I pars (Drioux 1852) Qu.13 a.2


ARTICLE III. — Y A-T-IL DES NOMS QUI SOIENT PROPRES A DIEU (2) ?



Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas de nom qui soit propre à Dieu. Car tous les noms que nous donnons à Dieu sont empruntés aux créatures, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, les noms des créatures ne sont applicables à Dieu que métaphoriquement, comme quand on dit que Dieu est une pierre, un lion ou toute autre chose semblable. Donc les noms qu'on donne à Dieu sont métaphoriques.

2.. On ne peut considérer comme un nom propre à une chose celui qui indique plutôt ce qu'elle n'est pas que ce qu'elle est. Or, les noms de bon, de sage, et autres semblables, indiquent plutôt ce que Dieu n'est pas que ce qu'il est, comme le dit saint Denis (De coelest. hierar. cap. 2). Donc il n'y a aucun de ces noms qui soit propre à Dieu.

3.. Les noms des corps no conviennent à Dieu que dans un sens métaphorique, puisqu'il est spirituel; car tous les noms de cette sorte impliquent quelques-uns des attributs des choses corporelles, tels que le temps, lamul-tiplicité des parties et autres manières d'être semblables qui rentrent dans la nature des corps. Donc tous ces noms ne conviennent à Dieu que métaphoriquement.


Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De fid. lib. n) : Il y a des noms qui sont évidemment propres à Dieu ; il y en a qui expriment l'unité (1) éclatante de sa divine majesté, comme il y en a qui ne lui conviennent qu'en figure. Donc tous les noms qu'on donne à Dieu ne sont pas métaphoriques, mais il y en a qui lui sont propres.

(1) Loedere pedem : cette êtymologie n'est pas merveilleuse ; mais sous ce rapport la science était absolument dans l'enfance, comme on peut le voir par les oeuvres de Cassiodore, qui a eu une si grande influence au moyen âge, et qui s'est occupé dans un de ses livres à décomposer les mots pour en indiquer les racines primitives.

(2) Cet article est le développement de celui qui précède. A ce sujet on peut établir la règle suivante : c'est que quand l'Ecriture sainte attribue à Dieu ce qui convient à l'homme ou à une créature quelconque, l'expression qu'elle emploie est alors métaphorique ; mais quand ollc lai attribue ce qui n'est pas propre à la créature) mais ce qui est en soi une perfection absolue j alors ces expressions sont prises dans leur sens propre

CONCLUSION. — Tous les noms qu'on donne à Dieu ne lui sont pas propres quant à la manière dont ils expriment ses perfections, mais ils lui sont propres quant aux perfections mêmes qu'ils expriment.

CONCLUSION: Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), nous ne connaissons Dieu que par les perfections qu'il a mises dans les créatures ; perfections qui sont en lui d'une manière beaucoup plus éminente que dans les êtres qu'il a créés. Or, notre intelligence saisit ces perfections telles qu'elles sont dans les créatures, etles exprime telles qu'elle lésa saisies. Par conséquent il y a deux choses à considérer dans les noms que nous donnons à Dieu : les perfections mêmes qu'ils expriment, la bonté, la vie, etc., et la manière de les exprimer. Quant aux perfections qu'ils expriment, les noms sont propres à Dieu et lui sont même plus propres qu'aux créatures, parce qu'ils lui appartiennent à priori (2), c'est-à-dire avant d'appartenir à la créature. Mais quant à la manière dont les noms expriment ces perfections, ils ne sont pas propres à Dieu, parce qu'ils les expriment d'une manière qui ne convient qu'à la créature.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, qu'il y ades noms qui expriment les perfections que Dieu a mises dans ses créatures de telle sorte que le mot lui-même rend ce qu'il y a d'imparfait dans la manière dont ces créatures procèdent de Dieu. C'est ainsi que le mot pierre ne rappelle qu'un être matériel. Quand il s'agit de Dieu, des noms de ce genre ne peuvent être pris que dans un sens métaphorique. Mais il y a des noms qui expriment des perfections absolues sans que leur signification rappelle aucune idée de participation, comme être, bon, vivant, etc. Ceux-là sont propres à Dieu.

2. Il faut répondre au second, que saint Denis dit (loc. cit.) que les noms ne conviennent à Dieu que négativement, parce qu'à la vérité les perfections qu'ils expriment ne lui appartiennent pas quant à la manière dont ils les expriment. C'est ce qui fait dire au même écrivain que Dieu est au-dessus de toute substance et de toute vie.

3. Il faut répondre au troisième, que les noms qui sont propres à Dieu impliquent certaines idées de choses corporelles, non dans les perfections qu'ils expriment, mais quant à la manière dont ils les expriment, tandis que les expressions métaphoriques les impliquent même dans l'objet qu'elles signifient (3).


