I pars (Drioux 1852) Qu.36 a.4

ARTICLE IV. — le père et le fils sont-ils un seul principe de la procession de l'eSPRIT-SAINT (1)?


(1) Le pape Grégoire X a défini ainsi ce point de doctrine au concile général de Lyon (Décret. vi de Sum. trin. et fid. catk.) : Fideli ac devota professione fatemur quod Spiritus sanctus aeternaliter ex Patre et Filio, non tanquam ex duobus principiis, sed tanquam ex uno principio, non duabus spirationibus, sed unica spiratione procedit. Le concile de Florence, sous le pape Eugène IV, a employé a peu près les mêmes expressions.

Objections: 1.. Il semble que le Père et le Fils ne soient pas un seul principe de l'Esprit-Saint. En effet, le Saint-Esprit ne semble pas procéder du Père et du Fils comme étant un dans leur nature, parce qu'alors il procéderait de lui-même, puisqu'il ne fait également avec eux qu'une seule nature. Il n'en procède pas non plus parce qu'ils ont une même propriété commune, parce qu'il semble que deux suppôts ne peuvent avoir la même propriété. Donc il procède du Père et du Fils comme étant plusieurs, et par conséquent le Père et le Fils ne sont pas pour lui un seul et même principe.

2.. Quand on dit que le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, on ne peut désigner par cette unité une unité personnelle, parce qu'alors le Père et le Fils ne formeraient qu'une seule personne. On ne peut pas désigner davantage l'unité de propriété, parce que si en raison de l'unité tle propriété le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, pour le même motif en raison de ses deux propriétés on pourra dire que le Père forme à lui seul deux principes, qu'il est le principe du Fils et le principe de l'Esprit; ce qui répugne. Donc le Père et le Fils ne sont pas un seul et même principe de l'Esprit-Saint.

3.. Le Fils ne se rapporte pas plus intimement au Père que l'Esprit-Saint. Or, l'Esprit-Saint et le Père ne sont pas un seul principe par rapport à une personne divine. Donc le Père et le Fils ne le sont pas non plus.

4.. Si le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, l'unité retombera sur ce qu'est le Père ou sur ce qu'il n'est pas. Or, ni l'une ni l'autre de ces deux choses n'est admissible. Car si l'unité retombe sur ce qu'est le Père, il suit de laque le Fils est le Père; si elle tombe sur ce que n'est pas le Père il s'ensuivra que le Père n'est pas Père. Donc il ne faut pas dire que le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint.

5.. Si le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, il semble qu'on peut retourner la proposition et dire que le seul principe de l'Esprit-Saint est le Père et le Fils. Or, cette dernière proposition semble fausse, parce que par le mot principe il faut entendre ou la personne du Père ou la personne du Fils, et que dans l'un et l'autre cas la proposition est fausse. Donc il est également faux de dire que le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint.

6.. L'unité en substance produit l'identité. Si le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, il s'ensuit donc qu'ils sont le même principe identiquement; ce qui est contraire au sentiment d'un grand nombre. Donc il ne faut pas admettre que le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint.

7.. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne forment qu'un seul créateur, parce qu'ils sont un seul principe des créatures. Or, le Père et le Fils ne forment pas un seul spirateur; la plupart en reconnaissent deux, ce qui est d'ailleurs tout à fait conforme au sentiment de saint Hilaire, qui dit [De Trin. lib. n) que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, ses auteurs. Donc le Père et le Fils ne sont pas un seul principe de l'Esprit-Saint.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. v, cap. 14) que le Père et le Fils ne sont pas deux principes, mais un seul principe de l'Esprit-Saint.

CONCLUSION. — Le Père et le Fils se rapportant à l'Esprit-Saint, sans être distin -gués sous ce rapport par aucune opposition de relation, ils ne sont qu'un seul principe de l'Esprit-Saint.

