I-II (trad. Drioux 1852) Qu.92 a.2


QUESTION XCIII.

DE LA LOI ÉTERNELLE.


Après avoir parlé de la loi en général, nous devons nous occuper de chaque loi en particulier. Nous traiterons : 1" de la loi éternelle; 2° de la loi naturelle; 3" de la loi humaine; 4° de la loi ancienne; 5° de la loi nouvelle qui est la loi de l'Evangile. Quanta la sixième loi qui est la loi de la concupiscence, nous nous contenterons de renvoyer à ce que nous en avons dit en traitant du péché originel (quest. lxxxi, lxxxii et i.xxxm). — A l'égard de la loi éternelle six questions se présentent : 1° Qu'est- ce que la loi éternelle? — 2° Est-elle connue de tout le monde? — 3" Toute loi en découle-t-elle? — 4" Les choses nécessaires lui sont-elles soumises? — 5" Les choses naturelles contingentes lui sont-elles soumises aussi ? — 6° Son domaine embrasse-t-il toutes les choses humaines?


ARTICLE I. — la loi éternelle est-elle la raison souveraine qui existe en dieu?

Objections: 1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas la raison souveraine qui existe en Dieu. Car il n'y a qu'une seule loi éternelle, tandis que les raisons des choses qui existent dans l'entendement divin sont multiples, puisque saint Augustin dit (Quaest. lib. i.xxxin, quaest. 40) que Dieu a fait chaque chose d'après des raisons particulières. Donc la loi éternelle ne semble pas être la même chose que la raison qui existe dans l'entendement divin.

2. Il est de l'essence de la loi qu'elle soit promulguée par la parole, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 4). Or, en Dieu le Verbe ou la pa­role se dit de la personne , comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxxiv, art. 4), tandis que la raison se dit de l'essence. La loi éternelle n'est donc pas la même chose que la raison divine.

3. Saint Augustin dit (De ver. relig. cap. 30) qu'il y a au-dessus de notre esprit une loi, qu'on appelle la vérité. Or, la loi qui est au-dessus de notre esprit est la loi éternelle. Donc la vérité est cette loi, et comme la vérité et la raison n'expriment pas le même rapport, il s'ensuit que la loi éternelle n'est pas la même chose que la raison souveraine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 6) que la loi éternelle est la raison souveraine à laquelle on doit toujours obéir.

CONCLUSION. — Comme la divine sagesse a en elle la raison artistique, exemplaire ou idéale de tout ce qui existe, par là même qu'elle a tout créé, de même on doit dire qu'elle a la raison de la loi éternelle, parce que c'est par elle que tous les êtres arrivent à la íin qu'ils doivent atteindre.

Réponse Il faut répondre que, comme dans tout artisan la raison des objets d'art qu'il confectionne est préexistante, de même il faut que tous ceux qui gou­vernent, possèdent préalablement la raison d'ordre des choses que doivent faire ceux qui sont soumis à leur autorité. Et comme la raison des choses que l'art doit opérer s'appelle l'art ou le type des oeuvres de l'artisan; de même la raison de celui qui gouverne les actes de ses sujets reçoit le nom de loi, du mêment où l'on a rempli toutes les autres conditions qui sont de l'es­sence de la loi (quest. xc). Or, Dieu est par sa sagesse l'auteur de tout ce qui existe, et il est par rapport à ses créatures ce que l'artisan est à l'égard de ses oeuvres, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xiv, art. 8). C'est aussi à lui qu'il appartient de gouverner tous les actes et tous les mouvements qui se trouvent dans chaque créature, comme nous l'avons vu (part. I, quest. cui, art. 5;. Par conséquent comme la divine sagesse a en elle la raison artisti­que, exemplaire ou idéale de toutes les créatures, puisque tout a été créé par elle ; de même on donne le nom de loi à la raison de cette même sagesse, par laquelle elle meut tous les êtres vers la fin qui leur convient. Ainsi la loi-éternelle n'est rien autre chose que la raison de la divine sagesse qui dirige totis les actes et tous les mouvements des créatures (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit des raisons idéales, qui se rapportent à la nature propre de chaque chose. C'est pourquoi il y a en elles distinction et pluralité, selon les divers rapports qu'elles ont avec les choses, ainsi que nous l'avons prouvé (part. I, quest. xv, art. 2 et 3). Mais on appelle loi ce qui dirige les actes par rap­port au bien général, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2). Et puisque les choses qui sont diverses en elles-mêmes se considèrent comme étant une , selon qu'elles se rapportent à un but commun, il s'ensuit que la loi éternelle, qui est la raison de cet ordre, est une (2).

