I-II (trad. Drioux 1852) Qu.5 a.8

ARTICLE VIII. — tous les hommes désikent-ils la béatitude (2)?


(2) On peut voir à l'égard de cette question le magnifique commentaire que fait saint Augustin de ces paroles du Psalmiste : Beáti immaculati iP».cxv).

Objections: 1.. Il semble que tous les hommes ne désirent pas la béatitude. Car personne ne peut désirer ce qu'il ignore, puisque le bien que l'on connaît est l'objet de l'appétit, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 29, 34 et 49). Or, la plupart ignorent ce que c'est que la béatitude. Car, comme dit saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 4), les uns la placent dans les plaisirs du corps, les autres dans la vertu de l'âme, d'autres ailleurs. Donc tous ne désirent pas la béatitude.

2.. L'essence de la béatitude est la vision de l'essence divine, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 8). Or, il y en a qui pensent qu'il est impossible à l'homme de voir Dieu dans son essence ; par conséquent ils ne le désirent pas. Donc tous les hommes ne désirent pas la béatitude.

3.. Saint Augustin dit(Z>e Trin. lib. xiii, cap. ï>j qu'il est heureux celui qui a tout ce qu'il veut et qui ne veut rien de mauvais. Or, tous n'ont pas la volonté ainsi disposée-, il y en a même qui veulent le mal et qui le veulent sciemment et volontairement. Donc tous ne veulent pas la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xiii, cap. 3) : Si l'acteur eût dit : vous voulez tous être heureux et vous ne voulez pas être malheureux , il eût dit une chose dont tout le monde aurait reconnu la vérité. Donc tous les hommes veulent être heureux.

CONCLUSION. — Quoique tous ne désirent pas l'objet qui constitue la véritable béatitude, cependant il est certain que tous les hommes désirent naturellement le bien parfait et universel qui constitue l'essence de la béatitude en général.

Réponse Il faut répondre que la béatitude peut se considérer de deux manières : i° Scion sa nature en général. Il est nécessaire que tous les hommes la désirent de cette manière. Car l'essence de la béatitude en général c'est le bien parfait, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 5 et 7). Et comme le bien est l'objet de la volonté,'le bien parfait est ce qui la satisfait complètement. Ainsi donc le désir de la béatitude n*est rien autre chose que le désir de voir sa volonté pleinement satisfaite; ce que tout le monde veut. 2° On peut parler de la béatitude selon sa nature spéciale par rapport à l'objet qui la constitue. En ce sens tous ne connaissent pas la béatitude, parce qu'ils ne savent pas à quel objet il convient d'appliquer l'idée générale qu'ils en ont. Par conséquent, sous ce rapport, tous ne la veulent pas.


Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. II faut répondre au second, que la volonté étant une conséquence de la perception de l'intellect ou de la raison, il arrive que comme une chose peut être la même en réalité, et être cependant rationnellement différente, de même ce qui est une même chose en réalité est néanmoins désiré d'une manière, et ne l'est pas d'une autre. On peut donc considérer la béatitude sous le rapport du bien final et parfait, ce qui est son essence en général, et de cette manière la volonté s'y porte naturellement et nécessairement, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. i, art. 5). On peut aussi la considérer d'une manière spéciale, soit par rapport à son opération, soit par rapport à la puissance qui l'opère, soit par rapport à son objet. En ce sens la volonté ne s'y porte pas nécessairement.