Il faut répondre que le Père et le Fils sont un dans toutes les choses à l'égard desquelles il n'y a pas entre eux opposition de relation. Par conséquent, comme clans la production de l'Esprit-Saint il n'y a pas entre eux opposition de relation, il s'ensuit que le Père et le Fils ne sont qu'un seul principe par rapport à cet acte. — Il y a cependant des théologiens qui disent que cette proposition est impropre : Le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint. Car, disent-ils, le mot principe pris au singulier ne signifiant pas la personne, mais la propriété, doit être entendu adjectivement, et comme un adjectif n'est pas déterminé par un adjectif, on ne peut pas dire que le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, à moins de donner au mot seul (unum) le sens d'un adverbe, ce qui signifiera alors qu'ils sont un seul principe, c'est-à-dire qu'ils le produisent d'une seule et même manière. D'après le même raisonnement on pourrait dire que le Père est les deux principes du Fils et du Saint-Esprit, puisqu'il les produit de deux manières différentes. — Il vaut donc mieux dire que quoique le mot principe signifie une propriété il l'exprime substantivement, comme les mots Père et Fils quand on les applique aux créatures. C'est donc à la forme que ce mot exprime à déterminer son nombre, comme il en est de tous les substantifs. Donc comme le Père et le Fils sont un seul Dieu en raison de l'unité de forme que le mot Dieu exprime, de même ils sont un seul principe de l'Esprit-Saint à cause de l'unité de propriété que le mot principe signifie (1).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si l'on n'observe que la vertu activement productive de l'Esprit-Saint, il procède du Père et du Fils, suivant l'unité de cette vertu, ce qui désigne en quelque sortela nature avec la propriété, comme nous le dirons à la fin de cet article. Il n'y a pas de répugnance à admettre une propriété unique dans deux suppôts qui n'ont qu'une seule nature. Mais si on considère les suppôts qui produisent l'Esprit-Saint, alors l'Esprit procède du Père et du Fils, comme étant plusieurs; car il en procède comme l'amour qui unit ensemble deux êtres.

(1) Pour éviter toute équivoque, il faut distinguer deux sortes de principes avec certains théologiens : le principe quod, qui est le suppôt auquel l'action se rapporte, et le principe quo, qui est la forme par laquelle le suppôt agit. Dans la production de l'Esprit-Saint le principe quod est double, c'est-à-dire quelaprocession s'attribue à deux personnes, quoique ces deux personnes ne fassent qu'un seut et même acte; mais le principe quo est un, parce que le Saint-Esprit est produit par une seule et même spiration. Cette confusion d'idées a été probablement^ cause de toutes les discussions qui se sont élevées à ce sujet.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit : Le Père et le Fils sont un seul principe de l'Esprit-Saint, on ne désigne par là qu'une seule propriété, qui est la forme que ce mot exprime. Il ne suit cependant pas de là qu'en raison de la pluralité des propriétés du Père on puisse dire qu'il est plusieurs principes, parce que cette expression impliquerait la pluralité des suppôts.

3. Il faut répondre au troisième, que la ressemblance et la dissemblance ne se prennent pas pour les personnes divines de leurs propriétés relatives, mais de leur essence. Ainsi comme le Père n'est pas plus semblable à lui-même qu'au Fils, de même le Fils n'est pas plus semblable au Père qu'à l'Esprit-Saint.

4. Il faut répondre au quatrième, que ces deux propositions : le Père et le Fils sont un seul principe qui est le Père ou un seul principe qui n'est pas le Père, ne sont pas deux propositions contradictoires. On n'est donc pas obligé d'admettre l'une ou l'autre. Car quand nous disons : le Père et le Fils sont un seul principe, le mot principe ne se rapporte pas à un suppôt déterminé; il a même un sens général par lequel il se rapporte aux deux personnes à la fois. Par conséquent l'objection est un sophisme qu'on appelle clans l'Ecole : fallacia figurx dictionis (I), puisqu'il conclut du général au particulier.

(1) On appelle ainsi tout raisonnement qui joue sur l'ambiguïté des termes.

5. Il faut répondre au cinquième, que cette proposition est vraie : le seul principe de l'Esprit-Saint est le Père et le Fils, parce que par le mot principe nous n'entendons pas une seule personne, mais nous entendons indistinctement les deux personnes, comme nous venons de le dire.

6. Il faut répondre au sixième, qu'on peut dire que le Père et le Fils sont un même principe, à condition que le mot principe exprime en général, sans distinction aucune, les deux personnes ensemble.

