I-II (trad. Drioux 1852) Qu.107 a.3

ARTICLE III. — la loi nouvelle est-elle renfermée dans la loi ancienne (3)?


Objections: 1. Il semble que la loi nouvelle ne soit pas renfermée dans la loi ancienne. Car la loi nouvelle consiste principalement dans la foi; c'est ce qui la fait appeler une loi de foi, comme on le voit (Rm 3). Or, elle propose beaucoup de choses à croire qui ne sont pas renfermées dans la loi ancienne. Donc elle n'y était pas contenue.

2. Une glose dit (Chrys. in op. imp. hom. x) sur ce passage de saint Matthieu : Qui solverit unum de mandatis istis minimis (Mt 5), que les préceptes de la loi ancienne sont les moindres, mais que dans l'Evangile il y en a de plus grands. Or, ce qu'il y a de plus grand ne peut pas être contenu en ce qui est moindre. Donc la loi nouvelle n'est pas contenue dans l'ancienne.

3. Ce qui est contenu dans un autre, on le possède quand on a ce qui le contient. Si donc la loi nouvelle était contenue dans l'ancienne, il s'ensuivrait que quand on a eu la loi ancienne on avait aussi la loi nouvelle. Il eût donc été superflu, après la loi ancienne, d'en donner une nouvelle. Donc la loi nouvelle n'a pas été contenue dans l'ancienne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ezéchiel dit (Ez 1,16) : Une roue était dans une autre, c'est-à-dire, selon l'explication de saint Grégoire (Hom. vi in ) le Nouveau Testament dans l'Ancien.

CONCLUSION. — Puisque tous les préceptes de la loi nouvelle étaient implicitement renfermés dans l'ancienne, ou qu'ils y étaient cachés sous des figures, on dit avec raison que la loi nouvelle est renfermée dans l'ancienne, comme le blé est contenu dans l'épi ou l'arbre dans la semence.

Réponse Il faut répondre qu'une chose est contenue dans une autre de deux manières : 1° en acte, comme l'objet placé est dans le lieu qu'il occupe; 2° virtuellement, comme l'effet dans sa cause, ou comme ce qui est complet se trouve dans ce qui est incomplet, comme le genre contient les espèces en puissance, et comme l'arbre entier est renfermé dans la semence. C'est de cette manière que la loi nouvelle est renfermée dans l'ancienne. Car nous avons dit (art. 1 huj. quaest.) que la loi nouvelle est à la loi ancienne ce que le parfait est à l'imparfait. Aussi saint Chrysostome expliquant ce passage (Mc 4,28) : La terre produit d'elle-même, premièrement l'herbe, ensuite l'épi, puis le grain tout formé dans l'épi, dit que l'herbe a été d'abord produite sous la loi de nature, qu'ensuite sont venus les épis sous la loi de Moïse, et qu'enfin le grain tout formé a paru sous l'Evangile (1). La loi nouvelle a donc été contenue dans l'ancienne, comme le fruit dans l'épi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout ce que le Nouveau Testament nous propose à croire ouvertement et explicitement se trouve implicitement et sous forme défiguré dans l'Ancien ; et c'est ainsi que par rapport aux choses de foi, la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que les préceptes de la loi nouvelle sont plus grands que ceux de la loi ancienne quant à leur manifestation explicite, mais quant à leur substance ils sont tous contenus dans l'Ancien Testament. C'est ce qui fait dire à saint Augustin contre Fauste (lib. xix, cap. 23 et 28) que tous les avertissements et tous les ordres que le Seigneur a donnés sous cette forme : et moi je vous dis, se trouvent dans les livres de l'Ancien Testament. Mais parce qu'on n'entendait par l'homicide que le meurtre, le Seigneur a montré qu'il fallait aussi comprendre sous ce genre tous les mouvements iniques qui ont pour but de nuire à la personne du prochain. Relativement à ces explications, les préceptes de la loi nouvelle sont plus grands que ceux de la loi ancienne; mais rien n'empêche que ce qui est plus grand ne soit contenu virtuellement dans ce qui est moindre, comme l'arbre est contenu dans sa semence.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il faut expliquer ensuite ce que l'on a dit d'abord implicitement. C'est pourquoi après la loi ancienne il a fallu donner la loi nouvelle.

(3) Tous les Pères sont unanimes sur ce point. Si l'on veut recueillir une multitude de témoignages éloquents en faveur de cette même vérité, on peut lire les Elévations de Bossuet sur les mystères.
(1) Cette explication est plutôt de Victor d'Antioche, dans son commentaire sur ce passage.


ARTICLE IV. — la loi nouvelle est-elle plus onéreuse que la loi ancienne?


Objections: 1. Il semble que la loi nouvelle soit plus onéreuse que la loi ancienne. Car à l'occasion de ces paroles : Qui solverit unum de mandatis istis minimis, saint Chrysostome dit (Hom. x in op. imp. ad fin.) : Les préceptes de Moïse sont faciles : Vous ne tuerez pas, vous ne ferez pas d'adultères ; mais ceux du Christ sont difficiles, comme : Ne vous mettez pas en colère, ne convoitez pas. Donc la loi nouvelle est plus onéreuse que la loi ancienne.

2. Il est plus facile d'user des biens de la terre que de supporter les tribulations. Or, dans l'ancienne loi la prospérité temporelle résultait de la fidélité aux préceptes, comme on le voit (Dt 28), tandis que ceux qui observent la loi nouvelle sont en proie à une multitude d'afflictions, selon ces paroles de l'Apôtre (2Co 6,4) : Comme ministres de Dieu rendons-nous recommandables en toutes choses par une grande patience dans les maux, dans les nécessités pressantes, dans les angoisses, etc. Donc la loi nouvelle est plus lourde que l'ancienne.

