I-II (trad. Drioux 1852) Qu.6 a.6
(1) La crainte ne détruisant pas le volontaire ne détruit pas non plus le libre arbitre. Elle n'excuse donc pas absolument de péché par elle-même, mais elle en excuse quelquefois par accident: par exemple quand elle trouble complètement la raison, ou quand le danger est si grave que la loi cesse d'obliger.
Objections: 1.. Il semble que la crainte produise absolument l'involontaire. Car comme la violence se rapporte à ce qui est présentement contraire à la volonté, de même la crainte se rapporte au mal futur qui répugne à cette même faculté. Or, la violence produit absolument l'involontaire. Donc la crainte le produit aussi.
2.. Ce qui a par soi-même un certain caractère le conserve, même quand on y ajoute autre chose. Ainsi ce qui est chaud par soi-même reste néanmoins toujours chaud, peu importe à quel être on l'adjoigne. Or, ce que l'on fait par crainte est par soi-même involontaire. Donc Faction reste telle quand la crainte survient.
3.. Ce qui existe d'une manière conditionnelle existe d'une manière relative, et ce qui n'existe pas conditionnellement existe d'une manière absolue. Ainsi ce qui est conditionnellement nécessaire est nécessaire relativement, et ce qui est nécessaire absolument l'est simplement, sans aucune condition. Or, la chose que l'on fait par crainte est involontaire absolument; et elle ne peut être volontaire que sous condition, c'est-à-dire pour éviter le mal que l'on craint. Donc ce qu'on fait par crainte est simplement involontaire.
En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius (De nat. hom. cap. 30) et Aristote (Eth. lib. m, cap. 1) disent que les choses que l'on fait par crainte sont plus volontaires qu'involontaires.
CONCLUSION. — Ce que l'on fait par crainte est volontaire simplement, et involontaire sous un rapport.
Réponse Il faut répondre que, comme le disent Aristote et Némésius (loc. cit.), les choses que l'on fait par crainte sont volontaires en un sens et involontaires dans un autre (2). Car les choses que l'on fait par crainte ne sont pas volontaires, considérées en elles-mêmes; mais elles sont volontaires dans les circonstances où l'on se trouve, car elles ont pour objet d'éviter le mal que l'on redoute. Mais en approfondissant bien cette question, on trouvera qu'elles sont plutôt volontaires qu'involontaires ; car elles sont volontaires absolument, tandis qu'elles sont involontaires relativement. En effet, on dit qu'une chose existe absolument selon ce qu'elle est en acte, mais clic n'existe que relativement selon ce qu'elle est dans la pensée. Or, ce qu'on fait par crainte existe en acte, puisqu'on le fait. Car les actes se rapportent au particulier, et ce qu'il y a de particulier est soumis aux conditions du temps et de l'espace. C'est pourquoi ce qui se fait est en acte selon qu'il existe dans le temps et l'espace et sous d'autres conditions individuelles. Ainsi les choses qu'on fait par crainte sont volontaires quand on les considère par rapport au lieu et au mêment où elles se sont passées c'est-à-dire comme un obstacle à un mal plus grand que l'on redoutait. Par exemple, jeter ses marchandises à la mer est un acte volontaire dans le temps de la tempête, à cause de la crainte du danger. D'où il est manifeste qu'une pareille action est absolument volontaire. Elle a d'ailleurs tout ce qui constitue l'essence du volontaire, puisque son principe est intérieur. Mais si vous venez à considérer ce que l'on fait par crainte en dehors des circonstances où cette action s'accomplit, ce n'est plus alors qu'une chose qui n'existe que dans votre esprit. L'acte répugne dans ce cas à la volonté; c'est pourquoi on peut dire qu'il est involontaire sous un rapport, c'est-à-dire que la volonté ne l'aurait pas consenti dans d'autres circonstances.
