I-II (trad. Drioux 1852) Qu.100 a.10


ARTICLE XI. — LES AUTRES PRÉCEPTES MORAUX QUE LA LOI RENFERME OUTRE LE DÉCALOGUE SONT-ILS CONVENABLEMENT DISTINGUÉS (2)?


Objections: 1. Il semble que les autres préceptes moraux que la loi renferme outre le Décalogue ne soient pas convenablement distingués. Car Notre-Seigneur dit (Matth, xxii , 40) : Toute la loi et tous les prophètes sont renfermés dans les deux commandements de la charité. Or, le Décalogue est l'explication de ces deux préceptes. Il n'était donc pas nécessaire d'établir d'autres préceptes moraux.

2. Les préceptes moraux se distinguent des préceptes judiciels et cérémoniels, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2, 3 et 4). Or, c'est aux préceptes judiciels et cérémoniels à déterminer l'application des préceptes moraux qui sont généraux. Et puisque ces préceptes généraux sont renfermés dans le Décalogue ou que le Décalogue les présuppose, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.), c'est donc à tort que la loi renferme d'autres préceptes moraux que le Décalogue.

3. Les préceptes moraux ont pour objet des actes de toutes les vertus, ainsi que nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Par conséquent, comme indépendamment du Décalogue il y a dans la loi d'autres préceptes qui regardent la latrie, la libéralité, la miséricorde et la charité; de même  il devrait aussi y avoir d'autres préceptes concernant les autres vertus, telles que la force, la sobriété, etc. Ce qui n'existe cependant pas. Donc la loi n'a pas bien distingué les autres préceptes moraux qu'elle renferme outre le Décalogue.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 18,8) : La loi du Seigneur est sans tache, c'est elle qui convertit les âmes. Or, par les autres préceptes moraux qui sont surajoutés au Décalogue, l'homme est préservé de la souillure du péché et son âme est tournée vers Dieu. Donc il fallait que la loi prescrivît encore d'autres préceptes moraux.

CONCLUSION. — Puisque la saine morale renferme des choses que le bon sens populaire ne saisit pas immédiatement et qui ne sont évidentes que pour les savants et les sages, c'est avec raison qu'on a ajouté au Décalogue des préceptes qui d'ailleurs y reviennent sous un certain rapport.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 et 4), les préceptes judiciels et cérémoniels tirent toute leur force de leur institution seule ; parce qu'avant qu'ils ne fussent établis, il paraissait indifférent que les choses se fissent d'une manière ou d'une autre. Mais les préceptes moraux sont en vigueur d'après le dictamen de la raison naturelle, et ils obligeraient quand même  ils n'auraient été prescrits par aucune loi. Or, on range ces préceptes en trois catégories. Il y a d'abord les préceptes les plus généraux et qui sont tellement évidents qu'ils n'ont pas besoin d'être mis au jour. Tels sont les préceptes qui regardent l'amour de Dieu et du prochain et les autres commandements qui sont en quelque sorte les fins de la loi, comme nous l'avons dit (art. 1 et 3 huj. quaest.). Personne ne peut errer sur ces préceptes selon le jugement de la raison. Il y en a d'autres qui sont plus particuliers, mais dont tout homme vulgaire peut facilement saisir immédiatement la raison. Cependant comme il arrive qu'en certaines circonstances le jugement humain peut s'égarer à leur sujet, ils ont besoin d'être expressément formulés : et ce sont ces préceptes qui forment le Décalogue. Enfin il yen a d'autres dont la raison n'est pas aussi évidente pour tous les individus, mais qui ne l'est que pour les sages : ce sont ceux-là qui ont été surajoutés au Décalogue et que Dieu a prescrits au peuple par Moïse et par Aaron. — Mais parce que les choses qui sont évidentes servent à faire connaître celles qui ne le sont pas, les autres préceptes moraux qu'on a surajoutés au Décalogue reviennent aux préceptes qui le composent, par manière d'addition. En effet le premier précepte du Décalogue défend d'adorer des dieux étrangers, et les préceptes qu'on y a surajoutés défendent des choses qui se rapportent au culte des idoles. Ainsi il est dit (Dent, 18, 10) : Qu'il ne se trouve personne parmi vous qui prétende purifier son fils ou sa fille en les faisant passer par le feu, ou qui consulte les devins, ou qui observe les songes et les augures, ou qui use de maléfices, de sortilèges et d'enchantements, ou qui consulte des pythonisses, qui se mêle de deviner, ou qui interroge les morts pour apprendre d'eux la vérité. — Le second précepte défend le parjure: on y a surajouté la défense du blasphème (Lv 14) et celle des mauvaises doctrines (Deut. xiii). Tous les préceptes cérémoniels ont été surajoutés au troisième. On a ajouté au quatrième, qui prescrit d'honorer les parents, l'ordre d'honorer les vieillards, d'après ces paroles (Lv 19,33) : Levez-vous devant celui qui a les cheveux blancs et honorez la personne des vieillards. On y a joint aussi en général tous les préceptes qui ont pour but de nous faire respecter ceux qui sont au-dessus de nous, ou de nous porter à rendre service à nos égaux ou à nos inférieurs. On a ajouté au cinquième commandement, qui nous défend l'homicide , le précepte qui nous défend de haïr notre prochain ou de rien entreprendre contre lui, d'après ce texte (Lv 19,19): fous n'entreprendrez rien contre le sang de votre prochain. Il est aussi défendu de haïr son frère (Lv 19,17): Ne haïssez pas votre frère dans votre coeur. Au sixième commandement, qui défend l'adultère, on a ajouté celui qui défend la prostitution (Dt 23,17) : Il n'y aura point de femme prostituée parmi les filles de Jacob, ni de fornicateur parmi les fils d'Israël, et celui qui défend les fautes contre nature (Lv 18,22) : Vous n'agirez point avec l'homme comme si c'était une femme, et vous ne vous approcherez d'aucune bête. Au septième commandement qui défend le vol on a joint le précepte qui interdit l'usure (Dt 23,19) : Vous ne prêterez point à usure à votre frère; celui qui empêche la fraude (Dt 25,13) : Vous n'aurez point différents poids, différentes mesures, et en général tout ce qui se rapporte à la défense de la calomnie et de la rapine. Au huitième, qui défend le faux témoignage, on a joint la défense des faux jugements (Ex 23,2) : Dans le jugement vous ne vous rendrez point à l'avis du plus grand nombre pou