2. Il faut répondre au second, qu'à l'égard de tout verbe il y a deux choses que l'on peut considérer, le verbe lui-même et les choses qu'il exprime. Car le verbe vocal est le son qui sort de la bouche de l'homme, et par ce verbe on exprime ce que la parole humaine signifie. Il en est de même du verbe intellectuel de l'homme, qui n'estrien autre chose qu'un con­cept de l'esprit, par lequel l'homme exprime mentalement les choses auxquel­les il pense. Ainsi donc en Dieu le verbe qui est la conception de l'entende­ment du Père se dit de la personne ; tandis que tout ce que renferme la science du Père, les attributs essentiels ou personnels, ainsi que les oeuvres divines, sont exprimés par ce verbe, comme on le voit dans saint Augustin (De Trin. lib. xv, cap. 14). Et parmi toutes les choses que ce verbe exprime la loi éternelle se trouve comprise elle-même. Toutefois il ne résulte Ipas de là que la loi éternelle soit en Dieu un nom personnel. Mais on l'approprie au fils, à cause de la convenance qu'il y a entre la raison et le verbe (3).

3. Il faut répondre au troisième, que la raison de l'entendement divin se rapporte aux choses d'une autre manière que la raison de l'entendement humain. Car l'entendement humain aies choses pour mesures, de telle sorte que son concept n'est pas vrai pour lui-même (4), mais on dit qu'il est vrai du mêment où il est conforme aux choses qu'il représente. Car de ce qu'une chose est ou n'est pas, l'opinion est vraie ou fausse. L'entendement divin est au contraire la mesure des choses ; parce qu'une chose n'est vraie qu'au­tant qu'elle imite l'entendement divin, ainsi que nous l'avons dit (part. I, quest. xvi, art. 1). C'est pourquoi l'entendement divin est vrai en lui- même ; d'où il suit que sa raison est la vérité même.


ARTICLE II. — la loi éternelle est-elle connue de tout le monde?


Objections: 1. Il semble que la loi éternelle ne soit pas connue par tous. Car comme ledit l'Apôtre (I. Cor. ii, 11) : Il n'y a que l'esprit de Dieu qui connaisse ce qui est en lui. Or, la loi éternelle est une raison qui existe dans l'entende­ment divin. Donc elle n'est pas connue de tous, elle ne l'est que de Dieu seul.

(I) D'après saint Thomas, ce qui distingue les idées de la loi éternelle, c'est que les idées sont les types des choses créées et ne se rapportent qu'à leur création, taudis que la loi éternelle a pour objet le gouvernement des ctres; nécessitant les uns, comme dans l'ordre naturel ; imposant aux autres une obligation morale, ce qui regarde les créatures intelligentes. Quant à la Providence, la loi éternelle en diffère de trois manières : f0 la loi est obligatoire et la Providence ne l'est pas; 2° la loi a pour objet le bien commun et la Pro­vidence le bien particulier de chaque créature ; 5° la Providence est à la loi éternelle ce que la conséquence est au principe universel qui la pro­duit.
(2) Cette unité n'empêche pas que la loi éter­nelle ne renferme en elle plusieurs lois qui sont rationnellement distinctes, comme l'observe Sua- rez (De leg. lib. ii, cap. 5).
(3) Billuart observe à l'égard de la promulga­tion qu'elle n'est pas de l'essence de la loi, mais qu'en tout cas elle a eu lieu pour la loi éternelle, principalement par le livre de vie qui a été écrit de toulc éternité (Vovcz à ce sujet notre tome i, pag. 251).
(4) Pour lui-même, propter seipsum.

2. Comme le dit saint Augustin (De lib. arb. lib. i, cap. 6) : La loi éter­nelle est celle qui fait que toutes choses sont parfaitement ordonnées. Or, tout le monde ne connaît pas de quelle manière tout est parfaitement or­donné. Donc tout le monde ne connaît pas la loi éternelle.

