I-II (trad. Drioux 1852) Qu.40 a.3

ARTICLE III. — l'espérance se trouve-t-elle dans les animaux?


Objections: 1. Il semble que dans les animaux il n'y ait pas d'espérance. Car l'espé­rance se rapporte au bien futur, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 12). Or, la connaissance des choses futures n'appartient pas aux animaux qui n'ont que la connaissance sensitive dont les choses futures ne sont pas l'objet. Donc l'espérance n'existe pas dans les animaux.

2. L'objet de l'espérance est le bien possible à obtenir. Or, le possible et l'impossible reposent sur la différence du vrai et du faux et n'existent que dans l'intelligence , comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 8). Donc l'es­pérance n'existe pas dans les animaux qui sont dépourvus d'intelligence.

3. Saint Augustin dit (Sup. Gen. litt. lib. ix, cap. 14) que les animaux sont mus par ce qu'ils voient. Or, l'espérance n'a pas pour objet ce qu'on voit; car, comme le dit l'Apôtre (Rom. viii, 24) : Qui est-ce qui espère ce qu'il voit déjà? Donc l'espérance n'existe pas dans les animaux.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'espérance est une passion de l'appétit iras­cible. Or, l'irascible existe dans les animaux. Donc l'espérance aussi.

CONCLUSION. — Puisque l'appétit de l'animal est porté par ce qu'il voit (comme quand un chien voit un lièvre ou comme quand un épervier voit un oiseau), à le poursuivre ou à l'éviter, il s'ensuit qu'on doit reconnaître que les animaux sont sus­ceptibles d'espérance et de désespoir.

Réponse Il faut répondre que les passions intérieures des animaux peuvent être connues par leurs mouvements extérieurs, et ce sont ces mouvements qui montrent que l'espérance se trouve en eux. En effet, qu'un chien voie un lièvre ou qu'un épervier voie un oiseau trop éloigné, il ne se précipite pas sur lui, parce qu'il n'a pas l'espérance de le saisir, mais s'il est rapproché il s'y précipite,- parce qu'il a l'espoir de le prendre. Car, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 2, et quest. xxvi, art. 1), l'appétit sensitif des animaux et l'appétit naturel des choses insensibles suivent la per­ception d'un intellect quelconque, comme l'appétit intelligentiel auquel on donne le nom de volonté. Mais il y a cette différence que la volonté est mue par la perception de l'intellect qui lui est uni, tandis que le mouvement de l'appétit naturel suit la perception de l'intellect séparé qui est l'auteur de la nature. Il en est de même de l'appétit sensitif des animaux qui agissent d'après un instinct naturel. C'est pourquoi les actions des animaux et celles des choses naturelles nous paraissent produites d'une manière ana­logue aux oeuvres d'art, et c'est ainsi que l'espérance et le désespoir exis­tent dans les animaux (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les animaux ne con­naissent pas l'avenir, cependant l'animal est porté par son instinct naturel à s'en préoccuper comme s'il le prévoyait. Cet instinct a été mis en lui par l'intelligence divine qui prévoit toutes les choses futures.

2. Il faut répondre au second, que l'objet de l'espérance n'est pas le possible considéré comme une différence du vrai (2) ; car ce possible résulte du rapport du prédicat avec son sujet. Mais c'est le possible considéré relativement à une puissance quelconque, et c'est ce possible que dans sa Métaphysique [Met. lib. v, text. 17) Aristote divise en deux, comme nous l'avons fait.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les choses futures ne tombent pas sous les yeux, cependant, d'après ce que l'animal voit maintenant, son appétit est porté soit à rechercher, soit à éviter ce qui doit venir.

(I) Ce qu'il y a d'intelligence et d'orilre dans leurs opérations remonte ainsi à Dieu qui est leur auteur.
(2) En logique on appelle possible ce qui est vrai, et impossible ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas de cette espèce de possible qu'il est ici question, il ne s'agit que du possible relatif.



ARTICLE IV. — le désespoir est-il contraire a l'espérance?


Objections: 1. II semble que le désespoir ne soit pas contraire à l'espérance. Car il n'y a qu'une chose qui soit contraire à une autre, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 47). Or, la crainte est contraire à l'espérance. Donc le déses­poir ne lui est pas contraire.