r vous détourner de la vérité ; la défense du mensonge (Ex 23,17) : Vous fuirez le mensonge, et celle de la médisance (Lv 19,16) : Vous ne serez parmi votre peuple ni un calomniateur public, ni un médisant secret. On n'a rien ajouté aux deux derniers préceptes, parce qu'ils défendent en général tous les mauvais désirs.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des préceptes dans le Décalogue qui se rapportent à l'amour de Dieu et du prochain évidemment comme une chose due ; mais il y en a d'autres qui s'y rapportent d'après une raison plus occulte.

2. Il faut répondre au second, que les préceptes cérémoniels et judiciels déterminent les préceptes du Décalogue en vertu de leur institution, mais non parla force de l'instinct naturel, comme les préceptes moraux qui y ont été ajoutés.

3. Il faut répondre au troisième, que les préceptes de la loi ont pour fin le bien commun, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2). Et parce que les vertus qui se rapportent à autrui appartiennent directement au bien général, il en est de même de la vertu de chasteté, en ce sens que l'acte de la génération sert le bien commun de l'espèce. C'est pour cette raison qu'il y a dans le Décalogue des préceptes qui se rapportent directement à ces vertus et qu'on y en a surajouté d'autres. Pour l'acte de la force il doit être commandé par les généraux qui exhortent les soldats dans une guerre que l'on soutient dans l'intérêt de tous. Ainsi la loi ordonne au prêtre de dire au peuple avant le combat (Dt 20,3) : Ne craignez pas, ne reculez pas. C'est aussi aux parents qu'est confié le soin de défendre les excès de la table, parce qu'ils sont contraires au bien de la famille. C'est pourquoi Moïse fait dire aux parents au sujet de leur enfant (Dt 21,20) : Il dédaigne d'écouter nos remontrances, il passe sa vie dans les débauches, la dissolution et la bonne chère.