3. Saint Augustin dit (De ver. relig. cap. 31) que la loi éternelle est celle dont les hommes ne peuvent juger. Or, selon l'observation d'Aristote (Eth. lib. i, cap. 3), on juge bien ce que l'on connaît. Donc la loi éternelle

ne nous est pas connue.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 6) que nous avons la notion de la loi éternelle empreinte en nous.

CONCLUSION. — Quoiqu'il n'y ait que Dieu et les bienheureux qui le voient dans son essence, qui connaissent la loi éternelle, telle qu'elle est en elle-même et dans l'entendement divin, néanmoins tous les êtres raisonnables doivent en avoir une connaissance quelconque, puisqu'ils connaissent la vérité et les premiers principes de l'ordre naturel, et que d'ailleurs la loi éternelle est la vérité immuable.

Réponse Il faut répondre qu'on peut connaître une chose de deux manières : 1° en elle-même -, 2° dans son effet où l'on retrouve sa ressemblance. C'est ainsi que celui qui ne voit pa le soleil dans sa substance le connaît par ses rayons. On doit donc dire que personne ne peut connaître la loi éternelle, selon ce qu'elle est en elle-même. Il n'y a donc que Dieu qui la connaisse ainsi et les bienheureux qui la voient dans son essence. Mais toute créature raisonnable la connaîtselon son rayonnement qui estplus ou moins éclatant. Car toute connaissance de la vérité est une irradiation et une participation de la loi éternelle, qui est la vérité immuable, comme le dit saint Augustin (De ver. relig. cap. 31). Or, tout le monde connaît de quelque manière la vérité, aumoins quant aux principes généraux de la loi naturelle (1). Pour le reste les divers individus participent plus ou moins à la connaissance du vrai et connaissent par là même pius ou moins la loi éternelle (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous ne pouvons pas con­naître en elles-mêmes les choses qui sont de Dieu, mais elles nous sont ma­nifestées par leurs effets, d'après cette parole de l'Apôtre (Rom. i, 20) : Ce qu'il y a d'invisible en Dieu, nous le comprenons au moyen des choses qu'il a faites.

2. Il faut répondre au second, que quoique tout le monde connaisse la loi éternelle en raison de sa capacité personnelle, selon le mode que nous avons décrit, néanmoins personne ne peut la comprendre. Car elle ne peut être totalement manifestée par ses effets. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que celui qui connaît la loi éternelle de la manière que nous avons dit, connaisse l'ordre entier de l'univers, par lequel tout ce qui existe est par­faitement ordonné.

3. Il faut répondre au troisième, que quand on parle de juger d'une chose, cette expression peut s'entendre de deux manières : 1° On peut juger une chose, comme la puissance cognitive juge l'objet qui lui est propre, d'après ce mot de Job (xii, 11) : L'oreille ne juge-t-ellepas des paroles, et le palais de ce qui a du goût? C'est en ce sens qu'Aristote dit (loc. cit.), qu'on juge bien ce que l'on connaît, en prononçant si ce que l'on propose est vrai. 2° On peut juger une chose comme le supérieur juge l'inférieur en décidant pratiquement si elle doit être, ou si elle ne doit pas être de la.sorte. De cette manière personne ne peut juger de la loi éternelle (3).

(•I j II n'y a personne qui ne sache qu'on doit éviter le mal et faire le bien. (2) Les homines obtiennent sette connaissance de différentes manières : les uns par le raison­nement, les autres par la révélation. (3) Parce que l'homme n'est pas au-dessus de l>ieu.

   

ARTICLE III – Toute loi vient-elle de la loi éternelle ?


Objections: 1. Il semble que toute loi ne vienne pas de la loi éternelle. Car il y a une loi de concupiscence, comme nous l'avons dit (quest. xci, art, 9), et elle ne vient pas de la loi divine, qui est la loi éternelle. Car c'est à elle qu'ap­partient la prudence de la chair, qui, d'après l'Apôtre (Rom. viii, 7), ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. Donc toute loi ne procède pas (le la loi éternelle.

2. Rien d'injuste ne peut venir de la loi éternelle, parce que, comme nous l'avons dit (art. préc. arg. 2), la loi éternelle est celle d'après laquelle il est juste que tout soit parfaitement ordonné. Or, il y a des lois injustes, d'après ces paroles du prophète (Is. x, 1) : Malheur à ceux qui font des lois iniques. Donc toute loi ne vient pas de la loi éternelle.

3. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 5) que la loi que l'on fait pour régir le peuple permet avec raison beaucoup de choses que la provi­dence divine punit. Or, la raison de la providence divine est la loi éternelle, comme nous l'avons dit (art. 1). Donc toute loi qui est droite ne vient pas de la loi éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La Sagesse divine dit (Prov. viii, 15) : C'est par moi que les rois régnent, et c'est par moi que les législateurs ordonnent ce qui est juste. Or, la raison de la Sagesse divine est la loi éternelle, comme nous l'avons dit (art. 1). Donc toutes les lois viennent de la loi éternelle.

CONCLUSION.—Puisque, d'après le témoignage de saint Augustin, il n'y a rien de juste et de légitime dans la loi temporelle qui ne vienne de la loi éternelle, il est cer­tain que toutes les lois découlent de la loi éternelle, selon qu'elles participent à la droite raison.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1,2 et 3), la loi implique une raison qui dirige les actes vers leur fin. Or, dans tous les moteurs qui sont ordonnés entre eux, il faut que la force du second moteur vienne de la force du premier ; parce que le second moteur ne meut qu'autant qu'il est mû par le premier. C'est ainsi que parmi tous ceux qui gouvernent, nous voyons que la raison du gouvernement va du premier chef aux chefs subalternes \ comme la raison de ce qui doit se faire dans un Etat, vient du roi, d'où elle passe par le commandement aux officiers inférieurs. Egalement dans les oeuvres d'art, la raison des choses que l'on exécute vient de l'ouvrier-chef, d'où elle passe aux ouvriers inférieurs qui travaillent des mains. Par conséquent la loi éternelle étant la raison du gouvernement qui existe dans le chef suprême, il faut que toutes les rai­sons de gouvernement qui existent dans les chefs inférieurs viennent de la loi éternelle. Or, ces raisons qui existent dans les chefs inférieurs com­prennent toutes les lois qui sont autres que la loi éternelle. Ainsi toutes les lois découlent donc de la loi éternelle, selon qu'elles participent à la droite raison. C'est pourquoi saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 5 et 6) que dans la loi temporelle il n'y a rien de juste et de légitime que les hommes ne l'aient puisé dans le sein de la loi éternelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la concupiscence a dans l'homme la nature d'une loi, comme étant une peine qui vient de la justice divine, et sous ce rapport il est évident qu'elle découle de la loi éternelle. Mais si on la considère comme une inclination au péché, elle est dans ce sens contraire à la loi de Dieu, et elle n'est pas une loi, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xci, art. 0).

2. Il faut répondre au second, que la loi humaine n'est une loi qu'autant qu'elle est conforme à la droite raison (1), et d'après cela il est évident qu'elle vient de la loi éternelle. Mais quand elle s'écarte de la raison, on dit que c'est une loi inique, et alors elle a beaucoup moins le caractère d'une loi que d'un acte de violence. Toutefois dans une loi inique elle-même, comme il y a quelque chose qui a de l'analogie avec la loi véritable, quand on la considère par rapport à l'autorité de celui qui l'a faite, à ce titre elle découle encore de la loi éternelle (2) ; car, comme le dit l'Apôtre (Rom. xiii, i) : Toute puissance vient de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi humaine tolère certaines choses, non parce qu'elle les approuve, mais parce qu'elle ne peut pas avoir d'ac­tion sur elles. Il y a en eífet beaucoup de choses que la loi divine embrasse, mais qui échappent à la loi humaine. Car le domaine de la cause supérieure est plus étendu que celui d'une cause inférieure. D'où il résulte que c'est d'après l'ordre de la loi éternelle que la loi humaine ne s'occupe pas des actes sur lesquels elle ne peut avoir d'influence. Il n'en serait pas de même, si elle approuvait ce que la loi éternelle réprouve (3). Par conséquent ceci ne prouve pas que la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais cela prouve seulement qu'elle n'en est qu'une émanation impar­faite.


ARTICLE IV. — les choses nécessaires et éternelles sont-elles soumises a la loi éternelle (4)?


Objections: 1. Il semble que les choses nécessaires et éternelles soient soumises à la loi éternelle. Car tout ce qui est raisonnable est soumis à la raison. Or, la volonté divine étant raisonnable puisqu'elle est juste, elle est donc soumise à la raison. Et puisque la loi éternelle est la raison divine, il s'ensuit que la volonté de Dieu est soumise à cette loi. La volonté de Dieu étant d'ailleurs une chose éternelle, il en résulte que les choses éternelles et nécessaires sont soumises à la loi éternelle.