3. Il faut répondre au troisième, que cette définition du bonheur, donnée par certains auteurs qui disent que l'homme heureux est celui qui a tout ce qu'il veut,ou qui obtient tout ce qu'il désire,est bonne et suffisante entendue d'une manière, mais qu'elle est imparfaite entendue d'une autre. Car si on entend absolument par là tout ce que l'homme veut naturellement, il est vrai que celui qui possède ainsi tout ce qu'il veut est bienheureux. Car il n'y a que le bien parfait, c'est-à-dire la béatitude qui satisfasse l'appétit naturel de Thomme. Mais sion entend ce que l'homme veut d'après le concept de sa raison, l'homme peut de cette façon vouloir des choses qui appartiennent moins à la béatitude qu'à la misère, dans le sens que la possession de ces objets l'empêche d'acquérir ce qu'il veut naturellement; comme la raison prend quelquefois pour vraies des choses qui sont un obstacle à la connaissance de la vérité. C'est pour ce motif que saint Augustin a ajouté que la perfection delà béatitude exige qu'on ne veuille rien de mauvais, quoique la première partie de la définition soit suffisante, et qu'on puisse dire que l'homme heureux est celui qui a tout ce qu'il veut, quand on donne à ces paroles un sens convenable.

QUESTION VI.: DU VOLONTAIRE ET DE L'INVOLONTAIRE.


Puisque les actes sont nécessaires pour parvenir à la béatitude, nous devons maintenant nous occuper des actes humains pour savoir quels sont les actes qui nous y font parvenir et quels sont ceux qui nous en détournent. Les opérations et les actes se rapportant à des choses individuelles, il s'ensuit que toute science pratique se complète par des considérations particulières. Ainsi donc la morale ayant pour objets les actes humains, on doit l'étudier d'abord en général et ensuite en particulier. — Pour l'élude générale des acies humains, nous avons à considérer en premier lieu les actes humains eux-mêmes et en second lieu leurs principes. Or, parmi les actes humains, les uns sont propres à l'homme, les autres lui sont communs avec les animaux. Et parce que la béatitude est le bien propre de l'homme, les actes qui sont à proprement parler des actes humains, se rapportent à elle plus directement que les actes qui sont communs à l'homme et aux autres animaux. Ainsi donc nous traiterons : i» des actes qui sont propres à l'homme, 2° des actes qui sont communs à l'homme et aux autres animaux et qui sont ce qu'on appelle les passions de l'àme. — A l'égard des actes propres à l'homme, il y a deux choses à examiner : leur condition et leur distinction. Or, comme on appelle actes humains proprement dits ceux qui sont volontaires, parce que la volonté est l'appétit rationnel propre à l'homme, nous devons considérer ces actes en tant qu'ils sont volontaires. Ainsi nous traiterons : 1° du volontaire et del'involon taire en général, 2° des actes qui sont volontaires et qui émanent de la volonté parce qu'elle les produit immédiatement ; 3° des actes volontaires qui sont, en quelque sorte, commandés par la volonté parce qu'elle les produit au moyen des autres puissances. Et parce que les actes volontaires sont accompagnés de circonstances d'après lesquelles on les apprécie, nous parlerons d'abord du volontaire et ensuite des circonstances des actes dans lesquelles on trouve le volontaire et l'involontaire. — Touchant le volontaire et l'involontaire en général huit questions se présentent : 1" Le volontaire existe-t-il dans les actes humains? — 2° Le trouve-t-on chez les animaux? — 3° Le volontaire peut-il exister absolument sans acte? —4° Peut-on faire violence à la volonté? — 5° La violence produit-elle l'involontaire? — 6° La crainte? — 7" La concupiscence? — 8° L'ignorance le produit-elle?

ARTICLE I. — le volontaire existe-t-il dans les actes humains (1)?


(1) Si le volontaire n'existait pas dans les actions humaines, elles ne seraient ni louables ni blâmables. Cette première question est donc la base de la morale.

Objections: 1.. Il semble que le volontaire n'existe pas dans les actes humains. Car on appelle volontaire l'acte qui a son principe dans le sujet qui le produit, comme le disent saint Grégoire de Nysse (2), saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 24), et Aristote (Eth. lib. m, cap. 4). Or, le principe des actes humains n'est pas dans l'homme même, mais il est hors de lui; car l'appétit de l'homme est mis en action par l'objet désirable qui est en dehors de lui, et qui est comme un moteur qui n'est pas mù, selon l'expression d'Aristote (De anima, lib. m, text. 54). Donc le volontaire n'existe pas dans les actes humains.