(1) La nécessité des préceptes moraux ajoutés au Décalogue se trouve démontrée par toutes les erreurs dans lesquelles sont tombées les nations auxquelles on n'a pas donné de lois particulières.
Elles ont fait les applications les plus fausses de la loi naturelle, et il est certain que les .luifs n'auraient pas manqué de les imiter, s'ils n'avaient été retenus sur le penchant de l'abîme par la force de leur loi.


ARTICLE XII. — les préceptes moraux de l'ancienne loi justifiaient-ils?


Objections: 1. Il semble que les préceptes moraux de l'ancienne loi justifiaient. Car l'Apôtre dit (Rm 2,13) : Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu; mais ce sont ceux qui l'observent qui seront justifiés. Or, les observateurs de la loi ce sont ceux qui en remplissent les préceptes. Donc l'accomplissement des préceptes de la loi justifiait.

2. Il est dit (Lv 18,5) : Gardez mes lois et mes ordonnances ; l'homme qui les gardera y trouvera la vie. Or, l'homme vit spirituellement par la justice. Donc l'accomplissement des préceptes de la loi justifiait.

3. La loi divine est plus efficace que la loi humaine. Or, la loi humaine justifie ; car il y a une justice qui consiste dans l'accomplissement des préceptes de la loi. Donc les préceptes de la loi justifiaient.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (2Co 3,6) : La lettre tue, ce qui s'entend, d'après saint Augustin (Despir.et litt. cap. 14), des préceptes moraux. Donc ces préceptes ne justifiaient pas.

CONCLUSION. — Les préceptes moraux de la loi ne justifiaient pas, à proprement parler, en produisant cette justice qui fait qu'un homme, d'injuste qu'il était, devient juste devant Dieu; mais ils justifiaient improprement, en signifiant la justice et en y disposant.

Réponse Il faut répondre que, comme on appelle sain dans le sens propre et primitif ce qui a la santé, on donne ce nom secondairement à ce qui désigne la santé ou à ce qui la conserve. De même on appelle justification dans le sens propre et primitif ce qui produit la justice, et on donne ce nom secondairement et improprement à ce qui est la marque de la justice ou à ce qui y dispose. Il est évident que les préceptes de la loi justifiaient de ces deux manières, c'est-à-dire qu'ils disposaient les hommes à la grâce justifiante du Christ qu'ils signifiaient; parce que, comme le dit saint Augustin (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 24), la vie de ce peuple était prophétique et figurative du Christ. — Mais si l'on parle de la justification proprement dite, il faut observer que la justice peut être considérée selon qu'elle est habituelle ou selon qu'elle est actuelle. On distingue ainsi deux sortes de justification proprement dite : l'une qui fait que l'homme devient juste en acquérant l'habitude de la justice, l'autre d'après laquelle l'homme juste opère des actes de justice (1). Dans ce sens la justification n'est rien autre chose que l'exécution de la justice. La justice, comme les autres vertus, peut être aussi acquise et infuse, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxiii, art. 4). La justice acquise est produite par les oeuvres (2). Dieu est par sa grâce l'auteur de la justice infuse, qui est la véritable justice, celle dont nous parlons ici et qui fait qu'on est juste devant Dieu, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rm 4,2) : Si Abraham a été justifié par ses oeuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. — Cette justice ne pouvait être produite par les préceptes moraux qui se rapportent aux actes humains. Ainsi les préceptes moraux ne pouvaient justifier en produisant la justice (3) ; comme les préceptes judiciels, qui ont quelque chose de commun avec les préceptes moraux puisqu'ils portent aussi sur les actes humains que les hommes doivent exercer entre eux, ne pouvaient pas non plus justifier en produisant la justice pour la même raison. Les préceptes cérémoniels qui faisaient partie des rits sacramentels étaient également impuissants à justifier de cette manière. Car ces sacrements de l'ancienne loi ne conféraient pas la grâce, comme la confèrent les sacrements de la loi nouvelle qui sont appelés pour ce motif les causes de la justification (4). Mais si on entend par justification l'exécution de la justice, dans ce sens tous les préceptes de la loi justifiaient, parce qu'ils renfermaient ce qui est juste en soi, à la vérité les uns d'une manière et les autres de l'autre. En effet les préceptes cérémoniels renfermaient la justice considérée en elle-même d'une manière générale, selon qu'ils étaient employés au culte de Dieu; mais ils ne renfermaient pas la justice en particulier, sinon comme étant déterminés par la loi divine. C'est pourquoi il est dit de ces préceptes qu'ils ne justifiaient qu'en vertu de la dévotion et de l'obéissance de ceux qui les exécutaient. Les préceptes moraux et judiciels comprenaient au contraire ce qui est juste absolument en général, ou en particulier. Les préceptes moraux renfermaient ce qui est juste en soi de cette justice générale qui est toute vertu, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. v, cap. 1), tandis que les préceptes judiciels appartenaient à la justice spéciale qui regarde les contrats que les hommes passent entre eux (5).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre prend dans cet endroit la justification pour l'exécution de la justice.

