Discours 1992 - Dakar (Sénégal), Vendredi, 21 février 1992

AUX JEUNES DANS LE STADE «DEMBA DIOP»

Dakar (Sénégal), Vendredi 21 février 1992


Les jeunes et la foi


Chers jeunes,

1. Dieu soit béni qui me donne la joie d’être avec vous aujourd’hui! Vous m’avez souhaité la bienvenue par vos chants et vos danses, au son des instruments: merci de cet accueil chaleureux, qui me va droit au coeur. En particulier, merci à Monseigneur Jacques Sarr, Évêque de Thiès, responsable de la commission épiscopale de l’apostolat des laïcs, pour son aimable adresse. Enfin, merci à vos porte-parole de me poser directement vos questions.

Je vous salue tous cordialement: jeunes catholiques, jeunes musulmans et jeunes d’autres confessions religieuses, qui prenez part à ce rassemblement porteur d’espérance.

J’exprime ma gratitude à toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation de cette rencontre, préparée avec générosité. Je dois dire que j’ai été impressionné par l’important dossier que j’ai reçu à Rome, et encore plus impressionné par ce que j’ai vu et écouté ce soir à Dakar.

Tout d’abord, laissez-moi vous féliciter pour votre soif de connaître davantage votre foi. Avec vos parents, vos pasteurs et vos guides spirituels, continuez à en faire la découverte: croyez-moi, la foi est un trésor, une perle précieuse. Celui qui a la chance de la posséder fait tout son possible pour la garder et la cultiver, ce qui veut dire la posséder d’une manière toujours plus profonde.

Aujourd’hui, je me limiterai à l’essentiel des sujets abordés par vos porte-parole, laissant vos aînés et vos éducateurs vous aider à répondre aux nombreuses questions que vous avez présentées.

2. Comment vivre sa foi quand on est jeune aujourd’hui au Sénégal? D’abord, en ayant conscience qu’il y a quelqu’un qui vous aime précisément parce que vous cherchez à le connaître. Cette personne, c’est le Christ. En effet, dans l’Évangile, à propos du jeune homme qui était en recherche de foi auprès de Jésus, il est dit: «Posant alors son regard sur lui, Jésus se mit à l’aimer»[1].

Le jeune croyant chrétien est quelqu’un qui accueille une démarche extraordinaire: celle de Dieu lui-même allant à la rencontre de l’homme. Telle est la marque originale du christianisme: Dieu s’est révélé dans le Christ, qui a pris chair de la Vierge Marie. Par Jésus, nous avons désormais accès auprès du Père, dans le Saint–Esprit.

3. Ce que Jésus veut nous communiquer se trouve dans l’Évangile. C’est pourquoi, chers amis, je vous encourage à bien connaître l’Évangile. Méditez-le, seuls et avec d’autres, en paroisse, dans les réunions de vos mouvements. La foi mûrit quand on la vit en communauté. Il faut commencer par la famille.

L’Évangile est une grande force spirituelle: il vous arme pour le combat de la vie; il vous rend forts face aux sectes, car il vous donne la lumière: «Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie»[2].

4. L’Évangile vous enseignera, entre autres, que chacun d’entre vous a reçu du Seigneur des talents qu’il importe de faire valoir. On peut dire que la jeunesse est le temps du discernement des talents. Je souhaite que vous fassiez tous la découverte de vos talents. Elle vous conduira à répondre au projet de Dieu sur chacun d’entre vous et elle vous donnera la joie de collaborer à son vaste dessein d’amour sur le genre humain.

5. Enfin, le Christ-Lumière, auquel vous croyez, vous donnera de relever, dans la vérité, ce redoutable défi qu’est le scandale du mal, pierre de touche de toute vision du monde. Jésus-Christ a connu la mort en croix. Depuis ces événements inouïs que sont la Passion, la Mort et la Résurrection du Sauveur (c’est-à-dire le Mystère pascal), le chrétien sait que l’épreuve peut changer de signe et mener à la vie, parce que Dieu, le premier, en la personne de son Fils, est devenu homme de douleur et a remporté la victoire sur toutes les forces du mal. Et souvenez–vous, chers amis, de ce que proclame l’Église le Vendredi Saint:

«Ta croix, Seigneur, nous la vénérons,
et ta sainte résurrection, nous la chantons:
C’est par le bois de la croix
que la joie est venue sur le monde» (Célébration de la passion).