Article IV. — Tous les noms que l'on donne à dieu sont-ils synonymes (4)?



Objections: 1.. Il semble que tous les noms qu'on donne à Dieu soient synonymes. En effet, on appelle synonymes tous les noms qui signifient la même chose. Or, tous les noms que nous donnons à Dieu signifient tous la même chose ; car sa bonté est son essence, sa sagesse l'est également. Donc ces noms sont absolument synonymes.


(1) Il y a des éditions qui portent la vérité, au lieu de l'unité.

(2) Per prius, porte le texte ; ce que nous avons traduit par celte expression consacrée.

(3) Ainsi les mots qui impliquent des conditions matérielles clans la chose qu'ils signifient, doivent être pris métaphoriquement quand il s'agit de Dieu ; mais il n'en est pas de même des mots qui signifient une perfection absolue.

(4) L'Ecriture est digne de tous nos respects, d'après ces paroles des Proverbes (Prov, VIII) : Jus U sunt omnes sermones mei, non est in eis pravum quid, neque perversum. Et ailleurs (Mich. ii) : Nonne verba mea bona sunt cum eo qui recte graditur'^ Or , l'Ecriture appelle Dieu : bonus, suavis, longanimis, fortis, patiens, admirabilis, misericors, iustus ; ce qui serait puéril, si tous ces mots signifiaient la même chose.


2.. Si on répond que ces noms signifient en réalité la même chose, mais que rationnellement ils ont des sens divers, on peut insister et dire : Une idée rationnelle à laquelle rien ne répond en réalité, est vainc. Donc, s'il n'y adiver-sité de sens qu'au point de vue de la raison, ces distinctions sont frivoles.

3.. Ce qui est un réellement et rationnellement, l'est plus que ce qui est un réellementetmultiple rationnellement. Or, Dieu est souverainement un. Donc il semble qu'il n'est pas un réellement et multiple rationnellement. Par conséquent les noms qu'on donne à Dieu n'ont pas des significations diverses, mais ils sont synonymes.


Mais c'est le contraire. Quand dans le discours on place à la suite l'un de l'autre des termes absolument synonymes, comme habit, vêtement, le langage perd de sa gravité. Conséquemment si tous les noms qu'on donne à Dieu étaient synonymes, on ne pourrait pas décemment faire une énumératioir de ses attributs, comme celle qui se trouve dans Jérémie : Vous le très-fort, le grand, le puissant, le Seigneur des armées est votre nom (Jer. xxxii, 19).

CONCLUSION. — Les noms qui sont propres à Dieu ne sont pas synonymes.

CONCLUSION: Il faut répondre que les noms propres à Dieu ne sont pas synonymes. Ce serait facile à comprendre si nous admettions que ces noms n'expriment que la distance qu'il y a de la créature au créateur, ou le rapport de causalité qu'ily a de l'un à l'autre (1). Le sens de ces noms varierait avec la diversité des choses qu'ils nieraient de Dieu et avec la diversité des effets qu'ils exprimeraient. Mais, comme nous l'avons dit (art. 2), ces noms expriment la substance divine bien qu'imparfaitement, et dans ce sens il faut également reconnaître qu'ils diffèrent l'un de l'autre. Car le sens d'un mot n'est que le concept de l'intellect touchant la chose que ce mot exprime. Or, notre intelligence connaissant Dieu par les créatures, se fait de Dieu des concepts en rapport avec les perfections qui procèdent de lui dans les créatures. Ces perfections préexistent en lui d'une manière souverainement une et souverainement simple, tandis qu'elles sont dans les créatures à l'état divisé et multiple. Comme ces perfections diverses de toutes les créatures répondent à un principe unique et simple qu'elles représentent dans leur variété et leur multiplicité, de même les concepts multiples et variés de notre espritrépondentà un concept unique et absolument simple que nous n'embrassons qu'imparfaitement, en raison delà diversité d'idées qui contribuent à le former en nous. C'est pourquoi les noms que nous donnons à Dieu, bien qu'ils signifient une seule et même chose, ne sont cependant pas synonymes, parce qu'ils expriment cette chose sous des rapports multiples et variés.


Solutions: 1. Ces considérations rendent évidente la solution du premier argument. Car on appelle synonymes les noms qui expriment la même chose sous le même rapport. Quant à ceux qui expriment les rapports divers d'une même chose, on ne peut dire qu'ils aient absolument et par eux-mêmes une signification identique, parce que le nom, comme nous l'avons dit (art. 1), n'exprime les choses qu'au moyen du concept que l'esprit s'en forme.

