I-II (trad. Drioux 1852) Qu.81 a.2

ARTICLE II. — les autres péchés du premier homme ou des parents les plus proches passent-ils A leurs descendants (1)?


Objections: 1. Il semble que les autres péchés du premier homme ou des parents les plus proches passent à leurs descendants. Car on ne doit jamais punir que les fautes. Or, il y a des enfants queDieu a punis pour les fautes de leurs proches parents, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ex. xx, 5) : Je suis le Dieu jaloux, qui venge V iniquité des pères sur leurs enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième génération. Selon la justice humaine, quand il s'agit d'un crime de lèse-majesté , les enfants sont déshérités pour la faute de leurs parents. Donc les péchés des parents les plus; proches passent à leurs descendants.

2. Il est plus facile de faire passer dans un autre ce qu'on possède de soi que ce qu'on tient d'un autre; ainsi le feu peut échauffer plus que l'eau chaude. Or, l'homme communique à ses descendants le péché originel qui lui vient d'Adam. Donc à plus forte raison leur communique-t-il le péché qu'il a fait lui-même.

3. Nous recevons de notre premier père le péché originel, parce que nous avons été en lui comme dans le principe de notre nature qu'il a corrompue. Or, nous avons été de même dans nos proches parents , comme dans les principes de notre nature, qui toute corrompue qu'elle est peut encore l'être davantage par le péché, suivant ces paroles de l'Ecriture (Apoc. ult. ii) : Que celui qui est souillé, se souille encore plus. Donc les enfants reçoivent origi­nellement les fautes de leurs parents les plus proches, comme le péché de leur premier père.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le bien est plus communicatif de lui-même que le mal. Or, les mérites des parents les plus proches ne passent pas dans leurs descendants. Donc les fautes y passent encore moins.

CONCLUSION. — Comme il n'y a que le premier péché du premier homme qui ait souillé la nature humaine et qu'on l'appelle pour ce motif le péché de nature et d'ori­gine, tandis que les autres fautes d'Adam n'ont atteint que sa personne, comme tous les péchés des autres hommes, ce qui les a fait appeler des fautes personnelles, on dit à juste titre qu'il n'y a que le premier péché du premier homme qui se soit transmis à ses descendants.

Réponse Il faut répondre que saint Augustin s'est fait cette question (Ench. cap. 46 et 47), mais qu'il l'a laissée sans la résoudre (2). Mais si l'on y réfléchit attentivement, on verra qu'il est impossible que les péchés des parents les plus proches ou que les fautes du premier homme, à l'exception de la pre­mière, se transmettent originellement. La raison en est que l'homme engen-

(1) Jansénius ayant admis, comme nous l'avons fait observer, la transmission physique du péché originel, fut amené à en conclure que les péchés des parents se transmettent aux enfants de la même manière que le péché originel. C'était aussi le sentiment de Baïusdontla proposition suivante a été condamnée : Omne scelus est ejus condi­tionis ut suum auctorem et omnes posteros
eo modo inficere possit quo infecit prima transgressi o. Cette proposition est la cinquante- deuxième de celles qui ont été condamnées.
(2/ Temere non audeo affirmare; ce sont les expressions de ce grand docteur.
dre quelqu'un qui est le même que lui dans l'espèce, mais non individuelle­ment. C'est pourquoi ce qui appartient directement à l'individu, comme les actes personnels et les choses qui s'y rapportent, ne passe pas des pères aux enfants. Car un grammairien ne transmet pas à son fils la science de la grammaire qu'il a acquise par ses propres études. Mais ce qui appartient à la nature de l'espèce passe des pères aux enfants, si la nature n'est pas défectueuse. Ainsi celui qui a des yeux engendre quelqu'un qui a le même avantage, si la nature ne fait pas défaut. Et même quand la nature est forte, il y a des accidents individuels appartenant à la disposition de la nature, qui se transmettent aux enfants. Telles sont, par exemple, l'agilité du corps, la bonté du caractère et d'autres qualités semblables. Mais les parents ne transmettent d'aucune manière ce qui leur est purement personnel, comme nous l'avons dit (hic sup.). Or, comme il y a des choses qui appartiennent à la personne considérée en elle-même, et d'autres qui sont l'effet de la grâce \ de même une chose peut appartenir à la nature consi­dérée en elle-même, c'est-à-dire comme étant l'effet de ses principes, et une autre peut lui appartenir comme étant le résultat de la grâce. C'est ainsi que la justice originelle, comme nous l'avons vu (part. I, quest. c, art. 1 ), était un don gratuit que Dieu avait fait à la nature humaine tout entière dans notre premier père. Car, comme cette justice originelle serait passée dans tous ses descendants simultanément avec sa nature, de même le dérègle­ment contraire a dû se transmettre. Quant aux autres péchés actuels, soit d'Adam, soit des autres hommes, ils ne corrompent pas la nature dans ce qui lui appartient, ils n'atteignent que ce qui est de la personne, en corrom­pant les penchants individuels de chacun, et c'est pour cela qu'ils ne sont pas transmissibles.