(2) Ou plutôt Némésius, qui est le véritable auteur du livre (De nat. hominis, cap. 52) que saint Thomas cite ici.

2.. Aristote prouve (Phys. lib. viii, text. 28) qu'il n'y a pas dans les animaux d'acte ou de mouvement nouveau qui ne provienne d'un autre mouvement extérieur qui l'a précédé. Or, tous les actes de l'homme sont nouveaux, car il n'y en a pas un seul qui soit éternel. Donc le principe de tous les actes humains est en dehors de l'homme, et il n'y a pas en eux de volontaire.

3.. Celui qui agit volontairement peut agir par lui-même. Or, l'homme n'a pas la puissance d'agir ainsi. Car il est dit (Joan, xv, 5) : Sans moi vous ne pouvez rien faire. Donc il n'y a pas de volontaire dans les actes humains.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 24) appelle volontaire tout acte qui est une oeuvre raisonnable. Or, il y a des actes humains qui ont ce caractère. Donc ils sont volontaires.

CONCLUSION. — Puisque l'homme connaît la fin de ses actions et qu'il agit pour cette fin, ses actes sont volontaires.

Réponse Il faut répondre que le volontaire existe dans les actes humains. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence, il faut observer que le principe de certains actes ou mouvements est dans le sujet qui agit ou dans celui qui est mû, mais qu'il y a aussi des actes et des mouvements dont le principe est extérieur. Ainsi, quand une pierre s'élève en l'air, le principe de ce mouvement et en dehors d'elle, mais quand elle tombe à terre le principe de ce mouvement est en elle. Parmi les êtres qui sont mus par un principe intrinsèque, les uns se meuvent eux-mêmes, les autres ne se meuvent pas. Et comme tout agent meut, ou est mù pour une fin, comme nous l'avons dit (quest. i, art. i), lesôtres qui sont mus parfaitement par un prineipe intrinsèque sont ceux qui possèdent intrinsèquement un principe qui non-seulement les meut, mais qui les meut encore pour une fin. Or, pour faire quelque chose en vue d'une fin il faut qu'on ait une connaissance quelconque de cette fin. Ainsi donc, tout agent mù par un principe intrinsèque, qui a une connaissance quelconque de sa fin, possède par là même en lui le principe de ses actes non-seulement pour agir, mais encore pour agir en vue d'une fin. Au contraire, celui qui n'a aucune connaissance de sa fin, bien qu'il y ait en lui un principe d'action ou de mouvement, ne peut cependant lui-même agir ou se mouvoir conformément à sa fin. Il faut que le principe de son mouvement soit dans un autre être qui lui donne l'impulsion et qui le dirige vers sa fin. Alors on dit de ces êtres qu'ils ne se meuvent pas eux-mêmes, mais qu'ils sont mus par les autres. Quant à ceux qui connaissent leur fin, on dit qu'ils se meuvent, parce qu'ils ont en eux non-seulement le principe qui les fait agir, mais encore celui qui les fait agir pour une fin. C'est pourquoi comme leurs actions et leur but final procèdent également du même principe intrinsèque, on dit que leurs mouvements et leurs actes sont volontaires. Car le mot de volontaire implique un mouvement et un acte qui procèdent d'une inclination propre; par conséquent le volontaire, suivant la définition de Némésius, de saint Jean Damascène et d'Aristote (loc. cit. in arg.), suppose non-seulement un principe intérieur, mais encore la connaissance de la fin (1). Ainsi, comme l'homme connaît parfaitement la fin de ses actes et qu'il se meut lui-même, le volontaire existe tout particulièrement dans ses actes.

