I pars (Drioux 1852) Qu.58 a.5

ARTICLE V. — l'intelligence de l'ange est-elle capable d'errer (2)?


(2) Cet article a pour objet de nous expliquer comment le démon peut être trompé par la sagesse de Dieu, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ps. xiii) : Draco iste quem formasti ad illudendum ei ; et comme l'Eglise le chante dans l'hymne du dimanche de la Passion : Hoc opus nostrae salutis ordo depoposcerat multiformis proditores ars ut artem falleret.

Objections: 1.. Il semble que l'intelligence de l'ange soit capable d'errer. Carie dérèglement est une sorte d'erreur. Or, dans les démons il y a une imagination déréglée, comme le dit saint Denis (De div. nom.'cap. 4). Donc il semble que l'intelligence de l'ange soit capable d'errer.

2.. L'ignorance est cause des opinions fausses. Or, dans les anges il peut y avoir ignorance, comme le dit saint Denis (Hier, eccles. cap. 6). Il semble donc que l'erreur puisse exister dans leur intelligence.

3.. Tout ce qui s'écarte de la vérité de la sagesse et tout ce qui a une raison dépravée a par là même un entendement capable d'erreur. Or, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 7), tels sont les démons. Il semble donc que dans l'intelligence des anges l'erreur puisse avoir accès.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anim. lib. m, text. 26 et 41) que l'entendement est toujours vrai. Saint Augustin dit aussi (Quaest. lib. lxxxhi, quaest. 32) que l'on ne comprend que le vrai. Or, les anges ne connaissent les choses que par l'intelligence. Donc il ne peut y avoir dans leur connaissance ni déception, ni erreur.

CONCLUSION. — Dans l'intelligence des anges il n'y a pas d'erreur absolue possible ; ils ne peuvent se tromper que parjaccident, puisque tout ce qu'ils perçoivent ils le connaissent à la.première vue de l'esprit.

Il faut répondre que la véritable solution de cette question dépend de ce que nous avons dit précédemment. Car nous avons vu (art. préc.) que l'ange connaît sans composer et sans diviser, mais en saisissant l'essence des choses. Or, l'entendement est toujours dans le vrai à l'égard de l'essence des choses, comme les sens à l'égard de leur objet propre, ainsi que le dit Aristote (De anim. lib. iii, text. 26). Mais nous pouvons nous tromper par accident quand il s'agit de l'essence d'une chose. Ainsi nous pouvons nous laisser induire en erreur par rapport à la composition. C'est ce qui arrive quand nous prenons la définition d'une chose pour une autre, ou bien quand les parties d'une définition sont incohérentes, c'est-à-dire quand nous associons ensemble des termes incompatibles. Par exemple si nous prenions pour la définition d'une chose ces mots : un quadrupède volant, ce serait une fausseté, parce qu'il n'y a pas d'animal qui soit un quadrupède volant. On se trompe ainsi sur les objets complexes dont la définition se tire d'éléments divers et matériels. Mais à l'égard des essences simples, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 22), l'intelligence n'erre pas, parce que, ou elle ne les perçoit pas du tout, et dans ce cas elle n'en a aucune idée, ou elle les connaît telles qu'elles sont. Il ne peut donc y avoir directement ni fausseté, ni erreur, ni déception dans l'intelligence d'un ange ; cela ne peut avoir lieu que par accident, mais d'une autre manière qu'en nous. Car c'est en composant et en divisant que nous parvenons quelquefois à la connaissance de l'essence, comme nous trouvons la définition d'une chose en divisant et en démontrant. L'ange ne fait rien de semblable. C'est par la connaissance qu'il a de l'essence d'une chose qu'il en connaît tous les attributs. Or, il est évident que l'essence d'une chose peut être un moyen de connaître tous les attributs qui lui conviennent naturellement et tous ceux qui lui répugnent ; mais elle ne suffit pas pour découvrir les choses qui ne dépendent que de l'ordre surnaturel établi de Dieu. C'est pourquoi les bons anges qui ont la volonté droite ne se servent pas de la connaissance qu'ils ont de l'essence pour juger ce qui s'y rapporte surnaturellement; ils se soumettent à cet égard à l'ordre que Dieu a établi. C'est ce qui fait qu'il ne peut y avoir en eux ni fausseté, ni erreur (1). Mais les démons dont la volonté perverse pousse l'entendement loin de la divine sagesse, jugent quelquefois des choses d'une manière absolue d'après leur condition naturelle. Ils ne se trompent pas sur ce qui se rapporte naturellement à chaque objet. Mais ils peuvent être trompés à l'égard des choses surnaturelles (2). C'est ainsi qu'en voyant un homme mort ils pensent qu'il ne ressuscitera pas et qu'en voyant le Christ ils ne savaient pas qu'il était Dieu.