Solutions: 1. Il faut répondre m premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Epist, lxv, ad Avit.), les enfants ne sont jamais punis spirituellement pour leurs parents, à moins qu'ils ne participent à leur faute, soit par l'origine, soit par l'imitation, parce que toutes les âmes viennent de Dieu immédiate­ment, selon l'expression du prophète (Ez. xviii). Mais quelquefois, d'après le jugement de Dieu ou des hommes, les enfants sont punis corporellementpour leurs parents, parce que le fils sous le rapport du corps est une partie du père.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut plus facilement transmettre ce qu'on possède de soi, quand ce qu'on possède est une chose transmissible. Mais les péchés actuels des parents les plus proches ne sont pas transmissi­bles, parce qu'ils sont purement personnels, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que le premier péché a corrompu la nature humaine d'une corruption qui se rapporte à la nature ; tandis que les autres péchés ne la corrompent que d'une corruption qui se rapporte à la personne.

ARTICLE III. — le péché de notre premier père est-il passé originairement dans tous les hommes (1)?


Objections: 1. Il semble que le péché d'Adam ne passe pas originairement dans tous les hommes. Car la mort est une peine qui est la conséquence du péché originel. Or, tous ceux qui sont nés d'Adam ne mourront pas. Car ceux qui

(\) Calvin a soutenu que les enfants des fidèles ne naissaient pas avec le péché originel ilnstit. lib. iv, cap. 16, sect. 24 et seq.). Le concile de Trente a ainsi condamné cette erreur (sess. V, can. 4) : Si quit parvulos recentes ab uteris matrum baptizandos negat, etiamsi fuerint à baptizatis parentibus orti,aut dicit in remis­sionem quidem peccatorum eos baptizari, sed nihil ex Adam trahere originalis peccati, quod generationis lavacro ncesse sit expiari ad vitam aeternam consequendam... anathema sit.
seront vivants à l'arrivée de Notre - Seigneur ne mourront jamais, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (I. Thés, iv, 15) : Nous qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil. Donc ils ne contracteront pas la souillure ori­ginelle.         •          , .

2. On ne donne pas à un autre ce qu on n'a pas. Or, celui qui est baptisé n'a pas le péché originel. Donc il ne le transmet pas à ses descendants.

3. Le don du Christ est plus grand que le péché d'Adam, comme le dit l'Apôtre [Rom. v). Or, le don du Christ ne passe pas dans tous les hommes. Donc le péché d'Adam n'y passe pas non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. v, 12): La mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché.

CONCLUSION. — On doit croire fermement que tous les hommes, à l'exception seule du Christ, procédant originairement d'Adam, ont contracté le péché originel (parce qu'il n'est pas douteux qu'ils n'aient eu tous besoin de la rédemption du Christ), et qu'ils l'ont eu tous, du moins en puissance (1), s'ils ne l'ont pas eu tous en acte (cette exception se rapporte à la B. Vierge).

Réponse Il faut répondre que d'après la foi catholique on doit croire fermement que tous les hommes nés d'Adam, à l'exception seule du Christ, ont con­tracté la tache originelle; autrement ils n'auraient pas tous besoin de la rédemption qui s'est laite par le Christ, ce qui est une erreur. On peut en donner une raison, c'est que, comme nous l'avons dit (art. 1), le péché du premier homme est passé originairement dans ses descendants, comme le péché actuel est répandu sur tous les membres du corps par la volonté de l'âme qui les met en mouvement. Or, il est évident que le péché actuel peut être étendu à tous les membres qui sont de nature à être mus par la volonté; par conséquent la faute originelle passe dans tous ceux qui sont mus par Adam au moyen delà génération.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est plus probable et plus convenable d'admettre que tous ceux qui se trouveront à l'arrivée de Notre- Seigneur mourront, et qu'ils ressusciteront peu après, comme nous le di­rons (2). — Toutefois, si l'on admet avec d'autres auteurs qu'ils ne mour­ront jamais, comme saint Jérôme le rapporte dans une desesépîtres (Epist, ad Min.), en exposant différentes opinions sur la résurrection de la chair, il faut répondre que quoique ces hommes ne meurent pas, ils n'en ont pas moins été condamnés à mourir, seulement Dieu leur a fait la remise de leur peine, comme il peut remettre aux pécheurs actuels la punition due à leurs fautes.

