I-II (trad. Drioux 1852) Qu.108 a.4

ARTICLE IV. — est-il convenable que dans la loi nouvelle il y ait des conseils particuliers qui soient proposés (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on ait eu tort dans la loi nouvelle de proposer des conseils déterminés. Car on donne des conseils sur les choses qui sont utiles à une fin, comme nous l'avons dit en parlant du conseil (quest. xiv, art. 2). Or, les mêmes choses ne sont pas utiles à tout le monde, par conséquent on ne doit pas proposer pour tout le monde des conseils déterminés.

2. Les conseils ont pour objet un plus grand bien. Or, les degrés de cette espèce de bien ne sont pas déterminés. Donc on ne doit pas donner des conseils déterminés.

3. Les conseils appartiennent à la perfection de la vie. Or, l'obéissance y appartient aussi. C'est donc à tort qu'il n'y ait point de conseil dans l'Evangile qui se rapporte à elle.

4. On trouve parmi les préceptes une foule de choses qui appartiennent à la perfection de la vie ; tel que celui-ci : aimez vos ennemis, et il en est de même de tous les préceptes que le Seigneur adonnés aux apôtres (Mt 10). La loi nouvelle est donc défectueuse relativement aux conseils, soit parce qu'elle ne les renferme pas tous, soit parce qu'ils ne sont pas distincts des préceptes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les conseils d'un ami sage sont très-avantageux, suivant ces paroles (Pr 27,9): L'huile de senteur et les parfums répandent la joie dans le coeur ; combien plus la douce société d'un ami qui donne des conseils salutaires. Or, le Christ est le sage et l'ami par excellence. Donc ses conseils sont de la plus grande utilité et nous conviennent parfaitement.

CONCLUSION. — La loi nouvelle étant une loi de liberté, et le conseil laissant la liberté d'option à celui qui le reçoit, il est convenable qu'il y ait dans la loi nouvelle des conseils, au moyen desquels les hommes arrivent plus sûrement et plus facilement à la béatitude.

Réponse Il faut répondre qu'il y a cette différence entre le conseil et le précepte, c'est que le précepte nécessite, tandis que le conseil laisse la liberté d'option à celui qui le reçoit. C'est pourquoi il était convenable que dans la loi nouvelle, qui est une loi de liberté, on ajoutât aux préceptes des conseils; mais il n'en était pas de même pour la loi ancienne qui était une loi de servitude. Il faut donc que les préceptes de la loi nouvelle aient pour objet ce qui est nécessaire pour arriver à la fin de la béatitude éternelle, à laquelle cette loi nous fait parvenir immédiatement; mais il faut aussi qu'elle renferme des conseils qui mettent l'homme à même d'arriver mieux et plus facilement à cette fin (1). Or, l'homme a été établi entre les choses de ce monde et les biens spirituels dans lesquels la béatitude éternelle consiste, de telle sorte que plus il s'éloigne des uns, plus il se rapproche des autres, et réciproquement. Par conséquent celui qui s'attache totalement aux choses de ce monde, au point de mettre en elles sa fin et d'en faire la raison et la règle de ses actes, est totalement privé des biens spirituels, et c'est ce désordre que les préceptes attaquent. Mais il n'est pas nécessaire que l'homme se sépare totalement des choses de ce monde pour arriver à sa fin surnaturelle ; parce que tout en faisant usage des choses de ce monde, s'il ne met pas en elles sa fin, il peut parvenir à la béatitude éternelle. Toutefois il y parviendra plus aisément, s'il se dépouille complètement des biens de ce monde, et c'est pour ce motif que l'Evangile en donne le conseil. — Or, les biens de ce monde dont les hommes font usage pendant leur vie, consistent en trois choses : dans les richesses des biens extérieurs qui appartiennent à la concupiscence des yeux, dans les délices du corps qui se rapportent à la concupiscence de la chair, enfin dans les honneurs qui regardent l'orgueil de la vie, comme on le voit (1Jn 2,16). Les conseils évangéliques nous portent à quitter totalement ces trois choses, autant qu'il est possible. Tout ordre religieux qui professe l'état de perfection est d'ailleurs fondé sur ces trois principes; car on renonce aux richesses par la pauvreté, aux joies charnelles par une chasteté perpétuelle, à l'orgueil de la vie par la soumission de l'obéissance. L'observation pure et simple de ces vertus se rapporte purement aux conseils; l'observation de chacune d'elles dans une circonstance spéciale appartient au conseil relativement, c'est-à-dire au conseil donné dans cette circonstance même. Ainsi quand un homme fait une aumône à un pauvre lorsqu'il n'y est pas tenu, il suit un conseil relativement à cette action. De même si dans un temps déterminé il s'abstient des plaisirs charnels pour vaquer à l'oraison, il suit un conseil pour ce mêment. Egalement si on ne fait pas sa volonté dans un instant où l'on pourrait la faire licitement, on suit encore un conseil dans ce cas-là ; comme quand on fait du bien à ses ennemis sans qu'on y soit tenu, ou quand on pardonne celui dont on pourrait justement tirer vengeance. Ainsi tous les conseils particuliers reviennent donc à ces trois conseils généraux, qui sont l'expression de la perfection.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les conseils sont, autant qu'il est en eux, avantageux à tout le monde, mais il peut se faire qu'ils ne soient pas avantageux à certaines personnes, à cause de leur faiblesse et de leur mauvaise disposition. C'est pourquoi en donnant ses conseils évangéliques, le Seigneur fait toujours mention de l'aptitude des hommes à les observer. Ainsi en conseillant la pauvreté perpétuelle (Mt 19,24) il dit préalablement : Si vous voulez être parfait ; puis il ajoute : Allez et vendez tout ce que vous avez. De même quand il conseille la chasteté perpétuelle ; après avoir dit : Il y en a qui se sont faits eux-mêmes eunuques pour le royaume des deux, il ajoute immédiatement: Qui peut comprendre ceci, le comprenne. Pareillement l'Apôtre en conseillant la virginité prévient des dispositions que cette vertu exige (1Co 7,35) : Je vous dis ceci pour votre avantage, mais non pour vous tendre un piège.