(2) Il y a même des circonstances où elles ne sont point du tout involontaires. C'est ce qui arrive quand l'acte qu'on fait par crainte est bon en lui-même, comme celui qui observe la loi par la crainte de l'enfer. Il n'y a rien d'involontaire dans cet acte, parce que dans ce cas on ne conserve pas d'affection pour le péché, et on ne regrette pas de ne pouvoir le commettre.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses que l'on fait par crainte et par force ne diffèrent pas seulement en ce que l'une regarde le présent et l'autre l'avenir, mais elles diffèrent encore en ce que la volonté ne consent point à ce qui est fait par la violence : ces choses sont au contraire absolument opposées à son mouvement, tandis que ce que l'on fait par crainte est volontaire. C'est pourquoi le mouvement de la volonté se porte vers ces choses, non pour elles-mêmes, à la vérité, mais pour un autre but, qui consiste à repousser le mal que l'on redoute. En effet, il suffit pour l'essence du volontaire qu'on veuille une chose à cause d'une autre. Car le volontaire n'existe pas seulement quand nous voulons finalement une chose pour elle-même, mais il existe encore quand nous la voulons pour une autre qui est notre but. Il est donc évident que la volonté inté-rie ire n'a aucune part à ce qui est fait par violence, tandis qu'elle agit à l'égard de ce que l'on fait par crainte. C'est pour cette raison, comme le dit Némésius (loc. sup. cit.), qu'afln d'exclure ce qu'on fait par crainte, non-seulement on dit en définissant la violence que c'est un acte dont le principe est extérieur, mais on ajoute encore que l'être qui le subit n'y a aucune part, parce que la volonté de celui qui est saisi par la crainte entre pour quelque chose dans les actes qu'il produit sous cette impression.
2. Il faut répondre au second, que les accidents absolus, comme le chaud et le froid, subsistent tels, quel que soit l'accessoire qui vienne s'y ajouter; mais les accidents relatifs varient suivant le rapport qu'ils ont avec les divers objets auxquels on les compare. Ainsi ce qui est grand par rapport à un objet est petit par rapport à un autre. Or, on dit qu'une chose est volontaire, non-seulement d'une manière absolue et à cause d'elle-même, mais encore d'une manière relative et par rapport à une autre. C'est pourquoi rien n'empêche qu'une chose qui ne serait pas volontaire, considérée en elle-même, le devienne, considérée par rapport à une autre.
3. Il faut répondre au troisième, que les choses qu'on fait par crainte sont volontaires sans condition, c'est-à-dire suivant ce qu'elles sont en acte, mais elles sont involontaires sous condition, c'est-à-dire dans le cas où la crainte n'existerait plus. Ce raisonnement mène par conséquent plutôt à la conclusion opposée.
(1) Saint Thomas ne parle ici que du volontaire proprement dit. Car s'il s'agissait de ce que les théologiens appellent le volontaire parfait ou le libre arbitre, il faudrait reconnaître que la concupiscence le détruit quelquefois totalement (par exemple, quand elle est si violente qu'elle trouble complètement la raison), et qu'en général elle l'affaiblit, parce qu'elle l'empêche de délibérer arec la même impartialité entre deux déterminations contraires.
Objections: 1.. Il semble que la concupiscence produise l'involontaire. Car comme la crainte est une passion, de même aussi la concupiscence. Or, la crainte produit l'involontaire d'une certaine manière. Donc également la concupiscence.
2.. Comme l'homme timide agit par crainte contrairement à ce qu'il se proposait, de même le continent agit ainsi par suite de sa concupiscence. Or, la crainte produit l'involontaire d'une certaine manière. Donc aussi la concupiscence.
3.. La connaissance est nécessaire au volontaire. Or, la concupiscence altère la connaissance. Car Aristote dit [Eth. lib. vi, cap. 5) que la délectation ou la concupiscence de la délectation altère la prudence. Donc la concupiscence produit l'involontaire.
En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. h, cap. 24) : Ce qui est involontaire mérite compassion et indulgence, et on le fait avec tristesse. Or, aucun de ces caractères ne convient à ce qu'on fait par concupiscence. Donc la concupiscence ne produit pas l'involontaire.
CONCLUSION. — On appelle volontaire l'acte vers lequel se porte la volonté ; la concupiscence ne détruit donc pas l'involontaire, mais elle augmente plutôt le volontaire.