(1) Les bons nnges ne peuvent pas plus se tromper qu'ils ne peuvent pécher ; et c'est leur im-peccabilité qui est la garantie de leur infaillibilité.

(2) Parce qu'ils en jugent d'après leurs connaissances naturelles, qui sont incapables de les leur faire connaître.


Solutions: 1. Par là la réponse à toutes les objections devient évidente. Car ledéréglement des démons provient de ce qu'ils ne sont pas soumis à la sagesse divine. L'ignorance qui est dans les anges porte non sur les choses qu'ils doiventna-turellement connaître, mais sur les choses surnaturelles. Il est évident aussi que l'entendement qui comprend l'essence des choses est toujours dans le vrai et qu'il n'erre que par accident, quand la composition ou la division s'exécutent mal.

ARTICLE VI. .— y a-t-il dans les anges une connaissance matutinale et une connaissance vespertinale (3)?


(3) Saint Augustin est le premier docteur qui ait fait cette distinction, ou du moins qui ait employé ces termes. En méditant l'explication que, d'après lui, saint Thomas en donne, on voit que ce n'est pas une pure subtilité.

Objections: 1.. Il semble que clans les anges il n'y ait ni connaissance matutinale, ni connaissance vespertinale. Car dans le soir et le matin il y a encore des ténèbres. Or, dans la connaissance de l'ange il n'y a rien de ténébreux puisqu'il n'y a ni erreur, ni fausseté. Donc on ne doit pas dire que la connaissance de l'ange est matutinale, ni qu'elle est vespertinale.

2.. Entre le soir et le matin arrive la nuit, et entre le matin et le soir se trouve le milieu du jour. Si dans les anges on admet une connaissance du matin et du soir il faudra donc pour la même raison reconnaître une connaissance de la nuit et du milieu du jour.

3.. La connaissance se distingue d'après la diversité des objets que l'on connaît. C'est ce qui fait dire à Aristote (De anim. lib. m, text. 38) que les sciences se divisent de lamême manière que les choses. Or, les choses existent de trois sortes. Elles existent, d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 8), ou dans le Verbe, ou dans leur nature propre, ou dans l'intelligence de l'ange. Si l'on suppose dans les anges une connaissance du matin et une connaissance du soir, parce que les choses existent et dans le Verbe et dans leur propre nature, on doit également reconnaître une troisième espèce de connaissance, parce qu'indépendamment de ces deux manières d'être les choses en ont une troisième puisqu'elles existent dans l'intelligence des anges.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin distingue dans les anges deux sortes de connaissance, l'une qu'il appelle matutinale et l'autre vesperti-nale (Cf. Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 22 et 31, et De civ. Dei, lib. xii, cap. 20 et cap. 7).

CONCLUSION. — On distingue dans les anges une connaissance matutinale par laquelle ils connaissent les choses dans le Verbe et une connaissance vespertinale par laquelle ils les connaissent en elles-mêmes.

II faut répondre que c'est saint Augustin qui le premier s'est servi de ces expressions de connaissance matutinale et de connaissance vespertinale pour indiquer les différentes espèces de connaissance qui sont dans les anges. Ce grand docteur ne veut pas que par les six jours de la création dont il est parlé dans la Genèse on entende des jours ordinaires (1), comme ceux que mesure actuellement le mouvement du soleil, puisque le soleil n'a été fait qu'au quatrième jour. Mais il appelle jour la connaissance de l'ange qui se rapporte aux six ordres de choses qui composent l'universalité de la création. Ainsi comme dans les jours actuels il y a le matin qui est le commencement de la journée et le soir qui en est le terme, de même il a donné le nom de connaissance du matin à la connaissance qu'ont les anges de l'essence primordiale de tous les êtres, et cotte connaissance est celle par laquelle ils voient les choses clans le Verbe. Puis il a donné le nom de connaissance du soir à celle qu'ont les anges des créatures considérées dans leur nature propre. Car toutes les créatures viennent du Verbe comme de leur principe primitif, et cette émanation a pour terme l'existence des choses telles qu'elles sont dans leur nature propre.

