Discours 1987




                                           1987

                 Janvier 1987



À S.E. M. JEAN ERNEST BEZAZA, NOUVEL AMBASSADEUR DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DE MADAGASCAR PRÈS LE SAINT-SIÈGE À L'OCCASION DE LA PRÉSENTATION DES LETTRES DE CRÉANCE

Lundi 5 janvier 1987




Monsieur l’Ambassadeur,

1. C'est une grande joie pour moi d accueillir ici Votre Excellence, comme Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire de la République Démocratique de Madagascar, et de constater ainsi que la Grande Ile est à nouveau représentée de façon constante auprès du Saint-Siège dans le cadre des relations diplomatiques établies depuis bientôt vingt ans.

J’apprécie les sentiments et les voeux que vous m’exprimez de la part de Son Excellence le Président Didier Ratsiraka, en même temps que les vôtres, et je veux y lire le gage de la volonté de rechercher avec le Saint-Siège tout ce qui peut favoriser à la fois le bien de la nation et le bien de l’Eglise à Madagascar dans le respect de tous les citoyens. Je vous confie le soin d’être auprès de votre Président l’interprète de ma gratitude et des souhaits cordiaux que je forme pour l’accomplissement de sa haute charge et pour le bonheur de tous vos compatriotes.



2. J’ai été également très sensible au beau témoignage que vous avez exprimé en ce qui concerne l’histoire religieuse de votre pays. Effectivement la religion ancestrale a permis à d’innombrables générations, que ne pouvaient connaître la révélation apportée par le Christ, d’adorer le Créateur de toute la nature et de le considérer comme juge de la conduite des hommes. En ce sens se sont développées un certain nombre de valeurs morales et spirituelles qu’il importe de mener à leur perfection. Le christianisme a pris son essor dans ce contexte, en révélant la paternité et l’amour de Dieu qui nous invite sans cesse à l’amour fraternel, selon l’exemple de Jésus-Christ et avec son Esprit Vous signalez justement le problème de l’inculturation de la foi chrétienne, bien amorcée chez vous, afin que celle-ci porte tous ses fruits en correspondance avec les valeurs qui marquent en profondeur l’âme malgache et avec le patrimoine essentiel de l’Eglise universelle. La tolérance, ou mieux le respect à l’égard des autres croyants et le progrès de l’oecuménisme vont de pair avec le souci d’évangélisation de l’Eglise, manifestant à tous la Bonne Nouvelle du Christ dans un climat de liberté religieuse. Mais ne peut-on pas dire aussi que les chrétiens malgaches, qui forment une partie notable de la population et qui exercent à divers échelons de grandes responsabilités, doivent être en même temps fiers de la foi de leur baptême et conscients du devoir de faire honneur à cette foi, d’en tirer toutes les conséquences, aussi bien dans leur témoignage religieux que dans leur vie familiale, professionnelle et civique, en puisant dans l’Evangile un dynamisme toujours nouveau de vérité, de justice et de fraternité dont précisément la société a besoin? Il est souhaitable que les chrétiens ne séparent jamais la foi qui les honore des comportements de foi vécue.



3. La participation de l’Eglise catholique au service des hommes se concrétise chez vous, comme en beaucoup de pays, dans des oeuvres dont Votre Excellence a souligné le rayonnement, qu’il s’agisse de l’enseignement, de l’éducation, de la formation professionnelle, des soins médicaux, d’institutions sociales ou d’initiatives de secours et d’entraide. Nous avons compati récemment aux misères consécutives aux typhons et aux inondations. Oui, l’Eglise assure volontiers ces services, à la mesure de ses possibilités et du soutien qu’elle conçoit; elle cherche à le faire au profit de tous sans distinction, surtout à l’égard des plus démunis. La spécificité de son activité, à laquelle elle tient, concerne précisément l’esprit de disponibilité et de charité qu’elle puise dans l’Evangile.