2. Il faut répondre au second, que la diversité de rapports que ces noms expriment n'est pas frivole, puisque ces rapports répondent à un principe simple et un qu'ils représentent imparfaitement et d'une manière multiple.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il appartient à l'unité absolue de Dieu de posséder en lui d'une manière simple et une ce qui est à l'état multiple et divisé dans les autres. Mais il arrive qu'il est un en réalité et multiple rationnellement, parce que notre esprit le conçoit multiple tel que les créatures le représentent.


(I) C'est-à-dire si tous ros noms étaient négatifs on relatifs.


ARTICLE V. — les noms qui sont communs a dieu et a la créature doivent-ils s'entendre de l'un et de l'autre univoquement (1) ?



Objections: 1.. Il semble que les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, doivent s'entendre univoquement (2). Car tout mot équivoque peut être ramené à un mot imivoque, comme le multiple à l'unité. En effet, si le mot chien se dit équivoquement d'un animal qui aboie et d'un être marin, il doit se rapporter univoquement à quelques êtres, c'est-à-dire àtous ceux qui aboient. Autrement son sens ne serait pas fixé. Or, on trouve des agents univoques qui sont de même nature que leurs effets; ainsi un homme engendre un homme. 11 y en a aussi qui sont équivoques; ainsi le soleil produit de la chaleur quoiqu'il ne soit chaud qu'équivoquement. Il semble donc que le premier agent, celui auquel tous les autres se rapportent, est un agent univoque, et par conséquent que les noms communs à Dieu et aux créatures s'emploient univoquement.

2.. Les choses équivoques n'ont point entre elles de ressemblance. Puisqu'il y a quelque ressemblance entre Dieu et les créatures, d'après cette parole de la Genèse (Gen. i, 26) : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, il semble qu'on puisse univoquement parler de Dieu et des créatures.

3.. La mesure est de même nature que l'objet mesuré, d'après Aristote (Met. lib. x, text. 4).Or, Dieu est la mesure première de tous les êtres, comme le dit ce philosophe au même endroit. Donc il est de même nature que les créatures, et les noms qui lui sont communs avec elles peuvent être pris univoquement.


Mais c'est le contraire. Tous les mots qu'on applique à plusieurs choses dans des sens différents sont équivoques. Or, il n'y a pas de nom qui convienne à Dieu dans le même sens qu'aux créatures. Car la sagesse dans les créatures est une qualité et n'en est pas une en Dieu; le genre variant, le sens du mot change aussi, puisque le genre est une partiede sa définition. II en est de même de tous les autres noms. Donc tous les mots qui sont communs à Dieu et aux créatures sont employés équivoquement.

En outre, Dieu est plus éloigné des créatures que les créatures ne le sont les unes des autres. Or, en raison de l'éloignement qui existe entre certaines créatures, il n'y a'aucun mot qui puisse leur convenir univoquement. Telles sont les choses qu'on ne peut rapporter au même genre. Donc il est encore moins possible de prendre univoquement les mots dont on se sert pour Dieu et pour les créatures. Il faut donc les entendre équivoquement.

CONCLUSION. — Les noms dont on se sert pour Dieu et les créatures ne sont employés ni univoquement, ni équivoquement, mais par analogie suivant le rapport qu'il y a des créatures au créateur.