(1) La science naturelle est sur ce point de l'avis de saint Augustin, comme nous le verrons dans l'explication de l'oeuvre des six jours.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le soir et le matin n'ont pas été pris pour exprimer la connaissance des anges, parce qu'il y a dans l'un et l'autre des ténèbres, mais parce que l'un est le commencement et l'autre le terme de la journée. C'est sur cette similitude que repose la métaphore. Ou bien il faut dire que rien n'empêche, comme l'observe saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 23), qu'une même chose soit appelée lumière par rapport à une chose et ténèbres par rapport à une autre. Ainsi la vie des fidèles et des justes est appelée lumière comparativement à celle des impies dans ce passage de l'Apôtre (Eph. v, 8J : Autrefois vous étiez ténèbres, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur. Et par rapport à la vie de la gloire cette même vie est appelée ténébreuse par saint Pierre quand iî dit (II. Pet. i, 19): Nous avons les oracles des prophètes auxquels vous faites bien de vous arrêter comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur. Ainsi dans l'ange la connaissance par laquelle il connaît les choses clans leur propre nature est lumineuse comparativement à l'ignorance et à l'erreur, mais elle est obscure si on la compare à la vision du Verbe.

2. Il faut répondre au second, que la connaissance matufinale et la connaissance vespertinale appartiennent l'une et l'autre au même être, c'est-à-dire aux anges que la lumière de Dieu éclaire et qui sont distincts des ténèbres ou des mauvais anges. Les bons anges en connaissant la créature ne s'attachent pas à elle, ce qui aurait pour effet d'obscurcir leur intelligence et deproduire en elle la nuit, mais ils rapportent cette connaissance àla gloire de Dieu en qui ils connaissent toutes choses comme clans leur principe. C'est pourquoi après le soir la nuit ne se fait pas (1), mais le matin brille de telle sorte qu'il est la fin du jour précédent et le commencement du jour suivant, puisque les anges rapportent à Dieu la connaissance antécédente qu'ils ont de ses oeuvres. Quant au midi, on le comprend sous le nom de jour comme un point intermédiaire entre deux extrêmes (2), ou bien encore on peut le rapporter à la connaissance de Dieu lui-même qui n'a ni commencement ni fin.

(1) Il n'y a donc pas lieu de distinguer en eus une connaissance nocturne.

(2) Ainsi te midi se confond avec ta connaissance du malin ou avec la connaissance du jour.

3. Il faut répondre au troisième, que les anges sont aussi des créatures, et que par conséquent l'existence des choses dans leur entendement est comprise dans la connaissance vespertinale au même titre que l'existence des choses dans leur propre nature.


ARTICLE  VII. — la connaissance matutinale et la connaissance VESpertinale forment-elles une seule et même connaissance (3) ?


(3) En établissant la différence qu'il y a entre «es deux connaissances, sain! Thomas élablit par là même la différence qu'il y a entre la connaissance des démons et celte des bons anges. Les bons anges ont d< ux connaissances, mais les mauvais n'ont que la connaissance vesperlinaSe. Quomodo cecidisti, Lucifer, de caelo qui manè oriebaris, etc. (Is. xiv).

Objections: 1.. Il semble que la connaissance vespertinale et la connaissance matutinale soient une seule et même connaissance. Car on lit dans la Genèse (Gen. i, 5) : Le soir et le matin ont fait un seul jour. Or, par jour on entend la connaissance de l'ange, comme le dit saint Augustin (loc. sup. cit.). Donc dans les anges la connaissance matutinale et la connaissance vespertinale ne forment qu'une seule et même connaissance.

2.. Il est impossible qu'une seule et même puissance produise en même temps deux opérations. Or, les anges sont toujours dans l'acte de la connais-sance matutinale, puisqu'ils voient toujours Dieu et les choses qui sont en lui, d'après ces paroles de saint Matthieu (Matth, xviii, 10) : Leurs anges voient toujours la face de mon Père. Donc si la connaissance matutinale était autre que la connaissance vespertinale , les anges ne pourraient d'aucune manière posséder en acte cette dernière.