Mais l’action des chrétiens ne consiste pas d’abord en ces oeuvres ou institutions spécifiques. Dans le respect des compétences de l’état chargé de créer ou de garantir les conditions du bien commun, l’Eglise désire apporter sa part à la formation de la conscience des citoyens, notamment de ses fidèles baptisés, adultes ou jeunes scolarisés dans les écoles publiques. Ainsi pourront-ils, tout en confessant leur foi dans le culte et la prière, contribuer à répondre aux immenses besoins matériels et spirituels de leurs compatriotes, selon les responsabilités sociales qui leur incombent. Comment ne désireraient-ils pas que le problème de la faim, et notamment de l’approvisionnement en riz, trouve sa solution dans une meilleure production et une meilleure distribution, que la sécurité des personnes soit toujours mieux assurée, que la vie humaine soit respectée dès son commencement et la famille promue, que la culture malgache s’approfondisse dans une ouverture à l’universel, que les charges soient exercées dans un esprit de service désintéressé, avec équité et vérité, loin de toute corruption ou de recherche d’un profit personnel, que soit développé le sens de la responsabilité, de la participation active et de la solidarité, que l’urgence de faire converger les efforts vers les objectifs prioritaires s’articule avec le dynamisme des initiatives privées et des corps intermédiaires, que la dignité de la personne humaine soit toujours respectée et promue? Les responsables du bien commun de la nation, dont la tâche est lourde et demande le soutien de tous, n’ignorent pas que telles valeurs permettent de construire la société juste et fraternelle à laquelle tous aspirent. Ils n’ont donc rien à redouter des efforts qui sont tentés à cette fin, avec des moyens qui respectent leur autorité et font appel à la conscience. C’est dans ce sens que les Evêques malgaches de la commission permanente ont publié leur lettre du 8 février dernier, et le Saint-Siège ne peut que les approuver et les encourager. Ils l’ont fait manifestement comme fils de la nation, avec la clarté et la fermeté inhérentes à leur responsabilité morale, spirituelle, inspirés par l’amour de leur patrie et de tous leurs concitoyens.



4. Sur le plan international, la République démocratique de Madagascar a pris heureusement sa place dans le concert des nations, et vous avez souligné à ce sujet, Monsieur l’Ambassadeur, quelques principes qui sont chers au Saint-Siège. En effet la priorité doit être donnée à la lutte contre la misère et la faim, à la protection des droits des individus et des peuples, sans oublier leurs devoirs, au développement du tiers-monde, à l’équité dans les relations et à la solidarité sans lesquelles la paix serait illusoire et précaire. La paix est d’autant plus appréciable qu’elle se situe dans le cadre de la liberté des peuples; celle-ci est compatible avec une entraide toujours nécessaire, mais équitable, respectueuse de leur dignité et de leur responsabilité Le Gouvernement de Madagascar a exprimé sa préférence pour une diplomatie multilatérale, permettant de diversifier ses relations, dans une politique de non-alignement. Le Saint-Siège souhaite que le pays en bénéficie et puisse développer toutes ses potentialités, de façon réaliste, tout en apportant aux autres pays de l’Océan Indien, de l’Afrique ou du monde, la sagesse malgache qui aide à surmonter les obstacles à la paix et à la justice par des moyens conformes à la raison et au bien des autres, libres de toute idéologie.

Pour ma part, je forme des voeux fervents pour le progrès humain et spirituel de votre pays et je prie Dieu d’inspirer vos compatriotes et leurs Gouvernants dans la recherche sincère de ce progrès. Que tous les Malgaches soient assurés de l’estime et de l’affection du Pape, qui suit avec sympathie leurs efforts! Et vous-même, Monsieur l’Ambassadeur, vous trouverez toujours auprès du Saint-Siège l’accueil, la compréhension et le soutien nécessaires, afin que votre haute fonction contribue à servir le destin de votre peuple.