Là s’est révélé l’amour, plus fort que la mort. Avec l’Apôtre saint Jean, je vous répète: «Qui donc est vainqueur du monde? N’est-ce pas celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu?»[3]. C’est lui le vainqueur du monde.

Les jeunes dans l’Église

6. Merci de vouloir être utiles à l’Église! Mais vous dites que vous ne savez pas toujours comment vous y prendre pour la servir.

D’abord, qu’est–ce que l’Église? C’est le peuple de tous ceux qui croient au Christ et qui ont été baptisés.

Les membres de l’Église ne se choisissent pas les uns les autres. Ils se reçoivent comme frères et soeurs des mains de Dieu, dans la diversité de leur condition, de leur culture, de leurs goûts ou de leurs opinions. Ils se laissent introduire dans la fraternité sans frontières où le Père les convie pour leur dévoiler son dessein sur le monde.

Le Seigneur a confié l’Église à un groupe de douze Apôtres. Il a mis à leur tête l’un d’eux: Pierre. Et Jésus a confié à Pierre la mission de rendre ses frères plus forts dans la foi. C’est pour cela que le Pape, successeur de Pierre, visite les catholiques à travers le monde: pour les affermir dans leur vie de disciples du Christ. Voilà pourquoi je suis avec vous au Sénégal.

7. Comment trouver votre place dans cette Église? Je vous dirai: en prenant une part active à la vie de la communauté et aux célébrations paroissiales, dans lesquelles vous serez amenés tout naturellement à faire entendre votre langage et vos préoccupations de jeunes. Parmi ces célébrations, la plus importante, c’est l’Eucharistie. Comment trouver votre place dans cette Église? La réponse est: à travers l’Eucharistie. Il faut trouver sa place, la place de jeune dans la célébration, dans la participation, dans l’expérience vécue de l’Eucharistie, chaque dimanche, éventuellement chaque jour.

8. Votre porte-parole a déclaré que vous êtes soucieux de la qualité des relations entre chrétiens et musulmans. Stimulés par la conviction que l’Esprit Saint agit intérieurement en chaque personne que Dieu aime, il convient que vous cultiviez l’esprit de dialogue. Vos Évêques vous ont donné des directives à ce sujet dans leur appel du Cap des Biches l’an dernier. Avec eux, je vous encourage à pratiquer le dialogue des oeuvres: «Mes frères, tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et mérite des éloges, tout cela, prenez–le à votre compte. Ce que vous avez appris et reçu..., mettez-le en pratique. Et le Dieu de la paix sera avec vous»[4].

Bref, que Chrétiens et Musulmans collaborent dans ce qui fait grandir la communauté humaine! Vous, les jeunes, bien que vous ne soyez pas unis dans vos croyances, apprenez à vous respecter et à vous tolérer. En effet, la Bible nous montre que l’être humain possède une dignité unique: il est une créature de Dieu et il a donc une relation privilégiée avec Celui qui lui a tout donné. L’homme est invité à devenir vraiment fils de Dieu dans un partage de vie et d’amour: il a une valeur souveraine.

Pour les Musulmans, l’homme est appelé à être un parfait représentant de Dieu sur la terre, en y témoignant, pour le service de tous, de ce que signifient ces Très Beaux Noms: miséricorde et compréhension, pardon et réconciliation.

Chers amis, grande est la dignité de l’homme! Il est une route qui mène au Seigneur, un «signe» qui révèle Dieu.