3.. L'Apôtre dit (I. Cor. xiii, 10) : Quand nous serons dans l'état parfait du ciel, tout ce qui est imparfait sera aboli. Or, si la connaissance vespertinale est autre que la connaissance matutinale, elle est par rapport à elle ce que l'imparfait est au parfait. Donc elle ne pourra pas exister simultanément avec elle.


Mais c'est le contraire, Saint Augustin dit le contraire (Sup. Gènes, ad lift. lib. iv, cap. 24). Il enseigne qu'il y a une grande différence entre connaître une chose dans le Verbe de Dieu et la connaître dans sa nature, et que c'est avec raison qu'on rapporte l'une de ces connaissances au jour et l'autre au soir.

CONCLUSION. — La connaissance vespertinale, quand elle a pour terme les créatures vues en elles-mêmes et non dans le Verbe, est essentiellement différente de la connaissance matutinale; mais quand elle se rapporte tout à la fois aux créatures et au Verbe, elle est une seule et même chose avec elle, elle n'en diffère qu'en raison des objets connus.

II faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), on appelle connaissance vespertinale celle par laquelle les anges connaissent les choses dans leur nature propre. Il ne faut pas toutefois entendre par là que les anges connaissent les choses dans leur nature propre, comme si la proposition dans indiquait une relation de principe ou d'origine, puisque nous avons établi (quest. xlv, art. 2) que les anges ne reçoivent pas des choses leur connaissance. Quand on dit que les anges connaissent les choses dans leur nature propre, on doit donc entendre par là qu'ils les connaissent. suivant leur propre nature, de telle sorte que la connaissance vespertinale consiste dans les anges à connaître l'existence qu'ont les choses naturellement. Or, les anges ont deux moyens d'acquérir cette connaissance. Ils peuvent l'acquérir ou par les espèces innées qui sont en eux, ou par les raisons des choses qui existent dans le Verbe. Car en voyant le Verbe ils ne connaissent pas seulement l'être qu'ont les choses en lui, mais ils connaissent encore l'être qu'elles ont dans leur nature propre, comme Dieu, par là même qu'il se voit, connaît l'être qu'ont les choses en elles-mêmes. Ainsi donc, si on appelle connaissance vespertinale celle par laquelle les anges connaissent dans le Verbe l'être qu'ont les choses dans leur propre nature, cette connaissance est essentiellement la même que la connaissance matutinale, elle n'en diffère qu'en raison des objets connus. Mais si on entend par connaissance vespertinale celle que les anges acquièrent de la nature propre des êtres au moyen des espèces qui leur sont innées (I), alors la connaissance du soir est autre que celle du matin : et c'est sans doute ainsi que saint Augustin l'entendait quand il disait l'une imparfaite par rapport à l'autre.

(1) Les démons n'ont que celle-là.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument,' que comme le nombre de six jours s'entend d'après saint Augustin des six genres de choses que les anges connaissent, de même l'unité de jour se prend pour l'unité de l'objet qui peut être connu de différentes manières (2).

(2) Par le Verbe incréé ou par une espèce innée.

2. Il faut répondre au second, que la même puissance peut produire simultanément deux opérations quand l'une de ces opérations se rapporte à l'autre; c'est ainsi que la volonté veut la fin et les moyens qui s'y rapportent. De même l'intelligence saisit tout à la fois les principes et les conséquences qui s'en déduisent, une fois qu'elle est en possession de la science. La connaissance vespertinale se rapportant dans les anges à la connaissance matutinale, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. lib. iv, cap. 24), rien n'empêche donc qu'elles n'existent l'une et l'autre simultanément dans leur entendement.

