i, cap. 6): Comme il y a dans les hommes une concupiscence infinie, ils désirent une infinité de choses.

CONCLUSION. — Puisque la conçu piscence naturelle a pour objet ce que requiert la nature qui tend toujours à quelque chose de certain et de fini, elle ne peut pas être infinie, quoiqu'on puisse dire qu'elle, l'est en puissance parla succession de ses mouvements; au lieu que la concupiscence non naturelle, c'est-à-dire celle qui ne suit pas la nature, mais la raison qui peut marcher indéfiniment, est absolument infinie.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), il y a deux sortes de concupiscence, I une qui estnaturclle etl'autre qui ne l'est pas. La concupiscence naturelle ne peu! pas être; inlinie en acte. Car elle a pour objet et; que la nature requiert, cl la nature se rapporte toujours à quelque chose de lini et de certain. Ainsi un homme ne désire jamais une nourriture infinie, ou une boisson infinie- Mais comme il arrive que dans la nature l'infini exisle eu puissance par succession, de même il arrive que la concupiscence est infinie de cette manière. Ainsi après avoir pris de la nourriture, le désir d'en prendre revientensuite, et i! en est de même de toutes les autres choses qui sont nécessaires à la nature, parce que ces biens corporels, quand on les possède, ne sont pas de durée; ils ne tardent pas à manquer. Cestpour-quoi le Seigneur a dit à la Samaritaine (Joan. iv. 13; : <5tiui qui aura bu de cette eau aura encore soif. —- Mais la concupiscence qui n'est pas naturelle est absolument infinie. Car elle suit la raison, comme nous l'avons dit (art, 3), cl il est dans l'essence de la raison de progresser indéfiniment. Ainsi celui qui désire les richesses, peut les désirer sans mettre un terme positif à ses désirs, maisen désirant absolument être riche autant (pie possible. — D'après Aristote (Pot. lib. i, cap. (i). on peut encore donner une autre raison pour laquelle il y a une concupiscence qui est finie cl une autre qui ne l'est pas. Car la concupiscence de la fin est toujours infinie. En effet la lin est désirée pour elle-même comme lasante. De là il arrive que phison a de santé et plus on en désire, et celaindéliniment. De même si la blancheurdistingue par elle-même un objet d'un autre, plus elle est éclatante et plus elle produit d'effet. La concupiscence qui a pour objet les moyens n'est pas infinie, si on ne les désire que dans une mesure proportionnée à la fin qu'on veut atteindre. Ainsi ceux qui mettent leur fin dans les richesses les convoitent indéfinimen t, tandis que ceux qui ne les désirent que pour subvenir aux nécessités de la vie, ne désirent que des richesses limitées, suffisantes pour leurs besoins,

comme le dit ce philosophe. On peut faire le même raisonnement sur la concupiscence, peu importe à quelles choses elle se rapporte.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que tout ce qu'on désire en acte, on le regarde comme fini, soit parce qu'il est fini en réalité selon qu'on le désire en acte, soit parce qu'il est fini rationnellement selon la connaissance qu'on en a. Car on ne peut rien percevoir d infini, puisque le propre de l'infini est de s'étendre toujours au delà de la quantité perçue par ceux qui veulent le connaître (1), comme le dit Aristote (Phys. lib. iii, text. C3).

(1) Il n'est pas possible que l'objet désiré soit infini eu aile, mais il peutTêtre en puissance et succession.

2. Il faut répondre au second, que la raison a en quelque sorte une vertu infinie, en ce sens qu'elle peut considérer une chose indéfiniment, comme on le voit dans l'addition des nombres et des lignes. Ainsi l'infini pris de cette manière est proportionné à la raison. Car l'universel que la raison perçoit est infini d'une façon, puisqu'il contient en puissance une infinité de choses particulières.

3. Il faut répondre au troisième, que pour que quelqu'un se délecte il n'est pas nécessaire qu'il obtienne tous les objets qu'il désire. Il peut se délecter dans chacun de ces objets, du mêment qu'il les obtient.

QUESTION XXXI. : DE LA DÉLECTATION CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME.