2. Il faut répondre au second, que ce qu'il y a de mieux en particulier pour chaque individu est indéterminé, mais ce qu'il y a de mieux en général simplement et absolument ne l'est pas; et c'est à ces principes généraux que se ramènent tous les faits particuliers, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que, d'après les interprètes, le Seigneur a donné le conseil de l'obéissance quand il a dit : Et qu'il me suive. En effet nous le suivons non-seulement en imitant ses actions, mais encore en obéissant à ses préceptes, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 10,27) : Mes brebis écoutent ma voix et me suivent.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce que dit le Seigneur sur le véritable amour des ennemis et sur le reste (Mt 6 Lc 6), si on le rapporte aux dispositions de l'âme, est nécessaire au salut; c'est-à-dire que l'homme doit être prêt à faire du bien à ses ennemis et à exécuter tout ce qui est commandé dans cet endroit de l'Evangile, quand la nécessité le demande. C'est pour quoi on a rangé ces choses parmi les préceptes. Mais qu'un homme se montre prêt à être utile à un de ses ennemis, quand aucune nécessité particulière ne l'y pousse, cet acte se rapporte aux conseils particuliers, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Quant à ce qui se trouve (Mt 10, et Lc 9-10), ce sont des préceptes disciplinaires qui ont été établis pour le temps où ils ont été promulgués, ou des concessions, comme nous l'avons vu (art. 2 huj. quaest. ad 3). C'est pourquoi ils ne sont pas présentés comme des conseils.

(2) Rien ne montre mieux la sagesse de notre divin législateur que cette distinction des préceptes et des conseils. Tout en laissant à l'humanité sa liberté, il lui a montré l'idéal de la perfection qu'elle devait s'efforcer d'atteindre, et cet idéal a été la source de toutes les vertus héroïques que l'on admire dans les saints qui font la gloire du christianisme.
(1) Calvin a nié l'existence des conseils évangéliques, prétendant que toutes les choses que l'Evangile renferme sont des préceptes. Ce sentiment est manifestement contraire à l'Ecriture : Si vis perfectus esse (Mt 19). De virginibus praeceptum Domini non habeo (1Co 7). Rationnellement il est subversif de toute morale; car en rendant obligatoires les conseils, il s'ensuivrait que la loi serait généralement d'une application impossible, et qu'il n'y aurait que peu d'hommes qui pourraient être chrétiens.


