I-II (trad. Drioux 1852) Qu.57 a.2

ARTICLE II. — n'y a-t-il que trois habitudes intellectuelles spéculatives : la sagesse, la science et l'intelligence ?


Objections: 1. Il semble que l'on distingue à tort trois vertus intellectuelles spécula­tives : la sagesse, la science et l'intelligence. Car les espèces ne doivent pas se diviser par opposition contre le genre. Or, la sagesse est une science, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 7). Donc on ne doit pas la distinguer de la science et la mettre avec elle au nombre des vertus intellectuelles.

2. Dans la distinction des puissances, des habitudes et des actes qui se fait d'après l'objet on considère surtout la différence qui repose sur la raison formelle des objets, comme on le voit (I-II 54,4) (ad 4). Donc les différentes habitudes ne doivent pas se distinguer d'après leur objet maté­riel, mais d'après la raison formelle de cet objet. Et comme le principe de la démonstration est la raison qui fait connaître les conclusions, il s'ensuit que l'intelligence des principes ne doit pas être considérée comme une autre habitude ou comme une autre vertu que la science des conséquences.

3. On appelle vertu intellectuelle celle qui existe dans ce qui est essen­tiellement raisonnable. Or, la raison spéculative raisonne dialectiquernent (2) comme elle raisonne démonstrativement. Par conséquent, comme la science qui résulte du syllogisme démonstratif est prise pour une vertu intellec­tuelle spéculative; de même l'opinion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 3, 6 et 7) qu'il n'y a que trois vertus intellectuelles spéculatives : la sagesse, la science et l'in­telligence.

CONCLUSION. — Il y a trois habitudes intellectuelles spéculatives : la sagesse qui considère les choses qui sont par leur nature les plus intelligibles quoiqu'elles soient les dernières que nous puissions connaître ; la science qui raisonne sur les divers genres de connaissance de quelque manière qu'ils nous soient transmis; et l'intelli­gence ou l'entendement qui est la connaissance simple mais certaine des premiers principes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la vertu intel­lectuelle spéculative est celle qui perfectionne l'intellect spéculatif et le rend capable de considérer le vrai ; car c'est là le bien qu'il doit faire. Or, on peut considérer le vrai de deux manières : 4° comme étant connu par lui-même; 2° comme étant connu par un autre. Le vrai qui- est connu par lui-même est un principe et il est immédiatement perçu par l'intellect. C'est pourquoi l'habitude qui perfectionne l'intellect par rapport à cette espèce de vrai se nomme intelligence ou entendement; c'est l'habitude des principes. — Le vrai qui est connu par un autre n'est pas immédiatement perçu par l'en­tendement; il est l'objet des recherches de la raison, et il en est le dernier terme ; ce qui peut avoir lieu de deux manières. Ainsi il peut être le dernier terme de la faculté intellectuelle dans un genre (3), et il peut en être le dernier terme relativement à toute l'étendue de la connaissance humaine (1). Et comme les choses que nous ne connaissons qu'en dernier lieu sont les pre­mières et les plus connues par leur nature, d'après Aristote (Phys. lib. i, text. 3), il s'ensuit que ce qu'il y a de plus élevé relativement à toute la connaissance humaine est ce qu'il y a de premier et de plus digne d'être connu dans l'ordre de la nature. L'habitude qui perfectionne l'intellect sous ce rapport est la sagesse qui considère les causes les plus profondes, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 1). C'est ce qui fait qu'elle juge et qu'elle ordonne tout convenablement, parce qu'on ne peut avoir un jugement parfait et universel qu'autant qu'on revient aux causes premières. Quant à ce qui est le dernier terme dans tel ou tel genre de connaissances, c'est la science qui perfectionne l'intellect. C'est pourquoi selon les divers genres de choses que l'on peut savoir il y a différentes habitudes scientifiques (2), tandis que la sagesse est une.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sagesse est une science en ce sens qu'elle a ce qui est commun à toutes les sciences, c'est-à-dire qu'elle démontre des conséquences d'après des principes. Mais comme elle a quelque chose qui lui est propre et qui la place au-dessus de toutes les autres sciences, puisqu'elle les juge toutes, non-seulement par rapport aux consé­quences, mais encore par rapport aux premiers principes, il s'ensuit qu'elle est une vertu plus parfaite que la science.