2. Tout ce qui est soumis au roi est soumis à sa loi. Or, d'après l'Apôtre (I. Cor. xv, 25 et 28) : Le Fils sera soumis à Dieu et au Père, lorsqit'il Lui aura remis son royaume. Donc le Fils qui est éternel est soumis à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est la raison de la providence divine. Or, il y a beau­coup de choses nécessaires qui sont soumises à la providence divine; telles sont les substances incorporelles et les corps célestes qui ne chan­gent pas. Donc il y a aussi des choses nécessaires qui sont soumises à la loi éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est impossible que les choses qui sont néces­saires soient autrement; elles n'ont donc pas besoin d'être réprimées. Or, la loi a été donnée à l'homme pour le détourner du mal, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xc, art. 3 ad 2, et quesí. xcn, art. 2). Par conséquent les choses nécessaires ne sont pas de son domaine..

CONCLUSION. — La loi éternelle étant la raison du gouvernement divin, toutes les choses créées, contingentes ou nécessaires, lui sont soumises.

(1) En ce sens les lois découlent de la loi éter­nelle comme de leur cause exemplaire.
(2) Elles en découlent ainsi comme de leur cause efficiente, et c'est ce qu'indique la der­nière partie de cette réponse.
(5) Cette opposition n'est pas possible, parce que c'est à la loi éternelle à déterminer, parla lumière de la raison ou de la foi, quelles sont les lois par­ticulières que l'on doit faire selon la diversité des circonstances, des personnes, des lieux et des temps, et toute loi qui n'émane pas ainsi d elle n'est pas une loi.
(4) L'Ecriture nous montre toutes les créatures quelles qu'elles soient soumises à la loi éternelle (Pror. viu): Quando praeparabat caelos, ade­ram; quando certd lege et gyro vallaOai abyssos... cum eo eram cuncta componens, etc.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la loi éternelle est la raison du gouvernement divin (1). Par conséquent tout ce qui est soumis au gouvernement de Dieu , l'est aussi à la loi éternelle; et ce qui n'est pas soumis au gouvernement de Dieu, ne l'est pas non plus à cette loi. On peut apprécier cette distinction d'après ce qui se passe parmi nous. En effet, les choses que les hommes peuvent faire sont soumises au gouvernement humain, mais ce gouvernement n'a pas d'action sur ce qui appartient à la nature humaine; par exemple, que l'homme ait une âme, une main ou des pieds. Ainsi donc toutes les choses qui existent dans les créatures que Dieu a créées sont soumises à la loi éternelle, qu'elles soient contingentes ou nécessaires ; mais ce qui appartient à la nature ou à l'essence divine n'est pas soumis à cette loi, ou plutôt ce sont ces choses qui constituent en réa­lité la loi éternelle elle-même.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous pouvons parler de la volonté de Dieu de deux manières : 1° Nous pouvons parler de la volonté elle-même. Dans ce sens la volonté de Dieu étant son essence, elle n'est pas soumise au gouvernement de Dieu, ni à la loi éternelle, mais elle ne fait qu'une seule et même chose avec cette dernière. 2" Nous pouvons en parler relativement aux choses que Dieu veut à l'égard de ses créatures. Ces choses sont soumises à la loi éternelle en ce sens que leur raison existe dans la sa­gesse divine, et c'est par rapport à elles que la volonté de Dieu est appelée raisonnable; autrement, considérée en elle-même, elledoit plu tôt recevoir le nom déraison.

2. Il faut répondre au second, que le Fils de Dieu n'a pas été fait par Dieu , mais il a naturellement été engendré par lui. C'est pourquoi il n'est pas soumis à la divine providence ou à la loi éternelle, mais il est plutôt la loi éternelle par appropriation, comme on le voit dans saint Augustin (De ver. relig. cap. 31). Mais on dit qu'il est soumis au Père en raison de sa nature humaine, par rapport à laquelle on dit que le Père est plus grand que lui.