(2) Saint Thomas se proposait de traiter cette question dans la dernière partie de la Somme ¦ qui est restée inachevée (Vid. supplent., quest. LXXVIll, art. 2,).

(Ii Tous les théologiens admettent que la sainte Vierge a pu contracter lc péché originel et que Dieu a pu l'en exempter. La controverse qui s'est élevée a donc pour oLjet le fait et non sa possibi­lité. Pour saisir le sentiment de saint Thomas a ce sujet (Voyez 5* part, quest. xxvii).

2. 11 faut répondre au second, que le péché originel est détruit par le bap­tême, quant à la tache, en ce sens que l'âme recouvre spirituellement la grâce, mais il subsiste néanmoins en acte quant au foyer qui consiste dans le dérèglement des parties inférieures de l'âme et du corps lui-même. Et comme l'homme engendre par le corps et non par l'esprit, il s'ensuit que ceux qui sont baptisés transmettent le péché originel. Car les parents n'en­gendrent pas, comme ayant été régénérés par le baptême , mais ils engen­drent, comme conservant quelque chose du premier péché du premier homme.

3. Il faut répondre au troisième, que comme le péché d'Adam se transmet à tous ceux qui naissent de lui corporellement, cle même la grâce du Christ passe dans tous ceux qui naissent de lui spirituellement par la foi et le bap­tême ; et cette grâce n'a pas seulement pour effet d'effacer la faute du pre­mier homme, mais elle sert encore à effacer tous les péchés actuels et à in­troduire dans la gloire celui qui la reçoit.

ARTICLE IV. — si un homme était formé miraculeusement de chair

humaine contracterait-il le péché originel?

Objections: 1. Il semble que si l'on formait quelqu'un miraculeusement de chair hu­maine, il contracterait le péché originel. Car la glose dit (Ord. aug.inGen. iii) que la postérité d'Adam a été corrompue tout entière dans sa chair, parce qu'elle n'a pas été séparée de lui dans le lieu de vie avant sa chute, mais dans le lieu d'exil après qu'il a été tombé. Or, si un homme était formé comme on le suppose, sa chair serait séparée dans le lieu d'exil, et par con­séquent il contracterait le péché originel.

2. Le péché originel est produit en nous, parce que l'âme est souillée par la chair. Or, la chair tout entière de l'homme a été souillée ; par conséquent, de quelque manière que l'homme soit formé de chair humaine, son âme sera toujours infectée par la souillure du péché originel.

3. Le péché originel a passé du premier homme dans tousles autres, parce qu'ils ont tous été dans son auteur. Or, ceux qui seraient formés de chair humaine auraient été dans Adam. Donc ils contracteraient le péché originel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car ils n'auraient pas été dans Adam selon la puis­sance génératrice qui seule est cause de la transmission du péché ori­ginel (1), comme l'observe saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. x, cap. 19 et 20).

CONCLUSION. — Puisque c'est par la génération que le péché du premier homme passe dans ses descendants, il ne pourrait se faire que celui qui serait miraculeusement formé de chair humaine contractât ce même péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 3), le péché ori­ginel est passé du premier homme dans ses descendants, parce qu'il les meut tous au moyen de la génération, comme les membres du corps sont mus par l'âme qui les porte au péché actuel. Or, il n'y a génération que par la vertu active qui réside dans le générateur lui-même. Ainsi le péché originel n'atteint que ceux qui descendent d'Adam par la puissance généra­trice qui découle originairement d'Adam lui-même, et c'est ce qu'on appelle descendre de lui par le sang. Car la reproduction parle sang n'est rien autre chose que la force active qui réside dans le générateur. Mais si un individu était formé de chair humaine par la puissance divine, il est évident que cette force active ne viendrait pas d'Adam; par conséquent il ne contrac­terait pas le péché originel; comme l'acte de la main ne serait pas un péché humain si la main était mue, non par la volonté de l'homme, mais par un moteur extrinsèque (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Adam n'a été exilé qu'après son péché. Ce n'est donc pas à cause de l'exil, mais à cause de son péché