2. Il faut répondre au second argument, que quand la raison de l'objet se rapporte sous un seul et même acte à la puissance ou à l'habitude, alors on ne distingue pas les habitudes ou les puissances d'après la raison formelle de leur objet et d'après leur objet matériel. Ainsi c'est à la même puissance visuelle qu'il appartient de voir la couleur et la lumière qui est la raison de la vision de la couleur et qui se voit simultanément avec elle. Mais les prin­cipes de la démonstration peuvent se considérer à part, sans qu'on considère les conséquences. On peut aussi les considérer simultanément avec elles, selon qu'on va de l'un à l'autre. C'est à la science qu'il appartient de considérer les principes de cette seconde manière, parce qu'elle considère aussi les conséquences. Mais il appartient à l'intellect de considérer les principes en eux-mêmes. Par conséquent si l'on voit les choses exacte­ment, on remarque que ces trois vertus ne sont pas parallèlement distinc­tes l'une de l'autre, mais qu'il y a entre elles une certaine subordination, comme il arrive à l'égard de toutes les choses potentielles dont une partie est plus parfaite que l'autre. Ainsi l'âme raisonnable est plus parfaite que l'âme sensitive, et celle-ci l'est plus que l'âme végétative. De cette manière la science dépend de l'intelligence comme d'une chose qui est au-dessus d'elle, et elles dépendent l'une et l'autre de la sagesse qui les domine et qui comprend sous elle l'intelligence et la science, puisqu'elle juge des conclu­sions des sciences et de leurs principes.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lv, art. 3 et 4), l'habitude de la vertu a invariablement le bien pour objet, et ne se rapporte d'aucune manière au mal. Or, le bien pour l'intellect c'est le vrai, et le mal c'est le faux. Par conséquent on ne donne le nom de vertus intellectuelles qu'aux habitudes d'après lesquelles on dit toujours vrai et jamais faux. Comme l'opinion et le soupçon peuvent être vrais et faux, il s'ensuit que ce ne sont pas des vertus intellectuelles, comme le dit Aris­tote (Eth. lib. vi, cap. 3).

(1) Scion qu'ils sont produits par un motif de charité.
(2) Cette espèce de raisonnement ne porte que sur des probabilités et il engendre l'opinion au lieu de la certitude.
(3) Comme la physique, les mathématiques et toutes les autres sciences qui ont un objet particulier qui est le dernier terme dans un genre seulement, parce qu'il n'embrasse pas l'universa­lité des connaissances.
qui est la cause première, le principe premier d'après lequel on doit juger tout le reste.
2(2) Puisque les habitudes se distinguent d'après la diversité de leurs objets.


ARTICLE III. — l'art qui est une habitude intellectuelle est - il une vertu ?


Objections: 1. Il semble que l'art ne soit pas une vertu intellectuelle. Car saint Augus­tin dit (De lib. arb. lib. ii, cap. 18 et 19) que personne ne fait mauvais usage de la vertu. Or, on fait mauvais usage de l'art. Car un artisan peut mal agir selon la science de son art. Donc l'art n'est pas une vertu.

2. Il n'y a pas la vertu de la vertu, mais il y a une vertu de l'art, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5). Donc l'art n'est pas une vertu.

3. Les arts libéraux sont supérieurs aux arts mécaniques. Or, comme les arts mécaniques sont pratiques, de même les arts libéraux sont spéculatifs. Donc si l'art était une vertu intellectuelle il devrait être compté parmi les vertus spéculatives.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 3 et 4) que l'art est une vertu ; cependant il ne le compte pas parmi les vertus spéculatives qui ont pour sujet la partie scientifique de l'àme.

CONCLUSION. — Comme les habitudes spéculatives, de même l'art est une vertu en ce sens qu'il donne la faculté de bien faire, sans qu'il porte pour cela l'homme à faire bon usage de sa puissance ou de son habitude.