AU CORPS DIPLOMATIQUE ACCRÉDITÉ PRÈS LE SAINT-SIÈGE

Samedi 10 janvier 1987


Excellences,
Mesdames, Messieurs,



1. Les voeux que vient d’exprimer en votre nom votre Doyen, Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur Joseph Amichia, constituent un témoignage émouvant et toujours très apprécié d’un diplomate attentif aux efforts du Saint-Siège et engagé avec lui dans la recherche des meilleures solutions pour les grands problèmes du monde. Je le remercie vivement, et je remercie tous les membres du Corps Diplomatique qui ont tenu à s’associer à cette démarche.

Je suis heureux de vous rencontrer au seuil d’une année nouvelle pour laquelle, moi aussi, je vous offre mes souhaits cordiaux, pour chacune de vos personnes, pour vos familles, pour les pays que vous représentez. J’ai visité un certain nombre de ces pays qui me sont devenus ainsi plus familiers, mais tous sont assurés de trouver ici la même considération. Chacune de vos nations a du prix aux yeux du Saint-Siège, non seulement à cause de sa culture ancestrale, de ses réalisations ou de ses capacités, mais d’abord parce qu’elle forme une communauté humaine dont je souhaite le plein épanouissement et le développement, avec une place bien reconnue au sein de la grand famille des peuples. Je souhaite qu’ici même les membres du Corps Diplomatique accrédité auprès de l’instance spirituelle qu’est le Siège Apostolique, se manifestent entre eux un accueil mutuel dans le respect et la solidarité, et participent à leur façon à la recherche du bien commun à tous, la paix. Je salue particulièrement les Ambassadeurs qui assistent pour la première fois à cette cérémonie des voeux, surtout s’ils inaugurent la représentation de leur pays auprès du Saint-Siège. Et je suis heureux aussi de saluer vos conjoints et les membres de vos Ambassades qui vous accompagnent.



L’ÉVÉNEMENT D'ASSISE POUR LA PAIX INTERNATIONALE

2. Votre interprète, après avoir évoqué avec sympathie quelques activités importantes de mon pontificat au cours de l’année passée, a justement souligné certains domaines névralgiques de la vie du monde actuel qui appellent d’urgence un progrès et un effort concerté des peuples: l’injustice de la discrimination raciale, la situation périlleuse créée par l’accumulation ou le commerce de certains armements, l’endettement de nombreux pays pauvres, le fléau de la drogue, le terrorisme. Autant d’interpellations qui montent, parmi d’autres, du coeur de tout homme sage, épris de paix, et que le Saint-Siège écoute lui aussi, en essayant d’apporter à leur sujet son témoignage et sa contribution.

Vos Gouvernements, et vous-mêmes comme diplomates, vous déployez une action dont la raison d’être et la noblesse consistent à tisser des liens de paix entre les nations, à faire valoir et défendre ce qui vous semble juste pour votre pays, à écouter et comprendre les exigences des autres, à rapprocher les points de vue, à lutter ensemble contre ce qui menace et dégrade les relations humaines et la dignité de la vie. Ai-je besoin de vous dire, Excellences, que le Saint-Siège, étant membre de la communauté internationale et ayant établi avec vos pays des relations diplomatiques, est toujours prêt à jouer son rôle sur ce plan, en s’intéressant à vos efforts, en les encourageant, en y participant, parfois en les suscitant?

Mais vous savez aussi que le Saint-Siège est d’abord et essentiellement une institution religieuse, appelée à aborder les problèmes de la paix dans leur dimension spirituelle et éthique. Dans cet esprit j’ai pris l’initiative d’un rassemblement de chefs religieux en les invitant à Assise le 27 octobre dernier. Son Excellence Monsieur le Doyen a d’ailleurs relevé ce fait comme le plus caractéristique de l’année. Aussi voudrais-je aujourd’hui m’arrêter surtout à cet événement, pour voir avec vous quelle importance il revêt, non seulement pour un dialogue entre les religions, mais pour la réalisation en profondeur de la justice et de la paix qu’il est de votre devoir de promouvoir.