(1) Le volontaire demande donc deux choses, la connaissance de l'acte que l'on fait et de la fin pour laquelle on agit.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que tout principe n'est pas un principe premier. Ainsi donc, quoiqu'il soit dans la nature du volontaire d'avoir un principe intérieur, il n'est cependant pas contraire à sa nature que ce principe intrinsèque soit produit ou mù par un principe extérieur, parce qu'il n'est pas de l'essence du volontaire que son principe intrinsèque soit un principe premier. Il faut savoir aussi qu'il arrive que le principe d'un mouvement est un premier principe dans un genre, sans être pour cela un premier principe absolument. Par exemple, dans le genre des choses corruptibles la première cause corruptrice est le corps céleste, qui n'est cependant pas, absolument parlant, le premier moteur, puisqu'il est mû localement par un moteur qui est au-dessus de lui. Ainsi donc, le principe intrinsèque de l'action volontaire, qui est l'intelligence et la volonté, est un principe premier dans le genre du mouvement appétitif, quoiqu'il soit mû par un principe extérieur par rapport aux autres espèces demouvement.

2. Il faut répondre au second, que tout nouveau mouvement d'un animal provient d'un mouvement extérieur préalablement existant en deux sens : 1" En ce que le mouvement extérieur présente aux sens de l'animal un objet sensible dont la perception meut son appétit. Ainsi un lion voyant un cerf s'approcher, commence à se mouvoir lui-même vers lui'. 2° En ce que le corps de l'animal commence à éprouver naturellement une modification quelconque par l'effet d'un mouvement extérieur, tel que le froid ou le chaud. Or, quand le corps est modifié par le mouvement d'un corps extérieur, l'appétit sensitif, qui est une vertu de l'organe corporel, est par là même accidentellement impressionné. C'est ce qu'on voit lorsque, par suite du changement du corps, l'appétit est porté à désirer quelque chose. Mais cela ne détruit pas la nature du volontaire, comme nous venons de le dire dans la réponse précédente. Car ces mouvements, qui proviennent d'un principe extérieur, sont d'un autre genre.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu porte l'homme à agir non-seulement en proposant à ses sens un objet qui excite l'appétit ou en modifiant son corps, mais encore en mettant sa volonté même en mouvement; car tout mouvement de la volonté aussi bien que de la nature procède de lui comme du premier moteur. Et comme il n'est pas contraire à l'essence de la nature que son mouvement vienne de Dieu, comme du premier moteur, en ce sens qu'elle n'est qu'un instrument entre ses mains, de même il n'est pas contraire à l'essence du volontaire qu'il procède de Dieu, en ce sens que c'est Dieu qui meut la volonté. Néanmoins il est de l'essence du mouvement naturel et du mouvement volontaire en général d'émaner d'un principe intrinsèque.


ARTICLE II. — le volontaire existe-t-il chez les animaux ?


Objections: 1.. Il semble que le volontaire n'existe pas chez les animaux. Car le volontaire tire son nom de la volonté, et comme la volonté existe dans la raison , d'après ce que dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 42), il ne peut exister dans les animaux. Donc on ne trouve pas en eux le volontaire.

2.. Selon que les actes humains sont volontaires, on dit que l'homme est maître de ses actes. Or, les animaux ne sont pas maîtres de leurs actes ; car, suivant saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 27), ils ne se meuvent pas, mais ils sont mus. Donc le volontaire n'existe pas dans les animaux.

3.. Saint Jean Damascène dit au même endroit que la conséquence des actes volontaires c'est la louange ou le blâme. Or, les actes des animaux ne méritent ni louange, ni blâme. Donc il n'y a pas en eux de volontaire.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 4) que le volontaire est commun aux enfants et aux animaux. Némésius (De nat. hom. cap. 32) et saint Jean Damascène sont du même avis.