7. Il faut répondre au septième, qu'à la vérité il y en a qui disent que le Père et le Fils, bien qu'ils soient un seul principe de l'Esprit-Saint, sont cependant deux spirateurs en raison de la distinction des suppôts, comme deux spirants, parce que les actes se rapportent aux suppôts. Le raisonnement tiré du mot créateur n'est pas ici applicable, parce que l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils comme étant deux personnes distinctes, tandis que les créatures procèdent des trois personnes divines, non comme étant distinctes personnellement, mais comme étant unes dans leur essence. Mais le mot spirant étant un adjectif et le mot spirateur un substantif, il semble mieux de dire que le Père et le Fils sont deux spirants à cause de la pluralité des suppôts, mais non deux spirateurs parce qu'il n'y a qu'une spiration. Car les adjectifs s'accordent en nombre avec les suppôts auxquels ils se rapportent, tandis que les substantifs ne s'emploient au pluriel que selon la pluralité de la forme qu'ils expriment (2). Ainsi quand saint Hilaire dit que le Saint-Esprit vient du Père et du Fils ses auteurs, il faut prendre ce dernier substantif adjectivement.

(2) Cette expression laisserait donc croire qu'il y a plusieurs opérations.


QUESTION XXXVII. : DU NOM D'AMOUR QU'ON DONNE A L'ESPRIT-SAINT.


Nous avons maintenant à parler du mot amour, qui est un des noms de l'Esprit-Saint. —A cet égard deux questions se présentent : 1" Le nom d'amour est-il propre à l'Esprit-Saint? — 2° Le Père et le Fils s'aiment-ils par l'Esprit-Saint?

ARTICLE I. — le  nom d'amour est-il propre a l'esprit-saint (1)?


(1) Les noms d'amour et de charité sont synonymes. Le onzième concile de Tolède dit dans sa pi'ofession de foi : Spiritus sanctus non procedit de Patre in Filium, vel de Filio procedit ad sanctificandam creaturam, sed simul ab utrisque procedere monstratur, quia charitas amborum esse cognoscitur.

Objections: 1.. Il semble que le mot amour ne soit pas le nom propre de l'Esprit-Saint. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xv, cap. 17) : Je ne sais pas pourquoi le mot sagesse étant commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit, de telle sorte que tous ensemble ne forment pas trois, mais une seule sagesse, on n'attribue pas également la charité au Père, au Fils et au Saint-Esprit de manière à ne former tous ensemble qu'une seule charité. Or, un nom qui convient également à chaque personne et à toutes trois en général n'est pas le nom propre d'une personne. Donc le nom & amour n'est pas propre à l'Esprit-Saint.

2.. L'Esprit-Saint est une personne subsistante. Or, le mot amour ne désigne pas une personne subsistante, mais un acte transitoire, passager, qui va du sujet aimant à l'objet aimé. Donc le mot amour n'est pas le nom propre de l'Esprit-Saint.

3.. L'amour est le noeud qui joint ensemble deux êtres qui s'aiment -, il est, selon l'expression de saint Denis (De div. nom. cap. 4), une espèce de force ou de puissance unitive. Or, un noeud est quelque chose d'intermédiaire entre les êtres qu'il unit, mais ce n'est pas quelque chose qui procède d'eux. Donc, puisque l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils, comme nous l'avons prouvé (quest. xxxvi, art. 2), il semble qu'il n'est pas l'amour ou le noeud du Père et du Fils.

4.. Tout être qui aime produit un amour quelconque. Or, l'Esprit-Saint est aimant. Donc il produit un amour quelconque, et par conséquent si l'Esprit-Saint est amour, on devra admettre l'amour de l'amour, l'esprit de l'esprit, ce qui répugne.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit (In Evang. hom. 30) : L'Esprit-Saint est amour.

CONCLUSION. — Le nom d'amour pris dans une acception personnelle est le nom propre de l'Esprit-Saint.