QUESTION CIX.

DU PRINCIPE EXTÉRIEUR DES ACTES HUMAINS QUI CONSISTE DANS LA GRACE DE DIEU (1).


Nous avons en dernier lieu à nous occuper du principe extérieur des actes humains, c'est-à-dire de Dieu, selon qu'il nous aide par sa grâce à faire le bien.— Nous considérerons : 1° la grâce elle-même; 2° ses causes; 3° ses effets.Nous subdiviserons la première de ces considérations en trois parties. Ainsi nous traiterons : 1° de la nécessité de grâce; 2° de là grâce elle-même considérée quant à son essence; 3° de sa division. — Sur la nécessité de la grâce il y a dix questions : 1° L'homme peut-il sans la grâce con- naitre quelque chose de vrai ?—2° Sans la grâce de Dieu l'homme peut-il faire ou vouloir quelque chose de bon P—-3° Peut-il sans la grâce aimer Dieu par-dessus toutes choses?— 4° Peut-il par ses forces naturelles observer les préceptes de la loi?—5° Sans la grâce peut-il mériter la vie éternelle? — 0° Peut-il se préparer à la grâce sans elle? — 7° Peut-il sans la grâce sortir du péché? — 8° Peut-il sans la grâce éviter le péché? — 9° Celui qui a recula grâce peut-il sans le secours divin faire le bien et éviter le mal ? — 10° Peut-il persévérer dans le bien par lui-même?

(1) Le traité de la grûce qui commence à cette question est peut-être le plus important de toute la théologie. Car c'est là que l'on peut se rendre compte de l'ordre surnaturel sur lequel tout le catholicisme repose. C'est aussi un de ceux que saint Thomas a exposés avec le plus de profondeur et de clarté.


ARTICLE I. — l'homme peut-il sans la grâce connaître quelque vérité (2)?


Objections: 1. Il semble que sans la grâce l'homme ne puisse connaître aucune vérité. Car à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (1Co 12,3) : Personne ne peut confesser que Jésus est le Seigneur, sinon par l’Esprit-Saint, saint Ambroise dit (Gloss. Ambros.) : que toute vérité quelle qu'elle soit vient de l'Esprit-Saint. Or, l'Esprit-Saint habite en nous par la grâce. Donc nous ne pouvons connaître la vérité sans elle.

2. Saint Augustin dit (Soliloq. i, cap. 6) que les principes les plus certains des sciences sont comme les choses que le soleil éclaire pour qu'on puisse les voir, que c'est Dieu qui nous éclaire, que la raison est à l'entendement ce que la vue est à l'oeil, et que les sens de l'âme sont les yeux de l'intelligence. Or, le sens corporel, quelque pur qu'il soit, ne peut voir un objet visible si le soleil ne l'éclairé. Donc l'intelligence humaine, quelque parfaite qu'elle soit, ne peut en raisonnant connaître la vérité si Dieu ne l'éclairé, ce qui est l'effet du secours de la grâce.

3. L'âme humaine ne peut comprendre la vérité que par la pensée, comme on le voit dans saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 7). Or, l'Apôtre dit (2Co 3,5) : Nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune pensée comme de nous-mêmes. Donc l'homme ne peut pas connaître la vérité par lui-même sans le secours de la grâce.

 En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Retract. lib. i, cap. 4.) : Je n'approuve pas ce que j'ai dit dans un discours : O Dieu qui avez voulu que la vérité ne fût connue que par ceux qui sont purs; car on peut répondre qu'il y a beaucoup d'hommes qui ne sont pas purs et qui savent une foule de vérités. Or, c'est la grâce qui purifie l'homme, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 50,12) : Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelant le fond de mon âme mettez-y un esprit droit. Donc l'homme sans la grâce peut connaître la vérité par lui-même.