CONCLUSION. — Le volontaire n'existe d'une manière parfaite que dans les hommes qui ont une connaissance parfaite de la tin de leurs actes, et il n'existe dans les animaux que d'une manière imparfaite.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), le volontaire exige essentiellement que le principe de l'acte soit intérieur et qu'il soit accompagné d'une certaine connaissance de la fin pour laquelle on agit. Or, on peut connaître sa fin de deux manières : parfaitement et imparfaitement. La connaissance de la fin est parfaite quand on perçoit non-seulement l'objet final, mais encore la nature de cet objet et le rapport qu'il y a entre les moyens et la fin. Cette connaissance ne peut convenir qu'à la créature raisonnable. La connaissance imparfaite de la fin ne consiste que dans la perception de son objet, sans que l'on connaisse la nature même de cet objet et le rapport qu'il y a entre l'acte et sa fin. Cette connaissance existe chez les animaux qui n'ont d'autres lumières que celles des sens et de leur instinct naturel. Le volontaire parfait est donc la conséquence de la connaissance parfaite qu'on a de la fin. Ainsi il existe quand après avoir perçu la fin, on peut, en délibérant sur la fin elle-même et sur les moyens qui s'y rapportent, prendre le parti de tendre à cette fin ou de n'y tendre pas. Le volontaire imparfait est une conséquence de la connaissance imparfaite de la fin, en ce sens que celui qui perçoit la fin se porte alors subitement vers elle sans délibérer. Par conséquent le volontaire parfait ne peut exister que dans une créature raisonnable, tandis que le volontaire imparfait se trouve chez les animaux.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté désigne l'appétit rationnel, et que pour ce motif elle ne peut exister dans les êtres privés de raison ; mais que le volontaire tire son nom de la volonté, et qu'on peut se servir de ce mot pour tous les êtres qui participent à la volonté et qui en possèdent au moins la ressemblance ou l'image. C'est en ce sens qu'on l'attribue aux animaux, parce qu'ils sont mus vers leur fin par une connaissance quelconque.

2. Il faut répondre au second, que l'homme est maître de ses actes par là même qu'il délibère sur ce qu'il doit faire. Car la raison qui délibère pouvant choisir entre les contraires, la volonté peut aussi se porter vers l'un et l'autre. Mais ce n'est pas en ce sens que le volontaire existe chez les animaux , comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la louange et le blâme sont une conséquence du volontaire à l'état parfait, mais qu'il n'existe pas de cette manière dans les animaux.


ARTICLE III. — LE VOLONTAIRE PEUT-IL EXISTER SANS AUCUN ACTE (1)?


(1) Los simples omissions sont coupables. L'Ecriture les condamne dans une foule d'endroits. Il n'en serait pas ainsiti le volontaire ne pouvait exister sans acte intérieur ou extérieur.

Objections: 1.. Il semble que le volontaire ne puisse exister sans acte. Car on appelle volontaire ce qui vient de la volonté. Or, rien ne peut venir de la volonté que par un acte, du moins par un acte de la volonté elle-même. Donc le volontaire ne peut exister sans acte.

2.. Comme l'acte de la volonté fait qu'on dit qu'une personne veut, de même, quand cet acte cesse, on dit qu'elle ne veut pas. Or, le manque de volonté produit l'involontaire qui est opposé au volontaire. Donc le volontaire ne peut exister du mêment où l'acte de la volonté cesse.

3.. La connaissance est de l'essence du volontaire, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, la connaissance provient d'un acte. Donc le volontaire ne peut exister sans un acte.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. On appelle volontaire l'acte dont nous sommes maîtres. Or, nous sommes les maîtres d'agir ou de ne pas agir, de vouloir et de ne pas vouloir. Donc comme le volontaire consiste à agir et à vouloir, il consiste de mêmeà ne pas agir et à ne pas vouloir.

CONCLUSION. — Le volontaire peut exister quelquefois sans acte extérieur avec un acte intérieur, comme quand on veut ne pas agir; quelquefois il peut aussi exister sans acte intérieur, comme quand on ne veut pas.