Il faut répondre que clans la Trinité le mot amour peut être pris ou pour l'essence ou pour la personne; dans ce dernier cas il est le nom propre de l'Esprit-Saint, comme le mot ferbe est le nom propre du Fils. —Pour rendre cette proposition évidente, il faut savoir que dans la Trinité, comme nous l'avons prouvé (quest. xxvii, art. 2, 3, 4 et S), il y a deux processions : l'une qui vient de l'intelligence et qui est la procession du Verbe; l'autre qui vient de la volonté et qui est la procession de l'amour. La première nous étant mieux connue, nous avons trouvé des noms plus convenables pour exprimer chacune des choses qu'elle renferme ; mais il n'en est pas de même de la seconde. C'est pour ce motif que nous nous servons de certaines circonlocutions pour exprimer la personne qui procède. Nous avons donné aux relations qui résultent de cette procession les noms de procession et de spiration (quest. xxvii, art. 4 ad 3), qui dans leur acception propre sont plutôt des noms d'origine que des noms de relation. C'est cependant à ce double point de vue que nous devons nous placer. — Car comme èn concevant une chose, il résulte dans celui qui la comprend un certain concept intellectuel de la chose qu'il a comprise, qui reçoit le nom de Verbe, de même quand on aime une chose, il y a, pour ainsi dire, dans le sujet aimant une impression de l'objet aimé qui fait qu'on peut dire que l'objet aimé est dans le sujet aimant, comme l'objet compris est dans le sujet qui le comprend; de telle sorte que quand quelqu'un s'aime et se comprend, il est en lui-même non-seulement par suite de l'identité du sujet et de l'objet, mais encore comme l'objet compris est dans le sujet qui le comprend, et comme l'objet aimé est dans le sujet qui l'aime. Pour ce qui est de l'intellect nous avons imaginé des mots pour exprimer le rapport du sujet à l'objet, comme le mot comprendre. Nous en avons créé d'autres pour exprimer la procession du concept intellectuel, comme le mot dire et le mot Ferbe. Ainsi donc le mot comprendre ne se rapport' qu'à l'essence, parce qu'il n'implique pas de rapport au Verbe qui procède; mais le mot Ferbe s'entend de la personne parce qu'il signifie ce qui procède, et le mot dire est une notion parce qu'il implique le rapport du principe du Verbe 'au Verbe lui-même. — Pour ce qui est de la volonté, après les mots chérir et aimer qui marquent le rapport du sujet aimant à l'objet aiméáinous n'avons plus de termes pour rendre le rapport qu'il y a de l'impression ou de l'affection de l'objet aimé sur le sujet aiman;. au principe même de cette affection, ou réciproquement. Parce que nous manquons d'expressions propres, nous exprimons ces rapports par les mots d'amour et de dilection, comme si nous donnions au Verbe les noms d'intelligence conçue ou de sagesse engendrée. C'est pourquoi quand par les mots amour.ou dilection nous n'exprimons que le rapport du sujet aimant à l'objet aimé, les mots amour, aimer, s'entendent de l'essence comme les mots intelligence et comprendre. Mais quand nous employons ces mots pour signifier le rapport de l'être qui procède de l'amour à son principe et réciproquement, nous comprenons par amour l'amour qui procède, et par aimer la production ou la spiration de cet amour. Ainsi le nom d'amour est un nom de personne (1), et chérir ou aimer est un verbe notionnel, comme dire ou engendrer.

(1) L'amour par lequel le Père et le Fils s'aiment formellement se rapporte à l'essence ; et c'est le terme île cet amour, qui est subsistant et personnel, qui constitue la personne, comme saint Thomas l'explique dans l'article suivant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la charité qui se rapporte à l'essence de Bfeu, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. xxxiv, art. 2 ad 4).    >

2. Il faut répondre au second, que comprendre, vouloir et aimer, quoiqu'il?, aient la signification de choses qui passent, sont cependant des action i immanentes dans les agents qui les produisent, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 4), de telle sorte toutefois qu'elles supposent dans l'agent un rapport à un objet quelconque. Ainsi l'amour est en nous quelque chose d'immanent dans celui qui aime, comme le verbe du coeur est immanent dans celui qui parle, mais il y a un rapport entre le verbe et la chose qu'il exprime, comme entre l'amour et l'objet qu'il aime. En Dieu où il n'y a pas d'accident, il y a plus, parce qu'en lui le Verbe et l'amour sont substantiels. Ainsi donc quand on dit que l'Esprit-Saint est l'amour du Père pour le Fils ou pour toute autre chose, on ne parle pas d'un acte qui passe d'un objet à un autre, mais seulement du rapport de l'amour à l'objet aimé, comme par le Verbe on comprend le rapport du Verbe à la dwise qu'il exprime.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on appelle FrSprit-Saint le noeud du l'ère et du Fils dans le sens qu'il en est l'amour, parce que le Père s'aimant lui-même et aimant son Fils d'une dilection unique et réciproquement, l'Esprit-Saint (en tant qu'il est amour) a du Père au Fils et du Fils au Père un rapport analogue à celui qui esixte entre le sujet qui aime etl'objet aimé. Or, par là même que le Père et le Fils s'aiment mutuellement, il faut que leur mutuel amour qui est l'Esprit-Saint procède de l'un et de l'autre. Considéré dans son origine, l'Esprit-Saint n'est pas un être intermédiaire, il est dans la Trinité la troisième personne. Mais si on le regarde suivant la relation dont nous venons de parler, il est le noeud ou le lien des deux personnes dont il procède.