(i) La doctrine de saint Thomas sur ce point se trouve parfaitement d'accord avec ces paroles du concile de Trente (sess. VJ, can. o) : Revera homines, nisi ex semine Adae propagati nascerentur, non nascerentur injusti : cum ea propagatione per ipsum, dum concipiun­tur, propriaminjustitiam contrahant.
(2) Il résulte du système de Jansénius la conclu­sion opposée qu'il a lui-même déduite (De statu naturae lapsae, lib. i, cap. 20), ce qui parait conti aire à ces paroles du concile de Trente (sess, vi, can. 5) : Nisi homines ex semine Adae propagati nascerentur, non nascerentur in­justi.
que la faute originelle s'est transmise à tous ceux qui descendent de lui par
la vertu active de la génération.

2. Il faut répondre au second, que la chair ne souille l'âme qu'autant qu'elle est le principe actif de la génération, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui serait formé de chair humaine aurait été dans Adam selon la substance du corps, mais non selon la vertu génératrice, comme nous l'avons dit (in corp. art.). C'est pourquoi il ne con­tracterait pas le péché originel.


ARTICLE V. — si adam n'eut pas péché, mais qu'ève fut tombée, leurs enfants auraient-ils contracté le péché originel (i)?

Objections: 1. Il semble que si Adam n'eût pas péché, mais qu'Eve eût succombé, les enfants auraient contracté le péché originel. Car le péché originel nous a été transmis par nos ancêtres , parce que nous avons existé en eux, d'a­près ces paroles de l'Apôtre (Rom. v, 12) : en qui tous ont péché. Or, comme l'homme préexiste dans son père, de même il préexiste dans sa mère. Donc par la faute de la mère l'homme contracterait le péché originel, comme il l'a contracté par la faute du père.

2. Si Eve eût péché sans qu'Adam fût tombé, les enfants naîtraient pas­sibles et mortels. Car la mère donne la matière dans la génération, comme l'observe Aristote (De gener. anim. lib. ii , cap. i et 4 ). Or, la mort et toute espèce de passibili té proviennent nécessairement de la matière. Et puisque la passibilité et la nécessité de mourir sont un châtiment du péché originel, il s'ensuit que si Eve eût péché, mais qu'Adam ne fût pas tombé, les enfants auraient contracté la tache originelle.

3. Saint Jean Damascène dit (De orth.fid. lib. iii, cap. 2) quel'Esprit-Saint est venu dans la Vierge (de laquelle le Christ devait naître sans le péché originel) pour la purifier. Or, cette purification n'aurait pas été nécessaire, si la souillure du péché originel ne se contractait pas d'après la mère. Donc la souillure originelle vient de la mère, et par conséquent si Eve eût péché ses enfants auraient contracté la tache originelle, quand même Adam serait lui-même resté pur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. v, 12) : Par un seul homme le péché est entré dans ce monde. Il aurait dû dire plutôt qu'il y est entré par deux, puisqu'ils ont péché tous les deux ; ou bien il aurait fallu dire qu'il est entré par la femme qui a péché la première, si c'était la femme qui transmit la tache originelle à ses descendants. Donc le péché originel ne passe pas de la mère, mais du père aux enfants (2).

CONCLUSION. — Puisque le péché originel vient du père qui est le principe actif de la génération, et non de la mère qui, d'après les philosophes, n'en fournit que la matière, i] s'ensuit que si Eve eût péché, mais qu'Adam n'eut pas succombé, le péché originel ne serait pas passé dans leurs descendants ; ce serait le contraire si l'on sup­pose qu'Adam soit tombé, mais qu'Eve soit restée fidèle.

i2) D'après le système de Jansénius, le péché originel viendrait plus de la mère 'que du père. Voyez à cet égard Leclerc de Beauberon, dans le cours de M. l'abbé Migne, tom. X, p. 750.
(1) On peut citer à l'appui du sentiment que saint Thomas embrasse sur cette question les paroles du concile de Trente (sess. can. 2) qui rapportent à la prévarication d'Adam la cause du péché originel.