2. Les contraires semblent se rapporter au même objet. Or, l'espérance et le désespoir ne se rapportent pas au même objet. Car l'espérance se rapporte au bien et l'espérance au mal qui est un obstacle à la possession du bien. Donc l'espérance n'est pas contraire au désespoir.

3. Un mouvement est contraire à un mouvement, tandis que le repos est opposé au mouvement comme privation. Or, le désespoir semble plu­tôt impliquer l'immobilité que le mouvement. Donc il n'est pas contraire à l'espérance qui implique un mouvement vers le bien qui en est l'objet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le désespoir est ainsi nommé, parce qu'il est le contraire de l'espérance.

CONCLUSION. — L'espérance désignant le mouvement par lequel on se porto vers le bien, et le désespoir le mouvement par lequel on s'en éloigne, il est nécessaire que ces deux passions soient contraires l'une à l'autre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 2), dans les mouvements il y a deux sortes de contrariété. L'une provient de ce qu'ils tendent vers des termes qui sont opposés. On ne trouve cette espèce de contrariété que dans les passions de l'appétit concupiscible ; c'est ainsi que l'amour et la haine sont contraires. L'autre provient de ce qu'on s'ap­proche et de ce qu'on s'éloigne du même terme. Cette espèce de contrariété se trouve dans les passions de l'appétit irascible, comme nous l'avons vu (lue. cit.). Or, l'objet de l'espérance, qui est le bien difficile, ardu, a cependant de l'attrait, parce qu'on le regarde comme possible ; par conséquent l'espérance se porte vers lui, puisqu'elle implique une certaine tendance vers la chose qu'on désire. Mais si on croit qu'il est impossible de l'acquérir, alors il en résulte une sorte de répulsion, parce que, comme le dit Aristote [Eth. lib. iii, cap. 3), une fois qu'on est arrivé à l'impossible, tout le monde s'éloigne. Le désespoir est alors la passion qu'on éprouve; d'où l'on voit qu'elle implique un mouvement d'éloignement et qu'à ce titre elle est contraire à l'espérance, comme la répulsion à l'attraction.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte est contraire à l'es­pérance par suite de la contrariété de leurs objets, puisque l'un se rapporte au bien et l'autre au mal. Cette contrariété se trouve dans les passions de l'irascible selon qu'elles découlent des passions du concupiscible, mais le désespoir n'est contraire à l'espérance qu'en raison de la contrariété de leur mouvement, l'une avance et l'autre recule.

2. Il faut répondre au second, que le désespoir n'a pas rapport au mal con­sidéré comme tel, mais il se rapporte quelquefois à lui accidentellement; par exemple, quand le mal nous met dans l'impossibilité d'obtenir ce que nous désirons (1). Le désespoir peut même provenir exclusivement de l'excès du bien (2).

3. Il faut répondre au troisième, que le désespoir n'implique pas seulement une privation d'espérance, mais qu'il implique encore un certain éloigne- mont relativement à la chose désirée, par suite de l'impossibilité où l'on se voit de l'obtenir. Il présuppose donc le désir comme l'espérance elle-même. Car nous n'avons ni espérance, ni désespoir, à l'égard d'un objet que nous ne désirons pas. C'est pourquoi ces deux passions se rapportent l'une et l'autre au bien qui est l'objet du désir.

(I) Il ne sc rapporte par conséquent au mal qu'autant que le mal est un obstacle qui nous em­pêche d'obtenir ce que nous désirons.
(2) Ainsi quand le bien est trop élevé il nous désespère.



ARTICLE V. — l'expérience est-elle une cause de l'espérance?

Objections: 1. Il semble que l'expérience ne soit pas une cause de l'espérance. Car l'expérience appartient à la puissance cognitive, et c'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. ii, in princ.) que la vertu intellectuelle a besoin d'expé­rience et de temps. Or, l'espérance n'existe pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance appétitive, ainsi que nous l'avons dit (art. 2). Donc l'expérience n'est pas une cause de l'espérance.

2. Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 13) que les vieillards espèrent difficile­ment à cause de leur expérience. D'où il semble que l'expérience soit une cause du défaut d'espérance. Or, la même chose n'est pas cause des con­traires. Donc l'expérience n’est pas cause de l'espérance.