4. Il faut répondre au quatrième, que comme le Fils, quoiqu'il comprenne, n'est pas de nature à produire un autre Verbe, parce que l'intelligence ne lui convient que comme au Verbe engendré, de même, quoique l'Esprit-Saint aime de l'amour essentiel à la Divinité, il n'est cependant pas dans sa nature de produire l'amour, en prenant ce mot dans son sens notionnel, parce qu'il aime comme l'amour qui procède et non comme le principe aimant duquel l'amour procède.


ARTICLE II. — le père et le fils s'aiment-ils par l'esprit-saint (1)?


(1) Cet article a pour but de préciser le sens qu'on doit attacher au mot amour quand on en fait un nom notionnel. Saint Thomas a longuement développe cette question dans son commentaire sur Pierre Lombard (Vid. lib. I, dist. 32'.

Objections: 1.. 11 semble que le Père et le Fils ne s'aiment pas par l'Esprit-Saint. Car saint Augustin prouve [De Trin. lib. vii, f t) que le Père n'est pas sage de la sagesse engendrée. Or, comme le la sagesse engendrée, de même l'Esprit-Saint est l'amour qui pro* ^ *.,nsi que nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 3). Donc le Père et le Fï»8-ne s'aiment pas de l'amour qui procède, qui est l'Esprit-Saint,

2.. Quand on dit : le Père et le Fils s'aiment par l'Esprit-Saint, le mot aimer s'entenddel'essence, ou il est pris notionnellemenl. Or, la proposition ne peut être vraie si ce mot s vu tend de l'essence, parce qu'on pourrait dire également que le Père comI, ya& par son Fils. Elle n'est pas vraie non plus si on prend ce mot notionnellement, parce que dans ce cas on pourrait dire que le Père et le Fils spirent par l'Esprit-Saint, ou que le Père engendre par le Fils. Donc on ne peut en aucune manière dire que le Père et le Fils s'aiment par l'Esprit-Saint.

3.. Le Père aime son Fils, nous-mêmes et lui du même amour. Or, le Père ne s'aime pas par l'Esprit-Saint, parce qu'un acte notionnel ne peut retourner à son principe. Ainsi on ne peut pas dire que le Père s'engendre ou se spire. Donc on ne peut pas dire qu'il s'aime par l'Esprit-Saint en donnant au mot aimer le sens d'une notion. De plus, l'amour dont le Père nous aime ne semble pas être l'Esprit-Saint, parce que cet amour se rapporte à la créature et appartient par conséquent à l'essence. Donc il est faux de dire que le Père aime le Fils par l'Esprit-Saint.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. vi, cap. S) que c'est par l'Esprit-Saint que le Père aime le Fils et le Fils le Père.

CONCLUSION. — Le Père et le Fils ne s'aiment pas par l'Esprit, s'il s'agit de l'amour qui est essentiel à la Trinité, mais ils s'aiment de la sorte si on prend l'amour pour une notion personnelle.