CONCLUSION. — Puisque l'homme est naturellement raisonnable et intelligent, il est certain qu'il peut connaître les vérités naturelles sans le don surnaturel de la grâce.

Réponse Il faut répondre que la connaissance de la vérité est un usage ou un acte de la lumière intellectuelle; parce que d'après l'Apôtre (Ep 5,13) : Tout ce qui est manifesté est lumière. Tout usage implique un mouvement, en prenant ce mot dans un sens large, comme quand on dit que l'intelligence et la volonté sont des mouvements, ainsi qu'on le voit (De animâ, lib. m, text. 28). Or, dans les choses corporelles nous voyons que le mouvement requiert non- seulement la forme qui est le principe du mouvement ou de l'action, mais encore l'impulsion du premier moteur. Dans l'ordre des choses matérielles ce premier moteur est le corps céleste (1). Ainsi quelque parfaite que soit la chaleur du feu, elle ne peut produire d'altération ou de changement que par l'influence du corps céleste. D'un autre côté, il est évident que comme tous les mouvements des corps reviennent au mouvement du corps céleste, qui est le premier moteur matériel ; de même tous les mouvements des êtres corporels et spirituels reviennent au premier moteur absolu, qui est Dieu. C'est pourquoi quelque parfait qu'on suppose un être corporel ou spirituel, il ne peut agir s'il n'est mû par Dieu ; cette motion se règle sur les lois de sa providence, mais elle n'est pas naturellement nécessitante, comme la motion qu'imprime le corps céleste. Déplus, non-seulement tout mouvement vient de Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle en vient encore comme du premier acte. Par conséquent l'action de l'intellect et de tout être créé dépend de Dieu sous deux rapports : elle en dépend en ce qu'il tient de lui la perfection ou la forme par laquelle il agit, et en ce que c'est aussi de lui qu'il reçoit l'impulsion pour agir (2). Or, chaque forme que la créature a reçue de Dieu est capable d'un acte déterminé qu'elle peut accomplir par ses propres ressources, mais elle ne peut aller au delà qu'au moyen d'une forme qui lui est surajoutée. Par exemple, l'eau ne peut échauffer qu'autant qu'elle a été échauffée parle feu. Ainsi donc l'entendement humain a une forme; c'est la lumière intelligible qui est capable par elle-même de connaître les choses intelligibles, dont nous pouvons acquérir la connaissance au moyen des objets sensibles (3). Mais il ne peut pas connaître des objets plus élevés, s'il ne reçoit une lumière plus forte, comme celle de la foi ou de la prophétie, qu'on appelle la lumière de la grâce, parce qu'elle a été surajoutée à la nature. —On doit donc dire que pour connaître la vérité l'homme a besoin du secours divin, de telle sorte que son intelligence doit être mue par Dieu pour remplir ses fonctions. Mais pour connaître la vérité il n'a pas besoin en toutes circonstances d'une lumière nouvelle qui se surajoute à la lumière naturelle, il n'en a besoin que pour les choses qui surpassent sa connaissance naturelle (1). Cependant quelquefois Dieu apprend miraculeusement par sa grâce à quelques hommes des choses qu'il est possible de connaître par la raison naturelle, comme il fait quelquefois par miracle des choses que la nature aurait pu faire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute vérité quelle qu'elle soit vient de l'Esprit-Saint, selon qu'il répand en nous la lumière naturelle, et qu'il porte l'intelligence à comprendre et à dire la vérité, mais non selon qu'il habite en nous par la grâce sanctifiante et qu'il nous communique un don habituel surajouté à notre nature. Il ne prend ce dernier caractère que pour nous faire connaître et exprimer certaines vérités, surtout celles qui appartiennent à la foi et dont l'Apôtre parlait.

2. Il faut répondre au second, que le soleil matériel éclaire extérieurement, tandis que le soleil intellectuel qui est Dieu éclaire intérieurement. Ainsi la lumière naturelle de l'âme est cette lumière dont Dieu nous éclaire, pour que nous connaissions ce qui appartient à la connaissance naturelle. A cet égard nous n'avons pas besoin d'une autre lumière; nous n'en avons besoin que pour les choses qui surpassent les forces de notre nature.