3. Aristote dit [De caelo, lib. ii, text. 34) que se prononcer sur toutes choses sans douter de rien est quelquefois un signe de folie. Or, quand un homme fait toutes sortes de tentatives, c'est une marque de l'étendue de ses espérances. Et comme la folie provient de l'inexpérience, il s'ensuit que l'inexpérience est plutôt une cause d'espérance que l'expérience elle-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 7) qu'il y en a qui sont remplis d'espérance, parce qu'ils ont remporté une multitude de vic­toires sur une foule d'individus, ce qui appartient à l'expérience. Donc l'expérience est la cause de l'espérance.

CONCLUSION. — Puisque l'objet de l'espérance est le bien qu'on peut acquérir, il est nécessaire que l'expérience qui donne à l'homme le pouvoir et la persuasion d'ob­tenir facilement un bien quelconque, soit une cause de l'espérance, bien que quelque­fois aussi elle l'affaiblisse.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), l'objet de l'espé­rance est le bien futur, difficile, mais possible. Une chose peut donc être cause de l'espérance, soit parce qu'elle rend possible à l'homme ce qu'il dé­sire, soit parce qu'elle lui fait croire qu'il pourra réussir. Dans le premier sens tout ce qui augmente la puissance de l'homme est une cause d'espé­rance. Telles sont les richesses, la force et par-dessus tout l'expérience. Car par l'expérience l'homme acquiert la faculté de faire facilement certaines choses, et il en résulte pour lui de l'espérance. C'est ce qui fait dire à Vé- gèce (De re militari) que personne ne craint de faire ce qu'il a la confiance d'avoir bien appris. Dans le second sens, tout ce qui inspire à quelqu'un l'idée qu'une chose lui est possible peut être aussi un motif d'espérance. Ainsi la science et la persuasion quelle qu'elle soit peuvent être une cause d'espé­rance. Il en est de même de l'expérience, parce que l'expérience apprend souvent à l'homme qu'il peut ce qu'auparavant il croyait impossible. Mais cette espèce d'expérience peut aussi détruire l'espérance. Car si l'expérience apprend à l'homme qu'il peut ce qu'auparavant il croyait impossible, elle peut aussi lui faire voir l'impossibilité d'une chose qu'il pensait pouvoir faire. Ainsi donc l'expérience est cause de l'espérance de deux manières, et comme elle ne la détruit que d'une Seule, nous pouvons dire de préfé­rence qu'elle est une cause de cette passion.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans la pratique l'expérience produit non-seulement la science, mais en raison de l'habitude elle produit encore une certaine aptitude qui rend l'action plus facile. D'ailleurs la puissance intellectuelle est elle-même utile pour faciliter l'action ; car elle démontre la possibilité des choses et produit par là même l'espérance.

2. Il faut repondre au second, que l'expérience ravit aux vieillards l'espé­rance, parce quelle leur montre l'impossibilité du succès. Aussi Aristote ajoute-t-il quils sont dans ces dispositions parce que les événements les ont trop souvent trompés.

3. Il faut répondre au troisième, que la folie et l'inexpérience peuvent être accidentellement une cause d'espérance, en écartant la science qui nous montre ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Ainsi l'inexpérience produit l'espérance au même titre que l'expérience la détruit.


ARTICLE VI. — l'espérance est-elle très-ardente dans les jeunes gens et dans les hommes ivres?


Objections: 1. Il semble que la jeunesse et l'ivrognerie ne produisent pas l'espérance. Car l'espérance implique une certaine assurance, une certaine fermeté. C'est pourquoi l'Apôtre la compare à une ancre (.Heb. vi). Or, les jeunes gens et les hommes ivres manquent de fermeté; car ils ont l'esprit très- mobile. Donc la jeunesse et l'ivrognerie ne sont pas une cause d'espérance.

2. Les choses qui augmentent la puissance sont surtout une cause d'es­pérance, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la jeunesse et l'ivrognerie sont toujours accompagnées d'une certaine faiblesse. Donc elles ne sont pas cause de l'espérance.