Il faut répondre que ce qui rend cette question difficile, c'est que quand on dit 1e Père aime le Fils par l'Esprit-Saint (Spiritu sancto), cette façon d'ablatif exprimant ordinairement une cause, il semble que l'Esprit-Saint soit le principe de l'amour du Père et du Fils, ce qui répugne absolument. — C'est pourquoi il y a des théologiens qui ont dit que cette proposition : le Père et le Fils s'aiment par l'Esprit-Saint (1) était fausse, et ils soutiennent que saint Augustinl'a rétractée en rétractant celle-ci : le Père est sage delà sagesse engendrée (de Retract, lib. i, cap. 2G), D'autres ont dit qu'elle était impropre et qu'il fallait ainsi l'entendre : le Père aime le Fils par l'Esprit-Saint, c'est-à-dire d'un amour essentiel qui appartient à l'Esprit-Saint par appropriation. D'autres ont prétendu que l'ablatif indiquait non la cause, mais le signe, et que le sens de la proposition était celui-ci : l'Esprit-Saint est le signe de l'amour du Père pour le Fils; puisque le Saint-Esprit procède d'eux, comme amour. D'autres ont soutenu que l'ablatif désignait la cause formelle, parce que l'Esprit-Saint est l'amour par lequel le Père et le Fils s'aiment l'un l'autre formellement. D'autres enfin ont avancé que l'ablatif marquait un effet formel, et ce sont ces derniers qui ont le plus approché de la vérité (2). — Pour le comprendre il faut savoir que les choses recevant ordinairement leur nom de leurs formes, comme le blanc vient de la blancheur, l'homme de l'humanité, tout ce qui donne à une chose un nom a par là même avec cette chose un rapport de forme. Ainsi quand je dis : il est couvert d'un vêtement (indutus vestimento), cet ablatif marque le rapport d'une cause formelle, quoique ce ne soit pas une forme. Or, il arrive qu'on nomme une chose par qui procède d'elle, non-seulement comme on tire le nom de l'agent df ction, mais encore du terme même de l'action qui est l'effet quand l'etrêi \,i compris dans le concept même de l'action. C'est ainsi que nous disons que le feu est échauffant par son échauffement, bien que réchauffement ne soit pas la chaleur qui est la forme du feu, mais l'action qui en procède. Nous disons de même que l'arbre fleurit par ses fleurs, quoique les fleurs ne soient pas la forme de f'arbre, mais des effets qui en procèdent. — D'après toutes ces considérations, nous pouvons dire que le verbe aimer dans la Trinité est un mot essentiel ou notionnel. Si on le rapporte à l'essence, le Père et le Fils ne s'aiment pas par l'Esprit-Saint, mais parleur essence.C'est ce qui fait que saint Augustin s'écrie : Qui oserait dire que le Père n'aime ni lui-même, ni son Fils, ni l'Esprit-Saint, sinon par l'Esprit-Saint (De Trin. lib. xv, cap. 7) ? C'est ainsi qu'il faut comprendre les premières opinions que nous avons exposées. Quand on fait du verbe aimer un terme notionnel, il ne signifie rien autre chose que la spiration de l'amour, comme dire signifie la production du Verbe et fleurir la production des fleurs. Ainsi donc comme on dit d'un arbre qu'if est florissant par ses fleurs, de même on dit du Père qu'il s'exprime par son Verbe ou son Fils, et qu'il exprime avec lui toutes les créatures, et l'on ajoute dans le même sens que le Père et le Fils s'aiment, eux et le monde entier (3), par l'Esprit-Saint ou par l'amour qui procède d'eux.

(1) Cette proposition, pour être vraie, doit signifier : que le Père et le Fils, en s'aimant et en aimant toutes choses, produisent l'Esprit-Saint.

(2) Saint Thomas désigne Hugues de Saint-Victor comme l'auteur de ce sentiment. Mais on ne rencontre pas dans les oeuvres de Hugues la lettre citée par saint Thomas ; c'est ce qui a fait croire à Nicolaï qu'il s'agissait plutôt de Richard de Saint-Victor.

(3) Comme les théologiens ont examiné de quelle connaissance procédait le Verbe, ils ont aussi recherché de quel amour procédait l'Esprit-Saint. Le sentiment le plus général c'est qu'il procède par lui-même de l'amour de tout, ce qui existe formellement en Dieu, c'est-à-dire de l'amour de sa substance et de ses attributs essentiels et personnels, et qu'il procède par concomitance, et par accident de l'amour des créatures futures.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sagesse ou l'intelligence ne se rapporte dans la Trinité qu'à l'essence. C'est pourquoi on ne peut pas dire que le Père est sage ou intelligent par le Fils. Mais le verbe aimer ne s'entend pas seulement de l'essence, c'est encore un terme notionnel. Et c'est dans ce dernier sens que nous pouvons dire que le Père et le Fils s'aiment par l'Esprit-Saint.