Réponse Il faut répondre qu'on appelle volontaire ce qui procède de la volonté. Or, une chose peut procéder d'une autre de deux manières : 1° Directement, comme quand elle procède de quelqu'un en tant qu'agent. C'est ainsi que l'échauffementestproduitpar la chaleur. 2° Indirectement, quand elle procède d'un être qui n'agit pas. Ainsi le naufrage d'un vaisseau provient du pilote qui a cessé de le gouverner. Mais il est à remarquer que la conséquence du défaut d'action ne se rapporte pas toujours à l'agent qui n'agit pas comme à sa cause ; elle ne se rapporte à lui que quand il peut et qu'il doit agir (2). Car si un pilote ne pouvait pas diriger son navire, ou si le gouvernement du navire ne lui avait pas été confié, on ne lui imputerait pas le naufrage qui aurait eu lieu pendant son absence. Ainsi donc, la volonté pouvant, par son vouloir et son action, empêcher le défaut de vouloir et d'action et devant même le faire quelquefois, ce défaut de vouloir et d'action lui est imputable, parce qu'il est son fait. On voit par laque le volontaire peut exister sans acte. Quelquefois il existe sans acte extérieur, mais avec un acte interne, comme quand un homme veut ne pas agir ; d'autres fois il existe aussi sans acte interne, comme quand on ne veut pas.

(2) Il n'y a de responsabilité que dans cette circonstance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on appelle volontaire non-seulement ce qui procède de la volonté directement selon qu'elle agit, mais encore ce qui en procède indirectement selon qu'elle n'agit pas.

2. Il faut répondre au second, que le non-vouloir (non velle) se prend en deux sens. 1° On l'emploie comme s'il ne formait qu'un mot, comme l'inii-nitif du verbe nolo, je ne veux pas. Ainsi quand je dis je ne veux pas lire, ces paroles signiiientje veux ne pas lire; par conséquent ne pas vouloir lire signifie vouloir ne pas lire. En ce sens le non-vouloir produit l'involontaire (1). 2° On l'emploie dans la rigueur du terme, et en ce cas on n'affirme aucun acte de la volonté. Alors le non-vouloir ne produit pas l'involontaire (2).

(1) Dans ce cas il y a un refus formel.

(2) Il y a alors une abstention purement négative.

3. 11 faut répondre au troisième, que l'acte de la connaissance est nécessaire au volontaire de la même manière et au même titre que l'acte de la volonté, c'est-à-dire qu'il faut que l'individu ait le pouvoir de connaître, de vouloir et d'agir ; par conséquent, comme ne pas vouloir ou ne pas faire une chose, dans un temps où on y est obligé, est un acte volontaire, de même c'est une chose volontaire de ne pas faire attention à une chose quand il importe de l'observer (3).

(3) Il est à remarquer que pour qu'il y ait volontaire saint Thomas exige qu'on ait pu s'abstenir de faire l'action qu'on a faite , et qu'on ait été tenu de s'en abstenir ou d'éviter l'occasion dont on prévoyait le mauvais effet.


ARTICLE IV. — PEUT-ON FAIRE VIOLENCE A LA VOLONTÉ (4)?


(4) Cet article a pour but de bien faire connaître la nature du volontaire, afin qu'on se forme une juste idée des causes qui peuvent le modifier, parce que c'est de là qu'il faut partir pour apprécier la valeur morale des actes.

Objections: 1.. Il semble qu'on puisse faire violence à la volonté. Car tout être peut être contraint par un être plus puissant que lui. Or, il y a un être supérieur à la volonté humaine, et cet être est Dieu. Donc la volonté de l'homme peut être contrainte au moins par Dieu.

2.. Tout être passif est violenté par l'être actif qui a le pouvoir de le modifier. Or, la volonté est une puissance passive -, car elle est un moteur qui est mù, comme le dit Aristote. Donc, puisqu'elle est mue quelquefois par un être actif, il semble qu'elle soit quelquefois contrainte.

3.. Un mouvement violent est un mouvement contre nature. Or, le mouvement de la volonté est quelquefois contre nature; ainsi le mouvement qui la porte à pécher est un mouvement contre nature, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iv, cap. 21). Donc le mouvement de la volonté peut être contraint.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. v, cap. 10) : Quand une chose se fait volontairement, elle ne se fait pas nécessairement. Or, tout ce qui est contraint se fait nécessairement. Donc ce qui est volontaire ne peut pas être contraint, et par conséquent la volonté ne peut pas être forcée à agir.