3. Nous accordons le troisième argument, parce qu'il repose sur les choses nécessaires qui ont été créées.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 6), il y a des choses nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Par conséquent s'il leur est impossible d'être autrement qu'elles ne sont, cette nécessité résulte d'un autre être (2), ce qui rend la contrainte sous laquelle elles se trouvent d'autant plus efficace. Car toutes les choses qui sont contraintes en général, ne le sont que parce qu'il leur est impossible d'empêcher qu'on ne dispose d'elles.


ARTICLE V. — les choses naturelles et contingentes sont-elles soumises a la loi éternelle (3)?


Objections: 1. Il semble que les choses naturelles et contingentes ne soient pas sou­mises à la loi éternelle. Car la promulgation est de l'essence de la loi, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 4). Or, la promulgation ne peut avoir lieu qu'à l'égard des créatures raisonnables auxquelles 011 peut parler. Donc il n'y a qu'elles qui soient soumises à la loi éternelle, et par conséquent les choses naturelles et contingentes ne le sont pas.

(1) La loi éternelle est le décret libre de la vo­lonté de Dieu qui détermine l'ordre ou le gou­vernement des choses créées. Cette seule défini­tion indique assez que ce qui appartient à la nature ou à l'essence de Dieu ne peut lui être soumis.
(2) Elles sont donc par là même sous une loi.
(o La loi éternelle prise dans son sens large embrasse même les créatures irraisonnables, mais dans sou sens strict et propre elle ne se rap­porte qu'aux créatures intelligentes, parce que les autres sont incapables de l'obligation morale et de l'instruction que la loi proprement dite im­plique.

2. Les choses qui obéissent à la raison y participent d'une certaine manière , comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Or, la loi éternelle est la souveraine raison, comme nous l'avons vu (art. 1). Par conséquent puisque les choses naturelles et contingentes ne participent en rien à la raison mais qu'elles sont absolument irraisonnables, il semble qu'elles ne soient pas soumises à la loi éternelle.

3. La loi éternelle est la plus efficace. Or, il y a dans les choses natu­relles et contingentes des défauts. Donc elles ne sont pas soumises à la loi éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La Sagesse dit (Prov. viii , 29) : J'existais quand il renfermait la mer dans ses limites et qu'il imposait une loi aux eaux, pour les empêcher de passer leurs bornes.

CONCLUSION. — Puisque Dieu a imprimé à tous les êtres un certain instinct qui les porte vers leur fin, il est évident que les choses naturelles et contingentes sont aussi soumises à la loi éternelle.

Réponse Il faut répondre qu'on ne doit pas parler de la loi humaine, comme de la loi éternelle, qui est la loi de Dieu. Car la loi humaine ne s'étend qu'aux créatures raisonnables, qui sont soumises à l'homme. La raison en est que la loi dirige les actes des êtres qui sont soumis à l'empire de celui qui la porte. Ainsi personne ne fait de loi, à proprement parler, pour régir ses propres actions. Or, tout ce qui se fait par rapport à l'usage des choses irraisonnables qui sont soumises à l'homme, se fait par l'action de l'homme lui-même qui les meut. Car ces créatures ne se meuvent pas elles-mêmes, mais elles sont mues par autrui, comme nous l'avons vu (quest. i, art. 2). C'est pourquoi l'homme ne peut pas imposer de lois aux choses irraisonna­bles, de quelque manière qu'elles lui soient soumises. Mais il peut en imposer une aux êtres raisonnables qui lui sont soumis ; dans le sens que par son ordre ou sa parole il imprime dans leur âme une règle qui est le principe de leur conduite. Or, comme l'homme, par sa parole, imprime dans son sem­blable qui lui est soumis un principe intérieur qui devient la règle de ses actes, de même Dieu imprime à la nature tout entière les principes des actes qui sont propres à tous les êtres. C'est pourquoi on dit en ce sens que Dieu commande à toute la nature, d'après ce mot du Psalmiste (Ps. cxlviii, G) : Il a donné ses ordres et ils ne manqueront pas de s'accomplir. De cette manière tous les mouvements et toutes les actions de la nature entière sont soumis à la loi éternelle. — Ainsi les créatures irraisonnables sont soumises à la loi éternelle, selon qu'elles sont mues par la providence de Dieu (1), mais non selon qu'elles sont mues par l'intelligence des préceptes divins, comme le sont les créatures raisonnables.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'impression active du principe intrinsèque qui dirige les choses irraisonnables est, par rapport à elles, ce que la promulgation de la loi est par rapport aux hommes ; parce que la promul­gation n'a d'autre effet que d'imprimer dans les hommes le principe qui doit les diriger dans leurs actions, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les créatures irraisonnables ne partici­pent, ni obéissent à la raison humaine, mais elles participent à la raison divine, en ce qu'elles lui sont soumises. Caria puissance de la raison divine l'étend a un plus grand nombre de choses que la puissance de la raison hu­maine. Et comme les membres du corps humain sont mus par l'empire de la raison, bien qu'ils ne participent pas à la raison elle-même, puisqu'ils ne