3. Il faut répondre au troisième, que le parfait détruit l'imparfait, quand celui-ci lui est opposé. Ainsi la foi qui a pour objet ce qui ne se voit pas, sera détruite par la vision de ces mêmes choses. Mais l'imperfection de la connaissance vespertinale n'est pas opposée à la perfection de la connaissance matutinale. Car la connaissance d'une chose en elle-même n'est pas opposée à la connaissance qu'on peut avoir de cette même chose dans sa cause. Il n'y a pas non plus de répugnance à ce qu'un objet soit connu par deux moyens, l'un parfait et l'autre imparfait. Ainsi nous pouvons arriver à la même conclusion par l'expérience et le raisonnement. De même les anges peuvent connaître la même chose et par le Verbe incréé et par une espèce innée.


QUESTION L1X. : DE LA VOLONTÉ DES ANGES.


Après avoir traité de l'intelligence des anges nous avons à nous occuper de leur volonté. Nous examinerons 1'' la volonté elle-même, 2° le mouvement de la volonté, c'est-à-dire l'amour ou la dilection. — A l'égard de la volonté quatre questions se présentent : 1° Les anges ont-ils une volonté ? — 2" La volonté de l'ange est-elle la même chose que leur nature ou que leur intelligence ? — 3" Les anges ont-ils le libre arbitre? — 4° Y a-t-il en eux l'appétit irascible et l'appétit concupiscible ?

ARTICLE I. - les anges ont-ils une volonté (1) ?


(1) L'Ecriture et la tradition supposent que les anges ont une volonté, puisqu'elles nous apprennent qu'ils ont péché.

Objections: 1.. Il semble que les anges n'aient pas de volonté. Car , d'après Aristote (De anima, Mb. m, text. 42], la volonté est dans la raison. Or, les anges n'ont pas de raison, mais quelque chose de plus élevé. Donc dans les anges il n'y a pas de volonté, mais il y a quelque chose de supérieur à la volonté.

2.. La volonté est comprise sous l'appétit, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 42). Or, l'appétit n'existe que dans l'être imparfait, puisqu'il a pour objet ce qu'on ne possède pas. Donc, puisque dans les anges, surtout dans ceux qui sont heureux, il n'y a pas d'imperfection, il semble qu'il n'y ait pas non plus de volonté.

3.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. Si) que la volonté est un moteur qui est mû, car elle est mue par l'intelligence appétitive Í2). Or, les anges sont incapables de mouvement, puisqu'ils sont incorporels. Donc dans les anges il n'y a pas de volonté.

(2) Ou, comme le dit Aristote ,rpar l'intelligence pratique qu'il distingue de l'intelligence spéculative.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trinit. lib. x, cap. 11 et 12) que notre âme reflète l'image de la Trinité par ses trois facultés : la mémoire, l'intelligence et la volonté. Or, l'image de Dieu existe non-seulement dans l'âme humaine, mais encore dans l'entendement des anges, puisqu'ils peuvent le connaître et le comprendre. Donc les anges ont une volonté.

CONCLUSION. — Puisque l'ange connaît par son intelligence la nature universelle du bien, il y a en lui volonté.

11 faut répondre qu'on doit nécessairement admettre que les anges ont une volonté. Pour rendre cette proposition évidente il faut observer que tous les êtres procédant de la volonté divine, tous sont portés à rechercher à leur manière le bien, mais de différentes façons. Les uns sont portés au bien par une inclination purement naturelle qui est totalement dépourvue de connaissance; tels sont les plantes et les corps inanimés. On donne à cette inclination le nom d'appétit naturel. Les autres sont portés au bien et possèdent un certain degré de connaissance qui ne leur permet pas toutefois de s'élever à la nature elle-même du bien. Ils ne connaissent que le bien particulier. C'est ainsi que les sens connaissent le doux, le blanc et les autres choses semblables. L'inclination qui résulte de cette connaissance reçoit le nom d'appétit sensitif. Les autres enfin sont portés au bien et en connaissent la nature même qui est l'objet propre de l'intelligence. Dans ces derniers l'inclination pour le bien est plus parfaite, car ils n'y sont pas portés par l'impulsion d'un autre être comme ceux qui sont dépourvus de connaissance ; ils n'ont pas non plus pour objet le bien particulier ou individuel relativement, comme les êtres qui n'ont qu'un appétit sensitif; mais ils s'attachent au bien général. C'est cette dernière espèce d'inclination qu'on désigne sous le nom de volonté. D'où il est évident que les anges ont la volonté, parce qu'ils connaissent par leur entendement le bien général et universel (1).