3. Ce qui ajoute à une chose paraît  plus difficile qu'elle. Or, la loi nouvelle ajoute à la loi ancienne ; car la loi ancienne a défendu le parjure et la loi nouvelle le serment; la loi ancienne a défendu le divorce sans le libelle de répudiation et la loi nouvelle l'a défendu absolument, comme on le voit (Mt 5) d'après l'interprétation de saint Augustin (Lib. i, in serm. Dom. in monte, cap. 14). Donc la loi nouvelle est plus onéreuse que la loi ancienne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Mt 11,28) : Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes surchargés. Saint Hilaire expliquant ces paroles dit (can. xi in ) : que le Seigneur appelle à lui tous ceux que les difficultés de la loi fatiguent, et qu'ensuite il ajoute en parlant de l'Evangile : Mon joug est doux et mon fardeau léger. Donc la loi nouvelle est plus légère que l'ancienne.

CONCLUSION. — La loi ancienne est plus lourde que la nouvelle par l'étendue et le nombre de ses préceptes, mais relativement à la compression des mouvements intérieurs, qui est ce qu'il y a de plus difficile, la loi nouvelle est plus difficile que l'ancienne.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard des oeuvres de vertu que les préceptes de la loi ont pour objets, il y a deux sortes de difficulté qu'on peut considérer. L'une se rapporte aux actes extérieurs qui par eux-mêmes offrent une certaine difficulté et une certaine charge. A cet égard la loi ancienne est beaucoup plus onéreuse que la loi nouvelle (1), parce que par ses cérémonies multipliées elle obligeait à un plus grand nombre d'actes extérieurs que la loi nouvelle, qui a ajouté fort peu de choses aux préceptes de la loi naturelle, quoiqu'il y en ait eu ensuite d'autres établis par les saints Pères (2). Et sous ce rapport saint Augustin veut qu'on soit très-modéré, dans la crainte qu'on ne rende aux fidèles leurs devoirs trop onéreux. Car il parle (Ep. lv, cap. 19) de certains hommes qui surchargent de fardeaux très-lourds notre religion que Dieu dans sa miséricorde a rendue libre, en y rattachant un petit nombre de pratiques extérieures, de sorte que, dit-il, l'on devrait préférer la condition des Juifs qui sont soumis à la vérité aux charges de la loi, mais qui du moins ne dépendent pas de la présomption humaine (3). — La seconde difficulté se rapporte aux actes intérieurs; elle consiste en ce qu'il faut qu'on fasse les actes de vertu promptement et agréablement. La vertu à cet égard est une chose difficile. Elle est surtout difficile à celui qui n'est pas vertueux, mais l'habitude de la vertu la rend facile. Sous ce rapport les préceptes de la loi nouvelle sont plus lourds que ceux de la loi ancienne. Car dans la loi nouvelle on défend les mouvements intérieurs de l'âme qui n'étaient pas défendus expressément sous la loi ancienne, du moins dans tous les cas, quoiqu'ils le fussent en certaines circonstances, mais alors cette défense n'avait pas de sanction. Or, c'est là ce qu'il y a de plus difficile pour celui qui n'est pas vertueux. Car, comme le dit Aristote (Eth. v, cap. 9), il est facile de faire ce que fait le juste, mais quand il faut le faire comme il le fait, c'est-à-dire avec plaisir et promptitude, ce n'est pas aisé pour celui qui n'est pas juste. Saint Jean dit aussi en parlant du Christ (1Jn 5,3) que ses préceptes ne sont pas lourds, et saint Augustin expliquant ces paroles dit (Lib. clenat. et grat. cap. 69) qu'ils ne sont pas lourds pour celui qui aime, mais qu'ils sont lourds pour celui qui n'aime pas (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est question dans ce passage de la difficulté qu'offre la loi nouvelle relativement à la compression des mouvements intérieurs (2).

2. Il faut répondre au second, que les peines qu'éprouvent ceux qui observent la loi nouvelle ne leur sont pas imposées par la loi elle-même. Néanmoins on supporte facilement toutes ces afflictions par suite de l'amour que la loi elle-même inspire-, parce que, comme le dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom. serm. ix), l'amour rend faciles et presque nulles toutes les choses les plus horribles et les plus cruelles.

3. Il faut répondre au troisième, que ces additions que l'on a faites aux préceptes de l'ancienne loi ont pour but d'en rendre l'accomplissement plus facile, comme le dit saint Augustin (lib. i, De serm. Dom. in monte, cap. 17 et 19). C'est pourquoi il ne résulte pas de là que la loi nouvelle soit plus onéreuse, mais c'est plutôt le contraire.

(1)  C'est ce qui faisait dire h saint Pierre : Quid tentatis imponere jugum super cervices discipulorum, quod neque vos, neque patres nostri portare potuimus? (Act. xv). Saint Cy- pricn fait ressortir cette différence par une foule d'autres passages (lib. m, ad Quirinum, cap. I l'J).
(2) Il s'agit ici de pratiques particulières recommandées par certains docteurs ou plutôt pratiquées par des religieux. Saint Augustin recommande de ne pas confondre ces pratiques, qui ne sont que des conseils, avec les devoirs essentiels du catholicisme et de ne pas ainsi rebuter les fidèles en les surchargeant arbitrairement.
(3) Ce conscil admirable a été quelquefois malheureusement trop méconnu.
(1) La charité rend faciles les devoirs les plus contraires à la nature, comme la confession et la fréquentation des sacrements, et la grâce nous aide à croire les mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de l'Eucharistie, qui sont bien plus élevés et plus difficiles que les croyances de l'Ancien Testament.
(2) L'ouvrage auquel cette citation est empruntée n'est pas de saint Chrysostomo, quoiqu'il soit ordinairement cité sous son nom.