Réponse Il faut répondre que la concupiscence ne produit pas l'involontaire, mais qu'elle augmente plutôt le volontaire (\). Car on dit qu'une chose est volontaire quand la volonté se porte vers elle. Or, la volonté est portée par la concupiscence à vouloir ce qu'elle désire. C'est pourquoi la concupiscence est plutôt cause du volontaire que de l'involontaire.
(1) Parce que quand nous voulons une cliosc nous la désirons avec d'autant plus d'énergie.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte se rapporte au mal et la concupiscence au bien. Or, le mal est par lui-même contraire à la volonté, tandis que le bien lui est conforme. C'est ce qui fait que la crainte produit l'involontaire plutôt que la concupiscence.
2. Il faut répondre au second, qu'à l'égard des choses qu'on fait par crainte il y a toujours dans la volonté une certaine répugnance pour ces choses considérées en elles-mêmes; mais à l'égard de ce qu'on fait par concupiscence, lorsqu'on est incontinent par exemple, la volonté première qui repoussait ces choses n'existe plus, mais elle, est changée, au point de vouloir ce qu'antérieurement elle repoussait. C'est pourquoi ce qu'on fait par crainte est involontaire sous un rapport, tandis que ce qu'on fait par concupiscence ne l'est d'aucune manière. Car l'incontinent agit contrairement à ce qu'il se proposait auparavant, mais non contrairement à ce qu'il veut maintenant, tandis que l'homme timide agit contre ce qu'il a absolument l'intention de faire pour le mêment.
3. Il faut répondre au troisième, que si la concupiscence détruisait entièrement la connaissance, comme il arrive à l'égard de ceux qu'elle rend fous, il s'ensuivrait qu'elle enlèverait le volontaire, et cependant l'acte qu'elle produirait ne serait pas involontaire, à proprement parler, parce que dans les êtres qui n'ont pas l'usage de la raison, il n'y a ni volontaire, ni involontaire. Mais quelquefois, dans les choses qu'on fait par concupiscence, la connaissance n'est pas totalement détruite, parce que la faculté de connaître subsiste, seulement on n'en fait pas usage dans la circonstance particulière où l'on agit de la sorte. Or, l'acte que Ton fait alors n'en est pas moins volontaire (2), parce qu'il est toujours au pouvoir delà volonté de ne pas agir et de ne pas vouloir, et que, malgré ce défaut d'attention ou de connaissance, la volonté peut toujours résister à la passion, comme nous le verrons plus loin (quest. lxxix, art. 6 et 7).
(2) Il peut ôtrc au moins volontaire dans sa cause.
(1) Cette question est très-importante, car il est bien nécessaire en morale de savoir jusqu'à quel point l'ignorance excuse.
Objections: 1.. Il semble que l'ignorance ne produise pas l'involontaire. Car ce qui est involontaire mérite d'être pardonné, selon saint Jean Damascène (De fui. orth. lib. ii, cap. 24). Or, quelquefois ce qu'on fait par ignorance n'est pas digne de pardon, suivant ces paroles de saint Paul (I. Cor. xiv, 38) : Si on ignore Dieu, on sera ignoré de lui. Donc l'ignorance ne produit pas l'involontaire.
2.. Tout péché suppose l'ignorance, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. xiv, 22) : Ils errent ceux qui font le mal. Si donc l'ignorance produisait l'involontaire, il s'ensuivrait que tout péché serait involontaire; ce qui est contraire au sentiment de saint Augustin, qui dit que tout péché est volontaire (Hetraci. lib. î, cap. 15).
3.. Ce qui est involontaire est accompagné d'un sentiment de tristesse, suivant saint Jean Damascène (loc. cit.). Or, on fait par ignorance des choses dont on n'a aucun chagrin ; comme quand on tue un ennemi qu'on cherche à tuer en pensant tuer un cerf. Donc l'ignorance ne produit pas l'involontaire.
En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène (toc. cit.) et Aristote disent (Eth. lib. m, cap. 1) qu'il y a des actes involontaires par ignorance.