Après avoir parlé de la concupiscence, nous avons maintenant à nous occuper de la délectation et de la tristesse. — A l'égard de la délectation il y a quatre choses à considérer. Nous devons examiner : 1° La délectation en elle-même ; 2" ses causes; 3" ses effets ; 4" sa bonté et sa malice. — Touchant la délectation en elle-même, il y a huit * questions qui se présentent : 1° La délectation est-elle une passion? — 2" Existe-t-elle dans le temps? — 3" Differe-t-elle de la joie? —4" Est-elle dans l'appétit intelligentiel ? — 5« Comparer les délectations de l'appétit supérieur avec celles de l'appétit inférieur. — 6° Comparer les délectations des sens entre elles. —7" Y a-t-il une délectation qui ne soit pas naturelle? — 8° Une délectation peut-elle être contraire à une autre?

ARTICLE I. — la délectation est-elle une passion?


Objections: 1.. Il semble que la délectation ne soit pas une passion. Car saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 22) distingue l'opération de la passion en disant que l'opération est un mouvement conforme à la nature, tandis que la passion est un mouvement qui lui est contraire. Or, la délectation est une opération, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 12 et 13; et lib. x, cap. 1, 3, 4, 6 et 7). Donc ce n'est pas une passion.

2.. Pàtir c'est être mù, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 54 ). Or, la délectation ne consiste pas à être mû, mais c'est un acte immobile, car elle résulte de la jouissance du bien qu'on possède. Donc ce n'est pas une passion.

3.. La délectation est une perfection du sujet, car elle perfectionne ses actes, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4). Or, être perfectionné ce n'est pas pâtir ou être altéré, comme le dit encore ce philosophe (Phys. lib. vu; De anima, lib. n, text. 58). Donc la délectation n'est pas une passion.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 0, 8 et 9) met la délectation, le plaisir ou la joie au nombre des autres passions de l'âme.

CONCLUSION. — Puisque la délectation est clans l'appétit animal un mouvement produit par les objets que les sens perçoivent, il s'ensuit que c'est une passion de l'àme.

Réponse Il faut répondre que le mouvement de l'appétit sensitif reçoit à proprement parler le nom de passion, comme nous l'avons dit (quest. xxii, art. 3). Et toute affection qui procède d'une perception sensitive est un mouvement de l'appétit sensitif. Or, tout cela se trouve nécessairement dans la délectation. Car, comme le dit Aristote (lihet. lib. i, cap. 11), la délectation est un mouvement de l'âme, et une chose qui nous constitue simultanément tout entier, et d'une manière sensible dans l'état qui convient à notre nature. Pour comprendre cette définition il faut observer que, comme parmi les choses naturelles il y en a qui arrivent à la perfection de leur nature, de même parmi les animaux. Quoique l'être ne tende pas simultanément tout entier à sa perfection, néanmoins il y arrive simultanément et tout entier. Toutefois il y a cette différence entre les animaux et les autres choses naturelles, c'est que ces dernières, quand elles sont constituées dans l'être qui convient à leur nature, elles ne le sentent pas, tandis que les animaux le sentent. Ce sentiment produit dans l'appétit sensitif un mouvement de l'âme, et ce mouvement est la délectation. Ainsi quand on dit que la délectation est un mouvement de l'âme, on exprime par là le genre; par ces mots qui nous constituent dans l'état qui convient à notre nature, on établit la cause de la délectation, c'est-à-dire la présence du bien qui est en harmonie avec notre nature. Ces expressions simultanément, tout entier prouvent que nous sommes contitués, non pas de manière qu'il y ait encore quelque chose à faire, mais de façon que tout est fait, et que nous nous trouvons alors au terme du mouvement. Car la délectation n'est pas la génération, comme Platon l'a supposé, mais elle consiste plutôt dans la consommation de l'acte, comme le veut Aristote (Eth. lib. vu, cap. 12, et lib. x, cap. 3). Enfin par les mots d'une manière sensible on exclut les perfections des choses animées qui ne sont pas susceptibles de délectation. Il est donc évident que la délectation est une passion de l'âme, puisqu'elle est un mouvement de l'appétit animal qui suit sa connaissance sensitive.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que l'opération qui est naturelle et qui ne subit pas d'entraves estune seconde perfection (1), comme ledit Aristote (De anima, lib. n, text. 2, 5 et 6). C'est pourquoi quand les choses sont constituées dans une opération qui leur est propre et naturelle et que rien n'entrave, il en résulte une délectation qui consiste dans la perfection de l'être, comme nous l'avons dit (incorp. art.). Ainsi doue, quand on dit que la délectation est une opération, on n'entend pas qu'elle est telle par essence, mais que l'opération la produit.

(1) Aristote appelle l'opération naturelle qui n'est pas entravée la seconde perfection du sujet, qui est en acte, et l'acte est sa perfection première.