Réponse Il faut répondre que l'art n'est rien autre chose que la droite raison qui dirige l'homme dans les choses qu'il doit exécuter. La bonté des oeu­vres d'art ne consiste pas dans les dispositions de l'appétit humain, mais en ce que l'oeuvre que l'homme produit est bonne en elle-même. Car pour louer un artisan comme tel on n'examine pas dans quelle intention il fait son ouvrage, mais quelle est l'oeuvre qu'il a exécutée (1). Par consé­quent l'art est à proprement parler une habitude opérative. Néanmoins il a quelque chose de commun avec les habitudes spéculatives. Car les habi­tudes spéculatives ont pour fonction d'examiner ce que sont en elles- mêmes les choses qu'elles ont pour objet, et non de regarder comment l'appétit humain est disposé à leur égard. En effet, pourvu qu'un géomètre fasse une démonstration vraie, peu importe en quel état se trouve la partie appétitive de son âme, qu'il soit joyeux ou en colère. Il en est de même d'un artisan, comme nous l'avons dit (hic sup.). Ainsi l'art est une vertu au même titre que les habitudes spéculatives, c'est-à-dire que l'art ne produit pas plus que l'habitude spéculative une bonne action quant à l'usage, ce qui est le propre de la vertu qui perfectionne l'appétit, il donne seulement la faculté de bien exécuter un travail.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand un artiste l'ait un mau­vais ouvrage ce n'est pas une oeuvre d'art, mais c'est plutôt une oeuvre con­traire à l'art. Comme quand un individu qui sait la vérité vient à mentir, ce qu'il dit n'est pas conforme à la science, mais lui est plutôt contraire. Par conséquent la science se rapporte toujours au bien, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), et il en est de même de l'art, et c'est sous ce rapport qu'on dit qu'il est une vertu. Néanmoins ce n'est qu'une vertu imparfaite, parce que ce n'est pas l'art qui détermine le bon usage qu'on en fait; il faut pour cela autre chose, quoique sans l'art cette espèce de bien soit impossible (2).

2. Il faut répondre au second, que pour que l'homme fasse bon usage de son art il a besoin d'une bonne volonté que la vertu morale perfectionne. C'est ce qui fait dire à Aristote qu'il y a la vertu de l'art, c'est-à-dire qu'il faut une vertu morale pour qu'on fasse bon usage de l'art qu'on possède. Car il est évident que c'est la justice qui rend droite la volonté de l'artisan et qui le porte à exécuter fidèlement son oeuvre.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les sciences spéculatives il y a quelque chose qui ressemble à une opération ; par exemple, il y a la cons­truction d'un syllogisme, ou la composition d'un discours, l'action de compter et de mesurer. C'est pourquoi on donne par analogie le nom d'arts à toutes les habitudes spéculatives qui se rapportent à ces oeuvres de rai­son ; on les appelle des arts libéraux pour les distinguer des arts qui ont pour objets les oeuvres que le corps exécute et qu'on appelle des arts serviles ; parce que le corps est servilement soumis à l'âme et que c'est par l'âme que l'homme est libre. Quant aux sciences qui n'ont pour objet aucune de ces opérations rationnelles, on leur donne tout simplement le nom de science, et jamais celui d'art. De ce que les arts libéraux sont les plus nobles, il n'est donc pas nécessaire que ce qui est de l'essence de l'art leur convienne mieux.

seulement de quelle manière il l'a exécuté.

(2) Sans l'art l'exécution matérielle de l'oeuvre est impossible, mais pour que cette oeuvre soit bonne moralement il faut que la volonté de celui qui l'a exécutée ait été animée par des sentiments de vertu.


ARTICLE IV. — la prudence est-elle une vertu distincte de l'art?


Objections: 1. Il semble que la prudence ne soit pas une autre vertu que l'art. Car l'art est la droite raison qui règle des opérations. Or, les divers genres d'opéra­tions ne font pas qu'une chose se trouve en dehors de l'art, puisque les arts varient selon la diversité des oeuvres. Donc la prudence étant aussi la raison droite qui dirige les oeuvres, il semble qu'on doive la confondre avec l'art.

2. La prudence se confond avec l'art plutôt que les habitudes spéculati­ves. Car ils ont l'un et l'autre pour objet des choses contingentes qui pour­raient être autres qu'elles ne sont, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. vi, cap. 4 et 5). Et puisqu'il y a des habitudes spéculatives qui reçoivent le nom d'art, il semble qu'à plus forte raison on devrait ainsi appeler la prudence.

3. C'est à la prudence qu'il appartient de donner de bons conseils, comme le dit encore Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5). Or, il y a des arts où l'on donne des conseils, comme l'art militaire, la navigation et la médecine, d'après ce même philosophe (Eth. lib. iii, cap. 3).Donc la prudence ne se distingue pas de l'art.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote lui-même distingue la prudence de l'art (Eth. lib. vi, cap. 5).