3. Il faut répondre au troisième, que nous avons toujours besoin du secours divin pour former une pensée quelconque, dans le sens que c'est Dieu qui meut l'intelligence et qui la fait agir ; car comprendre une chose en acte, c'est penser, comme le prouve saint Augustin (De Trin. lib. xiv, toc. cit. in arg.).

(1)Cet article est une réfutation des pélagiens qui prétendaient que l'homme n'avait besoin pour croire que de la révélation extérieure, et desVmi- pélagiens qui supposaient que le commencement de la foi venait de nous. Il est aussi contraire à l'erreur des philosophes modernes qui ont nié que l'homme pût connaître d'une manière certaine aucune vérité par ses moyens naturels, et qui ont indiqué l'inspiration divine comme le seul fondement de certitude.
(2) It y a ici line erreur matérielle sur la nature des corps célestes ; mais en acceptant la pensée de saint Thomas à titre de comparaison, le fond de son raisonnement reste.
(3) Ainsi l'homme reçoit de Dieu une double motion : une motion générale qui le met en mouvement et une motion spéciale qui le fait agir de telle ou telle façon. C'est ce que les thomistes appellent la motion physique.
|3) Nous pouvons par nos lumières naturelles acquérir des connaissances naturelles, mais nous ne pouvons maintenant acquérir toutes ces counaissan ces et arriver à l'universalité des!scienccs spéculatives et pratiques, parce que notre intelligence a été primitivement blessée par le péché originel.
(i) L'homme peut même connaître, au moyen de la prédication ou de la révélation extérieure, par les seules forces de sa nature, les vérités surnaturelles, et il peut y adhérer imparfaitement par un motif humain, mais il ne peut les croire surnaturellement sans le secours de la grâce. C'est ce qu'a défini le second concile d'Orange (can. 5 et 6).


ARTICLE II. — l'homme peut-il vouloir et faire le bien sans la grâce (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme puisse vouloir et faire le bien sans la grâce. Car la chose dont l'homme est le maître est en son pouvoir. Or, l'homme est maître de ses actes et surtout de ses volitions, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1, et quest. xiii, art. 6). Donc l'homme peut vouloir et faire le bien par lui-même sans le secours de la grâce.

2. Un être a plutôt la puissance de faire ce qui est conforme à sa nature que de faire ce qui lui est contraire. Or, le péché est contre nature, comme le dit saint Jean Damascène (De fui. orth. lib. n, cap. 30), tandis que les actes vertueux sont conformes à la nature humaine, comme nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 1). Par conséquent puisque l'homme peut pécher par lui-même, il semble qu'il puisse à plus forte raison vouloir le bien et le faire par lui-même.

3. Le bien de l'intellect est le vrai, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2). Or, l'intellect peut connaître le vrai par lui-même, comme aussi toute autre chose peut par elle-même produire l'opération qui lui est propre. Donc à plus forte raison l'homme peut-il faire et vouloir le bien par lui- même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 9,16) : Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Et saint Augustin ajoute (Lib. de corrupi, et grat. cap. 2) que sans la grâce les hommes ne font aucun bien soit par leurs pensées, soit parleur volonté et leur amour, soit par leurs actions.

CONCLUSION. — Dans l'état de nature intègre, l'homme a eu besoin d'un secours gratuit pour vouloir et opérer, non pas le bien naturel, mais le bien surnaturel ; dans l'état de nature déchue, quoiqu'il puisse vouloir et opérer quelque bien particulier, cependant la grâce divine lui est nécessaire pour guérir sa nature, et pour faire et vouloir un bien méritoire.