(1) Toute celte théorie repose sur ce principe : que tous les êtres que Dieu a créés recherchent nécessairement le tien, comme la fin [pour laquelle il les a faits.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la supériorité de la raison sur les sens est autre que la supériorité de l'entendement sur la raison; car la raison surpasse les sens selon la diversité des objets connus. En effet les sens ont pour objet les choses particulières, tandis que la raison a pour objet les choses universelles. C'est pourquoi il faut que l'appétit rationnel qui se porte vers le bien universel soit autre que l'appétit sensitif qui se porte vers le bien particulier. Mais l'entendement et la raison diffèrent quant au mode de connaissance. Ainsi l'entendement connaît toutes choses par une pure et simple intuition, tandis que la raison les connaît en discourant de l'une à l'autre. Néanmoins la raison parvient discursivement à connaître ce que l'entendement perçoit intuitivement, c'est-à-dire l'universel. L'objet de l'appétit est donc le même et, pour la raison et pour l'intelligence. D'où il résulte que dans les anges, qui sont des créatures purement intellectuelles, il n'y a pas d'appétit supérieur à la volonté.

2. Il faut répondre au second, que quoique le nom d'appétit provienne de ce que l'on appète ce que l'on n'a pas, cependant l'appétit ne se borne pas à tes choses, mais il s'étend à beaucoup d'autres. Ainsi le nom de la pierre (lapis) vient de ce qu'elle blesse le pied (laederepedem) (2), quoique la pierre n'ait pas que cette seule propriété. De même la puissance irascible reçoit son nom de la colère, quoiqu'il y ait en elle plusieurs autres passions, comme l'espérance et l'audace, etc.

(2) Saint Isidore donne cette etymologia [lïiy-mol. lib. xvi, cap. 5 .

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit de la volonté qu'elle est un moteur qui est mù, comme on dit que vouloir et comprendre sont des mouvements. Rien n'empêche qu'on admette dans les anges l'existence de ce mouvement, puisqu'il est l'acte d'un être parfait comme on le voit (De anima, lib. m, text. 28).

Article II. — dans les anges la volonté diffère-t-elle de l'intelligence (3)?


(3) Celle proposition est un lemme qui sert à éclaircir la question grave qui fait l'objet de l'article suivant.

Objections: 1.. Il semble que dans les anges la volonté ne diffère pas de l'intelligence et de la nature. Car l'ange est plus simple qu'un corps naturel. Or, les corps sont naturellement inclinés par leur forme vers leur fin qui est leur bien. Donc à plus forte raison l'ange y cst-il aussi incliné par sa forme. La forme de l'ange étant ou la nature dans laquelle il subsiste ou l'espèce qui est dans son entendement, il s'ensuit qu'il est porté au bien par sa nature et par l'espèce intelligible, et comme cette sorte d'inclination vers le bien appartient à la volonté, il en résulte que la volonté de l'ange n'est pas autre chose que sa nature ou son intelligence.

2.. L'objet de l'entendement est le vrai, tandis que celui de la volonté est le bien. Or, le bien et le vrai ne diffèrent pas en réalité, ils ne diffèrent que rationnellement. Donc la volonté et l'intelligence ne diffèrent pas non plus en réalité.

3.. La distinction qui existe entre ce qui est général et ce qui est propre ne diversifie pas les puissances, car la même faculté visuelle peut percevoir la couleur et la blancheur. Or, le bien et le vrai paraissent être l'un à l'autre ce que le commun est au propre; car le vrai n'est qu'une espèce de bien, c'est le bien de l'intelligence. Donc la volonté dont l'objet est le bien ne diffère pas de l'intelligence dont l'objet est le vrai.


Mais c'est le contraire. Dans les anges, la volonté n'a pour objet que le bien-, l'intelligence, au contraire, embrasse le bien et le mal puisqu'ils connaissent l'un et l'autre. Donc la volonté dans les anges est autre chose que l'intelligence.

CONCLUSION. — La volonté des anges n'est ni leur intelligence ni leur nature.