3. L'expérience est cause de l'espérance, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, les jeunes gens manquent d'expérience. Donc la jeunesse n'est pas une cause d'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote observe (Eth. lib. ur, cap. 8) que ceux qui sont ivres sont remplis d'espérance. Et ailleurs (Rket. lib. ii, cap. 12), il dit la même chose des jeunes gens.

CONCLUSION. — L'objet de l'espérance étant le bien futur, ardu et possible, les jeunes gens qui ont moins de mémoire, plus de chaleur de coeur, et qui sont sans expé­rience, ont plus d'espoir que les autres; il en est de même des fous, de ceux qui n'ont pas l'usage de la raison et des hommes ivres.

Réponse Il faut répondre que la jeunesse est une cause d'espérance pour trois raisons, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 12). Ces trois raisons peuvent être prises des trois conditions que doit réunir le bien qui est l'objet de cette passion. Ce bien, comme nous l'avons dit (art. I), doit être à venir, ardu et possible. En effet, les jeunes gens ont beaucoup d'avenir, mais peu de passé. C'est pourquoi, comme la mémoire se rapporte au passé et l'espérance à l'avenir, ils s'occupent peu de leurs souvenirs, mais vivent beaucoup en espérance. Les jeunes gens ont beaucoup d'ardeur et par suite beaucoup d'activité ; leur coeur est grand et généreux, et cette générosité les porte à entreprendre les choses les plus difficiles. C'est pourquoi ils sont courageux et ont toujours bon espoir. De même ceux qui n'ont point encore subi d'échec et qui n'ont rencontré aucun obstacle à leurs efforts croient facilement à la possibilité du succès, et comme les jeunes gens en sont là par suite de leur inexpérience, ils croient facilement qu'une chose leur est possible, et c'est ce qui leur inspire de magnifiques espérances. Les hommes qui sont ivres réunissent deux de ces conditions; le vin échauffe leurs esprits et les multiplie. De plus ils ne font attention ni au péril, ni aux ressources qui leur manquent. Pour la même raison les fous et ceux qui n'ont pas l'usage de la raison tentent tout et sont remplis d'espoir.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si les jeunes gens et les hommes ivres n'ont pas en réalité beaucoup de fermeté, ils sont néanmoins persuadés qu'ils en ont; car ils croient fermement qu'ils obtiendront ce qu'ils espèrent.

2. Il faut répondre de même au second, que les jeunes gens et les hommes ivres sont en effet très-faibles, mais ils se croient forts, parce qu'ils ne con­naissant pas leur faiblesse.

3. Il faut répondre au troisième, que non-seulement l'expérience, mais en­core l'inexpérience est une cause d'espérance, comme nous l'avons dit (art. préc.).


ARTICLE VII. — l'espérance est-elle cause de l'amour?


Objections: 1. Il semble que l'espérance ne soit pas une cause de l'amour. Car, d'après saint Augustin [De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7), l'amour est la première des affections de l'âme. Or, l'espérance est une affection de l'âme. Donc l'amour précède l'espérance, et par conséquent l'espérance ne produit pas l'amour.

2. Le désir précède l'espérance. Or, le désir provient de l'amour, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. 6 ad2). Donc l'espérance en résulte aussi, et par conséquent elle n'en est pas la cause.

3. L'espérance produit la délectation, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 3). Or, la délectation ne se rapporte qu'à l'objet aimé. Donc l'a­mour précède l'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Evangéliste (Mt 1,2): Abraham engendra Isaac et Isaac engendra Jacob; la glose dit que la foi produit l'espérance, l'espérance la charité. Or, la charité est l'amour. Donc l'amour a pour cause l'espérance.

CONCLUSION. — L'espérance considérée par rapport au bien qu'on espère naît de l'amour, mais si on la considère par rapport à celui qui nous rend une chose possible, elle est cause de l'amour que nous avons pour lui.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'espérance sous deux rapports. En effet elle se rapporte au bien qu'on espère, comme à son objet. Mais parce que le bien qu'on espère est difficile et possible, ce qui est difficile peut quelquefois nous être possible non par nous-mêmes, mais par les autres. C'est pourquoi l'espérance se rapporte encore à ce qui nous rend une chose possible. Quand on considère l'espérance relativement au bien qu'on espère, elle est l'effet de l'amour. Car elle n'a pour objet que le bien qu'on désire et qu'on aime. Mais quand elle se rapporte à celui qui nous rend une chose possible, alors elle produit l'amour, mais non réciproquement. Car par là même que nous espérons pouvoir obtenir do quelqu'un une faveur, nous nous portons vers lui comme vers notre bien et nous commençons ainsi à l'aimer. Mais de ce que nous aimons quelqu'un nous n'en espérons pas pour cela quelque chose, sinon accidentellement, en ce sens que nous croyons aussi être aimé de lui. Ainsi l'amour qu'on nous porte nous fait espérer, mais l'amour que nous avons pour quelqu'un pro­vient de l'espérance qu'il nous fait concevoir.