9. Enfin, chers jeunes, développez aussi ce dialogue cultivé par tant de croyants, dialogue entre Dieu et l’être humain, qu’on appelle la prière. Cultivez la prière. Donnez à Dieu la joie de votre écoute attentive. La prière vous fortifiera, vous aidera à faire la volonté de Dieu et, ainsi, vous entrerez plus intimement encore dans la vraie famille du Seigneur, qui vous aimera de cet amour préférentiel dont parle l’Évangile: «Quelqu’un lui dit: “Ta mère et tes frères sont là dehors, qui cherchent à te parler”. Jésus répondit à cet homme: “Qui est ma mère, et qui sont mes frères?” Puis, tendant la main vers ses disciples, il dit: “Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui–là est pour moi un frère, une soeur et une mère”»[5].

Les jeunes dans la société

10. Y a-t-il aujourd’hui des raisons de croire au mariage?

Mais bien sûr!

Comme je l’ai dit ce matin, à Poponguine, un des premiers actes de Jésus au début de son ministère a été d’assister à des noces, avec sa Mère et ses disciples, afin de bien marquer par sa présence la haute estime qu’il a du mariage et de la famille, l’un des biens les plus précieux de l’humanité.

C’est dans le mariage que s’épanouit véritablement l’amour, ce dynamisme intérieur qui pousse l’homme et la femme à se donner l’un à l’autre dans une communion de leur être. Je vous encourage, chers jeunes, à prendre conscience de l’engagement responsable que suppose l’amour d’un homme et d’une femme. Il faut du temps pour édifier la relation inter-personnelle des époux, qui est pour toute la vie.

Le mariage chrétien, parce qu’il a pour base la monogamie, respecte pleinement la dignité de l’homme et de la femme. Il se présente comme une école de perfection personnelle et de sanctification mutuelle: «Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait»[6]. La famille est aussi le lieu de formation de la personne et le berceau de la société. Dans une famille stable, les enfants ont le maximum de chances de grandir d’une manière équilibrée. S’ils sont réellement aimés de leurs parents, ils apprendront plus facilement à aimer les autres. Au milieu des frères et soeurs, chacun est conduit à se situer à sa place, comme une personne parmi d’autres, et s’insère plus facilement ensuite dans la société en respectant les droits des autres. La famille est une grande éducatrice de toute la société. Vous Africains, vous aimez la famille: il faut maintenir ce grand amour.

11. Imprégnée de la grâce du Christ dans le sacrement de mariage, la famille est transfigurée au point de devenir une cellule d’Église: «Il faut que, par la parole et par l’exemple, dans cette sorte d’Église qu’est le foyer, les parents soient pour leurs enfants les premiers hérauts de la foi, au service de la vocation propre de chacun et tout spécialement de la vocation sacrée»[7]. C’est d’une famille épanouie que naissent les bons citoyens et les grands serviteurs de l’Église, les prêtres, les religieux et les religieuses.

12. De même que l’homme reçoit la vie et l’éducation de ses parents, il bénéficie de l’héritage de sa patrie sur le plan social, économique, politique et culturel. Aussi doit-il aimer son pays et remplir ses obligations à son égard en faisant preuve de patriotisme et de sens civique.

Quelle que soit votre vocation, il importe que dès maintenant, à votre âge et là où vous êtes, vous preniez part à la marche de votre pays et du monde. Préparez-vous à y jouer un rôle en mettant au service de vos compatriotes les compétences humaines, scientifiques, techniques, professionnelles que vous êtes en train d’acquérir. On compte sur vous dans de nombreux domaines comme l’alphabétisation, la lutte contre la désertification ou encore la participation à d’autres combats: contre le vandalisme, le racisme ou l’exclusion.

13. Fortifiez en vous les valeurs morales de droiture, de loyauté, de respect d’autrui et de don de soi. Engagez-vous personnellement et en équipe à améliorer le sort de ceux qui vous entourent. Pour cela, trouvez les gestes concrets, si simples soient-ils. Le Seigneur sait transformer les initiatives les plus humbles: l’Évangile raconte qu’il a nourri des foules entières à partir de quelques pains d’orge et d’un peu de poisson présentés par un enfant[8]. Avec le Christ, il faut savoir aller de l’avant sans peur: muni de sa force et de sa lumière, on est mieux équipé pour faire face aux multiples obstacles tels que la drogue, le sida, la violence.