CONCLUSION. — L'ignorance des choses qu'on est tenu de savoir produit le volontaire simplement, mais non l'involontaire; l'ignorance qui accompagne l'acte de la volonté de telle sorte qu'on ferait toujours la chose, même si on la connaissait, produit le non-volontaire; enfin l'ignorance qui est cause qu'on veut ce qu'on ne voudrait pas sans elle, produit simplement l'involontaire.
Réponse Il faut répondre que l'ignorance peut produire l'involontaire, par la raison qu'elle enlève la connaissance qui est requise pour le volontaire, comme nous l'avons dit (art. 2). Mais toute espèce d'ignorance ne détruit pas cette connaissance. C'est pourquoi il faut observer que l'ignorance se rapporte à l'acte de la volonté de trois manières. Elle lui est 1° concomitante, 2° conséquente, 3° antécédente. Elle est concomitante quand elle porte sur la chose que l'on fait, de telle sorte cependant qu'on ferait toujours l'action si l'ignorance venait à être dissipée. En ce cas l'ignorance ne porte pas à vouloir faire ce que l'on fait, mais il arrive tout à la fois qu'on fait une chose et qu'on l'ignore, comme dans l'exemple que nous avons déjà cité, quand quelqu'un veut tuer son ennemi, et qu'il le tue, tout en pensant tuer un cerf. Cette ignorance ne produit pas l'involontaire, comme dit Aristote (Eth.ïïb. m, cap. 1), parce qu'elle ne produit pas quelque chose qui répugne à la volonté. Mais elle produit le non-volontaire (2), parce qu'on ne peut vouloir en acte ce qu'on ignore. 2° Elle est conséquente par rapport à la volonté, en ce sens qu'elle est elle-même volontaire. Il peut en être ainsi de deux manières, selon les deux sortes de volontaire que nous avons distinguées (art. 3 ad 1). Ainsi 1° l'ignorance peut être positivement volontaire, comme quand on veut ignorer afin d'excuser son péché ou de n'avoir pas de raison pour y renoncer, selon ces paroles de Job (Job, xxi, 14) : Nous ne voulons pas connaître vos voies. C'est ce qu'on appelle l'ignorance affectée (3). 2° On appelle ignorance volontaire celle qui a pour objet ce qu'on peut et ce qu'on doit savoir; car ne pas faire et ne pas vouloir sont des choses volontaires, comme nous l'avons dit (art. 3). Cette seconde sorte d'ignorance existe, soit quand on ne considère pas actuellement ce que l'on peut et ce que l'on doit considérer; c'est l'ignorance de mauvaise élection qui provient soit de la passion ou de l'habitude, soit de ce qu'on ne prend pas soin d'acquérir les connaissances qu'on doit avoir. En ce sens, l'ignorance des principes généraux du droit que chacun est tenu de connaître est volontaire, parce qu'elle provient de la négligence (1). L'ignorance étant volontaire de toutes ces manières, elle ne peut produire l'involontaire absolument, mais elle le produit cependant sous un rapport, en ce sens qu'elle précède le mouvement de la volonté et qu'elle lui fait faire ce qu'elle ne ferait pas si elle était éclairée. 3° L'ignorance est antécédente à la volonté quand elle n'est pas volontaire et qu'elle est cependant cause qu'on veut ce que sans elle on n'aurait pas voulu ; comme quand un homme ignore la circonstance d'un acte qu'il n'était pas tenu de connaître, et que par suite de cette ignorance il fait ce qu'il n'aurait pas fait. C'est ce qui arrive, par exemple, quand quelqu'un, après avoir pris toutes les précautions possibles, sans avoir vu un individu qui passait par un chemin vient à le percer d'une flèche et à lui donner la mort. Cette ignorance produit l'involontaire absolument.
(2) Lc non-volontaire, c'est-à-dire le volontaire négatif.
(3) Dans ce cas l'acte n'eu est que plus coupable.
(1) Dans cette circonstance l'ignorance est vin-cible. Les théologiens appellent ainsi toute ignorance (nie l'on peut moralement surmonter eu recourant aux moyens ordinaire», et quand la négligence qui est cause de celte ignorance est une négligence grave, on dit que l'ignorance est crasse ou (jiossière.