Réponse Il faut répondre que la solution de cette question dépend de ce que nous avons dit précédemment (art. 1, 3 et 4). Car nous avons vu (art. 1) que le péché originel est transmis par notre premier père, parce qu'il est le mo­teur de la génération des enfants. D'où nous avons conclu (art. 4), que si

quelqu'un était matériellement formé de chair humaine, il ne contracterait pas ce péché. Or, il est évident d'après la doctrine des philosophes (De gener. anim. lib. n, cap. 5) que le principe actif dans la génération vient du père, tandis que la mère en fournit la matière. Par conséquent le péché ori­ginel ne se contracte pas par la mère, mais par le père. D'après cela si Eve eût péché et qu'Adam fut resté fidèle, les enfants ne contracteraient pas la tache originelle, mais ce serait le contraire si c'était Adam, mais non Eve, qui fût tombé.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le fils préexiste dans le père, comme dans son principe actif, mais qu'il préexiste dans la mère comme dans son principe matériel et passif. 11 n'y a donc pas de parité.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des auteurs qui disent que si Eve eût péché et qu'Adam fût resté fidèle, les enfants seraient exempts de la faute, mais qu'ils seraient néanmoins soumis à la nécessité delà mort et aux autres souffrances passibles qui sont les conséquences obligées de la matière que la mère fournit, et qu'ils endureraient toutes ces choses à titre de châtiment, comme des défauts naturels. Mais ce système ne paraît pas admissible. Car l'immortalité et l'impassibilité dans l'état primitif de l'homme ne résultaient pas delà condition de la matière, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xcvu, art. 1 et 2), mais elles étaient l'effet de la justice originelle, par laquelle le corps était soumis à l'âme, tant que l'âme serait elle-même soumise à Dieu. Or, le péché originel est la privation de cette justice originelle. Si donc Adam étant resté fidèle le péché originel ne s'était pas transmis à ses descendants à cause du péché d'Eve, il est évident que leurs enfants n'auraient pas été privés de la justice originelle, et que par conséquent ils n'auraient été ni passibles, ni mortels.

3. Il faut répondre au troisième, que cette purification de la sainte Vierge n'avait pas pour objet d'enlever en elle la transmission du péché originel, mais elle était requise parce qu'il fallait que la Mère de Dieu brillât de la plus grande pureté (l).Carunlieu ne peut être digne d'être le sanctuaire de Dieu qu'autant qu'il est pur, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. xcii, 5) : La sainteté, Seigneur, est l'ornement qui convient à votre maison.



QUESTION LXXXII.

DU PÉCHÉ ORIGINEL CONSIDÉRÉ QUANT A SON ESSENCE.


Nous avons à nous occuper du péché originel, quant à son essence. — A cet égard quatre questions se présentent: 1° Le péché originel est-il une habitude ? — 2° N'y en a-t-il qu'un dans la même personne? — 3° Est-ce la concupiscence? — 4° Existe-t-il également dans tous les hommes?

ARTICLE I. — le péché originel est-il une habitude (2)?


Objections: 1. Il semble que le péché originel ne soit pas une habitude. Car le péché

H) On est étonné d'après ces paroles que parmi
les thomistes il se soit trouvé des adversaires si prononcés de la croyance à l'immaculée con­ception de la sainte Vierge.
(2) Sur l'essence du péché originel il y a eu des opinions très-diverses. Un luthérien, Ma- thias, a avancé que le péché originel était la substance de l'ílme ; ce qui menait à faire Dieu l'auteur du péché puisqu'il est l'auteur de nos ùmes; d'après Calvin et Jansénius le péché origi­nel a souillé la nature an point qu'il l'a rendue

absolument mauvaise, de telle sorte qu'elle ne peut rien faire de bien. Ces sentiments sont con­traires à la doctrine catholique. Parmi les doc­teurs orthodoxes il y a aussi controverse sur ce point. Albert dePighi et Catharin ont avancé que le péché originel est le péché actuel d'Adam ; mais cette opinion particulière a eu peu de partisans, et elle parait opposée aux paroles du concile de Trente (sess. V, can. 5). Pierre Lombard, Richard

originel est la privation de la justice originelle, comme le dit saint Anselme (Lib. de concept. Virgin, cap. 2, 3 et 26). Or, la privation étant op­posée à l'habitude, il s'ensuit que le péché originel n'est pas une habi­tude.