LA PRIÈRE: SYMBOLE DE L'UNITÉ DE L' HUMANITÉ

3. Certes, la réunion à Assise des responsables et des représentants des Eglises ou communautés ecclésiales chrétiennes et des religions du monde a eu un caractère fondamentalement et exclusivement religieux.

Il ne s’agissait pas de discuter ni de décider des initiatives concrètes ou des plans d’action qui pourraient sembler utiles ou nécessaires à l’affermissement de la paix. Et je répète que ce choix délibéré de s’en tenir à la prière ne diminue en rien l’importance de tous les efforts entrepris par les hommes politiques et les Chefs d’Etat pour améliorer les relations internationales. Mais l’initiative d’Assise se devait d’exclure toute possibilité d’exploitation en faveur d’un projet politique déterminé.

En somme, l’Eglise catholique, les autres Eglises et communautés ecclésiales et les religions non chrétiennes, en répondant à la décision de l’ONU d’instituer 1986 comme a année de la paix ”, ont voulu le faire en parlant leur propre langue, en abordant la cause de la paix dans la dimension qui est pour elles essentielle: la dimension spirituelle. Et plus précisément par la prière, accompagnée du jeûne et du pèlerinage.

De la part des représentants des grandes religions, il ne s’agissait pas non plus de négocier des convictions de foi pour arriver à un consensus religieux syncrétiste. Mais de nous tourner ensemble, de façon désintéressée, vers l’objectif capital de la paix entre les hommes et entre les peuples, ou plutôt de nous tourner, les uns et les autres, vers Dieu pour implorer de lui ce don. La prière est le premier devoir des hommes religieux, leur expression typique.

Ce faisant, les représentants de ces religions ont montré à leur façon leur souci du bien primordial des hommes. Ils ont manifesté la place irremplaçable que le sens religieux garde dans le coeur des hommes d’aujourd’hui. Même si, malheureusement, la religion a parfois été l’occasion de divisions, la rencontre d’Assise a exprimé une certaine aspiration commune, l’appel de tous à cheminer vers une seule fin dernière, Dieu; les personnalités qui y étaient présentes ont affirmé leur intention de remplir maintenant un rôle décisif dans la construction de la paix mondiale.



LA PAIX: DON DE DIEU, UN BIEN DE NATURE RATIONNELLE ET MORALE

4. Certains diplomates se demanderont peut-être: en quoi la prière pour la paix fera-t-elle progresser la paix?

C’est que la paix est tout d’abord un don de Dieu. C’est Dieu qui la fonde, car c’est lui qui donne à l’humanité l’ensemble de la création pour la gérer et la développer de façon solidaire. C’est lui qui inscrit dans la conscience de l’homme des lois qui l’obligent à respecter la vie et la personne de son prochain; il ne cesse d’appeler l’homme à la paix et il est le garant de ses droits. Il veut une cohabitation des hommes qui soit l’expression des rapports mutuels fondés sur la justice, le respect et la solidarité. Il les aide aussi intérieurement à réaliser la paix ou à la retrouver, par son Esprit Saint.

Considérée du côté de l’homme, la paix est aussi un bien d’ordre humain, de nature rationnelle et morale. Elle est le fruit de volontés libres, guidées par la raison vers le bien commun à atteindre. En ce sens, elle semble à la porté de l’homme bien éduqué et mûr qui réfléchit sur les moyens de vivre - dans la vérité, la justice et l’amour - une solidarité élargie, qui contraste avec la “ loi de la jungle ”, la loi du plus fort. Mais précisément on ne voit pas comment cet ordre moral pourrait faire abstraction de Dieu, source première de l’être, vérité essentielle et bien suprême. La prière est la façon de reconnaître humblement cette Source et de s’y soumettre. Loin de supprimer la responsabilité de l’homme, elle l’éveille. L’expérience montre que là où l’homme a cru bon de s’affranchir de Dieu, il peut garder durant un certain temps les idéaux de vérité et de justice, inhérents à sa nature rationnelle, mais il risque de s’y soustraire en les interprétant au gré de ses intérêts immédiats, de ses désirs, de ses passions.