Il faut répondre qu'il est impossible d'entendre univoquement les noms dont on se sert pour Dieu et les créatures. L'effet n'ayant jamais la valeur de la cause qui le produit, ne reçoit que d'une manière défectueuse la ressemblance de la cause même, et ne la reproduit qu'imparfaitement. Ainsi, ce qui est simple et un dans la cause, est divisé et multiple dans les effets ; comme le soleil fait jaillir de sa seule et unique puissance les formes multiples et variées qu'il donne aux choses d'ici-bas. C'est de cette manière, comme nous l'avons dit (art. préc), que toutes les perfections qui sont à l'état multiple et divisé dans les créatures, préexistent en Dieu dans son unité et sa simplicité absolue. C'est pourquoi quand un mot exprime une perfection dans une créature, il indique une perfection particulière distincte de tout le reste. Par exemple, quand nous disons d'un homme qu'il est sage, nous entendons par là une perfection distincte de l'essence même de l'homme, de sa puissance, de son être et de toutes ses autres qualités. Mais si nous l'appliquons à Dieu, nous n'avons pas l'intention de désigner quelque chose de distinct de son essence, de sa puissance et de son être. Donc, pour l'homme, le mot sage limite et circonscrit, pour ainsi dire, les choses qu'il exprime, tandis que pour Dieu il n'en est pas de même. La perfection que ce mot exprime est une chose qu'il ne peut embrasser, et qui surpasse toutes les significations dont il est susceptible. Il -.est donc clair que le mot sage appliqué à Dieu n'a pas' le même sens que si on l'applique à l'homme. Il en est de même de tous les autres noms; ce qui nous permet de conclure qu'il n'y a aucun nom qui puisse être appliqué univoquement à Dieu et aux créatures. — Il ne faudrait pas non plus dire, avec quelques philosophes, que les noms communs à Dieu et aux créatures sont pris équivoquement ; car il s'ensuivrait que les créatures ne pourraient rien nous faire connaître de Dieu, et qu'en le démontrant d'après les effets qu'il a produits on tomberait toujours dans le sophisme appelé fallacia aequivocationis (I). Ce qui est opposé àAristote, qui démontre à l'égard de Dieu beaucoup de choses, et à ces paroles de saint Paul : Dieu nous fait comprendre par ses oeuvres ce qu'il y a d'invisible en lui (Rom. i, 20). Il faut donc dire qu'on se sert des mêmes noms pour Dieu et pour la créature par analogie. — En effet, il peut y avoir analogie entre les mots de deux manières : 1° Quand plusieurs choses se rapportent à un même point. Ainsi, on dit également que la médecine et l'urine sont saines, parce qu'elles se rapportent l'une et l'autre à la santé de l'animal ; l'une en est le signe et l'autre la cause. 2° Quand une chose a rapport à une autre. Ainsi, on dit que la médecine et un animal sont des choses saines, parce que la médecine est la cause de la santé qui est dans l'animal. Et c'est dans ce sens qu'on attribue par analogieles mêmes noms à Dieu qu'aux créatures, noms qui ne leur conviennent ni équivoquement, ni univoquement. Car, comme nous l'avons dit (art. I), nous ne pouvons nommer Dieu que d'après les créatures. Et si nous nous servons des mêmes mots pour l'un et l'autre , c'est que la créature se rapporte à Dieu, comme à son principe et à sa cause dans laquelle préexistent éminemment toutes les perfections de ce qui existe. Cette sorte de rapport est un milieu entre l'identité (2) et la diversité absolue (3). Car dans les mots qui ne sont appliqués aux choses que par analogie il n'y a pas identité de sens comme dans les mots univoques; il n'y a pas non plus diversité absolue comme dans les mots équivoques; mais tout en conservant

une certaine différence de sens, le mot que l'on emploie analogiquement exprime des rapports divers qui rentrent dans une seule etmême chose. Ainsi, quand on dit que l'urine est saine, on exprime un signe delà santé de l'animal-, si onle dit de la médecine, on exprime la cause de ce même état.

(1) Le but de cet article est d'établir que Dieu n'est pas absolument de la même nature que les créatures ; qu'il n'est pas non plus d'une nature tout à fait différente, niais qu'il y a analogie entre l'un et l'autre.

(2) Pour traduire cet article, nous avons dû conserver ces mots : équivoque, équivoquement (mquivocè), univoque et univoquement (univoce), sauf à on 'donner ici le sens. Or, saint Thomas appelle univoques, les mots qui ont absolument le même sens ; équivoques, ceux qui ont un sens tout à fait différent; analogues [analogîci), ceux dont le sens, sans être le même, a quelque rapport et quelque ressemblance. Il est nécessaire de bien retenir la signification de ces mots pour comprendre parfaitement cette discussion.


(I) Dans ce sophisme on abuse de l'ambiguïté des termes, en prenant le même mot avec un double sens. D'où il résulte que le syllogisme a en réalité quatre termes, quoiqu'il ne paraisse en avoir que trois, ce qui lerend faux.

(2) Univocatio. —(ô) AEquivocatío.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que logiquement les choses équivoques doivent être ramenées à ce qui est univoque, mais que dans la réalité l'agent qui n'est pas univoque précède nécessairement l'agent univoque. En effet, l'agent qui n'est pas univoque est la cause universelle de toute l'espèce, comme le soleil est la cause de la génération de tous les hommes. Mais l'agent univoque ne peut être ainsi la cause universelle de toute l'espèce, car il serait alors sa propre cause puisqu'il est lui-même dans l'espèce, mais il est cause particulière relativement à l'individu qu'il produit. Donc la cause universelle de toute l'espèce n'est pas un agent univoque, par conséquent l'agent qui n'est pas univoque précède dans la réalité l'agent qui a ce caractère, puisque la cause universelle est antérieure à la cause particulière. Cependant cet agent universel, bien qu'il ne soit pas univoque, n'est cependant pas équivoque, parce que dans ce cas ce qu'il produirait ne lui ressemblerait point. Mais on peut dire qu'il y a analogie entre lui et ses oeuvres. C'est ainsi que logiquement tous les êtres de même nature peuvent être ramenés à un être unique et premier qui n'est pas d'une nature identique à la leur, mais qui est analogue (1).