2. Le péché actuel est plus coupable que le péché originel, parce qu'il est plus volontaire. Or, l'habitude du péché actuel n'est pas une faute, autre­ment il s'ensuivrait que l'homme qui dort en état de péché ferait une faute. Donc aucune habitude originelle n'est coupable.

3. A l'égard du mal l'acte précède toujours l'habitude. Car aucune habi­tude mauvaise n'est infuse, mais acquise. Or, il n'y a pas d'acte qui précède le péché originel. Donc le péché originel n'est pas une habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De peccat, merit. remiss. lib. i, cap. 39) que le péché originel porte les enfants à la concupiscence, quoi­qu'ils n'aient pas actuellement de convoitise. Or, une inclination suppose une habitude. Donc le péché originel est une habitude.

CONCLUSION. — Le péché originel est une habitude, non comme la science, mais comme une disposition déréglée de la nature, et comme une langueur résultant de la privation de la justice originelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 1), il y a deux sortes d'habitude. L'une qui porte la puissance à agir; c'est ainsi que les sciences et les vertus portent le nom d'habitudes. Le péché originel n'est pas une habitude semblable. L'autre est la disposition d'une nature composée de plusieurs éléments, d'après laquelle un sujet se trouve en bon ou en mauvais rapport avec quelque chose. C'est ce qui arrive surtout quand cette disposition est en quelque sorte transformée dans la nature elle-même, comme on le voit évidemment à l'égard de la maladie et de la santé. Le péché originel est une habitude de cette sorte. Car il est une disposition déréglée qui provient de la rupture de cette harmonie dans laquelle con­sistait l'essence de la justice originelle ; comme une maladie corporelle est une disposition déréglée du corps qui détruit l'équilibre qui constitue l'es­sence même de la santé. C'est pour cela qu'on appelle le péché originel une langueur de la nature.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme une maladie corpo­relle implique une certaine privation, dans le sens qu'elle détruit l'égalité de lasantéet qu'elle a aussi quelque chose de positif, parce qu'elle suppose un dérèglement dans la disposition des humeurs ; de même le péché originel comprend la privation de la justice originelle et avec elle la disposition déréglée des parties de l'âme. Ce n'est donc pas une pure privation, mais une habitude altérée et corrompue (4).

2. Il faut répondre au second, que le péché actuel est un dérèglement de l'action, tandis que le péché originel étant le péché de la nature, est une dis­position déréglée de la nature elle-même, qui est coupable en raison de ce qu'elle vient du premier homme, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1). Cette disposition déréglée de la nature est une habitude, tandis qu'il n en est pas de même de la disposition déréglée d'une action. C est pourquoi le péché originel peut être une habitude, sans qu'il en soit de même du péché actuel.

de Saint-Victor et plusieurs des théologiens qui ont vécu avant saint Thomas ont fait consister le péché originel dans une qualité morbide qui se­rait passée d'Adam à ses descendants. Le senti­ment de saint Thomas est le plus universellement suivi.

(I) L'Apôtre paraît indiquer lui-même que le péché originel est une habitude lliom.Viii : Jarn non ego operor illud, sed quod habitat in me peccatum. Voyez à ce sujet le concile de Trente

(sess. v).

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur l'habitude qui porte la puissance à l'acte-, mais le péché originel n'est pas une habi­tude de cette nature, quoiqu'il produise, non pas directement, mais indi­rectement, une inclination au mal, parce qu'il détruit la justice originelle qui réprimait les mouvements déréglés, comme une maladie corporelle porte indirectement le corps à des mouvements semblables. On ne doit pas dire non plus que le péché originel est une habitude infuse ou acquise par un autre acte que celui de notre premier père, mais c'est une habitude innée en nous par le vice de notre origine.

ARTICLE II. — y a-t-il dans un même homme plusieurs péchés originels (1) ?


Objections: 1. Il semble qu'il y ait dans un seul homme beaucoup de péchés originels. Car lePsalmiste dit (Ps. l, 7) : Voilà que f ai été conçu dans les iniquités et que ma mère m'a conçu dans les péchés. Or, le péché dans lequel l'homme est conçu est un péché originel. Donc il y en a plusieurs dans un même homme.

2. Une seule et même habitude ne porte pas à des choses contraires; car l'habitude agit à la façon de la nature qui tend à un seul but. Or, le péché originel produit dans le même homme un penchant à des péchés contraires. Donc il n'est pas une habitude unique, mais il en implique plusieurs.