CONCLUSION. — La prudence étant la droite raison qui dirige l'homme dans sa conduite, elle exige un appétit ou une volonté droite, tandis que l'art qui est la rai­son ou la règle des ouvrages que l'on doit exécuter ne présuppose pas cette disposition dans la volonté; il faut donc que cette vertu soit distincte de l'art.

Réponse Il faut répondre qu'on doit distinguer plusieurs vertus là où l'on trouve différentes raisons formelles. Or, nous avons dit (art. i huj. quaest., quest. lvi, art. 3) qu'on donne à l'habitude le nom de vertu par là même qu'elle donne la faculté de bien faire ; on le lui donne encore quand elle produit non-seulement cette faculté, mais aussi l'usage qu'on en doit faire. Ainsi l'art ne produit que la faculté de bien faire parce qu'il n'a pas de rapport avec l'appé­tit; mais la prudence ne donne pas seulement cette faculté, elle fait encore un bon usage de ses actes, car elle se rapporte à l'appétit et en présuppose la rectitude (1). La raison de cette différence c'est que l'art est la droite rai­son qui règle l'homme dans l'exécution d'un ouvrage, tandis que la pru­dence est la droite raison qui le règle dans sa conduite. Car faire et agir sont deux choses différentes, parce que, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 16), faire c'est un acte qui a pour objet une matière extérieure, comme bâtir, couper, etc.-, agir, c'est un acte qui est immanent dans l'agent lui- même, comme voir, vouloir, etc. Ainsi la prudence est, par rapport à ces actes humains qui résultent de l'usage qu'on fait des puissances et des habi­tudes, ce qu'est l'art par rapport aux travaux extérieurs; car ils sont l'un et l'autre la raison parfaite relativement aux choses qui sont de leur ressort. Dans les choses spéculatives la perfection et la rectitude de la raison dépend des principes d'après lesquels elle raisonne, et nous avons dit (art. 2 ad 2) pour ce motif que la science dépend de l'entendement qui est l'habi­tude des principes et qu'elle le présuppose. Or, les fins sont pour les actes humains ce que sont les principes pour les choses spéculatives, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 8; lib. vi, cap. 5). C'est pourquoi la prudence, qui est la raison droite d'après laquelle l'homme doit se conduire, exige qu'il soit bien disposé relativement à ses fins, ce qui résulte de la rectitude de la volonté. Ainsi la vertu morale qui rend la volonté droite est donc nécessaire à la prudence. Mais le bien pour les oeuvres d'art n'est pas le bien moral que la volonté recherche, c'est le bien des oeuvres considérées en elles-mêmes (1). L'art ne présuppose donc pas une volonté droite. De là il arrive qu'on loue dans un artisan une faute volontaire plus qu'une faute involontaire (2), tandis que les fautes volontaires sont plus opposées à la prudence que les fautes involontaires ; parce que la droiture de la volonté est de l'essence de la prudence, mais non de l'essence de l'art. Il est donc évident que la prudence est une vertu distincte de l'art.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les divers genres des objets d'art sont en dehors de l'homme, et c'est pour ce motif que la raison formelle de la vertu ne change pas; mais la prudence est la règle des actes humains, et c'est ce qui établit entre elle et l'art une différence formelle, comme nous l'avons vu (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que la prudence se confond avec l'art plutôt que les habitudes spéculatives relativement au sujet et à la matière. Car l'un et l'autre ont pour sujet la partie de l'âme où se forme l'opinion et pour matière quelque chose de contingent. Mais l'art ressemble plus aux habitu­des spéculatives sous le rapport de la vertu qu'à la prudence (3), comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.).

3. Il faut répondre au troisième, que la prudence donne de bons conseils à l'égard de ce qui appartient à la vie entière de l'homme et à sa fin dernière ; tandis que dans les arts on trouve des conseils qui ont rapport à leurs fins particulières. Ainsi quand un homme donne de bons conseils pour la guerre ou la navigation on dit que c'est un général ou un pilote prudent; mais on n'appelle bons conseillers d'une manière absolue que ceux qui donnent de bons conseils sur ce qui regarde la vie entière.

(1) Cette rectitude ne peut exister qu'autant qu'il est revêtu des habitudes qui lui sont propres.
un tableau une difformité est plus habile que celui qui fait la même chose involontairement.
(3) Parce que les règles de l'art n'ont pas pour objet des choses contingentes.