2. Il faut répondre au second, que la créature ne ressemble qu'imparfaitement à Dieu, parce qu'elle ne le représente pas quant au genre, comme nous l'avons démontré (quest. iv, art. 3).

3. II faut répondre au troisième, que Dieu n'est pas une mesure en rapport avec les objets mesurés, et qu'il ne faut pas par conséquent le comprendre sous le même genre que la créature.

Ce qu'il y a d'opposé dans le sens qu'ont les mots, suivant qu'on les applique à Dieu ou à la créature, prouve que ces mots ne peuvent être entendus absolument d'une manière univoque, mais ne signifie pas qu'on doive les entendre d'une manière absolument équivoque (2).



ARTICLE VI. — les noms appartiennent-ils aux créatures avant d'appartenir a dieu (3)?


Objections: 1..Il semble que les noms appartiennent aux créatures avant d'appartenir à Dieu. Car nous nommons les choses comme nous les connaissons, puisque, d'après Aristote (Perih. lib. i, cap. 1), les noms sont les signes des idées. Or, nous connaissons la créature avant de connaître Dieu. Donc les noms dont nous nous servons conviennent à la créature avant de convenir à Dieu.

2.. Suivant saint Denis (De div. nom. cap. 1), nousconnaissons Dieu d'après les créatures. Or, les noms empruntés aux créatures pour être appliqués à Dieu appartiennent aux créatures avant d'appartenir à Dieu; comme les mots lion, pierre, etc. Donc tous les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures sont applicables aux créatures avant de l'être à Dieu.

3.. Tous les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, conviennent à Dieu, comme à la cause de toutes choses, ainsi que le dit saint Denis (De myst. Theol. cap. 1). Or, ce qui ne convient à une chose qu'en tant que cause ne lui est applicable qu'à posteriori. Ainsi le mot sain convient à l'animal avant de convenir à la médecine qui est la cause de la santé. Donc les noms de causalité appartiennent aux créatures avant d'appartenir à Dieu.


(I ) L'analogie tient le milieu entre l'univoeité et l'équivocité.

(2) Il n'est pas nécessaire en effet de se jeter dans ces extrêmes, puisqu'il y a un milieu.

(3) Saint Paul dit (Ephes. tu) : Flecto genua ad Patrem Domini nostri Jesu Christi, ex quo omnis paternitas in caelo et in terra nominatur, et il indique par là que. tout découle de Dieu.


Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Ephes. m, 14)-: Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, duquel toute paternité emprunte son nom dans le ciel et sur la terre. On peut donner la même raison pour tous les autres noms qui sont communs à Dieu et aux créatures. Donc tous les noms de cette sorte se disent de Dieu avant de se dire des créatures.

CONCLUSION. — Les noms qu'on donne à Dieu métaphoriquement, et qui signifient sa ressemblance avec les créatures, appartiennent d'abord (prius) aux créatures elles-mêmes; les noms qui sont communs à Dieu et aux créatures, et qui expriment l'essence divine, conviennent d'abord à Dieu pour les perfections qu'ils expriment, mais ils conviennent d'abord aux créatures quant à la manière dont ils les expriment.

Il faut répondre que dans tous les noms qui conviennent analogiquement à plusieurs êtres ilfaut toujours qu'ils se rapportent tous à une idée unique, et cette idée doit entrer dans la définition de tous ces noms. Et parce que, comme le dit Aristote (Met. lib. iv, text. 28), la signification d'un nom est sa définition, il faut que le nom convienne d'abord à ce qui entre dans la définition des autres choses, et qu'ensuite il se dise d'elles selon qu'elles approchent plus ou moins de l'objet premier auquel on les rapporte. Par exemple, le motsain, qui se dit de l'animal, entre dans la définition de la médecine, qu'on appelle saine parce qu'elle est cause de la santé ; il entre également dans la définition de l'urine, que l'on appelle saine parce qu'elle est le signe de la santé(l).—Ainsi donctous les noms métaphoriques qu'on donneà Dieu appartiennent à la créature avant delui appartenir, parce qu'ils n'expriment que la ressemblance qui existe entre lui et ses créatures. Ainsi, comme on dit une riante prairie, pour exprimer le rapport qu'il y a entre une prairie émaillée de fleurs et le visage d'un homme que le rire épanouit, de même on dira que Dieu est un lion pour signifier qu'il déploie dans ses oeu-. vres une force et une vigueur semblables à celles qu'on admire dans le roi des animaux. On voit par là que les noms de cette sorte n'ont de sens et de signification possible par rapport à Dieu que d'après le sens etla signification qu'ils ont par rapport aux créatures. — Il en serait de même de tous les autres noms qui ne sont point métaphoriques, si, comme quelques-uns l'ont prétendu, ils n'exprimaient en Dieu que la causalité. En eifet, que cette proposition : Dieu est bon, ne signifie rien autre chose que celle-ci : Dieu est la cause de la bonté de la créature, le mot bon, appliqué à Dieu, n'impliquerait dans sa compréhension que la bonté de la créature, et lui appartiendrait avant d'être à Dieu. — Mais nous avons montré (art. 2) que ces noms ne désignent pas seulement Dieu comme cause, mais qu'ils expriment encore son essence. Car, quand on dit que Dieu est bon et sage, cela ne signifie pas seulement qu'il est la cause de la sagesse ou de la bonté, mais que ces perfections préexistent en lui suréminemment. Par conséquentil faut dire que quant aux perfections qu'ils expriment ils conviennent à Dieu primitivement, parce que ces perfections sont émanées de Dieu dans les créatures, mais que, par rapport à l'usage que nous faisons nous-mêmes de ces noms, nous les donnons primitivement aux créatures parce que nous les connaissons