Oui, l’histoire atteste que les hommes livrés à eux-mêmes ont tendance à suivre leurs instincts irrationnels et égoïstes. Ils font ainsi l’expérience de ce que la paix dépasse les forces humaines. Car elle nécessite un surcroît de lumière et de force, une libération par rapport aux passions agressives, un engagement persévérant à construire ensemble une société, voire une communauté mondiale, fondée sur le bien commun à tous et à chacun. La référence à la vérité de Dieu donne à l’homme l’idéal et les énergies nécessaires pour surmonter les situations d’injustice, pour se libérer d’idéologies de domination et de haine, pour entreprendre un cheminement de vraie fraternité universelle.

L’attitude religieuse libère l’homme en le mettant en contact avec la transcendance. Et à ceux qui croient en un Dieu personnel, tout-puissant, ami de l’homme et source de paix, la prière apparaît vraiment nécessaire pour implorer de Lui la paix qu’ils ne peuvent se donner à eux-mêmes la paix entre les hommes, qui commence dans la conscience des hommes.



LA PRIÈRE CHANGE LE COEUR DES HOMMES

5. La prière authentique change déjà le coeur de l’homme. Dieu sait bien ce dont nous avons besoin. S’il nous invite à demander la paix, c’est que cette démarche humble transforme mystérieusement les personnes qui prient et les met sur le chemin de la réconciliation, de la fraternité.

En effet, celui qui prie Dieu sincèrement, comme nous avons essayé de le faire à Assise, contemple l’harmonie voulue par le Dieu créateur, l’amour qui est en Dieu, l’idéal de paix entre les hommes, cet idéal que Saint François a incarné de façon incomparable. De cela il rend grâce à Dieu. Il pressent que la famille humaine est une dans son origine et dans sa fin, qu’elle vient de Dieu et retourne à Dieu. Il sait que chaque homme, chaque femme, porte en soi l’image de Dieu, malgré les limites et les chutes de l’esprit humain tenté par l’esprit du mal. Celui qui accueille la révélation chrétienne va plus loin dans cette contemplation: il sait que le Christ s’est uni en quelque sorte à tout homme, l’a racheté, en a fait un frère et rassemble en Lui les enfants de Dieu dispersés. L’homme qui prie se sent donc en unité profonde avec tous ceux qui cherchent dans la religion des valeurs spirituelles et transcendantes en réponse aux grandes interrogations du coeur humain.

Puis, en se regardant lui-même, il reconnaît ses préjugés, ses manquements, ses échecs; il voit facilement comment l’égoïsme, la jalousie, l’agressivité, en lui et dans les autres, sont les vrais obstacles à la paix. Pour cela il demande pardon à Dieu et à ses frères, il jeûne, il fait pénitence, il cherche la purification.

Et il comprend enfin qu’il ne peut implorer la paix s’il reste les bras croisés. Sa prière en vient à exprimer la volonté de travailler à surmonter ces obstacles, en prenant un engagement résolu pour réaliser la paix.

Voilà les bienfaits que la prière porte avec elle. N’est-ce pas ce qui est ressorti de toutes les prières exprimées à Assise? Aucune justification de soi, aucun plaidoyer pour une idéologie, aucune acceptation de la violence n’ont détourné ces prières de leur but: la recherche de la paix telle que Dieu la veut. Les hommes qui prient de cette façon demeurent ou deviennent des artisans de paix. Ils ne peuvent plus accepter ni reprendre des comportements d’injustice ou de haine, vis-à-vis de leurs semblables sans une contradiction flagrante. Certes, cette contradiction peut toujours surgir, car les tentations demeurent. C’est pourquoi, à Casablanca, j’implorais Dieu: “ Ne permets pas qu’en invoquant ton Nom, nous en venions à justifier les désordres humains ”. Ce serait le signe que la prière n’a pas été assez profonde, assez vraie, assez durable, que le fanatisme l’a dénaturée et l’a utilisée. Mais en soi la démarche authentique de la prière met sur le chemin de la véritable paix, parce qu’elle signifie et entraîne la conversion du coeur.