Réponse Il faut répondre que la nature humaine peut se considérer de deux manières : 1° dans son intégrité, telle qu'elle fut dans le premier homme avant le péché; 2° dans l'état de corruption, telle qu'elle existe en nous depuis le péché d'Adam. —Dans ces deux états la nature humaine pour faire ou pour vouloir le bien a besoin du secours de Dieu, comme de son premier moteur (1 ), ainsi que nous l'avons dit (art. préc.). Mais si l'on considère sa puissance d'action, l'homme dans l'état de nature intègre pouvait par ses facultés naturelles vouloir et opérer un bien proportionné à sa nature, tel que celui d'une vertu acquise ; mais il ne pouvait faire un bien supérieur, tel que celui d'une vertu infuse. Au lieu que dans l'état de nature corrompue, l'homme est incapable de faire ce qu'il peut naturellement, de sorte qu'il ne lui est pas possible d'accomplir tout le bien naturel par les seules forces de sa nature (2). Toutefois la nature humaine n'ayant pas été totalement corrompue par le péché au point de perdre tout ce qu'il y avait.de bon en elle, dans l'état de nature corrompue l'homme peut par sa vertu naturelle produire quelque bien particulier, comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. ; mais il ne peut pas faire tout le bien qui lui est naturel, sans faillir dans aucune circonstance (3). C'est ainsi qu'un homme malade peut se mouvoir par lui- même, sans être capable de le faire parfaitement, comme un homme en santé, s'il n'est guéri par les secours de l'art. Par conséquent dans l'état de nature intègre, l'homme avait donc besoin d'une vertu gratuite surajoutée à la vertu de sa nature pour une seule chose, pour faire et pour vouloir le bien surnaturel; mais dans l'état de nature corrompue il en a besoin pour deux choses : pour le guérir de la blessure que lui a faite le péché et pour faire ensuite un bien d'une vertu surnaturelle qui soit méritoire (4). De plus, dans les deux états, il a fallu à l'homme le secours de Dieu, pour qu'il reçoive de lui l'impulsion nécessaire pour faire le bien.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme est le maître de ses actes, il peut vouloir et ne pas vouloir, selon les délibérations de la raison qui peut se porter d'un côté ou d'un autre. Mais bien qu'il soit le maître de délibérer ou de ne pas délibérer, il faut cependant que cette détermination résulte d'une délibération antérieure; et comme on ne peut pas aller de délibération en délibération à l'infini, il faut que finalement on arrive à admettre que le libre arbitre de l'homme est mû par un principe extérieur, qui est supérieur à l'intelligence humaine, c'est-à-dire par Dieu, tel que le prouve Aristote (Mor. Eudem. lib. vii, cap. 18). Par conséquent l'esprit de l'homme qui est sain n'est donc pas tellement maître de ses actes qu'il n'ait besoin d'être mû par Dieu (1); à plus forte raison le libre arbitre de l'homme déchu que le péché a rendu infirme, en le détournant du bien par la corruption de sa nature.

2. Il faut répondre au second, que pécher n'est rien autre chose que de s'écarter du bien qui convient à un individu selon sa nature. Or, comme toutes les créatures tiennent l'être d'un autre et qu'elles ne sont rien considérées en elles-mêmes; de même elles ont toutes besoin d'être conservées par un autre dans le bien qui convient à leur nature ; car elles peuvent par elles-mêmes perdre ce bien, comme elles pourraient par elles-mêmes tomber dans le néant, si Dieu ne les soutenait.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme ne peut pas connaître la vérité sans le secours de Dieu, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Et cependant la nature humaine a été plus corrompue par le péché, relativement au désir du bien, que relativement à la connaissance du vrai.