2. Il faut répondre au second, que quand un effet déterminé est compris dans le concept même de l'action, le principe de cette action peut recevoir son nom de l'action même ou de son effet. Ainsi nous pouvons dire d'un arbre qu'il fleurit par sa floraison et par ses fleurs. Mais quand l'action ne renferme pas en elle-même un effet déterminé, alors son principe ne peut tirer son nom de l'effet ; il ne le reçoit que de l'action. Nous ne disons pas, par exemple, que l'arbre produit la fleur par la fleur, mais par la production de la fleur. Donc comme les mots spirer ou engendrer ne désignent qu'un acte notionnel, nous ne pouvons pas dire que le Père spire par l'Esprit-Saint ou engendre par le Fils. Mais nous pouvons dire que le Père dit en s'exprimant par son Verbe, comme par une personne qui procède, et qu'il dit d'une parole qui est comme un acte notionnel, parce que le mot dire signifie une personne déterminée qui procède, puisque dire c'est produire le Verbe. De même aimer, quand on le prend pour un terme notiormel, c'est produire l'amour. Et c'est pour cela qu'on peut dire que le Père aime le Fils par l'Esprit-Saint considéré comme une personne qui procède et qu'il l'aime de l'amour qui est un acte notionnel.

3. Il faut répondre au troisième, que le Père aime par l'Esprit-Saint non-seulement son Fils, mais encore lui-même et nous avec lui, parce que, comme nous venons de le dire, le verbe aimer pris pour un acte notionnel ne signifie pas seulement la production d'une personne divine, mais encore la personne produite par l'amour qui se rapporte nécessairement à l'objet aimé. Ainsi donc, puisque le Père se parle ou s'exprime lui-même avec toutes les créatures par le Verbe qu'il a engendré, parce que ce Verbe est assez fécond pour représenter son Père et la création tout entière, de même le Père s'aime lui-même et toutes les créatures par l'Esprit-Saint, parce que l'Esprit-Saint procède comme étant l'amour de cette bonté primitive par laquelle le Père s'aime lui-même avec toutes les créatures. Ainsi il est par là même évident que le rapport qu'il y a du Verbe et de l'Amour qui procède à la créature, n'est qu'un rapport secondaire, parce qu'il n'existe que dans le sens que la bonté et la vérité divine sont le principe de l'intelligence et de l'amour de Dieu pour toutes les créatures.


QUESTION XXXVIII. : DU MOT DON CONSIDÉRÉ COMME LE NOM DE L'ESPRIT-SAINT.


Nous avons maintenant à nous occuper du mot don qui est aussi un des noms de l'Esprit-Saint. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Le mot don peut-il être un nom personnel? — 2" Ce nom est-il propre à l'Esprit-Saint?

ARTICLE I. - LE MOT DON EST-IL L'N  NOM PERSONNEL (1) ?


(1) Le mot don se prend dans les saintes Ecritures, tantôt pour la personne divine, tantôt pour un don créé, tantôt pour l'essence divine. Dans ces paroles de saint Jean (Joan. IV) : Si scires donum Dei, le mot don se prend pour la personne, d'après Albert le Grand ; il s'entend des dons créés dans ce passage de saint Paul (Rom. Il) : Sine poenitentia sunt dona Dei; on peu! l'entendre tout à la fois de la personne divine et du don créé de la charité dans ce teste (IL Cor. ix) : Gratias Deo super inenarrabili dono ejus ; enfin on t'entend de l'essence dans ce texte de saint Jean (Joan, x) : Pater quod dedit mihi majus est omnibus.

Objections: 1.. Il semble que le mot don ne soit pas un nom personnel. Car tout nom personnel signifie une distinction quelconque dans les personnes divines. Or, le mot don n'exprime pas une distinction de cette nature. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xv, cap. 19) que l'Esprit-Saint est donné comme un don de Dieu, de telle sorte qu'il se donne lui-même en tant que Dieu. Donc le mot don n'est pas un nom personnel.

2.. Aucun nom personnel ne peut convenir à l'essence divine. Or, l'essence divine est un don que le Père fait au Fils, comme le dit saint Hilaire (De Trin. lib. viii). Donc le mot don n'est pas un nom personnel.

3.. D'après saint Jean Damascène (lib. iv, cap. 19), il n'y a entre les personnes divines ni sujétion, ni dépendance. Or, le mot don suppose une certaine sujétion de celui qui reçoit à l'égard de celui qui donne. Donc le mot don n'est pas un nom personnel.