avant de connaître Dieu, et c'est ce qui fait que leur mode de signification ne convient qu'aux créatures, comme nous l'avons dit (art. 3).

(I) Ainsi le même mot est employé pour signifier la manière d'être d'une chose, la cause de cette manière d'être et ce qui en est le signe.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection ne repose que sur l'usage que nous faisons des noms (I).

2. Il faut répondre au second, qu'il y a une différence entre les noms métaphoriques et ceux qui sont propres à Dieu. C'est ce que nous avons établi dans le corps de cet article.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection ne serait fondée que dans le cas où ces noms n'exprimeraient en Dieu que la causalité et non l'essence, comme le mot sain appliqué à la médecine (2).



ARTICLE VII — les noms qui expriment le rapport de dieu aux créatures , s'appliquent-ils a dieu  temporairement (3) ?


Objections: 1.. Il semble que les noms qui expriment le rapport de la créature au créateur ne signifient pas à l'égard de Dieu quelque chose de temporel. Car tous ces noms expriment la substance divine, comme on le dit communément. Ainsi saint Ambroise dit (De fid. lib. i, cap. 1) que le nom de Seigneur est le nom de la puissance qui est la substance divine, et que le nom de Créateur signifie une action de Dieu qui est son essence. Or, la substance divine n'est pas temporelle, mais éternelle. Donc ces noms qu'on donne à Dieu n'ont rien de temporel, mais ils sont éternels.

2.. Tout être auquel une chose ne convient que temporairement est un être créé. Car ce qui est blanc temporairement a été fait tel. Or, en Dieu rien n'a été créé. Donc il n'y a rien qui lui convienne temporairement.

3.. S'il y ades noms qui ne conviennent à Dieu que temporairement parce qu'ils expriment le rapport de Dieu aux créatures, cette même raison devrait être applicable à tous les noms qui expriment ce rapport. Or, parmi ces noms il y en a cependant qui conviennent à Dieu de toute éternité. En effet il a connu et il a aimé de toute éternité sa créature, suivant cette parole de Jérémie (fer. xxxi, 3) : Je vous ai aimé d'un amour éternel. Donc les autres noms qui expriment le rapport de Dieu aux créatures sont aussi éternels.

4.. Ces noms expriment un rapport. 11 faut que ce rapport soit quelque chose en Dieu ou qu'il n'existe que dans la créature. Or, il ne peut avoir son fondement dans la créature seule, parce que dans ce cas Dieu serait appelé Seigneur en vertu delà relation opposée qui serait dans les créatures, ce qui est impossible, car aucun être ne reçoit son nom de ce qui lui est opposé. Il faut donc admettre que la relation a aussi son fondement en Dieu. Or, en Dieu il ne peut rien y avoir de temporaire, puisqu'il est au-dessus du temps. Donc il semble que ces noms ne conviennent pas à Dieu temporairement.

5.. Un mot relatif suppose un objet relatif comme le seigneur une seigneurie, le blanda blancheur. Donc si en Dieu il n'y a pas réellement un rapport de domination, et que ce rapport ne soit qu'un être de raison, il s'ensuit que Dieu n'est pas réellement seigneur; ce qui est évidemment faux.

6.. Quand des choses sont relatives, mais qu'elles ne sont pas de nature à exister simultanément, l'une peut exister sans l'autre. C'est ainsi que l'objet de la science (4) peutexister sans la scienceelle-même. Or, les choses relatives qu'on dit de Dieu et des créatures n'existent pas simultanément par nature. Donc on peut exprimer la relation de Dieu à la créature sans que la créature existe, et par conséquent les mots de Seigneur et de Créateur peuvent avoir par rapport à Dieu un caractère éternel et non temporaire.