(2) Cet article attaque aussi deux sortes d'erreurs. Il est contraire aux pélagiens et aux semi- pélagiens qui prétendaient que l'homme pouvait faire le bien surnaturel par lui-même, et il est également opposé à Wicleff, à Jean Hus, à Luther et à Jansénius, qui voulaient que l'homme ne pût faire par lui-même que des péchés.
(1) Les thomistes se sont divisés à ce sujet. Capreolus et Contenson prétendent que l'homme n'a pas besoin d'un concours spécial et que le concours général de Dieu suffit j Cajétan, Conrard, Medina, Godoy, supposent le contraire. Billuart les concilie en montrant que ce concours est général si on le considère en lui-même, mais qu'il est spécial relativement à l'individu auquel il est appliqué.
i2) Nous avons observé, à l'occasion de l'article précédent, que l'homme ne peut connaître toutes les sciences. A plus forte raison ne peut-il faire tout le bien naturel, parce que, comme le dit-plus loin saint Thomas, le péché originel l'a blessé plus profondément dans sa volonté que dans son intelligence.
(4) Avec le secours de la grâce il ne peut même éviter tous les péchés véniels ; sans ce secours il ne pourrait éviter tous les péchés mortels (Voy. art. 4).
On ne peut établir d'une manière plus claire la différence qu'il y a entre la grâce avant et après la chute. Cette question a été extraordinairement embrouillée par certains théologiens (Vid. Bailly).
(I) Cet influx de la Providence sur les actes humains est fondé sur la plus saine philosophie. Il ressort de la nature même de l'être contingent et de ses rapports essentiels avec l'être nécessaire. Souvent on s est récrié contre l'impossibilité de concilier la grâce avec le libre arbitre, la difficulté est la même dans l'ordre naturel, quand il s'agit de concilier le libre arbitre avec l'action que Dieu exerce sur lui.


ARTICLE III. — l'homme peut-il aimer dieu par-dessus toutes choses sans la grâce par ses seules forces naturelles (2)?

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Objections: 1. Il semble que l'homme ne puisse pas aimer Dieu par-dessus toutes choses sans la grâce par ses seules forces naturelles. Car aimer Dieu par-dessus toutes choses, c'est l'acte propre et principal de la charité. Or, l'homme ne peut pas avoir la charité par lui-même : puisque La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné, selon l'expression de l'Apôtre (Rm 5,5). Donc l'homme ne peut pas aimer Dieu par-dessus toutes choses par ses seules forces naturelles.

2. Aucune nature ne peut s'élever au-dessus d'elle-même. Or, aimer une chose plus qu'on ne s'aime, c'est tendre à quelque chose qui est au-dessus de soi. Donc aucune créature ne peut aimer Dieu plus qu'elle-même, sans le secours de la grâce.

3. Dieu étant le bien suprême, on lui doit cet amour souverain qui fait qu'on l'aime par-dessus toutes choses. Or, l'homme n'est pas capable sans la grâce de rendre à Dieu cet amour souverain qu'il lui doit; autrement il serait inutile de lui donner la grâce. Donc l'homme ne peut sans elle et par ses seules forces naturelles aimer Dieu par-dessus toutes choses.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le premier homme, d'après certains auteurs, a été constitué exclusivement dans l'état de nature : dans cet état il est évident qu'il a aimé Dieu d'une certaine manière. Or, il ne l'a pas aimé ni autant, ni moins que lui, parce que dans ce cas il aurait péché. Il l'a donc aimé plus que lui-même, et par conséquent par ses seules forces naturelles il peut l'aimer plus que lui-même et par-dessus toutes choses (3).