2. Il faut répondre au second, qu'il est dit que l'homme qui exécute les préceptes de la loi vit en eux, parce qu'il n'encourait pas la peine de mort portée contre ceux qui les transgressent. C'est dans ce sens qu'il faut entendre ce que dit l'Apôtre (Ga 3).

3. Il faut répondre au troisième, que les préceptes de la loi humaine produisent la justice acquise (6) dont il n'est pas ici question, puisque nous ne parlons que de la justice qui existe devant Dieu.

1. Qu'il en ait ou qu'il n'en ait pas l'habitude.
2. Cette justice était produite par la loi.
3. La justice infuse dont il est ici question étant surnaturelle, il est évident qu'elle ne peut être produite par l'accomplissement des préceptes moraux qui n'est qu'un acte naturel.
4. C'est là précisément ce qui distingue la loi nouvelle de la loi ancienne ; et ce point est de foi.
5. En obéissant à tous ces préceptes on faisait des actes de justice ; mais ces actes qui étaient purement naturels ne justifiaient pas, parce que la justification surnaturelle suppose la grâce.
6. Cette distinction de la justice acquise et de la justice infuse jette sur cette question le plus grand jour et fait immédiatement disparaître ce qu'elle a tout d'abord de paradoxal aux yeux de la raison.



QUESTION CI.

DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS CONSIDÉRÉS EN EUX-MÊMES.


Après avoir parlé des préceptes moraux, nous devons nous occuper des préceptes cérémoniels. Nous parlerons l° de ces préceptes considérés en eux-mêmes; 2° de leur cause ; 3° de leur durée. — Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° Quelle est la nature des préceptes cérémoniels ? — 2° Sont-ils figuratifs P — 3° Ont-ils dû être multiples ? — 4° De leur distinction.


ARTICLE I. — la nature des préceptes cérémoniels consiste-t-elle en ce qu'ils appartiennent au culte de dieu (1) ?


Objections: 1. l semble que la nature des préceptes cérémoniels ne consiste pas en ce qu'ils appartiennent au culte de Dieu. Car dans la loi ancienne on commandait aux Juifs de s'abstenir de viandes, comme on le voit (Lv 11), de ne pas faire usage de certains vêtements. Ainsi il est dit (Lv 19,19) : Vous ne porterez- point de robes tissues de fils différents. Et ailleurs il leur est défendu (Nb 15,38) de mettre des franges aux quatre coins de leurs manteaux. Or, ces préceptes ne sont pas des préceptes moraux, puisqu'ils n'existent pas dans la loi nouvelle. Ce ne sont pas non plus des préceptes judiciels, puisqu'ils ne se rapportent pas au jugement que l'on doit porter entre les hommes. Ce sont donc des préceptes cérémoniels, et comme ils n'appartiennent en rien au culte de Dieu, il semble que ce caractère ne soit pas de l'essence de ces préceptes.

2. Il y a des auteurs qui disent qu'on appelle préceptes cérémoniels ceux qui appartiennent aux solennités, comme s'ils tiraient leurs noms des cierges (cereis) qu'on brûle dans cette circonstance. Or, indépendamment des préceptes qui se rapportent aux solennités, il y en a beaucoup d'autres qui appartiennent au culte de Dieu. Il semble donc qu'on n'appelle pas cérémoniels les préceptes de la loi, parce qu'ils se rapportent au culte de Dieu.