QUESTION CVIII.

DES CHOSES QUE LA LOI NOUVELLE RENFERME.



Il ne nous reste plus qu'à considérer les choses que la loi nouvelle renferme. — A ce sujet il y a quatre questions : 1° La loi nouvelle doit-elle commander ou défendre, des oeuvres extérieures? — 2° Commande-t-elle ou défend-elle suffisamment ces actes ? — 3° Règle-t-elle convenablement les hommes par rapport aux actes intérieurs? — 4° Est-il convenable qu'elle ajoute des conseils aux préceptes?



ARTICLE I. — la loi nouvelle doit-elle commander ou défendre certains actes extérieurs (3)?


Objections: 1. Il semble que la loi nouvelle ne doive défendre ni commander aucun acte extérieur. Car la loi nouvelle est l'Evangile du royaume, d'après ces paroles (Mt 24) : L'Evangile du royaume sera prêché dans tout l'univers. Or, le royaume de Dieu ne consiste pas dans des actes extérieurs, mais seulement dans des actes intérieurs, puisqu'il est dit (Lc 17,21) : Le royaume de Dieu est au dedans de vous. Et ailleurs (Rm 14,17) : Le royaume de Dieu ne consiste point dans le boire et le manger, mais dans la justice, clans la paix et clans la joie que donne le Saint-Esprit. Donc la loi nouvelle ne doit ni ordonner, ni défendre des actes extérieurs.

2. La loi nouvelle est la loi de l'Esprit, comme le dit saint Paul (Rm 8). Or, où se trouve l'Esprit du Seigneur, là est la liberté, selon la pensée du même  Apôtre (2Co 3,17). Comme il n'y a pas de liberté dès que l'homme est obligé de faire ou d'éviter certains actes extérieurs, il s'ensuit que la loi nouvelle ne renferme ni ordres, ni défenses relativement à ces actes.

3. On dit que tous les actes extérieurs se rapportent à la main, comme les actes intérieurs se rapportent à l'esprit. Mais il y a cette différence entre la loi nouvelle et la loi ancienne, que cette dernière retient la main, tandis que l'autre comprime l'esprit. On ne doit donc pas admettre dans la loi nouvelle des défenses et des préceptes qui aient les actes extérieurs pour objets, mais seulement les actes intérieurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La loi nouvelle fait des hommes des enfants de lumière ; ce qui fait dire à saint Jean (Jn 12,36) : Croyez à la lumière pour être des enfants de lumière. Or, il convient aux enfants de lumière de faire des oeuvres de lumière et de rejeter li s oeuvres de ténèbres, suivant ces paroles de l'Apôtre (Ep 5,8) : Vous n'étiez autrefois que ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en notre Seigneur : conduisez-vous en enfants de lumière. Donc la loi nouvelle a dù défendre certaines oeuvres extérieures et en ordonner d'autres.

CONCLUSION. — Il a été convenable que dans la loi nouvelle on établit des actes sacramentels extérieurs pour recevoir la grâce et qu'on ordonnât des actes extérieurs de vertus et qu'on défendit les actes vicieux, afin qu'ayant été justifiés par la grâce, nous coopérions avec le Christ qui opère intérieurement en nous pour mériter la vie éternelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cvi, art. 1 et 2), la loi nouvelle consiste principalement dans la grâce de l'Esprit-Saint, qui se manifeste au moyen de la foi qui opère par l'amour. Les hommes obtiennent cette grâce par le Fils de Dieu fait homme, dont Dieu a rempli l'humanité par sa grâce pour que de là elle découle sur nous. Ainsi il est dit (Jn 1,14) : Le Verbe s'est fait chair, puis on ajoute : Il était plein de grâce et de vérité; et plus loin : nous avons tous reçu de sa plénitude et grâce pour grâce. D'où l'on conclut : que la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ. C'est pourquoi il était convenable que la grâce qui découle du Verbe incarné nous arrivât par des moyens sensibles extérieurs, et que la grâce intérieure qui soumet la chair à l'esprit se produisit au dehors par des oeuvres sensibles. Ainsi donc les oeuvres extérieures paraissent appartenir de deux manières à la grâce : 1° Comme des moyens qui y mènent en quelque sorte; telles sont les opérations des sacrements établis sous la loi nouvelle, comme le baptême, l'Eucharistie, etc. 2° Il y a d'autres oeuvres extérieures qui sont produites par l'impulsion même  de la grâce. A l'égard de ces dernières il y a une distinction à faire. Il y en a qui sont nécessairement conformes ou contraires à la grâce intérieure qui consiste dans la foi agissant par la charité. Ces actes extérieurs sont commandés ou défendus par la loi nouvelle. Ainsi elle commande de confesser la foi et défend de la nier : car il est dit (Mt 10,13) : Celui qui me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi moi-même devant mon Père qui est dans les deux, et celui qui me renoncera devant les hommes, je le renoncerai aussi devant mon Père. — Il y a d'autres oeuvres qui ne sont pas nécessairement contraires ou conformes à la foi qui opère par l'amour. La loi nouvelle ne les a primitivement ni commandées, ni défendues, mais le législateur, c'est-à-dire le Christ, les a laissées au libre arbitre de chacun, se confiant au zèle que chacun doit avoir pour le bien. Ainsi tout le monde est libre à cet égard de déterminer ce qu'il lui est avantageux de faire ou de ne pas faire, et c'est à chaque chef qu'il appartient de dire à ceux qui lui sont soumis la conduite qu'ils doivent tenir dans ces circonstances. C'est sous ce rapport que la loi de l'Evangile est appelée une loi de liberté : car la loi ancienne renfermait une multitude de prescriptions et laissait peu de choses à déterminer à la liberté des hommes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le royaume de Dieu consiste principalement dans les actes intérieurs; mais par voie de conséquence il embrasse toutes les choses sans lesquelles les actes intérieurs ne peuvent exister : par exemple, le royaume de Dieu étant la justice intérieure, la paix et la joie spirituelle, il est nécessaire que tous les actes extérieurs qui répugnent à la justice, ou à la paix, ou à la joie spirituelle, répugnent aussi au royaume de Dieu. C'est pourquoi l'Evangile doit les défendre. Mais les choses qui sont indifférentes relativement à ces biens intérieurs, comme manger tels ou tels aliments, le royaume de Dieu ne les embrasse pas. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger.