ARTICLE V. — LA PRUDENCE EST-ELLE UNE VERTU NÉCESSAIRE A L'HOMME ?


Objections: 1. Il semble que la prudence ne soit pas une vertu nécessaire pour bien se conduire. Car ce que l'art est aux ouvrages qu'on doit exécuter, la prudence l'est aux actions dont la vie de l'homme se compose, puisqu'elle en est la droite raison comme l'art est la règle des ouvrages que l'on produit, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5). Or, l'art n'est nécessaire à l'égard des choses qu'on doit faire que pour les exécuter, mais il ne l'est plus une fois qu'elles sont faites. Donc la prudence n'est pas nécessaire à l'homme pour bien vivre dès qu'il est vertueux ; elle ne lui est utile que pour le devenir.

2. La prudence est ce qui nous inspire de bons conseils, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5, 7, 8 et 9). Or, l'homme peut agir d'après un bon conseil qui ne lui est pas propre, mais qui vient d'autrui. Il n'est donc pas nécessaire pour bien vivre que l'homme ait lui-même la prudence, mais il suffit qu'il suive les conseils de celui qui la possède.

3. La vertu intellectuelle a pour caractère de dire toujours vrai et jamais faux. Or, il ne semble pas qu'il en soit ainsi de la prudence; car il n'appar­tient pas à l'homme de ne jamais se tromper dans les conseils qu'il donne, puisque tout ce qui regarde sa conduite est contingent et pourrait être tout autre qu'il n'est. D'où il est écrit (Sg 9,14) : Les pensées des mortels sont timides et nos prévoyances incertaines. Il semble donc qu'on ne doive pas faire de la prudence une vertu intellectuelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Ecriture la place au nombre des vertus néces­saires à la vie humaine, puisqu'il est dit de la Sagesse divine (Sg 8,7) : C'est elle qui enseigne la tempérance, la prudence, la justice et la force, qui sont les choses du monde les plus utiles à l'homme en cette vie.

CONCLUSION. — La prudence étant la vertu qui dirige l'homme vers sa fin et qui lui fournit tous les moyens légitimes et convenables pour l'atteindre, elle est extrê­mement nécessaire à l'homme pour bien vivre.

Réponse Il faut répondre que la prudence est la vertu la plus nécessaire à la vie humaine ; car bien vivre consiste à bien agir. Pour bien agir il ne suffit pas de considérer seulement la chose que l'on fait, mais encore la manière dont on la fait. Ainsi il faut qu'on agisse d'après une élection droite, mais non par impétuosité ou par passion. L'élection ayant pour objets les moyens qui se rapportent à la fin, la droiture de l'élection demande deux choses : une fin légitime et des moyens qui soient en harmonie avec elle. L'homme est con­venablement disposé à l'égard de sa fin légitime par la vertu qui perfec­tionne la partie appétitive de l'âme dont le bien est l'objet et la fin. Par rap­port aux moyens il faut que l'homme reçoive de la raison ses bonnes dispositions ; parce que prendre conseil et choisir les moyens en harmonie avec une fin sont des actes rationnels. C'est pourquoi il est nécessaire que dans la raison il y ait une vertu intellectuelle qui la perfectionne "pour qu'elle choisisse convenablement ses moyens, et cette vertu est la pru­dence. La prudence est donc nécessaire pour bien vivre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien, au point de vue de l'art, ne se considère pas dans l'artisan, mais plutôt dans son ouvrage (1), puisque l'art est la droite raison des choses qu'on doit exécuter. Car l'oeuvre qui se produit dans une matière extérieure n'est pas une perfection pour celui qui la fait; mais elle est la perfection de l'objet qu'on exécute, comme le mouvement est l'acte du mobile. L'art a donc pour objet ce que l'on exé­cute. Le bien considéré au point de vue de la prudence existe dans l'agent lui-même dont la perfection consiste dans l'action; car la prudence est la règle des actions, comme nous l'avons dit (art. préc.). C'est pourquoi iFn'cst pas nécessaire à l'art que l'artisan agisse bien, mais il faut qu'il fasse un bon ouvrage. Il serait plutôt nécessaire que les objets que l'art produit fonctionnent bien, par exemple qu'un couteau ou qu'une scie coupe bien, si c'était à eux à agir plutôt qu'à être mis en action, parce qu'ils ne sont pas maîtres de leurs actes. C'est ce qui fait que l'art n'est pas nécessaire à l'ar­tisan pour bien vivre, mais seulement pour faire un bon ouvrage et pour le conserver, tandis que la prudence est nécessaire à l'homme non-seule- ment pour qu'il devienne bon, mais encore pour qu'il se conduise bien.