Solutions: 1. et 2. Par là, la réponse aux objections est évidente. Car le premier argument part de l'ignorance des choses qu'on est tenu de savoir-, le second, de l'ignorance d'élection, qui est volontaire sous un rapport, comme nous l'avons dit (in corp. art.) ; le troisième, de l'ignorance concomitante.
Après avoir parlé du volontaire et de l'involontaire, nous avons maintenant à nous occuper des circonstances des actes humains. — A cet égard il y a quatre questions à examiner : 1° Qu'est-ce qu'une circonstance ? — 2" La théologie doit-elle s'occuper des circonstances qui se rapportent aux actes humains ? — 3° Combien y a-t-il de circonstances ? — 4° Quelles sont celles qu'on doit regarder comme les circonstances principales ?
Objections: 1.. Il semble que la circonstance ne soit pas un accident de l'acte humain. Car Cicéron û\i(De invent. lib. i) que la circonstance est ce qui donne dans le discours de la force et du poids au raisonnement. Or, le discours donne de la force au raisonnement, surtout par ce qui touche à la substance de la chose, comme la définition, le genre et l'espèce et tous les autres lieux d'après lesquels Cicéron (in Top.) apprend l'orateur à argumenter. Donc la circonstance n'est pas un accident de l'acte humain.
2.. Le propre de l'accident c'est d'être dans le sujet (inesse). Or, la circonstance (quod circumstat) n'est pas dans le sujet, mais elle est plutôt en dehors. Donc les circonstances ne sont pas des accidents des actes humains.
3.. Un accident ne peut être l'accident d'un autre. Or, les actes humains sont eux-mrmes des accidents. Donc les circonstances de ces actes n'en sont pas des accidents.
En sens contraire, Mais c'est le contraire. On dit que les conditions particulières d'un objet individuel sont des accidents qui l'individualisent. Or, Aristote appelle (Eth. lib. iri, cap. 4) les circonstances des particularités, c'est-à-dire les conditions particulières de chaque acte. Donc les circonstances sont les accidents individuels des actes humains.
CONCLUSION. — On dit qu'une chose en environne (circumstarc) une autre quand elle lui est extérieure, mais que cependant elle la touche ; c'est donc avec raison qu'on dit que les circonstances des actes humains sont leurs accidents.
Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Periher. lib. i, cap. 4), les noms étant les signes des idées, il est nécessaire que le langage procède de la même manière que l'esprit. Or, notre esprit va du plus connu au moins connu ; c'est pourquoi, parmi nous, nous empruntons aux choses les plus connues des noms dont nous transportons la signification pour leur faire exprimer des choses qui le sont moins. De là il arrive que, selon la remarque d'Aristote (Met. lib. x, text. 43 et 44), on a emprunté aux choses locales le mot de distance pour l'appliquer ensuite à tous les objets qui sont contraires. De même nous nous servons des mots qui expriment le mouvement local pour exprimer les autres mouvements, parce que les corps qui sont circonscrits localement sont ce que nous connaissons le mieux. Pour la même raison le mot circonstance a été pris des choses locales pour être appliqué aux actes humains. Or, pour les choses matérielles, on dit qu'un objet en environne (circumstat) un autre quand il est en dehors, et que néanmoins il le touche ou s'en approche localement. C'est pourquoi toutes les conditions qui sont en dehors de la substance de l'acte, mais qui cependant l'atteignent de quelque manière, reçoivent le nom de circonstances (1). Et comme ce qui est en dehors de la substance d'une chose, tout en appartenant à son sujet, porte le nom d'accident, il s'ensuit que les circonstances des actes humains en sont des accidents.
(1) Pour qu'une circonstance soit morale, il faut qu'elle touche à l'acte moralement ; toute circonstance qui ne l'affecte que physiquement est purement matérielle. Par exemple, qu'en faisant l'aumône on donne de l'or ou de l'argent, que re soit le soir ou le matin, voilà des circonstances purement matérielles. La théologie ne s'occupe que des circonstances qui touchent à la moralité de l'action.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le discours donne de la force à l'argument, d'abord par la substance même de l'acte, et secondairement par ses circonstances. Ainsi un homme mérite d'abord d'être mis en accusation pour avoir fait un homicide, et il le mérite secondairement pour l'avoir fait soit avec dol, soit par l'appât de l'argent, soit dans un temps ou dans un lieu saint, soit dans toute autre circonstance. C'est une distinction que doit faire l'orateur, parce que la circonstance donne dans le discours de la force à l'argumentation, selon qu'elle agit sur l'acte secondairement.