2. Il faut répondre au second, que d'après Aristote (Met. lib. i, cap. 2) l'homme libre est celui qui est cause de ses actes. Il agit donc librement celui qui agit de lui-même. Or, ce que l'homme fait d'après une habitude conforme à sa nature, il le fait de lui-même, parce que l'habitude porte à agir selon la nature. Mais si l'habitude était contraire à la nature, l'homme n'agirait pas selon ce qu'il est lui-même, mais d'après une corruption qui lui serait survenue. Ainsi la grâce de l'Esprit-Saint étant une sorte d'habitude intérieure infuse en nous, qui nous porte à bien agir, elle nous rend libres de faire ce qui convient à la grâce et d'éviter ce qui lui est contraire. Par conséquent on appelle la loi nouvelle une loi de liberté de deux manières : 1° parce qu'elle ne nous contraint à faire ou à éviter que ce qui est essentiellement nécessaire ou contraire à notre fin (1), et qu'il n'y a que ces choses qui soient l'objet d'un commandement ou d'une défense; 2° parce qu'elle nous fait observer librement ces préceptes ou ces défenses, en ce sens que nous les accomplissons d'après le mouvement intérieur de la grâce qui nous anime. Et c'est pour ces deux raisons que la loi est appelée une loi de liberté parfaite (Jc 1,25).

3. Il faut répondre au troisième, que la loi nouvelle, en défendant les mouvements déréglés de l'esprit, empêche nécessairement la main de produire les actes désordonnés qui sont les effets de ces mouvements intérieurs.

(3) D'après Luther (lib. de Liberi. Chritt.), Calvin (in Epiit. ad Hom. cap. m), Bèze et d'autres protestants, la loi nouvelle n'est pas une loi véritable qui oblige à faire des oeuvres. Le Christ ne demande des chrétiens que la foi. Cet article est une réfutation de cette erreur qui a été d'ailleurs condamnée par le concile de Trente (sess, vi, can. 21).
(1/ Plusieurs théologiens thomistes ont conclu de ces paroles de saint Thomas qu'indépendamment des préceptes de la loi naturelle, il n'y en avait pas d'autres dans la loi que ceux qui regardent la foi et les sacrements. C'est ce qui ressort d'ailleurs plus manifestement de l'article suivant.


ARTICLE II. — la loi nouvelle a-t-elle suffisamment réglé les actes extérieurs?


Objections: 1. Il semble que la loi nouvelle n'ait pas suffisamment réglé les actes extérieurs. Car la foi qui opère par la charité semble surtout appartenir à la loi nouvelle, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ga 5,6) : En Jésus-Christ ni la circoncision, ni I incirconcision n'ont d'efficacité, il n'y a que la foi qui opère par la charité. Or, la loi nouvelle a développé des articles de foi qui n'étaient pas contenus explicitement dans la loi ancienne, telle que la foi à la Trinité. Elle a donc dû ajouter aussi des actes moraux extérieurs que la loi ancienne n'avait pas déterminés.

2. Dans la loi ancienne on a établi non-seulement des sacrements, mais encore des choses sacrées, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 4, et quest. en, art. 4). Or, quoiqu'on ait établi dans la loi nouvelle des sacrements, il ne semble pas que Dieu ait établi des choses sacrées qui appartiennent, par exemple, à la sanctification du temple, des vases, ou qui se rapportent à la célébration de quelques solennités. Donc la loi nouvelle n'a pas suffisamment ordonné les actes extérieurs.

3. Dans la loi ancienne comme il y avait des observances qui regardaient les ministres de Dieu, de même il y en avait qui regardaient lc peuple, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 4, et eu, art. 5 et 6) en parlant des préceptes cérémoniels. Or, dans la loi nouvelle il y a des observances qui paraissent avoir été prescrites pour les ministres de Dieu, comme on le voit (Mt 10,9) : N'ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, et tout ce qui suit, ainsi que ce qui se trouve (Lc 9 et 10). On aurait donc dû aussi établir des observances qui regardent les fidèles.