2. 11 faut répondre au second, qu'on peut considérer dans l'animal deux sortes de mouvements; l'un se rapporte à l'intention de la fin et appartient à l'appétit, l'autre se rapporte à son exécution et appartient à l'action extérieure. Ainsi donc quoique celui qui a obtenu le bien dans lequel il se délecte, cesse le mouvement d'exécution par lequel il tend à sa fin, cependant le mouvement de la partie appétitive ne cesse pas pour cela. En effet, comme elle désirait auparavant le bien qu'elle ne possédait pas, de même elle se réjouit en lui après qu'elle le possède. Et quoique la délectation soit le repos de l'appétit par rapport à la présence du bien qui le satisfait, néanmoins il y a toujours dans l'appétit une impression qui résulte de l'objet qu'il désire et c'est ce qui fait que la délectation est un mouvement.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique le nom de passion convienne plus particulièrement aux passions qui corrompent et qui tendent au mal telles que les maladies, la tristesse et la crainte, cependant il y en a qui se rapportent au bien, commme nous l'avons dit (quest. xxii et xxiii, art. l), et c'est en ce sens qu'on dit que la délectation est une passion.


ARTICLE II. — LA DÉLECTATION EXISTE-T-ELLE DANS LE TEMPS (1)?


(1) Cette question revient à celle-ci : la délectation est-elle successive ou mêmentanée?

Objections: 1.. Il semble que la délectation existe dans le temps. Car la délectation est un mouvement, comme le dit Aristole iihct. lib. i, cap. 11). Or, tout mouvement existe dans le temps. Donc la délectation y existe aussi.

2.. C'est en raison du temps qu'on dit qu'une chose est durable ou morose. Or, il y a des délectations qu'on appelle moroses ou durables. Donc la délectation existe dans le temps.

3.. Les passions de l'âme sont du même genre. Or, il y a des passions qui existent dans le temps. Donc la délectation y existe aussi.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (/•:///. lib. x, cap. B et 4) que la délectation ne se considère jamais d'après le temps.

CONCLUSION. — La délectation considérée en elle-même n'existe jamais dans le temps; mais quand elle existe dans le bien qu'on possède et qui est soumis à mille changements, elle esl dans le temps accidentellement.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être dans hi temps de deux manières : 1°par elle-même, 2° par une autre et pour ainsi dire par accident. Car comme le temps est le nombre «les choses successives, tout ce qui, de sa nature, comporte l'idée de succession ou de quekpue chose d'analogue existe par lui-même dans le temps ; tels sont le mouvement, le repos, la parole et toutes les autres choses semblables. Quant à ce qui n'est pas successif par essence, mais qui est uni à un être de cette nature, on ne dit pas qu'il est dans le temps par lui-même, mais par un autre. Ainsi l'existence de l'être humain n'a rien par sa nature qui soit successif (2), car ce n'est pas un mouvement, mais c'est le terme d'un mouvement ou d'un changement, c'est-à-dire de la génération elle-même. Mais comme l'être humain se trouve soumis à des causes variables, on dit relativement à cela «pie l'homme existe dans le temps. Ainsi donc on doit dire que la délectation considérée en elle-même n'existt: pas dans le temps, parce qu'elle consiste dans le bien qu'on possède, «pti est en quelque sorte le terme du mouvement. Mais si le bien qu'on possède est soumis à un changement, la délectation existe dans le temps par accident , s'il n'y est point du tout soumis, la délectation n'existe dans le temps, ni par elle-même, ni par accident.

(2) Parce que l'homme et la plante ont le privilège d'être tout à la fois et en un instant ce qu'ils sont.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 28), il y a deux sortes de mouvements, l'un qui résulte d'un être imparfait, c'est-à-dire d'un être qui est en puissance et qui se meut à ce titre; pç mouvement est successif et existe dans le temps ; l'autre qui résulte de l'être parfait, c'est-à-dire de l'être qui existe en acte comme l'intelligence, le sentiment, la volonté ainsi que la délectation ; ce mouvement n'est pas successif et n'existe pas dans le temps par lui-même.

2. Il faut répondre au second, qu'on donne à ladéleetation l'épithète de morose ou de prolongée, selon qu'elle existe accidentellement dans le temps.

3. Il faut répondre au troisième, que les autres passions n'ont pas pour objet la possession du bien lui-même, comme la délectation. Elles se rapprochent donc plus qu'elle de la nature du mouvement imparfait, et c'est ce qui fait que la délectation existe moins que les autres passions dans le temps.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.29 a.5