(1) Nous avons, à ce sujet, tout concilie dans le corps de l'article.

(2) Dans ce sens, l'adjectif exprime l'effet quo la médecine produit.

(3) On lit dans les Psaumes (Ps. ix) : Factus est Dominus refugium pauperi; (Ps. xlix) : Deus meus factus est fortitudo mea; (Ps. cxxxix ) : Domine, refugium factus es nobis ; (Ps. cxvn): Factus est mihi Dominus in salutem. Il est évident que tous ces noms ne conviennent à Dieu que temporairement.

(4) L'objet de la science, ou plus littéralement, ce qui peut être su (scibile).


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit que le mot Seigneur convient à Dieu temporairement.

CONCLUSION. — Dieu étant au-dessus de l'ordre des créatures de manière que celles-ci se rapportent à lui sans qu'il se rapporte à elles, les noms qui expriment ce rapport conviennent à Dieu temporairement et non de toute éternité, à moins qu'ils n'expriment une relation qui serait une conséquence de l'action de l'intelligence ou de la volonté divine.

Il faut répondre qu'il y a des noms qui expriment le rapport de Dieu à la créature, qui conviennent à Dieu temporairement et non de toute éternité. — Pour rendre évidente cette proposition, il faut savoir que quelques philosophes ont supposé que la relation n'était pas une chose réelle, que ce n'était qu'un être de raison. Ce qui est manifestement faux, parce que les choses ont entre elles un ordre naturel et des relations réciproques. — Cependant il faut remarquer que la relation exigeant deux extrêmes, il peut arriver de trois manières qu'elle soit une chose réelle et un être de raison. 1° Quelquefois elle peut être de la part de l'un et l'autre extrême un être de raison. C'est ce qui arrive quand l'ordre ou la relation est une simple conception de notre esprit, comme quand nous disons : Le même au même est le même. Car dans ce cas la raison prend l'un deux fois, le pose comme deux et le met enrapport avec lui-même. Il en est de même de toutes les relations qu'elle établit entre l'être et le non-être, relations que la raison forme en prenant le non-être pour un extrême. Il en faut dire autant de toutes les relations que la raison crée, comme les rapports de genre, d'espèce, etc. — 2° Il y a des relations qui sont réelles quant aux deux extrêmes qu'elles unissent. Ceci a lieu lorsque le rapport qui se trouve entre deux êtres est fondé sur quelque chose de réel qui convient à l'un et à l'autre. C'est ce qui est évident pour toutes les relations qui se fondent sur la quantité, comme grand et petit, double et moitié, etc. Car la quantité existe également dans les deux extrêmes. C'est également vrai pour les relations qui se fondent sur l'action et la passion, comme le moteur et le mobile, le père et le fils, etc. (1). —3° Quelquefois la relation est un être réel par rapport à l'un des extrêmes et un être de raison par rapport à l'autre. C'est ce qui arrive quand les deux extrêmes ne sont pas du même ordre, comme la sensation et la science qui se rapportent aux choses que l'on peut sentir et à celles que l'on peut savoir. En effet, ces choses considérées telles qu'elles existent en elles-mêmes dans leur propre nature sont en dehors de l'ordre du sensible et de l'intelligible. C'est pourquoi il y a dans la science et dans la sensation une relation réelle, selon qu'elles ont pour objet de savoir ou de sentir les choses ; mais les choses considérées en elles-mêmes sont en dehors de cet ordre. Par conséquent il n'y a pas en elles de relation réelle à l'égard de la science et des sens, il n'y a qu'une relation de raison, qui résulte de ce que l'entendement les perçoit comme les termes des relations de la science et des sens. C'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. V, text. 20) qu'on ne les appelle pas relatives, parce qu'elles se rapportent à d'autres, mais parce que les autres se rapportent à elles. C'est ainsi qu'on ne distingue la droite d'une colonne qu'après qu'on a placé près d'elle un

être animé gui a une droite. Ce qui prouve que la relation n'est pas réellement dans la colonne, mais dans l'animal.—Or, Dieu étant au-dessus de l'ordre des créatures et celles-ci se rapportant à lui, tandis qu'il ne se rapporte pas à elles, il est évident que la relation de la créature à Dieu est réelle, et que celle de Dieu à la créature ne l'est pas, mais que c'est un être de raison, puisque c'est notre esprit qui la produit en rapportant les créatures à Dieu. Donc rien ne s'oppose à ce que les noms qui expriment des rapports avec les créatures ne soient donnés à Dieu temporairement, non pas qu'ils supposent un changement en Dieu, mais à cause du changement qui a lieu dans les créatures, comme une colonne se trouve à droite ou à gauche d'un animal par suite duchangement de celui-ci sans qu'elle ait cessé pour cela d'être immobile.