4. Indépendamment des préceptes moraux et cérémoniels il y avait dans la loi ancienne des préceptes judiciels. Or, dans la loi nouvelle il n'y a pas de préceptes judiciels. Elle n'a donc pas réglé suffisamment les actes extérieurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 7,24) : Quiconque entend ces paroles que je prononce et les met en pratique, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur le roc. Or, un bon architecte n'omet rien de ce qui est nécessaire à l'édifice. Les paroles du Christ renferment donc suffisamment tout ce qui intéresse le salut de l'homme.

CONCLUSION.— La loi nouvelle a suffisamment déterminé, en les ordonnant ou en les défendant, les actes extérieurs sacramentels et les actes moraux qui se rapportent d'eux-mêmes à l'essence de la vertu : quant aux autres actes extérieurs elle a laissé les uns à la liberté de chaque homme, les autres au pouvoir des chefs de l'Eglise.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la loi nouvelle à l'égard des actes extérieurs n'a dû commander ou défendre que ceux qui nous mènent à la grâce ou ceux qui appartiennent nécessairement à l'usage légitime qu'on doit faire de la grâce elle-même. Et parce que nous ne pouvons obtenir la grâce de nous-mêmes, mais seulement par le Christ, il s'ensuit que le Seigneur a établi par lui-même les sacrements qui sont les moyens par lesquels la grâce nous est donnée (1). Ainsi il a institué le baptême et l'eucharistie, il a établi l'ordre des ministres de la loi nouvelle par l'institution des apôtres et des soixante-douze disciples; il a établi la pénitence et le mariage qu'il a rendu indissoluble, il a aussi promis |la confirmation en promettant d'envoyer l'Esprit-Saint; enfin il est rapporté que d'après son institution les apôtres ont guéri les malades en leur faisant des onctions, comme on le voit (Mt 6) ; ce qui résume tous les sacrements de la loi nouvelle. Quant à l'usage de la grâce, l'usage légitime est celui qui se manifeste par des oeuvres de charité. Ces oeuvres, selon qu'elles appartiennent nécessairement à la vertu, se rapportent aux préceptes moraux que la loi ancienne renfermait. Par conséquent sous ce rapport la loi nouvelle n'a pas dû ajouter à la loi ancienne pour ce qui est des actions extérieures. La détermination des oeuvres qui se rapportent au culte de Dieu appartient aux préceptes cérémoniels de la loi, et la détermination de celles qui se rapportent au prochain appartient aux préceptes judiciels, comme nous l'avons dit (quest. xcix, art. 4). Mais, parce que ces déterminations n'appartiennent pas nécessairement par elles-mêmes à la grâce intérieure dans laquelle la loi consiste, il s'ensuit qu'elles ne sont pas l'objet des préceptes de la loi nouvelle et qu'elles sont laissées au libre arbitre des hommes (1) ; celles qui ne concernent que l'individu en particulier sont abandonnées aux fidèles, mais celles qui regardent l'utilité générale relèvent des chefs temporels ou spirituels. — Ainsi donc la loi nouvelle n'a pas dû déterminer par ses prescriptions ou ses défenses d'autres actes extérieurs que les sacrements et les préceptes moraux qui appartiennent d'eux-mêmes à l'essence de la vertu, tels que ceux-ci : on ne doit pas tuer, on ne doit pas voler, etc.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses qui sont de foi sont supérieures à la raison humaine ; par conséquent nous ne pouvons les atteindre que par la grâce : c'est pourquoi quand la grâce est arrivée plus abondante, il a fallu qu'il y eût un plus grand nombre de choses à croire. Mais nous sommes dirigés à l'égard des oeuvres de vertu par la raison naturelle qui est une règle de l'opération humaine, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3, et quest. lxiii, art. 2). C'est pour ce motif qu'il n'a pas été nécessaire de donner sur ce point d'autres préceptes que les préceptes moraux de la loi qui sont du ressort de la raison.

2. Il faut répondre au second, que les sacrements de la loi nouvelle nous communiquent la grâce qui vient du Christ-, c'est pourquoi il a dû les instituer (2). Mais les choses sacrées ne nous donnent pas la grâce. Ainsi nous ne la recevons pas dans la consécration d'un temple, d'un autel, ou d'un autre objet, ni dans la célébration meme des solennités. Et parce que ces choses, considérées en elles-mêmes, n'appartiennent pas nécessairement à la grâce intérieure, le Seigneur a laissé leur institution à la libre disposition des fidèles (3).

3. Il faut répondre au troisième, que le Seigneur a donné ces préceptes aux apôtres, non comme des observances cérémonielles, mais comme des prescriptions morales, et on peut les entendre de deux manières. 1° D'après saint Augustin (Lib. ii de cons. Evang. cap. 30), ce ne sont pas des préceptes, mais des concessions. Car il leur a accordé de pouvoir aller exercer le ministère de la prédication sans bourse, ni bâton, comme étant en droit de recevoir de ceux qu'ils évangélisent ce qui est nécessaire à leur existence. C'est pourquoi il ajoute : L'ouvrier est digne de sa nourriture (Lc 10,7). Toutefois il ne pèche pas, mais il fait une oeuvre de surérogation, celui qui apporte avec lui de quoi vivre, pendant qu'il remplit l'office de la prédication et qui ne reçoit rien de ceux auxquels il va annoncer la vérité évangélique, comme l'a fait sait Paul (1Co 9,4s). 2° On peut entendre, suivant l'interprétation des autres Pères, que ces préceptes regardaient spécialement les apôtres pour le temps où on les envoyait prêcher dans la Judée avant la passion du Christ. Car les disciples, qui étaient comme des enfants placés sous la tutelle de leur maître, avaient besoin de recevoir de lui des prescriptions particulières, comme tous les inférieurs doivent en recevoir de leurs chefs.