Par là la réponse aux objections est évidente.

ARTICLE VIII. — l'espérance est-elle plutot utile que nuisible à l'action?


Objections: 1. Il semble que l'espérance n'aide pas à l'action, mais qu'elle la gêne plu­tôt. Car la sécurité accompagne l'espérance, et la sécurité produit la négli­gence qui est un obstacle à l'action. Donc l'espérance empêche l'action.

2. La tristesse empêche l'action, comme nous l'avons dit (quest. xxxvii, art. 3). Or, l'espérance produit quelquefois la tristesse. Car il est écrit (Pr 13,12) : L'espérance différée afflige l'âme. Donc l'espérance empêche l'action.

3. Le désespoir est contraire à l'espérance, comme nous l'avons dit (art. 4). Or, le désespoir fortifie l'action surtout dans les combats. Car on lit (II. Iieg. n, 20) que le désespoir est dangereux. Donc l'espérance produit un effet contraire, c'est-à-dire qu'elle empêche l'action.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (1Co 9,10) que celui qui cultive doit cultiver dans l'esperance de recueillir les fruits de son travail. Il en est de même pour tous les genres de travaux.

CONCLUSION. — Puisque l'espérance a pour objet le bien difficile, mais possible, elle est du plus grand secours dans l'action par suite de la délectation qu'elle produit en nous.

Réponse Il faut répondre que l'espérance est par elle-même utile à l'action, et cela de deux manières : 1° Par rapport à son objet qui est le bien ardu et possible. Car l'idée de la difficulté excite l'attention, tandis que celle de la possibilité ne ralentit pas l'effort. D'où il suit que l'homme travaille avec énergie précisément parce qu'il espère. 2° Par rapport à son effet. Car l'espé­rance, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 3 ad 2), produit la délec­tation qui favorise l'action, comme nous l'avons vu (quest. xxxiii, art. 4, et quest. xxxv, art. 3), et par conséquent elle est elle-même utile à l'action.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'espérance se rapporte au bien qu'on doit faire et la sécurité au mal qu'on doit éviter. La sécurité paraît donc plus opposée à la crainte qu'elle n'est propre à l'espérance. Toute­fois elle ne produit la négligence qu'autant qu'elle affaiblit l'idée de diffi­culté, ce qu'elle ne peut faire qu'en affaiblissant l'espérance elle-même. Car les choses à l'égard desquelles on ne craint plus aucun obstacle sont con­sidérées comme n'offrant aucune difficulté.

2. Il faut répondre au second, que l'espérance produit par elle-même la dé­lectation, ce n'est que par accident qu'elle cause la tristesse, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 3 ad 2).

3. Il faut répondre au troisième, que le désespoir dans le combat devient dangereux, parce qu'il est toujours accompagné d'une certaine espérance. Car ceux qui n'ont pas l'espoir de la fuite espèrent du moins venger leur mort. Cette espérance les rend plus ardents au combat, et ils deviennent par là même dangereux aux ennemis (1).

(I) Parce qu'ils veulent vendre plus cher leur vie.


QUESTION XLI.: DE LA CRAINTE CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME.


Après avoir parlé de l'espérance et du désespoir, nous devons nous occuper d'abord de la crainte, puis de l'audace. — Touchant la crainte il y a quatre choses à examiner. Nous traiterons 1° de la crainte elle-même; 2° de son objet; 3° de sa cause; 4° de ses effets. — Sur la crainte considérée en elle-même il y a quatre questions à faire : 1° La crainte est-elle une passion de l'âme? — 2° Est-ce une passion spéciale? — 3° Y a-t-il une crainte naturelle? — 4° Des espèces de crainte.