CONCLUSION. — L'homme dans l'état de nature intègre n'a pas eu besoin d'un secours gratuit de la grâce divine surajouté à ses forces naturelles pour aimer naturellement Dieu par-dessus toutes choses, quoiqu'il ait eu besoin à cet égard du secours de Dieu pour l'impulsion première; mais dans l'état de nature corrompue, il a besoin d'une grâce qui guérisse intérieurement sa nature.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lx, art. 5) en exposant les différentes opinions des docteurs à l'égard de l'amour naturel des anges, l'homme dans l'état de nature intègre pouvait faire par ses propres forces tout le bien qui lui était naturel, sans avoir besoin d'un don gratuit surajouté à sa nature, mais il ne le pouvait sans le secours de Dieu, comme premier moteur. Or, aimer Dieu par-dessus toutes choses est un bien naturel à l'homme et même à toute créature non-seulement raisonnable, mais encore irraisonnable et même inanimée, selon le mode d'amour qui peut convenir à chacun de ces êtres. La raison en est qu'il est naturel à toutes les créatures de rechercher et d'aimer la chose pour laquelle elles ont naturellement reçu de l'aptitude; car tout être agit conformément à son aptitude naturelle, comme le dit Aristote (Phys. lib. n , text. 78). Or, il est évident que le bien de la partie existe pour le bien de tout : par conséquent chaque chose particulière aime son bien propre d'un amour ou d'un appétit naturel en vue du bien général de l'univers entier, qui est Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) : que Dieu amène tous les êtres à son amour. Ainsi donc dans l'état de nature intègre, l'homme rapportait l'amour de lui-même à l'amour de Dieu comme à sa fin , et il lui rapportait de même l'amour de toules les autres choses ; et par conséquent il aimait Dieu plus que lui-même et par-dessus tout. Mais dans l'état de nature corrompue, l'homme s'éloigne de ce but relativement à l'appétit de la volonté rationnelle, qui par suite de la corruption de la nature suit le bien particulier, si la grâce de Dieu ne la guérit pas. C'est pourquoi il faut dire que l'homme dans l'état de nature intègre n'avait pas besoin du don d'une grâce surajoutée à ses forces naturelles, pour aimer Dieu naturellement par-dessus toutes choses, quoiqu'il ait eu besoin du secours divin pour le porter à faire cet acte; tandis que dans l'état de nature corrompue, l'homme a besoin à cet égard d'un secours de la grâce qui guérisse sa nature (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la charité aime Dieu par-dessus tout plus éminemment que la nature. Car la nature aime Dieu par-dessus tout, selon qu'il est le principe et la fin du bien naturel (2), tandis que la charité l'aime, selon qu'il est l'objet de la béatitude et selon que l'homme forme avec lui une société spirituelle. La charité ajoute aussi à l'amour naturel une certaine promptitude et une certaine délectation ; comme l'habitude d'une vertu ajoute à l'acte bon qui est produit seulement par la raison naturelle d'un individu, qui n'a pas en lui l'habitude de cette vertu.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit qu'aucun être ne peut rien au-dessus de lui-même, il ne faut pas entendre qu'il ne peut s'élever vers un objet qui est au-dessus de lui. Car il est manifeste que notre intellect peut par sa connaissance naturelle connaître des choses qui sont au-dessus de lui-même, comme on le voit quand il s'agit de la connaissance naturelle de Dieu. Mais il faut entendre par là que la nature ne peut produire un acte qui dépasse proportionnellement ses forces. Or, aimer Dieu par-dessus toutes choses, n'est pas un acte de cette espèce; puisque c'est au contraire un acte naturel à toutes les créatures, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que l'amour est souverain non-seulement par rapport au degré de dilection, mais encore par rapport à son essence et à son mode. Ainsi l'amour dont le degré est le plus élevé, est celui de la charité par lequel on aime Dieu comme le principe et l'objet de la béatitude, ainsi que nous l'avons dit ( in corp. art. ).

(2) Baïus et Jansénius et tous les hérétiques qui ont prétendu que les hommes ne pouvaient rien faire de bon par les forces de leur nature, ont nié que l'amour naturel pût être légitime. Mais, indépendamment de ces sectaires, il y a des théologiens qui ne sont pas sur ce point du même sentiment que saint Thomas. Scot et principalement Molina veulent que l'homme tombé puisse^ aimer Dieu par-dessus toutes choses, comme auteur de la nature.
(3) Saint Thomas expose ce même sentiment dans ses questions quodlibétiques (Quodlib. i art. I).
(I) Lc sentiment de saint Thomas paraît  une conséquence de ce qu'il a établi dans l'article précédent, en montrant que la volonté a été affaiblie par le péché. D'ailleurs son opinion paraît  s'accorder mieux que celle de ses adversaires avec la doctrine du second concile d'Orange (can. 25) et celle du concile de Trente (sess. VI, can. 3).
(2) Cette distinction de l'amour naturel et de l'amour surnaturel a été niée par Baïus : Distinctio illa duplicis amoris, naturalis videlicet, quo Deus amatur ut auctor naturae, et gratuiti quo Deus amatur et glorificatur, vana est et commentitia. Cette proposition et plusieurs autres du même genre ont été condamnées par saint Pie V, Grégoire Xlii et Urbain VIII.


ARTICLE IV. — l'homme peut-il sans la grâce accomplir par ses moyens naturels les préceptes de la loi (1)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.108 a.4