De plus il fallait peu à peu les habituer à se dépouiller de la sollicitude des choses temporelles pour les rendre aptes à prêcher l'Evangile dans tout l'univers, Il n'est pas étonnant que la loi ancienne étant encore en vigueur, le Christ ait déterminé certaines manières de vivre à ceux qui n'avaient pas encore reçu la liberté parfaite de l'Esprit. Mais quand sa passion fut proche, le Christ abrogea ce précepte, parce que ses disciples avaient été d'ailleurs par là suffisamment exercés; c'est ce qui explique ce discours de Notre-Seigneur (Lc 22,35) : Lorsque je vous ai envoyés sans sac, sans bourse et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose? Non, lui dirent-ils. Jésus ajouta : Mais maintenant, que celui quia un sac et une bourse les prenne. Car déjà le temps de liberté parfaite approchait, où les hommes devaient être totalement laissés à leur libre arbitre, pour les choses qui ne touchent pas nécessairement par elles-mêmes à la vertu.

4. Il faut répondre au quatrième, que les préceptes judiciels considérés en eux-mêmes ne sont pas de nécessité de vertu relativement à telle ou telle détermination; ils n'y touchent que selon la raison générale de justice. C'est pourquoi le Seigneur a laissé faire ces préceptes à ceux qui devaient être chargés des autres spirituellement ou temporellement (1). Il y a aussi quelques préceptes judiciels de l'ancienne loi qu'il a expliqués, pour combattre la mauvaise interprétation des pharisiens, comme nous le dirons (art. seq. ad 2).

(1) Les sacrements n'ont pas seulement été institués par lc Christ, mais ils ont encore été ordonnés. Cette proposition est de foi et nous aurons l'occasion de la retrourer traitée plus longuement dans la oe partie où saint Thomas traite des sacrements.
(1) C'est en cela nue consiste la liberté évangélique. C'est aussi ce qui fait que la loi évangélique peut s'accommoder à tous les temps et à tous les lieux, parce que sa partie disciplinaire est mobile et changeante.
(2) Il n'y a que deux choses qui soient essentielles au culte divin, lc sacrifice et les sacrements. Il a fallu que le Christ établît ccs deux choses pour donner de la stabilité à son oeuvre, parce que, d'après la remarque de saint Augustin, il n'y a pas de religion sans cela (Cont. Faustum, lib. xix, cap. 2), mais il n'était pas nécessaire qu il étendit ses prescriptions plus loin.
(3) C'est l'Eglise qui a réglé et qui règle la liturgie.
(1) Ils ont éte remplacés par les lois ecclésiastiques et les lois civiles qui peuvent varier selon les temps, puisqu'elles dépendent de leurs auteurs.


ARTICLE III. — La loi nouvelle a-t-elle suffisamment réglé nos actes intérieurs (2)?


Objections: 1. Il semble que la loi nouvelle n'ait pas suffisamment réglé les actes intérieurs. Car il y a dans le Décalogue dix préceptes qui déterminent les rapports de l'homme avec Dieu et avec le prochain. Or, le Seigneur semble n'avoir donné le développement parfait que de trois préceptes, de la défense de l'homicide, de celle de l'adultère et de celle du parjure. Il semble donc qu'il n'ait pas suffisamment réglé l'homme, en négligeant de parler des autres préceptes.

2. Le Seigneur n'a rien ordonné dans l'Evangile à l'égard des préceptes judiciels, il n'a parlé que de la répudiation de la femme, de la peine du talion et de la poursuite des ennemis. Mais il y a dans l'ancienne loi beaucoup d'autres préceptes judiciels, comme nous l'avons dit (quest. civ, art. 4, et quest.cv). Donc sous ce rapport il n'a pas suffisamment réglé la vie humaine.

3. Dans la loi ancienne, indépendamment des préceptes moraux et judiciels, il y avait des préceptes cérémoniels à l'égard desquels lè Seigneur n'a rien ordonné. Donc sa loi est insuffisante.

4. Il appartient à la bonne disposition intérieure de l'esprit que l'homme ne fasse aucune bonne oeuvre pour une fin temporelle. Or, il y a beaucoup d'autres biens temporels que la faveur humaine, et il y a aussi beaucoup d'autres bonnes oeuvres que le jeûne, l'aumône et la prière. Il n'était donc pas convenable que le Seigneur n'eût parlé à l'égard de ces trois oeuvres que de la gloire humaine qu'il fallait éviter et qu'il n'eût rien dit des autres biens terrestres.

5. Il est naturel à l'homme d'avoir de la sollicitude pour ce qui est nécessaire à sa vie, et cette sollicitude lui est commune avec les animaux.

D'où il est dit (Pr 6,6) : Allez à la fourmi, paresseux; considérez sa conduite. Elle n'a ni chef, ni inspecteur, ni maître; elle fait néanmoins sa provision pendant l'été et amasse durant la moisson de quoi se nourrir. Or, tout précepte qui est contraire à l'inclination de la nature est inique, parce qu'il est opposé à la loi naturelle. Il semble donc que le Seigneur ait eu tort de défendre de s'inquiéter de la nourriture et du vêtement.