CONCLUSION. — Il est impossible que la volonté'soit violentée à l'égard de son acte propre qui est la volition, mais elle peut l'être à l'égard des actes commandés qu'elle exécute par l'intermédiaire des autres facultés, car en ce sens elle peut être empêchée d'agir par une cause extérieure.

Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes d'actes volontaires : l'un qui est immédiat et qui émane de la volonté, comme la volition ; l'autre qui est commandé par elle etqu'elle exécute par le moyen d'une autre puissance. Ainsi marcher, parler, sont des actes que la volonté commande et qu'elle exécute par l'intermédiaire d'une puissance motrice. Par rapport aux actes qu'elle commande, la volonté peut être violentée, en ce sens que la violence peut empêcher les membres extérieurs d'exécuter ses ordres. Mais pour l'acte propre de la volonté on ne peut pas le violenter (i). La raison en est que l'acte de la volonté n'est rien autre chose qu'une inclination qui procède d'un principe interne qui a connaissance de sa fin, comme l'appétit naturel est une inclination d'un principe interne qui n'a pas cette connaissance. Ce qui est contraint ou violenté procédant d'un principe extérieur, il est donc contraire à l'essence de l'acte même de la volonté d'être contraint ou violenté, comme il répugne à l'essence de l'inclination naturelle ou du mouvement d'une pierre de s'élever en l'air. On peut bien par violence jeter une pierre en l'air, mais ce mouvement forcé ne peut provenir de son inclination naturelle. De même on peut bien traîner un homme par violence, mais ce qui émane de sa volonté ne peut pas être violenté ; l'association de ces deux idées répugne.

(1) Ainsi la violence ne peut atteindre les actes intérieurs de la volonté, elle nt- pCut atteindre que ses actes extérieurs.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu, qui est plus puissant que la volonté humaine, peut la mouvoir comme il lui plaît, selon ces paroles des Proverbes (Prov. xxi, 1) : Le coeur du roi est dans la main de Dieu, et il le tournera partout où il voudra. Mais si Dieu disposait ainsi de la volonté par violence, l'homme n'agirait plus volontairement. Ce ne serait pas la volonté qui serait mue, mais quelque chose qui lui est contraire.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'y a pas toujours violence quand l'être passif est modifié par l'être actif, mais qu'il n'y a violence que quand cela se fait contrairement à l'inclination intérieure de l'être passif. Autrement tous les changements et toutes les générations des corps simples seraient violentes et opposées à la nature, tandis qu'elles sont naturelles parce que la matière ou le sujet est intérieurement apte par nature à recevoir ces modifications. De même quand la volonté est mue par un objet qu'elle désire d'après sa propre inclination, ce mouvement n'est pas violent, mais il est volontaire.

3. Il faut répondre au troisième, que l'objet vers lequel se porte la volonté en péchant, bien qu'il soit mauvais et qu'en réalité il soit contraire à la raison, cependant elle s'y attache comme à une chose bonne qui convient à sa nature, parce qu'il flatte l'homme en délectant ses sens ou en satisfaisant quelque habitude mauvaise qu'il a contractée.


ARTICLE V. —- LA VIOLENCE PEND-ELLE LES ACTES INVOLONTAIRES (2) ?


(2) Quand on résiste à la violence autant qu'on le peut, l'acte est involontaire, et il n'est pas imputable.

Objections: 1.. Il semble que la violence ne rende pas les actes involontaires. Car le volontaire et l'involontaire se rapportent à la volonté. Or, on ne peut faire violence à la volonté, comme nous venons de le prouver (art. préc). Donc la violence ne peut produire l'involontaire.