2. Il faut répondre au second, que quand l'homme fait le bien, non d'après sa propre raison, mais suivant le conseil d'un autre, sa manière d'agir n'est pas absolument parfaite par rapport à la raison qui le dirige et à l'appétit qui le meut. Par conséquent s'il fait le bien, il ne le fait pas d'une manière absolue (1), et c'est là ce qu'on appelle bien vivre.

3. Il faut répondre au troisième, que le vrai par rapport à l'intellect pratique se prend dans un autre sens que le vrai par rapport à l'intellect spéculatif, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2;. Car le vrai pour l'intellect spé­culatif s'entend de la conformité de l'intellect avec la chose elle-même. Et comme l'intellect ne peut pas se conformer infailliblement aux choses con­tingentes, mais seulement aux choses nécessaires, il s'ensuit qu'aucune habi­tude spéculative n'est une vertu intellectuelle quand elle a pour objet ce qui est contingent, mais il faut pour cela qu'elle se rapporte aux choses néces­saires. Au contraire, le vrai par rapport à l'intellect pratique se considère d'après sa conformité avec l'appétit ou la volonté; cette conformité n'existe pas en matière nécessaire, puisque ces choses ne sont pas du ressort de la volonté humaine, mais seulement en matière contingente (2), c'est-à-dire à l'égard des choses que nous pouvons faire, soit qu'il s'agisse d'actions inté­rieures ou d'oeuvres extérieures. C'est pourquoi il y a une vertu de l'intellect pratique qui n'a pour objet que les choses contingentes; l'art se rapporte aux ouvrages qu'on doit exécuter et la prudence aux actions qu'on doit faire.

(2) C'est pour ce motif qu'elle est susceptible de se tromper, tandis que l'entendement spéculatif quand il ne juge que des choses nécessaires ne se trompe pas.


ARTICLE VI. — LE CONSEIL, LA SAGACITÉ ET LE JUGEMENT SONT-ILS DES VERTUS ASSOCIÉES A LA PRUDENCE?


Objections: 1. Il semble que ce soit à tort qu'on joigne à la prudence le conseil, la sagacité et le jugement. Car le conseil est ce qui nous l'ait prendre Je meil­leur parti sur une chose, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9). Or, c'est à la prudence qu'il appartient de donner de bons conseils, d'après ce même philosophe (cap. 5). Donc le conseil n'est pas une vertu alliée à la prudence, mais c'est la prudence elle-même.

2. C'est au supérieur qu'il appartient de juger les -inférieurs. Par consé­quent la vertu qui juge semble être supérieure aux autres. Or, la sagacité est ce qui nous fait bien juger. Donc elle n'est pas une vertu qui s'adjoigne à la prudence, c'est plutôt une vertu principale.

3. Comme le jugement se rapporte à des objets divers, de même le con­seil. Or, à l'égard de ce qui peut être l'objet du conseil, on n'admet qu'une vertu qu'on appelle la vertu du bon conseil ; par conséquent pour bien juger de ce que l'on doit faire, il ne faut pas admettre, outre la sagacité, une autre vertu qu'on appelle le jugement.

4. Cicéron (Rhet. lib . n de Invent.) reconnaît dans la prudence trois autres parties qui sont : la mémoire des choses passées, l'intelligence du présent et la prévoyance de l'avenir. Macrobe à propos du Songe de Seipion (lib. i, cap. 8) distingue encore dans cette vertu d'autres parties qui sont la précaution, la docilité et d'autres qualités semblables. Les trois vertus que nous avons désignées ne sont donc pas les seules qui soient adjointes à la prudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote ne distingue que ces trois vertus qui soient adjointes à la prudence (Eth. lib. vi, cap. 9, 40 et 11).

CONCLUSION. — La prudence étant une vertu impérative, c'est avec raison qu'on lui adjoint le bon conseil qui doit l'inspirer dans ses desseins, et la sagacité et le jugement qui doivent l'aider à se prononcer sur le parti qu'elle doit prendre.