4.. Le mot don implique un rapport à la créature. A ce titre il semble n'être pour Dieu qu'un nom temporaire. Or, les noms personnels sont en Dieu éternels comme les noms de Père et de Fils. Donc le mot don n'est pas un nom personnel.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xv, cap. 19) : Comme le corps de la chair n'est rien autre chose que la chair, de même le don de l'Esprit-Saint n'est rien autre chose que l'Esprit-Saint. Or, le mot Esprit-Saint est un nom personnel. Donc le mot don aussi.

CONCLUSION. — Puisqu'il est dans la nature de la personne divine de tirer son être d'un autre, elle peut être donnée à la créature raisonnable sans que celle-ci le mérite par sa propre vertu, et à ce titre on peut dire d'une personne divine qu'elle est un don et qu'elle est donnée.

Il faut répondre que le mot don suppose une chose qui est apte à être donnée. Ce que l'on donne suppose un certain rapport entre celui qui donne et celui qui reçoit. Car on ne peut donner qu'autant qu'on possède ce que l'on donne et que celui qui le reçoit est apte aie posséder lui-même. Or, une personne divine peut appartenir à quelqu'un, soit par origine comme le Fils appartient au Père, soit parce qu'un autre la possède. Nous disons que nous possédons une chose quand nous pouvons librement et à notre gré nous en servir et en jouir. Or, il n'y a que la créature raisonnable unie à Dieu qui puisse posséder de cette manière une personne divine. Car les autres créatures peuvent recevoir de la personne divine le mouvement, mais il n'est pas en leur pouvoir de jouir de sa possession et d'user de ses faveurs. La créature raisonnable y parvient quand elle participe du Verbe divin et de l'Amour qui procède au point de pouvoir librement connaître véritablement Dieu et l'aimer d'un pur amour. Elle peut donc seule ainsi posséder une personne divine. Mais elle ne peut arriver à cette possession par sa propre vertu. Il faut que cette faveur lui soit donnée, car nous donnons le nom de don à tout ce qui nous vient du dehors. C'est dans ce sens qu'on peut dire de la personne divine qu'elle est un don et qu'elle est donnée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot don exprime une distinction personnelle, parce que le mot don se dit d'un être qui vient d'un autre. Néanmoins on dit que l'Esprit-Saint se donne lui-même, dans le sens qu'il s'appartient à lui-même, qu'il peut user ou plutôt jouir de lui-même, comme on dit que l'homme libre s'appartient et qu'il est maître de sa personne. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit : V a-t-il quelque chose qui vous appartienne plus intimement que vous-même (Sup. Joan. Tract. 29). Pour répondre plus complètement à la difficulté, on doit observer que le don doit être de quelque manière la propriété de celui qui donne. Or, il peut être sa propriété de plusieurs façons. 1° Il peut lui appartenir comme étant identique avec lui, et dans ce cas le don ne se distingue pas de celui qui donne, mais de celui qui reçoit ; c'est dans ce sens qu'on dit que l'Esprit-Saint se donne lui-même. 2" On dit qu'une chose est la propriété d'un autre quand elle est sa possession, comme un esclave ou un serviteur. Il faut alors que le don soit essentiellement distinct de celui qui donne; c'est ainsi que le don de Dieu est quelque chose de créé. 3° On dit qu'une chose appartient à un autre par origine ; c'est de cette manière que le Fils appartient au Père, et l'Esprit-Saint au Père et au Fils. Quand on se sert du mot don dans ce dernier sens et qu'on l'applique à celui qui donne, il se distingue personnellement de celui qui en est le principe, et il est un nom personnel.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit de l'essence qu'elle est le don du Père dans le premier sens, parce que l'essence est alors identifiée avec le Père qui la donne au Fils.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot don comme nom personnel ne suppose pas sujétion; il implique seulement un rapport d'origine à l'égard de celui qui donne, et le libre usage ou la puissance par rapport à celui qui le reçoit, comme nous l'avons dit (ira corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on n'appelle pas don ce qui est actuellement donné, mais ce qui est de nature à être donné. C'est ce qui fait que la personne divine est appelée don de toute éternité, bien qu'elle ne soit donnée que dans le temps. Toutefois bien que le don implique un rapport avec les créatures, il n'est pas nécessaire pour elle que ce soit un nom essentiel; il suffit que dans sa signification il renferme quelque chose d'essentiel; comme l'essence est renfermée dans le concept de la personne, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxix, art. 4, et quest. xxxiv, art. 3 ad i).



I pars (Drioux 1852) Qu.36 a.4