3. Le péché originel souille toutes les parties de l'âme. Or, les différentes parties de l'âme sont des sujets divers du péché, comme nous l'avons prouvé (quest. lxxiv). Donc puisqu'un seul péché ne peut pas exister dans divers sujets, il semble que le péché originel ne soit pas un, mais multiple.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Joan, i, 20) : Voici V agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde. On emploie ici le singulier, parce que le péché du monde, qui est le péché originel, est unique, comme l'observe la glose (Ordin.).

CONCLUSION. — Le péché originel est un spécifiquement et proportionnellement dans tous les hommes, mais il est différent numériquement dans des individus diffé­rents, et il est un numériquement dans le même homme.

Réponse Il faut répondre que dans un homme il n'y a qu'un seul péché originel. On peut en donner deux raisons. La première se tire de la cause de ce péché. Car nous avons dit (quest. préc. art. 2) qu'il n'y a que le premier péché du premier homme qui passe à ses descendants ; par conséquent le péché originel est un numériquement dans un seul homme, et il est un proportionnellement dans tous les hommes, c'est-à-dire relativement à leur premier principe. — La seconde raison peut se déduire de l'essence même de ce péché. Car dans toute disposition déréglée l'unité d'espèce se considère par rapport à la cause, tandis que l'unité numérique se prend du su jet (2), comme on le voit évidemment dans les souffrances corporelles. En effet, les maladies de différente espèce sont celles qui proviennent de causes diverses -, par exemple, d'un excès dechaud ou de froid, d'unelésion du pou­mon ou du foie, mais dans le même homme il n'y a numériquement qu'une seule maladie de la même espèce. Or, la cause de la corruption qu'on désigne sous le nom de péché originel étant unique., puisqu'elle n'est que la privation de la justice originelle par laquelle la soumission de l'âme humaine à Dieu a

(1) Lc concile deTrente s'exprime ainsi (sess, v) : Adae peccatum origine unum est, et propa­gatione, non imitatione transfusum omni­bus, id est, unicuique proprium. Ce qui est parfaitement conforme à la doctrine de notre grand docteur. Albert de Pighi et Catbarin ont supposé à tort que te pécbé originel n'était pas quelque cbose d'intrinsèquement inhérent k 1 âme.
(2 Ainsi quand la cause est une l'espèce l'est aussi, et quand les sujets sont différents, il v a multiplicité sous le rapport du nombre.
été détruite, il s'ensuit que ee péché est un spécifiquement et qu'il doit être un numériquement dans un seul et même individu. — Dans des individus divers il est un d'espèce et de proportion, mais il diffère numéri­quement (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on a mis le mot péché au plu­riel conformément à la coutume des saintes Ecritures qui emploient fré­quemment le pluriel pour le singulier, comme dans cet endroit de saint Matthieu (ii, 20 ): Ils sont morts, ceux qui cherchaient V âme de V enfant • ou qu'on s'est ainsi exprimé parce que tous les péchés actuels préexistent vir­tuellement dans le péché originel comme dans leur principe (2), ce qui le rend virtuellement multiple ; ou parce que dans le péché du premier homme qui s'est transmis par l'origine il y a eu plusieurs difformités morales : l'orgueil, la désobéissance, la gourmandise et d'autres vices semblables ; ou enfin parce que plusieurs parties de l'âme ont été souillées par cette faute.

2. Il faut répondre au second, qu'une seule habitude ne porte pas par elle- même et directement, c'est-à-dire par sa propre forme, à des actes con­traires, mais elle y porte indirectement et par accident, c'est-à-dire en écartant ce qui fait obstacle. Ainsi comme les éléments d'un corps mixte se portent vers des lieux contraires une fois que leur harmonie est détruite, de même les puissances diverses de l'âme se sont portées vers des objets différents quand l'harmonie établie par la justice originelle n'a plus existé.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché originel souille les différentes parties de l'âme, selon qu'elles appartiennent à un même tout ; comme la justice originelle les embrassait toutes au même titre. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul péché originel, comme il n'y a dans un seul homme qu'une seule fièvre , quoique les différentes parties du corps soient souffrantes.

ARTICLE III. — le péché originel est-il la concupiscence?


Objections: 1. Il semble que le péché originel ne soit pas la concupiscence. Car tout péché est contre nature, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii, cap. 4 et 30). Or, la concupiscence est conforme à la nature ; car elle est l'acte propre de l'appétit concupiscible qui est une puissance natu­relle. Donc la concupiscence n'est pas le péché originel.