Il faut répondre que la volonté dans les anges est une faculté ou une puissance qui n'est ni leur nature, ni leur intelligence. D'abord il est évident que ce n'est pas leur nature, car la nature ou l'essence d'une chose est renfermée dans cette chose même : tout ce qui s'étend à ce qui est en dehors de la chose n'est plus son essence. Ainsi dans les corps naturels nous voyons que l'inclination qu'ils ont à l'existence ne provient pas d'un élément surajouté à leur essence : c'est la matière qui appète l'être avant de l'avoir, et c'est la forme qui le conserve après qu'elle l'a reçu. L'inclination, au contraire, qui tend à quelque chose d'extrinsèque s'effectue par un élément qui se surajoute à l'essence ; ainsi c'est la pesanteur ou la légèreté qui font qu'un corps tend vers un lieu plutôt que vers un autre. L'inclination par laquelle un être tend à faire quelque chose qui lui ressemble s'opère par des facultés actives. Or, la volonté a naturellement de l'inclination pour le bien. Par conséquent, elle n'est identique avec l'essence qu'autant que le bien est totalement compris dans l'essence de celui qui veut, comme en Dieu, par exemple, lui qui ne veut rien hors de lui qu'en raison de sa bonté (1), ce qu'on ne peut dire d'aucune créature, puisque le bien infini existe en dehors de l'essence de tout ce qui est créé. C'est pourquoi la volonté de l'ange, comme celle de toute autre créature, ne peut être la même chose que son essence. — La volonté ne peut pas être non plus identique avec l'intelligence de l'ange ou de l'homme. Car il y a connaissance quand l'objet connu est dans le sujet qui le connaît. C'est ce qui l'ait que l'intelligence s'étend à ce qui est en dehors d'elle, de manière que les choses qui sont en dehors d'elle par leur essence existent en elle une fois qu'elles sont perçues. La volonté, au contraire, se porte vers les choses extérieures de manière à tendre vers elle avec une sorte d'attrait (2). Or, la puissance qui reçoit en elle les choses extérieures est autre que celle qui se porte vers elles. C'est pourquoi il faut que dans toute créature l'intelligence et la volonté diffèrent. Il n'en est pas de même en Dieu qui a en lui-même l'être et le bien universel. Ce qui fait que la volonté aussi bien que l'intelligence est son essence.

(1) Parce qu'il renferme tout ce qui est bon dans la p'énitude de son être.

(2) Ainsi l'entendement attire en loi les choses qu'il perçoit, la volonté se porte au contraire vers les choses qu'elle veut.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les corps naturels sont inclinés par leur forme substantielle vers .leur être, mais ils sont inclinés vers les choses extérieures par un élément qui se surajoute à leur essence (3), comme nous l'avons dit [in corp. art.).

(3) Les corps sont naturellement enclins par leur forme substantielle à l'être qui leur est propre, et s'ils sont enclins à une chose extérieure c'est par l'effet d'une puissance qui leur est surajoutée, comme l'instinct et l'appétit.

2. Il faut répondre au second, que les facultés ne se diversifient pas selon la distinction matérielle des objets, mais selon leur distinction formelle qui se règle d'après la manière dont la raison les conçoit. C'est pourquoi il suffit que le bien et le vrai diffèrent rationnellement pour que l'on dise que l'intelligence diffère de la volonté.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien et le vrai étant en réalité identiques, de là il résulte que l'intelligence comprend le bien sous la raison du vrai et que la volonté recherche le vrai sous la raison du bien. Mais il suffit que le bien et le vrai soient rationnellemen t distincts pour que les facultés qui y répondent soient distinctes aussi, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 3 et 4, et in corp. art.).


ARTICLE III. — les anges ont-ils le libre arbitre (1)?


(1) Ce point a été défini en ces termes au concile générai de Latran : Doemones à Deo quidem natura creati sunt boni, sed ipsi per se facti sunt maii; ce qui suppose qu'ils avaient le libre arbitre et qu'ils eu ont fait mauvais usage.

Objections: 1.. Il semble que dans les anges il n'y ait pas de libre arbitre. Car l'action du libre arbitre consiste à choisir. Or, les anges ne peuvent choisir puisque le choix résulte de l'appétit qui a été conseillé à l'avance, et que tout conseil suppose, d'après Aristote (Eth. lib. m, cap. 3), une certaine recherche, ce qui ne peut avoir lieu dans les anges, puisqu'ils ne connaissent pas la vérité en la recherchant comme nous le faisons, à l'aide de notre raison. Il semble donc que les anges n'aient pas le libre arbitre.