3. D'après d'autres auteurs on les nomme cérémoniels parce qu'ils sont les règles (norma) du salut. Car le mot grec •/.*!? a le même sens que le mot latin salve (salut). Or, tous les préceptes de la loi sont des règles du salut, et il n'y a pas que ceux qui appartiennent au culte de Dieu. Donc ces derniers ne sont pas les seuls qui reçoivent le nom de cérémoniels.

4. Le rabbin Moïse (2) a dit (Lib. duxerrant. cap. 27 et 28) qu'on appelle cérémoniels les préceptes dont la raison n'est pas évidente. Or, il y a beaucoup de préceptes qui appartiennent au culte de Dieu et dont la raison est évidente, comme l'observation du sabbat, la célébration de la Pâque, la scénopégie (3) et plusieurs autres dont la loi elle-même explique le motif. Donc les préceptes cérémoniels ne sont pas ceux qui appartiennent au culte de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ex 18,19) : Donnez-vous au peuple pour toutes les choses qui regardent Dieu, pour apprendre au peuple les cérémonies et la manière d'honorer Dieu.

CONCLUSION. — Puisque le propre des préceptes cérémoniels est de déterminer les préceptes qui se rapportent à Dieu, il est certain qu'on doit appeler cérémoniels, proprement parler, les préceptes qui appartiennent au culte de Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'ainsi que nous l'avons dit (quest. xcix, art. 4), les préceptes cérémoniels déterminent les préceptes moraux par rapport à Dieu, comme les préceptes judiciels déterminent les préceptes moraux par rapport au prochain. Et puisque l'homme se rapporte à Dieu par le culte qui lui est dû, il s'ensuit que les préceptes cérémoniels proprement dits sont ceux qui appartiennent au culte de Dieu. — Nous avons donné la cause de ce nom lorsque nous avons distingué les préceptes cérémoniels des autres (quest. xcix, art. 3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui appartient au culte de Dieu comprend non-seulement les sacrifices et les autres choses qui paraissent se rapporter à Dieu immédiatement, mais encore la préparation convenable de ceux qui adorent le Seigneur ; comme la science qui a pour objet une fin comprend en même temps tout ce qui est une préparation à cette fin. Or, les préceptes que la loi renferme sur les vêtements et la nourriture de ceux qui adorent Dieu regardent la préparation de ses ministres, pour qu'ils soient aptes au culte divin, comme ceux qui sont au service d'un roi font usage d'observances toutes particulières. C'est pour ce motif que ces préceptes sont compris parmi les préceptes cérémoniels.

2. Il faut répondre au second, que cette interprétation ne paraît pas très convenable, d'autant plus qu'on ne trouve guère dans la loi qu'on ait brûlé des cierges dans les solennités. Mais on préparait  sur le candélabre des flambeaux qu'on alimentait avec de l'huile d'olive, comme on le voit (Lv 24). — Néanmoins on peut dire que dans les solennités on observait avec plus de soin toutes les autres choses qui appartenaient au culte, et que dans ce sens tous les préceptes cérémoniels sont compris dans l'observation des fêtes.

3. Il faut répondre au troisième, que cette explication ne paraît pas non plus très-satisfaisante ; car le mot cérémonie n'est pas un mot grec, mais un mot latin. — On peut dire néanmoins que le salut de l'homme venant de Dieu, on considère surtout comme des règles de salut les préceptes cérémoniels qui mettent l'homme en rapport avec lui ; et qu'ainsi on appelle cérémoniels les préceptes qui appartiennent au culte de Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, que cette raison des préceptes cérémoniels est probable sous un aspect. Ce n'est pas qu'on les appelle cérémoniels parce que leur raison n'est pas évidente, mais ce défaut d'évidence est une conséquence de leur nature, parce que les préceptes qui appartiennent au culte de Dieu devant être figuratifs, comme on le verra (art. seq.), il s'ensuit que leur raison n'est pas aussi manifeste.

(1) Le concile de Trente a indiqué la raison pour laquelle on a établi des cérémonies dans la loi ancienne comme dans la loi nouvelle (Vid. sess, xxii, cap. 5).
(2) Le rabbin Moïse ; saint Thomas désigne ici Maimonide, ou Moïse fils de Maimon, qui fut le rabbin le plus célèbre qu'aient eu les Juifs. Il naquit à Cordoue vers l'an 1139 et mourut en 1209; il fut enterré à Tiberiade.
On appelait ainsi la fête des Tabernacles dont il sera d'ailleurs parlé (quest. cil, art. 4 ad IO).