(1) Ces principes auront leur application quand il s'agira du mystère de la sainte Trinité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des noms relatifs qu'on a créés pour signifier les rapports eux-mêmes, comme les mots de seigneur et d'esclave, de père et de fils, etc. Ces mots sont appelés relatifs quant à l'être. D'autres expriment des choses qui entraînent nécessairement après elles une relation, ainsi le moteur et l'objet mû, etc. Ceux-là sont appelés relatifs par rapport à la manière de dire. A l'égard des noms divins, il faut faire attention à cette double distinction. Car il y en a qui expriment le rapport même de Dieu à la créature, comme le mot Seigneur. Ces mots ne signifient pas directement la substance divine; ils ne l'expriment qu'indirectement dans le sens qu'ils la supposent, comme la domination présuppose la puissance qui est la substance de Dieu. D'autres expriment directement l'essence divine et n'emportent avec eux l'idée de rapport que comme conséquence. C'est ainsi que les mots Sauveur, Créateur, et autres semblables, expriment l'action de Dieu qui est son essence. Cependant ces deux sortes de noms sont dits de Dieu temporairement, quant à la relation qu'ils expriment, soit comme principe, soit comme conséquence, mais non quant à l'essence qu'ils signifient directement ou indirectement.

2. Il faut répondre au second, que comme les relations qu'on affirme de Dieu temporairement ne sont pas en lui, et n'existent que dans notre esprit, de même si l'on dit de Dieu qu'il a été fait ou qu'il est devenu quelque chose, ces expressions ne sont employées que par rapport à nous ; elles ne supposent aucun changement en Dieu. Telles sont ces paroles : Fous êtes devenu, Seigneur, notre refuge (Ps. lxxxix, 1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'action de l'intelligence et de la volonté est dans le sujet qui opère. C'est pourquoi les noms qui expriment des relations qui sont une conséquence de l'action de l'intelligence ou de la volonté conviennent à Dieu de toute éternité. Mais ceux qui expriment des relations qui résultent de la procession extérieure des créatures ne conviennent à Dieu que temporairement, comme les mots Sauveur, Créateur, etc.

4. Il faut répondre au quatrième, que les relations exprimées par des noms qui ne se disent de Dieu que temporairement ne sont par rapport à Dieu que des êtres de raison, mais que les relations opposées sont en réalité dans les créatures. Or, il n'y a pas d'inconvénient à donner à Dieu une dénomination empruntée aux relations qui existent réellement dans les créatures, pourvu toutefois que notre espiït conçoive en Dieu ces relations de telle sorte qu'il les applique de Dieu à la créature (1), parce que c'est en effet la créature qui se rapporte à Dieu, comme le dit Aristote (Met. v, text. 2). C'est dans ce sens qu'on peut parler relativement de l'objet de la science (scibile), parce que la science se rapporte à lui.

(I) C'est-à-dire pourvu que notre esprit conçoive que ces relations n'existent eu Dieu que rationnellement, et que c'est;l'imperfection de notre entendement qui nous oblige à les lui attribuer.


5. Il faut répondre au cinquième, que Dieu se rapportant à la créature, parce que la créature se rapporte à Dieu, par là même que la relation de sujétion est réelle dans la créature, il s'ensuit que Dieu n'est pas seulement rationnellement, mais qu'il est réellement Seigneur. Car on dit qu'il est Seigneur au même titre qu'on dit que la créature lui est soumise.

6. Il faut répondre au sixième, que pour connaître si deux relatifs sont de nature à exister simultanément, il ne faut pas considérer l'ordre des choses que ces relatifs expriment, mais leur signification. Car si l'une de ces choses renferme l'autre dans son idée et réciproquement, elles existent simultanément, comme le double, la moitié, le père, le fils, etc. Mais si le sens de l'une renferme l'autre et qu'il n'y ait pas de réciprocité, elles n'existent plus ensemble. Tels sont l'objet delà science et la science elle-même. Car l'objet de la science n'existe qu'en puissance (I), et la science existe en acte. Par conséquent l'objet delà science, dans l'acception rigoureuse du mot, est préexistant à la science. Si l'on supposait l'objet de la science subjectivisé, il n'existerait plus alors en puissance, il serait passé en acte et coexisterait avec la science elle-même. C'est pourquoi, bien que Dieu soit antérieur aux créatures, par là même que les mots de Seigneur et de serviteur se supposent réciproquement, ces deux relatifs existent simultanément, et Dieu n'a été Seigneur que quand il a eu une créature qui lui a été soumise.



I pars (Drioux 1852) Qu.13 a.2