2. Par le péché originel, les passions des péchés, selon l'expression de l'Apôtre, sont entrées en nous (Rom. vii). Or, il y a beaucoup d'autres pas­sions que la concupiscence, comme nous l'avons vu (quest. xxiii, art. 4). Donc le péché originel n'est pas plus la concupiscence qu'une autre passion.

3. Toutes les parties de l'âme sont déréglées par le péché originel, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. ad 1). Or, entre toutes les parties de l'âme l'intellect tient le premier rang, comme l'observe Aristote (Eth. lib. x, cap. 7). Donc le péché originel est l'ignorance plutôt que la concupiscence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Retract, lib. i, cap. 15) : La con­cupiscence est la peine de la faute originelle.

CONCLUSION. — Puisque le péché originel est opposé à la justice originelle, il n'est rien autre chose formellement que la privation de cette justice par laquelle la volonté était soumise à Dieu ; mais matériellement il est cet attrait déréglé qu'ont les autres puissances de l'àme pour le bien qui change, attrait qu'on peut désigner d'une manière générale par le mot de concupiscence.

Réponse Il faut répondre que chaque chose tire son espèce de sa forme. Or, nous

(1) Le péché originel est multiplié numérique­ment parce qu'il se trouve dans autant de sujets qu'il y a d'hommes, mais il est un dans son espèce, parce qu'il n'a qu'une seule cause.
(2) Voyez à cet égard la belle lettre dupapesaint Léon à Nicétas, évèque d'Aquilée [Epist. Lxxxiv).
avons dit (art. préc.) que l'espèce du péché originel vient de sa cause. Par conséquent il faut que ce qu'il y a de formel dans le péché originel vienne de la cause de ce péché ; et comme les contraires sont produits par des causes opposées, il s'ensuit que l'on doit considérer la cause du péché originel d'après la cause de la justice originelle qui lui est opposée. Or, l'ordre établi par la justice originelle consistait tout entier en ce que la volonté de l'homme était soumise à Dieu, et comme cette soumission reposait pre­mièrement et principalement sur la volonté qui doit porter toutes les autres puissances de l ame vers leur fin, ainsi que nous l'avons dit (quest. ix, art. 1), il est arrivé que du mêment où la volonté s'est détournée de Dieu, il en est résulté un désordre profond dans toutes les autres parties de l'âme. Ainsi donc la privation de la justice originelle, par laquelle la volonté était soumise à Dieu, est ce qu'il y a de formel dans le péché originel, tandis que tout le dérèglement des autres puissances de l'âme est ce qu'il y a en lui de matériel. Mais ce dérèglement consiste surtout en ce que les puissances;de l'âme se portent d'une manière désordonnée vers le bien qui change, et ce dérèglement peut être désigné par le nom général de concupiscence. Par conséquent le péché originel est matériellement la concupiscence, mais il est formellement la privation de la justice origi­nelle (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'appétit concupiscible étant naturellement régi dans l'homme par la raison, la concupiscence ne lui est naturelle qu'autant qu'elle est conforme à la raison elle-même. Mais quand elle dépasse les limites de la raison, elle est alors contraire à la nature de l'homme, et c'est cette concupiscence qui est l'effet du péché originel (2).

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. xxv, art. 1), les passions de l'irascible se ramènent aux passions du concupiscible, parce que celles-ci sont les plus importantes. Et parmi ces dernières la con­cupiscence est celle qui agit avec le plus de force et qui se fait le mieux sentir, ainsi que nous l'avons observé (quest. xxv, art. 2 ad 1). C'est pour ce motif qu'on attribue le péché à la concupiscence, comme à la passion principale qui renferme en elle d'une certaine manière toutes les autres.

3. Il faut répondre au troisième, que comme l'intelligence et la raison tien­nent le premier rang entre tous les biens, de même la partie inférieure de l'âme qui obscurcit et entraîne la raison occupe la première place entre tous les maux, ainsi que nous l avons dit (quest. lxxx, art. 2). C'est pour ce motif qu'on dit que le péché originel est la concupiscence plutôt que l'ignorance, quoique l'ignorance soit comprise parmi les défauts matériels qui sont la suite du péché originel.

ARTICLE IV. — le péciié originel existe-t-il également dans tous les


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.81 a.2