ARTICLE II. — les préceptes cérémoniels sont-ils figuratifs (1)?


Objections: 1. Il semble que les préceptes cérémoniels ne soient pas figuratifs. Car il est du devoir de tout docteur de s'exprimer de manière à être facilement compris, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. iv, cap. 4 et 10), et il semble que ce soit surtout nécessaire à un législateur; parce que les préceptes de la loi sont proposés au peuple, et par conséquent la loi doit être claire, comme l'observe saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 21). Si donc les préceptes cérémoniels ont été établis pour figurer quelque chose , il semble que Moïse ait eu tort de ne pas expliquer ce qu'ils signifiaient.

2. Les choses que l'on fait pour rendre un culte à Dieu doivent être de la plus grande décence. Or, il semble qu'il n'appartienne qu'aux acteurs ou aux poètes de faire des actes pour en représenter d'autres -, car autrefois on représentait sur les théâtres d'autres actions au moyen de celles qu'on mettait sous les yeux des spectateurs. Il semble donc qu'on ne doive rien faire de semblable pour le culte de Dieu, et puisque les préceptes cérémoniels se rapportent à lui, comme nous l'avons dit (art. préc.), il s'ensuit qu'ils ne doivent pas être figuratifs.

3. Saint Augustin dit (Ench. cap. 3) qu'on honore Dieu surtout par la foi, l'espérance et la charité. Or, les préceptes qui ont pour objet la foi, l'espérance et la charité ne sont pas figuratifs. Donc les préceptes cérémoniels ne doivent pas l'être.

4. Notre-Seigneur dit (Jn 4,24) : Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. Or, la figure n'est pas la vérité; au contraire elle s'en distingue par opposition. Donc les préceptes cérémoniels qui appartiennent au culte de Dieu ne doivent pas être figuratifs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Col 2,16) : Que personne ne vous condamne à présent pour le manger et pour le boire, ou au sujet des jours de fêtes, des nouvelles lunes et des jours de sabbat, puisque toutes ces choses n'étaient que l'ombre de celles qui devaient arriver (1).

CONCLUSION. — Comme on ne doit livrer aux hommes les mystères divins que selon qu'ils en sont capables, de peur qu'ils ne méprisent ce qu'ils ne peuvent comprendre, c'est aveo raison qu'on a prescrit à ce peuple grossier les préceptes cérémoniels de la loi ancienne sous le voile des figures sensibles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), on appelle préceptes cérémoniels ceux qui se rapportent au culte de Dieu. Or, il y a deux- sortes de culte, le culte intérieur et le culte extérieur. L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, il doit employer l'un et l'autre à honorer Dieu, de telle sorte que l'âme le serve par un culte intérieur et le corps par un culte extérieur. C'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps 83,3) : Mon coeur et ma chair sont brûlés d'ardeur pour le Dieu vivant. Et comme le corps se rapporte à Dieu par l'âme, de même le culte extérieur se rapporte au culte intérieur. Or, le culte intérieur consiste en ce que l'âme est unie à Dieu par l'intelligence et la volonté. C'est pourquoi selon les différentes manières dont l'intelligence et la volonté de celui qui honore Dieu peuvent être légitimement unies à lui, les actes extérieurs de l'homme peuvent de différentes manières se rapporter au culte divin. — En effet dans l'état de la béatitude future l'entendement humain verra la vérité divine en elle-même. Alors le culte extérieur ne consistera pas en figure; il s'exprimera uniquement par la louange qui procède de la connaissance et de l'affection intérieure, suivant ces paroles du prophète (Is 51,3) : On verra dans Sion la joie et l'allégresse, on y entendra des actions de grâces et des cantiques de louange. Dans l'état de la vie présente nous ne pouvons voir la vérité divine en elle-même (2), il faut que ses rayons brillent à nos yeux sous des images sensibles, selon l'expression de saint Denis (De coel. hier. cap. l), mais de différentes manières, selon les divers états de la connaissance humaine. Car dans l'ancienne loi la vérité divine n'était pas évidente en elle-même, et la voie pour y parvenir n'était pas ouverte, comme le dit l'Apôtre (He 9). C'est pourquoi il fallait que le culte extérieur de l'ancienne loi ne figurât pas seulement la vérité future qui doit nous être manifestée dans le ciel, mais il devait encore figurer le Christ qui est la voie qui mène àla céleste patrie. Au contraire dans l'état de la loi nouvelle cette voie nous est révélée. Elle n'a donc plus besoin d'être figurée à l'avance comme une chose à venir. Il faut plutôt qu'on la rappelle comme une chose passée ou présente. Il n'y a plus maintenant à figurer que la vérité future de la gloire qui ne nous a pas encore été révélée, et c'est ce que dit l'Apôtre (He 10,1) : La loi avait V ombre des biens futurs, mais non limage des choses mêmes qu'elle représentait. Car l'ombre étant moins que l'image, il nous fait entendre que l'image appartient à la loi nouvelle et l'ombre à la loi antienne.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne doit révéler les choses divines aux hommes qu'autant qu'ils en sont capables. Autrement ce serait leur fournir une occasion de chute, puisqu'ils mépriseraient ce qu'ils ne pourraient comprendre. C'est pourquoi il a été plus utile de faire connaître aux Juifs grossiers les mystères divins sous le voile des figures, afin que du moins ils en eussent une connaissance implicite, puisque par ces ligures ils rendaient hommage au vrai Dieu.