Réponse Il faut répondre que dans toutes les puissances qui sont subordonnées entre elles, la plus importante est celle qui se rapporte à l'acte le plus noble. Or, il y a trois actes rationnels qui sont nécessaires à l'homme pour se bien conduire. Le premier regarde le conseil, le second le jugement et le troi­sième le commandement. Les deux premiers répondent aux actes de l'in­tellect spéculatif qui consistent à examiner et à juger ; car le conseil est une sorte de recherche et d'examen. Le troisième appartient à proprement parler à l'intellect pratique, parce que c'est une opération, et que la raison ne com­mande pas des choses que l'homme ne peut pas faire. Quant aux choses qui lui sont possibles, il est évident que le commandement est l'acte principal auquel tous les autres sont subordonnés. C'est pourquoi la vertu qui com­mande, c'est-à-dire la prudence, est la vertu principale, et on lui adjoint comme vertus secondaires le bon conseil qui lui inspire ses desseins, la sa­gacité et le jugement qui l'aident à se prononcer; nous verrons ce qui dis­tingue l'une de l'autre ces deux dernières parties (in resp. ad 3 arg.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prudence est bonne con­seillère, non que le bon conseil soit son acte immédiat, mais parce qu'elle y arrive par le moyen de la vertu qui lui est adjointe, et que nous avons appelée la vertu du bon conseil.

2. Il faut répondre au second, que le jugement dans la pratique a un but ul­térieur (1). Car il arrive qu'on juge bien de ce qu'on doit faire et que cepen­dant on l'exécute mal. L'oeuvre n'a reçu son dernier complément que quand la raison a donné des ordres convenables sur la conduite à tenir (2).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on juge de chaque chose par ses propres principes. Au contraire l'examen ou la recherche n'a pas lieu d'après les principes propres de l'objet, puisque du mêment où l'on possède ces principes il n'est plus nécessaire de faire des recherches ; la chose est toute trouvée. C'est ce qui fait qu'il n'y a qu'une vertu qui se rapporte au conseil, tandis qu'il yen a deux quiontpour objet le jugement, parce que la distinction des êtres ne repose pas sur leurs principes communs, mais sur leurs principes pro­pres. Ainsi en matière spéculative la dialectique qui doit faire les recherches sur toutes choses est une, tandis,que les sciences démonstratives qui se rap­portent au jugement se diversifient selon la diversité de leurs objets. Or, la sagacité et le jugement se distinguent selon les différentes règles d'après lesquelles on juge. Car la sagacité juge de ce que l'on doit faire d'après la loi, et le jugement d'après la raison naturelle, au défaut de la loi (3), comme nous le verrons d'ailleurs plus en détail (II-II 51,4).

4. Il faut répondre au quatrième, que la mémoire, l'intelligence et la pré­voyance, ainsi que la précaution, la docilité et les autres qualités semblables ne sont pas des vertus différentes de la prudence ; elles en sont en quelque sorte les parties intégrantes, puisque toutes ces choses sont né­cessaires pour que la prudence soit parfaite. Il y a encore dans cette vertu des parties subjectives qui en sont, pour ainsi dire, les espèces, comme l'économie, le gouvernement, etc. Mais les trois vertus que nous avons dé­signées en sont les parties auxiliaires ou potentielles, puisqu'elles lui sont subordonnées de la même manière que ce qui est secondaire se trouve subordonné à ce qui est principal (1), comme on le verra (II-II 51).

mandement qui est l'acte propre de la prudence.

(2) le jugement est par conséquent plus élevé que la sagacité, parce qu'il juge d'après l'équité naturelle qui est un principe supérieur aux lois.



QUESTION LVIII.

DE CE QUI DISTINGUE LES VERTUS MORALES DES VERTUS INTELLECTUELLES.


Après avoir parlé de la distinction des vertus intellectuelles, nous avons à nous occuper des vertus morales. Et d'abord de ce qui les distingue des vertus intellectuel­les, ensuite de ce qui les distingue les unes des autres selon leur propre matière; enfin de ce qui distingue les vertus principales ou cardinales des autres vertus. — Touchant le premier point cinq questions se présentent : 1° Toute vertu est-elle une vertu morale?— 2u La vertu morale se distingue-t-elle de la vertu intellectuelle ? — Est-il convenable de diviser la vertu en vertu intellectuelle et morale? — 4" La vertu morale peut-elle exister sans la vertu intellectuelle? — 5° Au contraire la vertu intellectuelle peut-elle exister sans la vertu morale?

ARTICLE I. — toute vertu est-elle morale?