2.. Le libre arbitre se prête au bien et au mal. Or, par rapport à l'intelligence il n'y a rien de semblable dans les anges, puisque leur intelligence ne peut se tromper à l'égard de ce qu'ils doivent naturellement connaître, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. S). Par conséquent, sous le rapport de l'appétit il ne peut pas y avoir non plus en eux de libre arbitre.

3.. Les choses qui sont naturelles dans les anges leur conviennent à des degrés différents, parce que dans les anges supérieurs la nature intellectuelle est plus parfaite que dans les anges inférieurs. Or, le libre arbitre n'est pas susceptible de plus et de moins. Donc il n'y a pas de libre arbitre dans les anges.


Mais c'est le contraire. Le libre arbitre est l'apanage de la dignité humaine. Or, les anges sont plus dignes que les hommes. Donc puisque les hommes ont le libre arbitre, à plus forte raison les anges le possèdent-ils.

CONCLUSION. — Puisque les anges sont d'une nature intellectuelle, le libre arbitre est en eux.

Il faut répondre qu'il y a des êtres qui n'agissent pas d'après eux-mêmes, ils sont poussés et mis en mouvement par d'autres, comme la flèche que le chasseur lance droit au but. D'autres agissent d'après eux-mêmes, mais leur action n'est pas libre ; tels sont les animaux déraisonnables. Ainsi la brebis fuit le loup d'après un certain instinct qui lui montre que cet animal est dangereux, mais cet instinct n'est pas libre, c'est un sentiment que la nature inspire. Il n'y a que les êtres intelligents qui puissent agir librement, parce qu'il n'y a qu'eux qui connaissent la raison universelle du bien d'après laquelle ils peuvent juger de tel ou tel bien en particulier. Par conséquent, partout où il y a intelligence il y a libre arbitre. D'où il est clair que les anges possèdent cette faculté et d'une manière plus excellente que les hommes, parce queleur intelligence est plus parfaite.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle du choix tel que l'homme le fait. Car comme la pensée de l'homme diffère spéculativement de celle de l'ange, puisque l'une est discursive et l'autre intuitive, de même il y a aussi différence entre eux pour la pratique. Ainsi dans les anges il y a choix ; toutefois ce choix ne se fait pas après en avoir délibéré discursive-ment, mais il résulte de la vue pure et simple de la vérité.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (art. préc., et quest. xn, art. 4), la connaissance a lieu quand les objets connus sont dans les sujets qui les connaissent. Ce qui constitue l'imperfection d'un être c'est quand il n'a pas en lui tout ce que naturellement il devrait avoir. Ainsi l'ange ne serait pas parfait dans sa nature si son intelligence n'était pas directement en rapport avec toute la vérité que naturellement il doit connaître. Mais l'acte de la volonté consiste dans l'attrait qui la porte vers les choses extérieures. Or, la perfection d'un être ne dépend pas de l'objet extérieur vers lequel Use porte, il ne dépend que de l'être supérieur qui le domine. C'est pourquoi il n'y a pas lieu de considérer comme une imperfection dans l'ange l'indétermination ou la liberté de sa volonté par rapport aux choses qui sont au-dessous de lui. Il ne serait imparfait que dans le cas où ses rapports ne seraient pas parfaitement déterminés avec ce qui est au-dessus de lui (1).

(1) Saint Thomas fait reposer la liberté des anges non sur leur entendement spéculatif qui est nécessairement déterminé par toutes les vérités naturelles qu'ils doivent connaître, mais sur leur entendement pratique qui n'est pas ainsi déterminé.

3. Il faut répondre au troisième, que le libre arbitre existe d'une façon plus noble dans les anges supérieurs que dans les inférieurs, comme le jugement de l'intelligence est plus parfait aussi. Cependant il est vrai que la liberté considérée comme la négation de toute contrainte n'est susceptible ni de plus ni de moins, parce que les privations et les négations ne sont ni plus fortes ni plus faibles par elles-mêmes; elles ne peuvent différer que parleur cause ou en raison d'une affirmation quelconque qui s'adjoindrait à elles.



I pars (Drioux 1852) Qu.58 a.5