(1) Celle action de la loi éternelle se manifesto clans les animaux par leur instinct, ou dans les êtres physiques parla force naturelle qui déter­mine tous leurs effets.

peuvent rien percevoir de ce qui se rapporte à cette faculté; de même les créatures irraisonnables sont mues par Dieu, sans être pour cel i douées de raison.

3. Il faut répondre au troisième, que les défauts qui arrivent dans les choses naturelles, bien qu'ils échappent à l'ordre des causes particulières, ne sont pas pour cela en dehors des causes universelles et surtout de la cause première, qui est Dieu, dont la providence embrasse tous les êtres, ainsi que nous l'avons dit (part. I, quest. xxii, art. 2). Et puisque la loi éternelle est la raison de la providence divine, comme nous l'avons vu (art. 2), il s'ensuit que les défauts des choses naturelles lui sont soumis.


ARTICLE VI. — toutes les cuoses humaines sont-elles soumises a la loi éternelle?

Objections: 1. Il semble que toutes les choses humaines ne soient pas soumises à la loi éternelle. Car saint Paul dit (Gai. v, 18) : Si vous vous conduisez par l'es­prit de Dieu, vous n'êtes point sous la loi. Or, les hommes justes, qui sont les enfants de Dieu par adoption, sont dirigés par l'esprit de Dieu, d'après ces autres paroles du même Apôtre (Rom. viii, 14) : Ceux qui sont menés par l'esprit de Dieu, ceux-là sont les enfants de Dieu. Donc tous les hommes ne sont pas sous la loi éternelle.

2. L'Apôtre dit (Rom. viii, 7) : La prudence de la chair est ennemie de Dieu, car elle n'est pas soumise à sa loi. Or, il y a beaucoup d'hommes dans lesquels la prudence de la chair domine. Donc ils ne sont pas tous soumis à la loi éternelle qui est la loi de Dieu.

3. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. G) que la loi éternelle est celle par laquelle les méchants méritent la réprobation, et les bons une vie bienheureuse. Or, les bienheureux ou les damnés ne sont plus en état de mériter. Donc ils ne sont pas soumis à la loi éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xix, cap. 12) que rien ne se soustrait d'aucune manière aux lois du souverain créateur et ordonnateur qui conserve la paix de l'univers.

CONCLUSION. — Toutes les choses humaines sont soumises à la loi éternelle, bien que les bons soient autrement gouvernés que les méchants.

Réponse Il faut répondre qu'une chose est soumise à la loi éternelle de deux ma­nières, comme on le voit d'après ce que nous avons clit (art. préc.). Elle lui est soumise, selon qu'elle en est une participation, par manière de con­naissance ou par manière d'action et de passion (1). C'est de cette seconde manière que les créatures irraisonnables lui sont soumises, comme nous l'avons dit (art. préc.). Mais la créature raisonnable, ayant, indépendam­ment de ce qui lui est commun avec tous les autres êtres, son caractère d'être raisonnable qui lui est propre, il s'ensuit qu'elle est soumise à la loi éternelle de ces deux manières. Car elle a une certaine notion de la loi éter­nelle, comme nous l'avons vu (art. 2), et de plus il y a dans chaque être rai­sonnable une inclination naturelle pour ce qui est conforme à la loi éter­nelle (2); puisque, comme le dit Aristote (Eth. lib. n, circ. princ.). nous sommes nés pour avoir des vertus. Toutefois, ces deux manières d être sont l'une et l'autre imparfaites et corrompues chez les méchants, dontl'inclination