2. Il faut répondre au second, qu'un accident peut exister de deux manières. 4°Il peut être inhérent au sujet; c'est ainsi qu'on dit que le blanc est un accident de Socrate. 2° Il peut exister simultanément avec un autre dans un même sujet; c'est ainsi qu'on dit que le blanc est l'accident d'un musicien, quand ces deux qualités se conviennent et qu'elles se rencontrent dans le même être. C'est de cette manière qu'on dit que les circonstances des actes en sont les accidents.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous venons de le dire (in solut. prec), un accident est l'accident d'un autre quand ils existent dans le même sujet, et cela peut arriver de deux manières : 4° quand les deux accidents se rapportent à un même sujet sans être subordonnési'unàl'autre ; c'est ainsi que le blanc et le musicien se rapportent à Socrate; 2° quand ces deux accidents sont subordonnés, comme quand un sujet reçoit un accident par le moyen d'un autre ; c'est ainsi que le corps reçoit la couleur par le moyen de la surface. En ce cas on dit que le dernier accident est inhérent à l'autre ; car nous disons que la couleur est inhérente à la surface. Or, les circonstances se rapportent à l'acte de ces deux manières. Car, parmi les circonstances qui se rapportent à l'acte, il y en a qui appartiennent à l'agent sans le concours de l'acte, comme le lieu et la condition de la personne, et il y en a qui s'y rapportent par l'intermédiaire de l'acte lui-même, comme la manière d'agir (1).
(1) Billuard définit, d'après saint Thomas, la circonstance : Accidens actus humani ipsum in esse morali jam constitutum moraliter afficient.
(2) On peut juger de l'importance des circonstances d'après ce que dit plus loin saint Thomas (quest. xviii et quest. lïxiii).
Objections: 1.. Il semble que les théologiens n'aient pas à considérer les circonstances des actes humains. Car les théologiens ne considèrent les actes humains que selon leurs qualités morales, c'est-à-dire qu'autant qu'ils sont bons ou mauvais. Or, les circonstances ne paraissent pas capables de déterminer la valeur morale des actes, parce qu'une chose n'est pas qualifiée, formellement parlant, par ce qui est en dehors d'elle, mais par ce qui est en elle. Donc les théologiens n'ont pas à considérer les circonstances des actes humains.
2.. Les circonstances sont les accidents des actes. Or, la même chose est susceptible d'une infinité d'accidents. C'est pourquoi, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 4), il n'y a que l'art ou la science des sophistes qui ait pour objet l'être par accident. Donc les théologiens n'ont pas à s'occuper des circonstances des actes humains.
3.. Les rhéteurs ont à s'occuper des circonstances. Or, la rhétorique ne fait pas partie de la théologie. Donc la théologie n'a pas à s'inquiéter des circonstances.
En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'ignorance des circonstances produit l'involontaire, comme le disent saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 24) et Némésius (De nat. hom. cap. 31). Or, l'involontaire excuse du péché dont l'étude appartient directement à la théologie. Donc la théologie doit faire attention aux circonstances.
CONCLUSION. — Puisque les actes humains se rapportent à la fin dernière d'après les circonstances, c'est surtout à la théologie qu'il appartient d'apprécier ces dernières.