14. Vous êtes intéressés par les grands événements du monde et vous désirez promouvoir la paix, l’amour et la liberté. Et vous avez raison. Il est vrai qu’au cours de l’histoire l’usage des choses temporelles a été souillé par de graves aberrations. C’est le travail des chrétiens, c’est votre travail de contribuer à bien construire l’ordre temporel en cherchant à l’orienter vers Dieu par le Christ.

«L’homme vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il a – rappelait le Concile Vatican II –. De même, tout ce que font les hommes pour faire régner plus de justice, une fraternité plus étendue, un ordre plus humain dans les rapports sociaux, dépasse en valeur les progrès techniques»[9]. En parlant ainsi, on parle pour la technique, pour le progrès scientifique, parce que ce progrès ne peut jamais être contre la valeur éthique ou contre la personne humaine. C’est le grand danger du progrès unilatéral. Gardez, vous autres, un progrès équilibré, un progrès pleinement humain, un progrès en même temps matériel et spirituel.

15. Chers amis, avec l’aide de vos pasteurs et de vos guides religieux, cherchez à construire sur ce fondement inébranlable qu’est le Christ. «Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie»[10]: voilà une déclaration de Jésus que je ne me lasse pas de répéter aux jeunes ainsi que cette parole de saint Pierre, qui avait bien compris que Jésus était le seul Maître à suivre sans réserve: «Seigneur, vers qui pourrions-nous aller? Tu as les paroles de la vie éternelle»[11].

Et maintenant, l’engagement que vous allez prononcer sera votre réponse à vous, jeunes du Sénégal: comme Pierre, avec confiance, promettez au Christ de marcher avec lui, parce qu’il est le seul à avoir les paroles de la vie éternelle.

Que Dieu vous bénisse et que Notre-Dame de Poponguine, patronne du pays, vous accompagne sur le chemin et vous aide à rester fidèles!

[1] Mc 10,21.
[2] Jn 8,12.
[3] 1Jn 5,5.
[4] Ph 4,8-9.
[5] Mt 12,47-50.
[6] Ibid. Mt 5,48.
[7] Lumen Gentium, LG 11.
[8] Cfr. Jn 6.
[9] Gaudium et Spes, GS 35.
[10] Jn 14,6.
[11] Ibid. Jn 6,69.




À LA COMMUNAUTÉ CATHOLIQUE DE L’ÎLE DE GORÉE DANS L'EGLISE DE SAINT CHARLES BORROMÉE

Île de Gorée (Sénégal), Samedi 22 février 1992


Chers Frères et Soeurs,

1. C’est de tout coeur que je vous salue.

Laissez–moi vous dire ma joie et mon émotion de vous rendre visite dans cette île célèbre de Gorée, que son histoire et la qualité architecturale de ses anciennes demeures ont fait inscrire au patrimoine mondial de l’humanité.

Oui, en même temps que ma joie, je vous fais part de ma vive émotion, de l’émotion que l’on éprouve dans un lieu comme celui-ci, profondément marqué par les incohérences du coeur humain, théâtre d’un éternel combat entre la lumière et les ténèbres, entre le bien et le mal, entre la grâce et le péché. Gorée, symbole de la venue de l’Évangile de liberté, est aussi, hélas, le symbole de l’effroyable égarement de ceux qui ont réduit en esclavage des frères et des soeurs auxquels était destiné l’Évangile de liberté.

Le Pape, qui ressent profondément les joies et les espoirs comme aussi les tristesses et les angoisses des hommes, ne peut pas demeurer insensible à tout ce que représente Gorée.