LES VALEURS SPIRITUELLES ET MORALES DE TOUTES LES RELIGIONS

6. En manifestant que la paix et la religion marchent ensemble l’événement d’Assise a souligné encore que la paix est fondamentalement de nature éthique. Je le rappelais alors devant mes frères et soeurs de toutes les religions: “ Dans la grande bataille pour la paix, l’humanité, avec sa diversité même, doit puiser aux sources les plus profondes et les plus vivifiantes où la conscience se forme et sur lesquelles se fonde l’agir des hommes ”(Ioannis Pauli PP. II, Allocutio ad repraesentantes omnium religionum in urbe Assisiensi congregatos habita, 2, die 27 oct. 1986: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986) 1250). Un élément commun à toutes les religions, outre la conviction primordiale que la paix dépasse les efforts humains et doit être recherchée dans la Réalité qui est au-delà de nous tous, est en effet “ un profond respect de la conscience et l’obéissance à la conscience qui, à tous, nous apprend à chercher la vérité, à aimer et à servir toutes les personnes et tous les peuples ”, à respecter, protéger et promouvoir la vie humaine, à surmonter l’égoïsme, l’avidité, l’esprit de vengeance (Eiusdem, Allocutio finalis in urbe Assisiensi habita, 2 et 4, die 27 oct. 1986: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986) 1260 et 1261). C’est dire que l’Eglise catholique reconnaît les valeurs spirituelles, sociales et morales qui se trouvent dans les religions. Lors de mon voyage en Inde, j’ai souligné la valeur de l’enseignement du Mahatma Gandhi sur “ la suprématie de l’esprit et la vérité-force (“ satyagraha ”) qui vainc suprématie de l’esprit et la vérité-force (‘satyagraha’) qui vainc sans violence, par le dynamisme intrinsèque à l’action juste ” (Eiusdem, Allocutio Delii, prope monumentum Gandhi vulgo «Raj Ghat» cognominatum, habita, 2, die 1 febr. 1986: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 1 (1986) 247). Devant les jeunes musulmans à Casablanca, j’ai rappelé qu’en invoquant Dieu, “ il nous faut aussi respecter, aimer et aider tout être humain parce qu’il est une créature de Dieu et, dans un certain sens, son image et son représentant ” (Eiusdem, Allocutio in urbe vulgo «Casablanca» dicta, in Marochio, ad iuvenes muslimos habita, 5, die 19 aug. 1985: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, VIII, 2 (1985) 501). A la Synagogue de Rome, j’ai souligné que “ juifs et chrétiens sont les dépositaires et les témoins d’une éthique marquée par les dix commandements dans l’obéissance desquels l’homme trouve sa vérité et sa liberté ”, en notant que “ Jésus a porté jusqu’à ses extrêmes conséquences l’amour demandé par la Torah ” (Ioannis Pauli PP. II, Allocutio in templo seu synagoga Iudaeorum Urbis habita, 7, die 13 apr. 1986: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 1 (1986) 1030).

Les religions dignes de ce nom, les religions ouvertes dont parlait Bergson - qui ne sont pas de simples projections des désirs de l’homme, mais une ouverture et une soumission à la volonté transcendante de Dieu qui s’impose à toute conscience -, permettent de fonder la paix. Et également les philosophies qui reconnaissent que la paix est un fait d’ordre moral: elles montrent la nécessité de dépasser les instincts, elles affirment l’égalité radicale de tous les membres de la famille humaine, la dignité sacrée de la vie, de la personne, de la conscience, L’unité de la famille humaine qui requiert une vraie solidarité.

Sans le respect absolu de l’homme fondé sur une vision spirituelle de l’être humain, il n’y a pas de paix. Voilà le témoignage d’Assise. Il a été donné par des représentants des religions à la face du monde, pour que le monde y trouve une lumière, un appui. Je souhaite que cette conviction inspire aussi votre action de diplomates.