2. Il faut répondre au second, que comme la raison humaine ne perçoit pas les choses poétiques, parce qu'elles manquent de vérité, de même elle ne peut saisir parfaitement les choses divines, parce que leur vérité la dépasse. C'est pourquoi dans l'une et l'autre circonstance on a besoin d'avoir recours à des images sensibles.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Augustin parle en cet endroit du culte intérieur, auquel le culte extérieur doit nécessairement se rapporter, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

4. Il faut répondre de même au quatrième, parce que les hommes sont arrivés plus pleinement par le Christ au culte spirituel de Dieu.

(1) 'ions les Pères se sont attachés à montrer ce que ces préceptes avaient de figuratif. Le pape Eugène IV a déclaré que tel était leur caractère an concile de Florence au nom du concile, dans le décret où il décide qu'ils sont tous abrogés.
(I) On peut voir à cet égard le chap. ix de l'Epitre de saint Paul aux Hébreux.
(2) Selon le langage de l'Apôtre, nous ne le voyons maintenant qu'en énigme, mais nous le verrons dans le ciel face à face.


ARTICLE III. — fallait-il qu'il y eut beaucoup de préceptes cérémoniels?


Objections: 1. Il semble qu'il ne fallait pas qu'il y eût beaucoup de préceptes cérémoniels. Car les moyens doivent être proportionnés à la fin. Or, les préceptes cérémoniels, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2), avaient pour but d'honorer Dieu et de figurer Jésus-Christ. Puisqu'il n'y a qu'un Dieu duquel tout procède et qu'il n'y a qu'un seul Seigneur Jésus-Christ par lequel tout a été fait, selon l'expression de l'Apôtre (1Co 8,6), il s'ensuit que les préceptes cérémoniels ne devaient pas être multipliés.

2. La multitude des préceptes cérémoniels était une occasion de transgression, d'après ces paroles de saint Pierre (Ac 15,10) : Pourquoi tentez-vous Dieu, en plaçant sur la tête des disciples un joug que ni nous, ni nos pères n'avons pu porter ? Or, la transgression des préceptes de Dieu est contraire au salut de l'homme. Par conséquent, puisque toute loi doit avoir pour effet de sauver les hommes, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 3), il semble qu'on n'aurait pas dû faire une foule de préceptes cérémoniels.

3. Les préceptes cérémoniels appartenaient au culte extérieur de Dieu et au culte corporel, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la loi devait affaiblir ce culte corporel, puisqu'elle se rapportait au Christ qui a appris aux hommes à adorer Dieu en esprit et en vérité, comme on le voit (Jn 4). On n'aurait donc pas dù multiplier ces préceptes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit dans Osée (viii, 12) : Je leur avais prescrit un grand nombre de lois, et dans Job (xi, 6) : Dieu vous a parlé pour vous découvrir les secrets de sa sagesse et la multitude des préceptes de sa loi.