2. En venant ici, chers Frères et Soeurs, c’est d’abord un pèlerinage aux sources de l’Église catholique au Sénégal que j’accomplis. En effet, dès le quinzième siècle, Gorée a accueilli les premiers prêtres catholiques, les aumôniers des caravelles portugaises qui y faisaient escale. Certes, la Bonne Nouvelle du Salut en Jésus-Christ ne s’est pas répandue aussitôt sur le continent, mais, par la suite, Gorée et Saint-Louis devinrent de véritables foyers d’évangélisation; le Pape est heureux de rendre hommage à leur rayonnement. En outre, Gorée revendique l’honneur d’avoir donné à l’Église les premiers prêtres sénégalais des temps modernes, et c’est de Gorée que les missionnaires du Vénérable Père Libermann allèrent fonder en 1846 la mission de Dakar.

Dans cette église dédiée à Charles Borromée, un saint qui m’est personnellement cher, il est bon de nous recueillir et de prendre conscience de la grande grâce qu’est la venue du Royaume de Dieu dans cette partie du monde. Nous nous réjouissons que soit exaucée, à la mesure du secret dessein de la Providence divine, la prière du Seigneur, que nous venons d’entendre, et que l’Église répète inlassablement au cours des âges: «Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne»[1]. Oui, nous remercions Dieu d’avoir envoyé ici ses apôtres et, en reprenant les mots du psalmiste, nous Le louons parce que «sur toute la terre en paraît le message, et la nouvelle aux limites du monde»[2].

Lorsqu’il confia à ses disciples ce qu’il a appelé «son» commandement, «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés», le Christ ajouta ces paroles: «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis»[3]. Il annonçait ce qu’il allait lui-même accomplir par sa mort en croix, par son sang versé pour nous et pour la multitude des hommes. Les Apôtres et les martyrs, unis à la Passion du Sauveur, l’ont imité dans ce témoignage, comme aussi les saints de tous les temps qui ont su faire le don de leur vie pour la cause du Royaume de Dieu. C’est à cette glorieuse lignée de hérauts de l’Évangile qu’appartiennent les pionniers de la foi venus dans ce pays pour y jeter les semences de la Parole de Dieu et offrir leur vie pour leurs amis africains. Je suis heureux de rendre grâce avec vous pour tout ce qui a été réalisé par des générations de missionnaires: prêtres et catéchistes, religieux et religieuses, dont la belle figure de la Bienheureuse Anne-Marie Javouhey, qui a donné un remarquable exemple, avec tant d’autres, de véritable amour de Dieu et du prochain. Ces ouvriers de l’Évangile ont formé des cadres locaux solides en vue de son enracinement. Aujourd’hui, l’Église catholique occupe sa place au Sénégal, une place modeste certes, mais bien réelle; et elle témoigne d’un authentique élan évangélique, comme le montre notamment le synode de votre archidiocèse auquel vous apportez votre contribution comme communauté catholique de l’île de Gorée.

En pensant à l’héritage du passé et à ce qui se poursuit dans le présent, je redis de tout coeur, avec l’ardent missionnaire que fut l’Apôtre Paul: «Rendons grâce à Dieu pour ses bienfaits extraordinaires!»[4].

3. Mais, en venant à Gorée, où l’on aimerait pouvoir se livrer entièrement à la joie de l’action de grâce, comment ne pas être saisi de tristesse à la pensée des autres faits que ce lieu évoque? La visite de la «maison des esclaves» nous remet en mémoire cette traite des Noirs, que Pie II, écrivant en 1462 à un évêque missionnaire qui partait pour la Guinée, qualifiait de «crime énorme», «magnum scelus». Pendant toute une période de l’histoire du continent africain, des hommes, des femmes et des enfants noirs ont été amenés sur ce sol étroit, arrachés à leur terre, séparés de leurs proches, pour y être vendus comme des marchandises. Ils venaient de tous pays et, enchaînés, partant vers d’autres cieux, ils gardaient comme dernière image de l’Afrique natale la masse du rocher basaltique de Gorée. On peut dire que cette île demeure dans la mémoire et le coeur de toute la diaspora noire.