Objections: 1. Il semble que toute vertu soit morale. Car la vertu morale est ainsi ap­pelée du mot mos qui signifie coutume. Or, nous pouvons nous accoutumer aux actes de toutes les vertus ; par conséquent toute vertu est morale.

2. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 6) que la vertu morale est une habitude d'élection qui consiste dans le juste milieu de la raison. Or, toute vertu paraît être une habitude d'élection, parce que nous pouvons faire par élection les actes de chaque vertu, et toute vertu consiste de quelque manière dans ce moyen terme, comme nous le verrons (I-II 64,2-4). Donc toute vertu est morale.

3. Cicéron dit (De inv. lib. ii) que la vertu est une sorte d'habitude natu­relle conforme à la raison. Or, toute vertu humaine ayant pour but le bien de l'homme, il faut qu'elle soit conformera la raison, puisque le bien de l'homme consiste dans cette conformité, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc toute vertu est morale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. i ad fin.) : Quand nous parlons des moeurs d'un individu, nous ne disons pas qu'il est sage ou intelligent, mais qu'il est doux ou sobre. La sagesse et l'intelligence ne sont donc pas morales, et puisqu'elles sont des vertus, comme nous l'avons dit (I-II 57,2), il s'ensuit que toute vertu n'est pas morale.

CONCLUSION. — Puisque par les vertus morales l'homme est porté à l'action et que cette inclination convient à proprement parler à la puissance appétitive, toute vertu ne doit pas être appelée une vertu morale, il n'y a que celle qui existe dans la partie appétitive de l'âme.

Réponse Il faut répondre que pour rendre évidente la solution de cette question il faut examiner ce que signifie le mot mos, et nous pourrons ainsi savoir ce qu'est une vertu morale. Or, ce mot a deux sens. Il signifie quelquefois une coutume; c'est ainsi qu'il est dit (Ac 15,1) : Si vous n'êtes pas circoncis selon la coutume de Moise vous ne pourrez pas être sauvés. D'autres fois il signifie une inclination naturelle ou presque naturelle à faire une chose. En ce sens il est commun aux hommes et aux animaux. C'est ainsi qu'on dit (2M 11,11) : En se précipitant sur les ennemis à la façon des lions (leonum more) ils les ont terrassés. On Iii également dans le Psalmiste (Ps 67,6) : Il fait habiter dans sa maison ceux qui sont unis de moeurs (unius moris) ou d'affection. Ces deux sens ne sont point du tout distingués parmi les Latins relativement au mot; mais ils le sont en grec; car le mot rjôoç que les Latins traduisent par mos est tantôt écrit par un vi, et sa première syllabe est longue, et tantôt par un e, et sa première syllabe est brève (1). Quand on dit qu'une vertu est morale, le mot mos signifie alors l'inclination naturelle ou presque naturelle qu'on a à l'aire une chose; la seconde signification est d'ailleurs très-rapprochée de celle-là, car la coutume se change d'une certaine manière en nature et produit une inclination sem­blable à l'inclination naturelle. Or, il est évident que l'inclination à l'acte convient à proprement parler à la puissance appétitive qui a pour fonction de mouvoir toutes les puissances pour qu'elles agissent (2), comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 9,1). Par conséquent toute vertu n'est pas une vertu morale ; il n'y a que celle qui existe dans la partie appé­titive de l'âme.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur le mot mos pris dans le sens de coutume.

2. Il faut répondre au second, que tout acte de vertu peut être fait par élec­tion ; mais il n'y a que la vertu qui existe dans la partie appétitive de l'âme qui rende l'élection droite. Car nous avons dit (I-II 13,1) que l'élection est l'acte de la partie appétitive, par conséquent l'habitude élec­tive qui est le principe de l'élection ne peut être que celle qui perfectionne la puissance appétitive ; quoique les actes des autres habitudes puissent tomber sous l'élection.

3. Il faut répondre au troisième, que la nature est le principe du mouvement, comme le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 3). Mais c'est à la partie appétitive qu'il appartient de mouvoir pour agir. C'est pourquoi le propre des vertus qui résident dans la partie appétitive consiste à s'assimiler à la nature en se conformant à la raison.

(1)t \\6oî signifie moeurs, é'doicoutume.
(2) C'est l'appétit qui meut les autres puissances pour qu'elles produisent les opérations qui leur sont propres.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.57 a.2