6. On ne doit défendre aucun acte de vertu. Or, le jugement est un acte de justice, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 93,15) : Le jugement sera enfin rendu à la justice. Le Seigneur paraît donc avoir à tort défendu le jugement, et par conséquent la loi nouvelle ne semble pas avoir suffisamment réglé les actes intérieurs de l'homme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après saint Augustin (Lib. i de serm. Dom. in mont. cap. 1), il est à remarquer que quand le Seigneur a dit : Celui qui écoute mes paroles, ces mots désignent assez que ce discours qui résume les préceptes qui forment la vie chrétienne est parfait.

CONCLUSION. — Puisque, d'après saint Augustin, le sermon seul que le Seigneur fit sur la montagne renferme toute la perfection de la vie chrétienne et qu'il règle parfaitement tous les mouvements intérieurs de l'homme, on doit dire que la loi nouvelle ordonne suffisamment nos actes intérieurs.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après l'autorité de saint Augustin que nous avons citée, le sermon que le Seigneur a prononcé sur la montagne renferme tout ce qui regarde la vie chrétienne et règle ainsi parfaitement tous les mouvements intérieurs de l'homme. Car après avoir fait connaître la fin de la béatitude, après avoir exalté la noblesse de la mission des apôtres qui devaient prêcher l'Evangile dans tout l'univers, il règle les mouvements intérieurs de l'homme d'abord relativement à lui-même, et ensuite relativement au prochain. Par rapport à lui-même, il le fait de deux manières selon les deux mouvements intérieurs de l'homme, qui sont sa volonté qui a pour objet ce qu'il doit faire, et son intention qui se rapporte à la foi. Ainsi il commence à régler la volonté de l'homme selon les divers préceptes de la loi; il lui commande, par exemple, de s'abstenir non-seulement des oeuvres extérieures qui sont mauvaises par elles-mêmes, mais encore des actes intérieurs et des occasions de péché. Il dirige ensuite l'intention de l'homme, en lui disant de ne pas chercher dans le bien qu'il fait, la gloire humaine, ni les richesses du monde, parce que c'est thésauriser pour cette terre. Conséquemment il règle aussi le mouvement intérieur de l'homme relativement au prochain, en nous ordonnant de ne le juger ni avec témérité, ni avec injustice, ni avec présomption, mais cependant de n'être pas tellement relâchés à son égard que nous l'admettions à la participation des choses saintes, quand il en est indigne. Enfin il nous apprend la manière d'accomplir la doctrine évangélique, en implorant le secours divin, en faisant effort pour entrer par la voie étroite de la perfection, et en prenant des précautions pour résister à toutes les séductions ; et comme l'observation des préceptes est nécessaire au salut, il conclut que ce n'est pas assez de confesser la foi, de faire des miracles ou d'entendre simplement la parole de Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur a donné une explication des préceptes de la loi dont les scribes et les pharisiens n'avaient pas la véritable intelligence : ce qui avait lieu surtout à l'égard de ces trois préceptes du Décalogue. Car pour l'adultère et l'homicide ils pensaient qu'il n'y avait que l'acte extérieur qui fût défendu, mais qu'il n'en était pas de même  du désir intérieur ; et ils avaient cette opinion sur l'homicide et l'adultère plutôt que sur le vol et le faux témoignage; parce que le mouvement de la colère qui porte à l'homicide et le mouvement de la concupiscence qui excite à l'adultère, paraissent en quelque sorte produits en nous par la nature, tandis qu'il n'en est pas de même du désir de voler ou de faire un faux témoignage. Ils avaient aussi sur le parjure une opinion fausse, parce qu'ils croyaient à la vérité que le parjure est un péché, mais ils disaient qu'on devait désirer le serment et l'employer souvent, parce qu'ils voyaient en cela une marque de respect pour la Divinité. Le Seigneur leur a montré au contraire qu'on ne devait pas rechercher le serment comme on recherche ce qui est bon, mais qu'on devait plutôt parler sans serment, à moins que la nécessité n'y oblige (1).

2. Il faut répondre au second, que sur les préceptes judiciels les scribes et les pharisiens faisaient deux sortes d'erreurs. La première, c'est qu'ils considéraient certaines concessions faites par Moïse comme des choses qui étaient justes par elles-mêmes, comme le divorce, et l'usure qu'on tirait des étrangers. C'est pourquoi le Seigneur leur a défendu de répudier leur femme (Mt 5,32) et de recevoir à usure (Lc 6,35) en leur disant : Prêtez, sans rien en espérer. Une autre erreur, c'est qu'ils croyaient que certaines choses que la loi avait ordonnées par justice devaient être faites dans un sentiment de vengeance, ou de convoitise à l'égard des biens temporels, ou par haine des ennemis; ce qui se rapportait à trois préceptes. Car ils croyaient que le désir de la vengeance était permis à cause du précepte qui regarde la peine du talion -, tandis que ce précepte a été établi pour que l'on observe la justice, mais non pour qu'on cherche à se venger. C'est pourquoi pour écarter ce mauvais sentiment le Seigneur dit que l'esprit de l'homme doit toujours être prêt à supporter de plus grands outrages, s'il le faut. Us supposaient aussi que le mouvement de la cupidité était permis, à cause des préceptes judiciels qui ordonnaient de rendre la chose volée en y ajoutant, comme nous l'avons dit (quest. cv, art. 2 ad 9) ; au lieu que la loi a fait cette prescription pour faire respecter la justice, mais non pour exciter la cupidité. C'est pour ce motif que le Seigneur nous commande de ne rien réclamer par cupidité, mais d'être prêt, s'il le faut, à donner encore davantage. Ils pensaient également que le mouvement de la haine était permis, à cause des préceptes de la loi qui commandent de tueries ennemis ; mais cette partie de la loi a eu aussi pour but l'accomplissement de la justice, comme nous l'avons dit (quest. cv, art. 3 ad 4j et non la satisfaction de la haine. C'est pour cela que le Seigneur nous enseigne d'aimer nos ennemis et d'être prêts, s'il le faut, à leur faire du bien. Car ces préceptes doivent se rapporter aux dispositions de l'âme, comme l'entend saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 19).