LA PAIX SE MAINTIENT EN RESPECTANT LES DROITS

7. Concrètement, le respect de l’homme passe par le respect de ses droits fondamentaux. A la demande capitale “comment maintenir la paix”, on doit répondre: “dans le cadre de la justice entre les personnes et entre les peuples”. Aujourd’hui, nous avons la chance de voir les droits de l’homme de mieux en mieux inventoriés et de plus en plus fermement revendiqués: droit à la vie à tous les stades de son développement; droit à la considération quels que soient la race, le sexe, la religion; droit aux biens matériels nécessaires à la vie; droit au travail et à la répartition équitable des fruits du travail; droit à la culture; droit à la liberté de l’esprit, de la créativité; droit au respect de la conscience, et particulièrement à la liberté de la relation avec Dieu.

Il ne faut pas oublier non plus les droits des nations à conserver et à défendre leur indépendance, leur identité culturelle, la possibilité de s’organiser socialement, de gérer leurs affaires et de conduire leur destinée librement, sans être à la merci, directement ou indirectement, de puissances étrangères. Vous connaissez comme moi les cas où ce droit est manifestement violé.

De tels droits sont l’expression des exigences de la dignité de l’homme. Elaborés surtout en Occident par des consciences qui avaient été formées par le christianisme, ils sont devenus le patrimoine de toute l’humanité, et sont revendiqués sous toutes les latitudes. Mais, autant qu’une revendication, ils constituent un devoir pour les personnes et pour les Etats de créer les conditions qui en assurent l’exercice. Les pays qui veulent surseoir à ces devoirs, sous divers prétextes - conception totalitariste du pouvoir, obsession de la sécurité, volonté de maintenir des privilèges pour certaines catégories, idéologie, peurs de toutes sortes -, blessent la paix. Ils vivent une pseudo-paix qui risque d’ailleurs d’aboutir à des réveils douloureux. Lorsque ces pays sortent de la dictature sans préparation à la vie démocratique comme on l’a w pour quelques pays l’année passée, le chemin est difficile et lent. Chacun doit alors prendre conscience des exigences du bien commun, en évitant les excès individualistes de la liberté. Mais ces pays méritent d’être encouragés sur ce chemin de la paix, le seul qui soit valable.



GARANTIR LES DROITS ET LES DEVOIRS DE LA CONSCIENCE DANS LES STRUCTURES

8. L’impératif éthique de la paix et de la justice dont je viens de parler s’impose comme un droit et un devoir d’abord au niveau de la conscience bien formée, chez les personnes de bonne volonté, dans les communautés qui se préoccupent de rechercher sincèrement la paix et d’y éduquer en vérité. Il contribue alors à marquer l’opinion publique. Mais il doit trouver aussi une expression, un appui, une garantie dans des instruments juridiques adéquats de la société civile, dans des déclarations, ou mieux, dans des pactes, des accords, des institutions, au niveau du pays, de la région, du continent, de la communauté mondiale, afin d’éviter, dans la mesure du possible, aux plus faibles d’être victimes de la mauvaise volonté, de la force ou de la manipulation des autres. Le progrès de la civilisation consiste à trouver les moyens de protéger, de défendre, de promouvoir, au niveau des structures, ce qui est juste et bon pour la conscience. La diplomatie, elle aussi, trouve son champ d’action dans cette médiation entre la conscience et la vie concrète.

Si ces efforts viennent à manquer, au niveau de la conscience des personnes et au niveau des structures, la véritable paix n’est plus assurée. Elle est fragile où elle est fausse. Elle risque de se réduire alors à l’absence provisoire de guerre, à la tolérance, y compris devant les abus qui blessent l’homme, à l’opportunisme; elle cède devant le souci de préserver à tout prix des avantages particuliers en se refermant sur soi, et surtout devant les instincts d’agressivité ou de xénophobie, devant l’efficacité escomptée de la lutte des classes, devant la tentation de mettre sa force dans la seule supériorité des armements qui intimident l’adversaire, devant la loi du plus fort, devant le terrorisme ou les méthodes de certaines guérillas prêtes à utiliser tous les moyens de violence, même sur les innocents, ou encore devant les tentatives habiles de déstabilisation des autres pays, les essais de manipulations, devant la propagande mensongère, tout cela sous les dehors de la recherche d’un bien ou de la justice.