(1) Uno chose est soumise à la loi éternelle, par manière de connaissance, lorsqu'elle v par­ticipe par la connaissance qu'elle en a : par ma­nière d'action, quand elle en reçoit le principe de ses propres opérations ; par manière de pas­sion quand elle en souffre quelque chose, ii tilre de châtiment.
(2 Ainsi elle lui est soumise par manière de connaissance en raison de la notion qu'elle , et elle lui est soumise par manière d'action en raison de cette inclination qui la porte instinc t i venient vers elle on vers ce qui lui est con­forme.
naturelle à la vertu est dépravée par les habitudes vicieuses qu'ils prennent, et dont la connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et leur état habituel de péché. Chez les bons, ces deux manières d'être se trouvent au contraire plus parfaites, parce qu'en eux la connaissance de la foi et de la sagesse se surajoute à la connaissance naturelle du bien, et qu'indépendam­ment de l'inclination naturelle qui les porte au bien, ils sont encore mus intérieurement par la grâce et la vertu (1). — Par conséquent les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, parce qu'ils agissent toujours confor­mément à elle; tandis que les méchants n'y sont soumis qu'imparfaitement par rapport à leurs actions, puisqu'ils n'en ont qu'une connaissance impar­faite, et qu'ils ne sont portés au bien qu'imparfaitement. Mais ce qui manque du côté de l'action se trouve suppléé par la passion, c'est-à-dire qu'ils souf­frent les châtiments que la loi éternelle leur impose, en raison de ce qu'ils se sont éloignés de ses prescriptions (2). C'est ce qui fait dire à saint Augus­tin (De lib. arb. lib. i, cap. 15) : Je pense que les justes agissent sous la loi éternelle. Et ailleurs(Zi6. de catechis. rudibus, cap. 18), que Dieu sait, d'après la juste punition des âmes qui l'abandonnent, soumettre les parties infé­rieures de sa créature aux lois les plus convenables.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole de l'Apôtre peut s'entendre de deux manières : l°Etre sous la loi peut s'entendre de celui qui ne veut pas des obligations que la loi impose et qui la supporte comme un fardeau. Ainsi la glose dit qu'il est sous la loi, celui qui s'abstient de mal faire, par crainte du supplice dont la loi le menace, mais non par amour de lajustice. Les hommes spirituels ne sont pas ainsi sous la loi, parce qu'ils accomplissent volontairement ce qu'elle commande, parla charité que l'Esprit-Saint a répandue dans leurs coeurs. 2° On peut aussi comprendre par là que les oeuvres de l'homme qui est conduit par l'Esprit-Saint, sont plutôt les oeuvres de l'Esprit-Saint que celles de l'homme lui-même. Par consé­quent l'Esprit-Saint n'étant pas sous la loi, ni le Fils, comme nous l'avons dit (art. 4 ad 2), il s'ensuit que ces oeuvres, considérées comme les oeuvres de l'Esprit-Saint, ne sont pas sous la loi elle-même, et c'est ce qu'atteste l'Apôtre en disant (II. Cor. iii, 17): Où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté.

2. Il faut répondre au second, que la prudence de la chair ne peut pas être soumise à la loi de Dieu du côté de l'action, parce qu'elle porte à des actes contraires à la loi divine elle-même ; mais elle lui est soumise du côté de la passion, parce qu'elle mérite d'être punie, d'après la loi delà justice divine elle-même. Toutefois la prudence de la chair ne domine jamais dans un homme, au point de corrompre tout le bien de la nature. C'est pourquoi l'homme est toujours enclin à faire ce que la loi éternelle ordonne. Car nous avons vu (quest. lxxxv, art. 2) que le péché ne détruit pas tout le bien de la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que c'est la même chose qui conserve un être dans sa fin, et qui le porte vers cette fin. Ainsi un corps pesant repose par l'effet de sa gravité dans un lieu bas, et c'est cette même gravité qui l'en­traîne vers ce lieu. H faut donc dire que, comme on mérite la béatitude ou la réprobation d'après la loi éternelle, on est aussi conservé par cette même loi dans l'état auquel on est parvenu. C'est ainsi que les bienheureux et les damnés lui sont soumis.

(f) Ce qui s'enleml ici de la charité qui est le principe de -toutesles vertus surnaturelles.
(2) L'ordre de la justice supplée ainsi par ses peines à ce qu'il y avait d'imparfait dans leur soumission à la loi éternelle; de sorte qu'il arrive que l'empire de Dieu s'étend aussi complètement sur les méchants que sur les hons, malgré l'usage divers qu'ils font de leur liberté.


QUESTION XCIV.

DE LA LOI NATURELLE.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.92 a.2