Ces hommes, ces femmes et ces enfants ont été victimes d’un honteux commerce, auquel ont pris part des personnes baptisées mais qui n’ont pas vécu leur foi. Comment oublier les énormes souffrances infligées, au mépris des droits humains les plus élémentaires, aux populations déportées du continent africain? Comment oublier les vies humaines anéanties par l’esclavage?

Il convient que soit confessé en toute vérité et humilité ce péché de l’homme contre l’homme, ce péché de l’homme contre Dieu. Qu’il est long le chemin que la famille humaine doit parcourir avant que ses membres apprennent à se regarder et à se respecter comme images de Dieu, pour s’aimer enfin en fils et filles du même Père céleste!

De ce sanctuaire africain de la douleur noire, nous implorons le pardon du ciel. Nous prions pour qu’à l’avenir les disciples du Christ se montrent pleinement fidèles à l’observance du commandement de l’amour fraternel légué par leur Maître. Nous prions pour qu’ils ne soient plus jamais les oppresseurs de leurs frères, de quelque manière que ce soit, mais cherchent toujours à imiter la compassion du Bon Samaritain de l’Évangile en allant au secours des personnes qui se trouvent dans le besoin. Nous prions pour que disparaisse à jamais le fléau de l’esclavage ainsi que ses séquelles: de récents incidents douloureux dans ce continent même n’invitent-ils pas à demeurer vigilant et à poursuivre la longue et laborieuse conversion du coeur? Nous devons également nous opposer aux formes nouvelles d’esclavage, souvent insidieuses, comme la prostitution organisée, qui profite honteusement de la misère des populations du tiers monde.

En cette ère de changements cruciaux, l’Afrique d’aujourd’hui souffre durement de la ponction en forces vives exercée jadis sur elle. Ses ressources humaines ont été affaiblies pour longtemps dans certaines de ses régions. Aussi, l’aide dont elle ressent le besoin pressant lui est-elle justement due. Dieu veuille qu’une solidarité active s’exerce à son égard afin qu’elle surmonte ses tragiques difficultés!

4. Pour achever cette rencontre, au terme de notre prière universelle, nous invoquerons Marie, Mère de miséricorde. Dans notre profond regret des péchés du passé, en particulier de ceux que nous rappelle ce lieu, nous lui demanderons de se faire «notre avocate» auprès de son Fils. Nous la prierons pour que cessent la violence et l’injustice entre les hommes, pour que ne se creusent plus de nouveaux fossés de haine et de vengeance, mais que progressent le respect, la concorde et l’amitié entre tous les peuples.

Alors qu’en Afrique, en Europe, en Amérique et dans toutes les régions du monde, l’annonce de la Bonne Nouvelle du Christ doit prendre un élan nouveau par de généreuses initiatives, nous lui offrirons nos supplications pour que vienne le Règne de son Fils, «règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix»[5].

[1] Mt 6,10.
[2] Ps 18,5.
[3] Jn 15,13.
[4] 2Co 9,15.
[5] Cf. Préface pour la fête du Christ, Roi de l'Univers.



LORS DE SA VISITE À LA «MAISON DES ESCLAVES»

Île de Gorée (Sénégal), Samedi, 22 février 1992


C’est un cri!... Je suis venu ici pour écouter ce cri des siècles et des générations, des générations des noirs, des esclaves. Je pense maintenant en même temps que Jésus-Christ est devenu, on peut dire lui-aussi un esclave, un serviteur: mais il a porté même dans cette situation d’esclavage la lumière. Cette lumière s’appelait la présence de Dieu, la libération en Dieu... libération en Dieu, cela veut dire Dieu Amour.

On peut penser ici surtout à l’injustice: c’est un drame de la civilisation qui se disait chrétienne. L’ancien grand philosophe Socrate disait que ceux qui subissent l’injustice se trouvent dans une situation meilleure que ceux qui sont cause de l’injustice.

Alors c’est l’autre côté de la réalité de l’injustice qui s’est passée ici. C’est un drame humain. Ce cri des siècles, des générations nous provoque à nous libérer toujours de ce drame parce que les racines de ce drame sont en nous, dans la nature humaine, dans le péché.