SOUTENIR LE PAS VERS LE DIALOGUE ET LA NÉGOCIATION

9. Lorsque l’on voit les ravages absurdes des guerres et le péril majeur de destructions étendues et très profondes qu’entraînerait l’usage des armements dont disposent certains pays, on peut penser que la situation du monde exige un refus aussi radical possible de la guerre comme moyen de résoudre les conflits.

C’est dans cette perspective que, pour le 27 octobre, j’avais invité tous ceux qui étaient engagés dans des actions de guerre à une trêve complète des combats, au moins ce jour-là. Un bon nombre ont accueilli favorablement la proposition, et je les félicite. C’était un geste significatif qui les associait à notre supplication religieuse pour la paix, et je crois à l’efficacité spirituelle des signes. C’était aussi une pause permettant d’épargner des vies humaines qui sont toutes précieuses; une occasion donnée à chacun de réfléchir sur la vanité et l’inhumanité de la guerre pour résoudre des tensions et des conflits que pourraient régler les moyens offerts par le droit; une invitation à renoncer pour de bon à la violence des armes.

Certes, cela ne signifie pas la mise à l’écart totale du principe selon lequel chaque peuple, chaque Gouvernement a le droit et le devoir de protéger par des moyens proportionnés son existence et sa liberté contre un injuste agresseur. Mais la guerre apparaît de plus en plus comme le moyen le plus barbare et le plus inefficace de résoudre les conflits entre deux pays ou de conquérir le pouvoir dans son propre pays. Il faut plutôt tout faire pour se doter d’instruments de dialogue, de négociation, avec au besoin l’arbitrage de tiers impartiaux, ou d’une Autorité internationale munie des pouvoirs suffisants.


RELATIONS NORD-SUD ET DÉVELOPPEMENT SOLIDAIRE DES PEUPLES


10. En tout cas, une menace fondamentale résulte du développement des armements de toute sorte en vue de s’assurer la domination sur les autres ou aux dépens des autres. Ne faudrait-il pas réduire les armes au niveau compatible avec la légitime défense, en renonçant à celles qui ne peuvent en aucune façon se ranger dans cette catégorie?

Faut-il redire encore une fois qu’une telle course aux armements est dangereuse, ruineuse et scandaleuse aux yeux des pays qui n’arrivent pas à assurer à leurs populations les moyens de survie alimentaire ou sanitaire? C’est là une des clés du problème des relations Nord-Sud qui semble, d’un point de vue éthique, encore plus fondamental que celui des relations Est-Ouest. Un autre point crucial est celui de la dette extérieure et de l’équilibre des échanges qui retiennent particulièrement l’attention du Saint-Siège. Car, en définitive, ce qui importe c’est le développement solidaire des peuples. La solidarité est de nature éthique et c’est une clé fondamentale pour la paix. Elle suppose que l’on se place au point de vue du peuple qui est dans le besoin et que l’on cherche ce qui est bon pour lui, en le considérant comme un agent actif de son propre développement. Elle s’appuie sur la conscience que nous formons une seule famille humaine. Tel est l’objet du message pour la Journée mondiale de la paix que je vous ai confié cette année.

Tout en visant le développement des peuples dans leur ensemble, il faudrait trouver les moyens de venir en aide aux groupes plus restreints qui sont laissés pour compte, dans une misère ou une menace indigne de l’humanité. Ils sont légion. A titre d’exemple, je pense à ceux qui sont atteints par la famine en Ethiopie ou au Soudan; et je pense au sort dramatique de tant de réfugiés. Des initiatives privées admirables s’en occupent; mais que pourront-elles si les Gouvernements et la communauté internationale n’y apportent leur contribution?




Discours 1987