Réponse Il faut répondre qu'il appartient aux théologiens d'examiner les circonstances pour trois raisons : 1° parce que les théologiens considèrent les actes humains suivant qu'ils mènent l'homme à la béatitude. Or, tout ce qui se rapporte à une fin doit y être proportionné. Les actions étant proportionnées à la fin, suivant une certaine mesure qui dépend des circonstances, il s'ensuit qu'il appartient au théologien d'examiner ces circonstances mêmes. 2° Les théologiens examinent les actes humains suivant ce qu'il y a en eux de bon et de mauvais, de meilleur et de pire, et c'est d'après les circonstances qu'on apprécie ces divers degrés, comme nous le verrons (quest. xviii, art. 10 et 11, et quest. lxxiii, art. 7). 3° Les théologiens considèrent les actes humains selon qu'ils sont méritoires ou déméritoires, et ils ont ce double caractère suivant qu'ils sont volontaires. Or, un acte humain est regardé comme volontaire ou involontaire, suivant la connaissance ou l'ignorance des circonstances, tel que nous venons de le dire plus haut (in arg. Sed cont.).Donc les théologiens doivent considérer les circonstances.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien qui se rapporte à une fin reçoit le nom d'utile, ce qui implique une relation. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. i, cap. 6) que le bien relatif est l'utile. Or, dans ce qui est relatif, les choses n'empruntent pas seulement leur nom à ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais à ce qui leur vient du dehors, comme on le voit par les mots de droite et de gauche, d'égal et d'inégal et autres semblables. C'est pourquoi, puisque la bonté des actes est en raison de ce qu'ils sont utiles à leurs fins, rien n'empêche qu'on ne les appelle bons ou mavais, suivant le rapport qu'ils ont avec les circonstances extérieures qui les déterminent,
2. Il faut répondre au second, que les accidents qui se produisent d'une manière absolument accidentelle (1) ne peuvent être l'objet d'aucun art, précisément à cause de leur incertitude et de leur multiplicité infinie. Mais ces accidents ne sont pas des circonstances ; car, comme nous l'avons dit (art. préc), les circonstances sont extérieures à l'acte, mais de telle façon qu'elles touchent de quelque manière l'acte auquel elles se rapportent. Mais les accidents absolus (2) peuvent être l'objet de l'art et de la science.
(1) Comme la rouille s'attache au fer.
(2) Comme la dureté du fer ou du bois.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il appartient à la morale, à la politique et à la rhétorique de considérer les circonstances. La morale les considère selon qu'elles sont ou qu'elles ne sont pas conformes au milieu dans lequel doivent se renfermer les actes et les passions humaines ; la politique et la rhétorique les envisagent suivant qu'elles rendent les actes dignes de louange ou de blâme, d'accusation ou d'excuse, et ainsi du reste. Car l'homme d'Etat juge, et le rhéteur persuade. Pour le théologien, qui doit mettre tous les arts à contribution, il faut qu'il les considère sous tous ces divers points de vue. Car il apprécie comme le moraliste ce qu'il y a de vertueux ou de vicieux dans les actes, et il les considère comme le rhéteur et l'homme d'Etat, suivant qu'ils sont dignes de récompense ou de châtiment.
Objections: 1.. Il semble qu'Aristote n'énumère pas convenablement les circonstances dans le troisième livre de sa morale (Eth. lib. m, cap. \). Car on appelle circonstance de l'acte ce qui s'y rapporte extérieurement, tel que le temps et le lieu. Donc il n'y a que deux circonstances : ce sont celles qu'on exprime par les mots quand et où (quando, ubi).
2.. D'après les circonstances on juge de ce qui est bien ou mal. Or, ceci se rapporte au mode de l'action. Donc toutes les circonstances sont renfermées dans une seule, qui est le mode d'agir (comment, quomodo).
3.. Les circonstances n'appartiennent pas à la substance de l'acte. Or, les causes de l'acte semblent appartenir à sa substance. Donc aucune circonstance ne doit se prendre de la cause de l'acte même. Ainsi les circonstances que déterminent les mots quis, propter quid et circa quid n'existent pas. Car quis rappelle la cause efficiente, propter quid la cause finale, circa quid la cause matérielle.
En sens contraire, Mais c'est le contraire, d'après Aristote (Eth. lib. m, cap. \ ). Les circonstances sont toutes résumées par ces mots quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.
CONCLUSION. — Dans les actes humains il faut examiner qui a fait l'acte, par quels secours ou par quels moyens, ce que l'on a fait, pourquoi, comment et quand on l'a fait, sur quelle matière on a agi.