3. Il faut répondre au troisième, que les préceptes moraux devaient complètement subsister dans la loi nouvelle, parce qu'ils appartiennent par eux- mêmes à l'essence de la vertu ; les préceptes judiciels ne devaient pas nécessairement subsister selon le mode que la loi ancienne avait établi. On a laissé à la liberté humaine le soin de les déterminer d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi le Seigneur nous a convenablement réglés à l'égard de ces deux sortes de préceptes. Quant aux préceptes cérémoniels leur observation a été totalement détruite, puisqu'ils ont cessé d'exister aussitôt que ce qu'ils figuraient s'est accompli. C'est pour cela que dans ses enseignements généraux le Christ n'a rien ordonné touchant ces préceptes. Cependant il a l'ait voir ailleurs que tout le culte corporel déterminé dans la loi ancienne devait être remplacé par un culte spirituel (2), comme on le voit d'après ces paroles de saint Jean (Jn 4,23) : Le temps va venir que vous n'adorerez plus le Père, ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem, mais les vrais adorateurs l'adoreront en esprit et en vérité.

4. Il faut répondre au quatrième, que toutes les choses mondaines reviennent à ces trois points, aux honneurs, aux richesses et aux plaisirs, d'après ce passage de saint Jean (1Jn 2,16) : Tout ce qui est en ce monde est concupiscence de la chair, ce qui appartient aux plaisirs du corps ; concupiscence des yeux, ce qui regarde les richesses ; et orgueil de la vie, ce qui se rapporte à l'ambition de la gloire et des honneurs. Or, la loi n'a pas promis des jouissances charnelles superflues, elle les a plutôt défendues. Mais elle a promis l'élévation des honneurs et l'abondance des richesses. Car il est dit (Dt 28,1) : Si vous écoutez la voix du Seigneur votre Dieu, il vous placera au-dessus de toutes les nations : et plus loin Moïse ajoute : il vous donnera tous les biens en abondance. Les Juifs comprenaient si mal ces promesses qu'ils croyaient que c'était dans cette fin qu'on devait servir Dieu. Le Seigneur a donc écarté cette erreur, en montrant d'abord qu'on ne doit pas faire de bonnes actions pour la gloire humaine. Et il s'arrête aux trois oeuvres auxquelles toutes les autres se rapportent. Car tout ce qu'on fait pour modérer en soi la concupiscence revient au jeûne; tout ce qu'on fait par amour pour le prochain rentre dans l'aumône ; et tout ce qu'on fait pour le culte de Dieu appartient à la prière. Il s'est attaché spécialement à ces trois choses, parce qu'elles sont les plus importantes et que les hommes ont l'habitude d'y avoir recours pour se faire glorifier. Ensuite il nous enseigne que nous ne devons pas mettre notre fin dans les richesses quand il dit (Mt 6,19) : Ne vous amassez point de trésors sur la terre.

5. Il faut répondre au cinquième, que le Seigneur n'a pas défendu la sollicitude qui est nécessaire, il n'a défendu que celle qui est déréglée. Or, à l'égard de la sollicitude envers les choses temporelles, il y a quatre sortes de désordre à éviter : 1° Il ne faut pas que nous mettions en elles notre fin, ni que nous servions Dieu pour avoir le vivre et le vêtement. Ainsi le Seigneur dit : N'amassez pas de trésors. 2° Nous ne devons pas nous en inquiéter, tout en désespérant du secours de Dieu; ce qui fait dire au Seigneur (Mt 6,30) : Votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses. 3° La sollicitude ne doit pas être présomptueuse, de telle sorte que l'homme croie qu'il peut par lui-même se procurer tout ce qui lui manque sans le secours de Dieu: ce que Notre-Seigneur exprime, en disant que l'homme ne peut rien ajouter à sa taille. 4° Par sa sollicitude, l'homme ne doit pas anticiper sur le temps ; c'est- à-dire, il ne faut pas s'occuper dans le présent de ce qui ne regarde pas le présent, mais l'avenir. Ainsi il est dit (Mt 6,34) : Ne vous inquiétez pas du lendemain.

6. Il faut répondre au sixième, que le Seigneur ne défend pas le jugement équitable sans lequel on ne pourrait soustraire les choses saintes aux indignes, mais il défend le jugement déréglé, comme nous l'avons dit (in corp. art.) (1).

(2) La morale évangélique a toujours paru si parfaite, même aux incrédules, qu'il ne s'est rencontré jusqu'alors personne pour l'attaquer. Tout le monde convient, au contraire, que si elle était mise en pratique universellement elle ferait le bonheur du genre humain
(1) Saint Thomas traite cette question ex professo (2* 2* quest. Lxxxi.t, art. o).
(2) Ce qui n'empêche pas que ce culte éminemment spirituel dans son essence ne se manifeste par des actes extérieurs qui sont les cérémonies que l'Eglise a établies et qu'on est obligé d'observer.
(I) D'après toutes ces explications on voit la supériorité de la loi nouvelle sur la loi ancienne au point de vue moral.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.107 a.3