ARTICLE I. — La crainte est-elle une passion de l'ame?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas une passion de l'âme. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. iii, cap. 23) que la crainte est une vertu de contraction nuisible à son sujet. Or, il n'y a pas de vertu qui soit une passion, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5). Donc la crainte n'est pas une passion.

2. Toute passion est un effet provenant de la présence d'un agent. Or, la crainte n'a pas pour objet ce qui est présent, mais ce qui est à venir, comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. ii, cap. 12). Donc la crainte n'est pas une passion.

3. Toute passion de l'âme est un mouvement de l'appétit sensitif qui ré­sulte de la perception des sens. Or, les sens ne perçoivent pas l'avenir, mais le présent. Donc, puisque la crainte a pour objet le mal futur, il semble que ce ne soit pas une passion de l'âme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7, 8 et 9) place la crainte au nombre des autres passions de l'âme.

CONCLUSION. — Puisque la crainte se rapporte au mal par elle-même et qu'elle est accompagnée d'une modification corporelle, elle est nécessairement une passion de l'âme.

Réponse Il faut répondre qu'entre tous les autres mouvements de l'âme la crainte est après la tristesse le mouvement qui mérite le mieux le nom de passion. Car, comme nous l'avons dit (quest. xxii, art. 1), pour qu'il y ait passion il faut qu'il y ait : Mouvement d'une puissance passive produit par un objet qui lui tient lieu de moteur et de principe actif, parce que la passion est l'effet d'un agent. C'est ainsi que sentir et comprendre sont appelés des passions. 2° On appelle passion, à proprement parler, le mouvement d'une puissance appétitive revêtue d'un organe corporel et qui est accom­pagné d'un changement physique quelconque. 3° Enfin ces mouvements reçoivent encore plus proprement le nom de passion quand ils impliquent quelque chose de nuisible. Or, il est évident que la crainte qui a le mal pour objet appartient à la puissance appétitive qui se rapporte par elle-même au bien et au mal. Elle appartient aussi à l'appétit sensitif, puisqu'elle est accompagnée d'un certain effet physique, c'est-à-dire de la contraction, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iii, cap. 28). De plus elle se rapporte au mal selon qu'il triomphe d'un bien ; par conséquent elle réunit véritablement et au plus haut degré tout ce qui constitue la passion. Cepen­dant elle doit être placée après la tristesse qui a pour objet le mal présent, parce qu'elle ne se rapporte qu'au mal futur qui impressionne toujours beaucoup moins.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot vertu (1) désigne un principe d'action. C'est pourquoi, comme les mouvements intérieurs de la puissance appétitive sont les principes des actes extérieurs, on leur donne à ce titre le nom de vertus. Aristote dit que la passion n'est pas une vertu, c'est-à-dire qu'elle n'est pas une habitude (2).

2. Il faut répondre au second, que, comme la passion d'un corps naturel provient de la présence matérielle d'un agent, de même la passion de l'âme provient aussi de la présence intellectuelle d'un agent-, mais il n'est pas né­cessaire qu'il soit présent corporellement ou réellement (3), parce que le mal qui est futur réellement est présent par l'idée qu'on s'en forme.

3. II faut répondre au troisième, que les sens ne perçoivent pas ce qui est à venir ; mais d'après ce qu'il perçoit dans le présent, l'animal est porté par son instinct naturel à espérer le bien ou à craindre le mal futur.

passions qu'on nous blâme ou qu'on nous loue, mais à cause de nos habitudes ou de nos actes.

(5) Pour faire impression sur nous, il suffit qu'il soit rendu présent à la pensée ou à l'imagi­nation.



ARTICLE II. — la crainte est-elle une passion spéciale?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas une passion spéciale. Car saint Augustin dit (lib. Lxxxm, quaest. 33) que celui qui est exempt de crainte, n'est ni rongé par la cupidité, ni brisé par le chagrin ou la tris+esse, ni enflé par la vaine joie et par la volupté. D'où l'on voit qu'en écartant la crainte on se délivre de toutes les autres passions. Donc la crainte n'est pas une passion spéciale, mais générale.

2. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 2) que la poursuite et la fuite sont à l’égard de l'appétit ce que sont l'affirmation et la négation à l'égard de l’intelligence. Or, la négation pas plus que l'affirmation ne sont quelque chose de spécial dans l'intellect ; elles sont au contraire quelque chose dégénérai qui se rapporte à une multitude d'objets. Donc la fuite n'existe pas non plus d'une manière spéciale dans l'appétit, et comme la crainte n'est rien autre chose que la fuite du mal, il s'ensuit que ce n'est pas une passion spéciale.

3. Si la crainte était une passion spéciale, elle existerait surtout dans l'irascible. Or, elle existe dans le concupiscible. Car Aristote dit [Rhet. lib. h, cap. 5/ que la crainte est une espèce de tristesse. Saint Jean Damascène pré­tend (lib. m cap. 23) que c'est une vertu qui excite le désir. Comme la tris­tesse et le désir se trouvent dans le concupiscible, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxx, et xxxv, art. 1), la crainte n'est donc pas une passion spéciale, puisqu'elle appartient à différentes puissances.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après saint Jean Damascène lui-même (lib. ii, cap. 45) la crainte se distingue des autres passions de l'âme.

CONCLUSION. — Puisque l'objet de la crainte est le mal futur difficile, auquel on ne peut résister, il faut qu'elle soit une passion de l'àme distincte et séparée des autres.

Réponse Il faut répondre que les passions de l'âme tirent leur espèce de leurs ob­jets ; ainsi une passion spéciale est celle qui a un objet spécial. Or, la crainte a un objet spécial aussi bien que l'espérance. Car, comme l'objet de l'espé­rance est le bien futur, ardu, mais possible, de même l'objet de la crainte est le mal futur, difficile, auquel on ne peut résister. La crainte est donc une passion spéciale de l'âme.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les passions de l'âme découlent d'un principe unique, c'est-à-dire de l'amour, où elles se trou­vent liées les unes aux autres; en raison de cette connexion, quand on écarte la crainte on écarte toutes les autres passions, mais il ne s'ensuit pas que la crainte soit une passion générale.

2. Il faut répondre au second, que la fuite de l'appétit n'est pas toujours une crainte, mais pour être une crainte il faut que la fuite se rapporte à un objet spécial tel que celui que nous avons décrit (in corp. art.) (1). C'est pourquoi bien que la fuite soit quelque chose de général, la crainte n'en est pas moins une passion spéciale.

3. Il faut répondre au troisième, que la crainte n'existe d'aucune manière dans le concupiscible ; car elle ne se rapporte pas au mal d'une manière absolue, mais au mal considéré comme une chose difficile ou ardue à laquelle on peut à peine résister. Mais, comme les passions de l'irascible découlent des passions du concupiscible et ont en elles leurs termes, ainsi que nous l'avons vu (quest. xxv, art. 1), on attribue à la crainte ce qui appartient à l'appétit concupiscible. Ainsi on dit qu'elle est une tristesse, parce que son ob­jet contriste quand il est présent. C'est ce qui fait dire à Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5) que la crainte provient de la pensée d'un mal futur qui doit faire tort ou contrister. De même saint Jean Damascène attribue le désir à la crainte, parce que, comme l'espérance est produite par le désir du bien, de même la crainte provient de la fuite du mal, et la fuite du mal naît du désir du bien, comme on le voit par ce que nous avons dit (quest. xxv, art. 2; quest. xxix, art. 2, et quest. xxxvi, art. 2).

(I) Cet objet spécial est le mal difficile, ardu, auquel on ne peut résister.



ARTICLE III. — v a-t-il une crainte qui soit naturelle?


Objections: 1. Il semble qu'il y ait une crainte naturelle. Car saint Jean Damascène dit (lib. m, cap. 23) qu'il y a une crainte naturelle et que c'est la crainte de la mort, parce que l'âme ne veut pas être séparée du corps.

2. La crainte naît de l'amour, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 1). Or, il y a un amour naturel, comme dit saint Denis [De div. nom. cap. 4). Donc il y a une crainte qui est naturelle aussi.