CONCLUSION. — Pour détourner les méchants de l'idolâtrie à laquelle ils étaient absolument enclins, et pour développer dans les bons l'amour de Dieu, en les engageant à élever souvent leurs coeurs vers lui, il était bon que dans l'ancienne loi il y eût une foule de préceptes cérémoniels.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2 et 3, et quest. xcvi, art. 1), toute loi est faite pour un peuple. Dans un peuple il y a toujours deux espèces d'hommes. Les uns sont portés au mal et ils doivent être contenus par les préceptes de la loi, ainsi que nous l'avons vu (quest. xcv, art. I); les autres sont portés au bien ou par la nature, ou par l'habitude, ou par la grâce. La loi doit instruire ces derniers et les porter à se perfectionner de plus en plus. Par rapport à ces deux espèces d'hommes, il était convenable qu'il y eût dans la loi ancienne une multitude de préceptes cérémoniels. Car dans ce peuple il y en avait qui étaient portés à l'idolâtrie; il était donc nécessaire qu'on les en détournât par des préceptes cérémoniels pour les attacher au culte de Dieu. Et, parce qu'ils étaient entraînés à l'idolâtrie d'une multitude de manières, il fallait établir une foule de préceptes pour réprimer chacune de ces tentations. Il fallait d'ailleurs imposer à ces Juifs charnels tant de prescriptions qu'ils fussent en quelque sorte forcés de rester attachés au culte de Dieu et qu'ils ne pussent se livrer à l'idolâtrie. — Relativement à ceux qui étaient portés au bien, il fut également nécessaire de multiplier les préceptes cérémoniels, soit parce que c'était un moyen d'élever de différentes manières leur esprit vers Dieu et de l'y maintenir plus assidûment, soit parce que le mystère du Christ que ces préceptes représentaient apporta au monde une multitude de bienfaits, et qu'il y avait à ce sujet une foule de choses à considérer qu'il a fallu figurer par différentes cérémonies (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand un moyen est suffisant pour arriver à une fin, il n'en faut qu'un pour l'atteindre ; comme il ne faut qu'une médecine, si elle est assez efficace, pour recouvrer la santé. Dans ce cas il n'est pas nécessaire d'en employer plusieurs. Mais par suite de la faiblesse et de l'imperfection du moyen on est obligé de le multiplier. C'est ainsi qu'on donne beaucoup de remèdes à un malade quand un seul ne suffit pas pour le guérir. Or, les cérémonies de l'ancienne loi étaient imparfaites et impuissantes pour représenter le mystère du Christ qui est ce qu'il y a de plus excellent, et pour soumettre les esprits des hommes à Dieu. C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre (He 7,18) : La première loi a été abolie, à cause de sa faiblesse et de son inutilité, parce qu'elle n'a rien conduit à la perfection. C'est pour cette raison qu'il a fallu multiplier les cérémonies.

2. Il faut répondre au second, qu'il est d'un législateur sage de permettre de faibles transgressions pour en éviter de plus grandes. C'est pourquoi, pour empêcher le crime de l'idolâtrie et celui de l'orgueil qui serait né dans le coeur des Juifs, s'ils avaient accompli tous les préceptes de la loi, Dieu a eu soin de multiplier les préceptes cérémoniels pour multiplier par là même les occasions de chute.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi ancienne affaiblit le culte corporel dans beaucoup de points : c'est pour cela qu'elle établit qu'on n'offrirait pas des sacrifices en tout lieu, et que tout le monde n'aurait pas le droit de les offrir. Elle renferme encore beaucoup d'autres observances qui ont le même but, comme le remarque Moïse l’Egyptien (2). Toutefois il ne fallait pas tellement affaiblir le culte corporel de Dieu que les hommes fussent entraînés au culte des dieux.

(I) En donnant la raison spéciale de chaque précepte cérémoniel, saint Thomas fait voir dans la question suivante qu'ils avaient tous lc double caractère qu'il indique dans cet article.
(2) Saint Thomas lui donne le surnom d'Egyptien, parce que Maïmonde s'était enfui en Egypte où il fit quelque temps le commerce des pierreries et où il exerça la médecine ; ce qui le fit désigner sous le nom d'Egyptiens. ISicolaï suppose à tort que ce Moïse n'est pas le même que Maimonidc.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.100 a.10