Réponse Il faut répondre que dans sa rhétorique (De Iuvent, i) Cicéron détermine sept circonstances, qui sont renfermées dans ce vers : Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando (3). Car dans chaque acte il faut considérer la personne qui l'a fait (quis), les moyens qu'elle a employés (quibus auxiliis), la chose qu'elle a faite (quid), le lieu où elle l'a faite (ubi), les motifs qui l'ont porté à la faire (cur), la manière dont elle l'a faite (quomodo), et le temps (quando). Mais Aristote en ajoute une dernière, la matière sur laquelle elle a agi (circa quid). Cicéron la comprend sous le motquid. Or, on peut ainsi rendre compte de cette énumération. Car on appelle circonstance la chose qui existe pour ainsi dire en dehors de la substance de Pacte, mais de telle sorte cependant qu'elle atteigne l'acte lui-même de quelque manière. Or, elle l'atteint de trois façons : 1° Elle atteint l'acte lui-même-, 2° la cause de l'acte ; 3" son effet. Elle atteint l'acte lui-même soit en le mesurant comme le temps et le lieu, soit en le qualiliantcomme lamanière d'agir. Elle l'atteint dans son effet-, comme quand on considère ce qu'une personne a fait (quid), et elle l'atteint dans sa cause, soit qu'il s'agisse de la cause finale qu'indique le propter quid, soit qu'il s'agisse de la cause matérielle ou de l'objet que rappelle le circa quid, soit qu'il s'agisse de la cause efficiente et de l'agent principal que détermine la question quis, soit qu'il s'agisse de lacause instrumentale à laquelle se rapporte le quibus auxiliis.
(3) Il y a des auteurs qui ajoutent quotiet (combien de fois), mais c'est à tort, car ce mot rappelle seulement la répétition des mêmes actes, et un acte n'est pas, à proprement parler, la circonstance d'un autre acte.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le temps et le lieu sont les circonstances de l'acte qui lui servent de mesure-, mais il y a d'autres circonstances qui existent en dehors de la substance de l'acte, et qui l'atteignent de quelque autre manière.
2. Il faut répondre au second, que le mode qu'on exprime par les mots bien ou mal n'est pas une circonstance, mais qu'il résulte de toutes les circonstances. Toutefois il y a une circonstance spéciale qu'on appelle mode et qui appartient à la qualité de l'action, comme quand on marche vite ou lentement, et qu'on frappe fort ou lâchement, et ainsi du reste (1).
(1) C'est ce qu'exprime le mot comment (quomodo).
3. Il faut répondre au troisième, que la condition de la cause dont la substance de l'acte dépend ne reçoit pas le nom de circonstance, mais on donne ce nom à la condition qui s'y adjoint(2). Ainsi, on ne regarde pas comme une circonstance du vol que l'objet dérobé appartienne à un étranger ; car c'est de l'essence même du vol; mais une circonstance, c'est que l'objet soit grand ou petit, et il en est de même des autres circonstances qui se rapportent aux autres causes. Car la fin qui détermine l'espèce de l'acte n'est pas une, circonstance, mais on appelle circonstance la fin qui est surajoutée à l'acte lui-même. Ainsi, qu'un homme courageux agisse vaillamment parce qu'il est fort, ce n'est pas une circonstance, mais qu'il agisse ainsi pour la délivrance d'une ville, pour le Christ, ou pour tout autre motif, c'en est une. Il en est de même à l'égard de la circonstance quid. Car, qu'on lave un objet en versant de l'eau sur lui, ce n'est pas là une circonstance de son ablution ; mais qu'en le lavant on le refroidisse ou on l'échauffé, on le guérisse ou on lui nuise, ce n'est plus la même chose.
(2) Ainsi le mot quis ne désigne pas la substance de l'agent, mais'sa qualité ; le mot quid ne désigne pas la substance de l'effet, mais saquantité ou sa qualité; le mot ubi ne désigne pas simplement le lieu, mais la qualité du lieu, s'il était public, sacré ou profane, etc.
I-II (trad. Drioux 1852) Qu.6 a.6