3. La crainte est contraire à l'espérance, comme nous l'avons dit (quest. xl, art. 4 ad 1). Or, il y a une espérance naturelle, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre qui dit d'Abraham [Rom. iv, 18) qu'il a cru à l'espé­rance de la grâce contrairement à l'espérance de la nature. Donc il y a aussi une crainte naturelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les choses qui sont naturelles se trouvent dans les êtres inanimés aussi bien que dans les êtres animés. Or, la crainte ne se trouve pas dans les êtres inanimés. Donc elle n'est pas naturelle.

CONCLUSION. — Il y a une crainte naturelle qui a pour objet le mal qui blesse ou qui altère de quelque manière le bien essentiel à la nature; et il y a une crainte qui n'est pas naturelle, d'après laquelle nous redoutons non le mal opposé à la nature, mais celui qui est opposé au bien qu'on aime ou qu'on désire.

Réponse Il faut répondre qu'on dit qu'un mouvement est naturel, parce que la na­ture est portée à le produire. Mais la nature peut être portée à le produire de deux manières : 1° quand ce mouvement est produit tout entier par elle, sans le concours de la puissance cognitive : ainsi le mouvement d'ascen­sion est naturel au feu, comme le mouvement d'accroissement est naturel aux animaux et aux plantes. 2° On appelle encore mouvement naturel celui que la nature produit par le moyen de la puissance cognitive; parce que, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 9 ad 2, et quest. x, art. 1), les mou­vements de la puissance cognitive et de la puissance appétitive se ramènent à la nature comme à leur premier principe. Ainsi les actes de la puissance cognitive, tels que l'intelligence, le sentiment, la mémoire, et même les mouvements de l'appétit animal, sont quelquefois appelés des mouvements naturels. C'est en ce sens qu'on peut dire que la crainte est naturelle, et elle se distingue de la crainte qui ne l'est pas par la diversité de son objet. En effet, comme le dit Aristote [Rhet. lib. ii, cap. S), la crainte a pour objet le mal qui corrompt et que la nature repousse par suite du désir qu'elle a d'exister; c'est cette crainte qu'on dit naturelle (1). Elle a aussi pour objet le mal qui contriste, celui qui ne répugne pas à la nature, mais au désir de l'appétit (2), et c'est cette crainte qui n'est pas naturelle. Nous avons déjà d'ail­leurs appliqué cette distinction à l'amour, à la concupiscence et à la délecta­tion (quest. xxx, art. 3 ; quest. xxxi, art. 7). Or, d'après la première acception du mot naturel, il est à remarquer que parmi les passions de l'âme il y en a qui peuvent être naturelles, comme l'amour, le désir et l'espérance, et d'au­tres qu'on ne peut jamais appeler ainsi. Ceci provient de ce que l'amour et la haine, le désir et la fuite impliquent une certaine propension à recher­cher le bien et à fuir le mal, et que cette propension appartient à l'appétit na­turel. C'est pour cela qu'il y a un amour naturel et qu'on peut quelquefois attri­buer le désir ou l'espérance aux êtres naturels dépourvus de connaissance. Mais les autres passions de l'âme impliquent certains mouvements auxquels l'inclination naturelle ne suffit aucunement : soit parce que les sens ou la connaissance sont de l'essence de ces passions ; ainsi nous avons vu quest. xxxi, art. 4, et quest. xxxv, art. 1) que la connaissance est nécessaire­ment requise pour la délectation et la douleur, et que les êtres qui en sont dé­pourvus ne peuvent avoir ni peine, ni plaisir ; soit parce que ces mouve­ments sont contraires à l'inclination naturelle elle-même ; ainsi le désespoir renonce au bien, parce qu'il est trop difficile, et la crainte se refuse à com­battre le mal contraire, malgré l'inclination de la nature. C'est pour ce motif qu'on n'attribue d'aucune manière ces passions aux êtres inanimés.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Ainsi la crainte naturelle est celle qui a pour objet le mal qui est capable de détruire no­tre nature. Elle résulte par conséquent de la con­servation de notre être, qui est un sentiment na­turel à tous.
(2) Telle est, par exemple, la crainte que nous avons de perdre les richesses, les honneurs, et d'autres biens qui reposent sur des vues purement intellectuelles. Celte crainte n'est pas naturelle, parce qu'elle suppose la connaissance.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.40 a.3