2.. Ce qui est involontaire cause de la tristesse, comme le disent saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 21) et Aristote (Eth. lib. m, cap. 1). Or, on souffre quelquefois violence sans que pour cela on soit triste. Donc la violence ne produit pas l'involontaire.

3.. Ce qui émane de la volonté ne peut pas être involontaire. Or, il y a des choses violentes qui viennent de la volonté, comme, par exemple, quand on meut le corps chargé d'un lourd fardeau, et quand on plie ses membres d'une manière opposée à leur flexibilité naturelle. Donc la violence ne produit pas l'involontaire.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène et Aristote disent (toc. cit. in arg.) que la violence rend l'acte involontaire.

CONCLUSION. — Puisque la violence part d'un principe extrinsèque, tandis que le volontaire comme le naturel procède d'un principe intrinsèque, il est nécessaire que la violence produise l'involontaire.

Réponse Il faut répondre que la violence est directement opposée au volontaire aussi bien qu'au naturel. Car le volontaire et le naturel procèdent l'un et l'autre d'un principe interne, tandis que la violence procède d'un principe extrinsèque. C'est pourquoi comme dans les êtres dépourvus de connaissance la violence produit quelque chose de contraire à la nature, de même dans les êtres intelligents elle produit quelque chose de contraire à la volonté. Ainsi comme on dit que ce qui est contre nature n'est pas naturel, de même on dit que ce qui est contre la volonté est involontaire ; par conséquent la violence rend les actes involontaires.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'involontaire est opposé au volontaire. En effet, nous avons dit (art. préc.) qu'on appelle volontaire non-seulement l'acte qui procède immédiatement de la volonté, mais encore celui que la volonté commande. Quant à l'acte qui procède immédiatement delà volonté, nous avons vu (art. préc.) qu'on ne peut faire violence à la volonté, mais qu'il n'en est pas de même à l'égard de l'acte commandé (1), et c'est précisément par rapport à cet acte que la violence produit l'involontaire.

(1) Ces actes extérieurs que la violence arrache uc sont point du tout volontaires, du mêment qu'on n'y consent pas.

2. Il faut répondre au second, que comme on appelle naturel ce qui est conforme à l'inclination de la nature, de même on appelle volontaire ce qui est conforme à l'inclination de la volonté. Or, on dit qu'une chose est naturelle de deux manières. l°Elle est naturelle parce qu'elle vient de la nature comme de son principe actif; ainsi il est naturel au feu d'échauffer. 2° Elle l'est selon son principe passif, parce qu'il y a en elle l'inclination innée qui la rend apte à recevoir d'un principe extrinsèque son action. Ainsi on dit que le mouvement du ciel est naturel, parce que le corps céleste est naturellement apte à recevoir ce mouvement, quoique le moteur soit volontaire. De même on dit qu'une chose est volontaire de deux manières : i° activement, comme quand on veut faire quelque chose ; 2° passivement, comme quand on veut supporter ou souffrir une chose d'un autre. Conséquemment quand un être est soumis à l'action d'une puissance supérieure, et que sa volonté se soumet à l'influence que cette puissance exerce sur lui, il n'est pas alors absolument violenté, parce que bien que celui qui est passif ne soit pas l'auteur positif de l'action, par là même qu'il s'y soumet et qu'il y consent on ne peut pas dire que cet acte soit involontaire.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. viii, text. 27), le mouvement physique par lequel un animal se meut contrairement à l'inclination naturelle de son corps, bien qu'il ne soit pas naturel au corps, est cependant naturel à l'animal ; car il est naturel à ce dernier de se mouvoir conformément à ses appétits. C'est pourquoi ces actes ne sont pas absolument contraints ; ils ne le sont que sous un rapport. De même on doit dire que quand quelqu'un replie ses membres contrairement à leur disposition naturelle, cet acte est violent relativement, c'est-à-dire par rapport au membre sur lequel on l'exerce, mais il ne l'est pas absolument, c'est-à-dire par rapport à l'homme lui-même.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.5 a.8