Je suis venu ici pour rendre hommage à toutes ces victimes, victimes inconnues; on ne sait pas exactement combien, on ne sait pas exactement qui. Malheureusement notre civilisation qui se disait, qui se dit chrétienne est retournée dans notre siècle aussi à cette situation des esclaves anonymes; nous savons ce qu’étaient les camps de concentration: ici c’en est un modèle. On ne peut pas se plonger dans la tragédie de notre civilisation, de notre faiblesse, du péché. Nous devons rester toujours fidèles à un autre cri, celui de saint Paul, qui a dit: «Ubi abundavit peccatum superabundavit gratia» là où le péché a abondé, la grâce, cela veut dire l’amour, a surabondé.



AUX REPRÉSENTANTS DES MUSULMANS AU SÉNÉGAL

Chambre du Commerce de Dakar, Samedi 22 février 1992



Chers Frères,

Représentants distingués des Musulmans au Sénégal,

1. C’est pour moi un grand plaisir de vous rencontrer, à l’occasion de ma visite à votre beau pays. Je suis très reconnaissant au peuple sénégalais pour son accueil si chaleureux.

Je rends grâce à Dieu d’avoir eu, durant mon pontificat, de nombreuses occasions de rencontrer des chefs religieux musulmans et des croyants de l’Islam. Je pense aux délégations de Musulmans que j’ai reçues au Vatican et aux rencontres qui ont eu lieu lors de mes voyages apostoliques, en Afrique notamment. Je pense en particulier à ce jour mémorable où j’ai adressé la parole à des milliers de jeunes rassemblés au stade de Casablanca.

2. Il est tout à fait naturel que des croyants en Dieu se rencontrent fraternellement dans un esprit de partage. Chrétiens et Musulmans, avec ceux qui suivent la religion judaïque, appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler «la tradition abrahamique». Dans nos traditions respectives, Abraham est appelé «l’ami intime de Dieu» (en arabe al–khalîl). Il reçoit ce titre à cause de sa foi indéfectible en Dieu. Quittant son pays pour se rendre là où Dieu le conduisait, Abraham était animé par la conviction qu’à Dieu seul est due l’adoration, à Lui seul l’obéissance. Même dans les épreuves, Abraham est resté le serviteur de Dieu, fidèle et obéissant.

Au deuxième Concile du Vatican, les Évêques de l’Église catholique ont fait une déclaration solennelle sur l’attitude de l’Église à l’égard des croyants d’autres religions. À propos des Musulmans, ce document dit: «L’Église regarde aussi avec estime les Musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers»[1].

3. Communautés religieuses qui s’efforcent de se soumettre de toute leur âme à la volonté de Dieu, Chrétiens et Musulmans devraient vivre en paix, dans la fraternité et la coopération. Je suis heureux de voir que, depuis l’arrivée des premiers Chrétiens sur sa terre, le peuple sénégalais a donné au monde un bon exemple de cette convivialité.

L’année dernière, au mois de mai 1991, dans un message collectif aux Chrétiens, les Évêques catholiques du Sénégal ont attiré l’attention sur ce qui se fait dans le pays, sur «des efforts réels de compréhension et de dialogue entre Chrétiens et Musulmans, des rencontres entre responsables religieux». Ils ont noté que des jeunes s’unissent pour construire des cimetières, des mosquées, des églises; que des écoliers s’engagent dans une saine émulation à rendre leurs écoles agréables et paisibles; que des adultes collaborent afin d’améliorer la vie et l’esprit communautaire dans le pays. Je voudrais soutenir et encourager tous ces efforts pour construire une société harmonieuse, car je suis convaincu que Dieu, notre Créateur qui sera aussi notre Juge, désire que nous vivions ainsi. Notre Dieu est un Dieu de paix, qui désire que la paix règne entre ceux qui vivent selon ses commandements. Notre Dieu est le Dieu Saint, qui désire que ceux qui l’invoquent vivent saintement, dans la justice et la rectitude. Il est un Dieu de dialogue, qui, depuis les origines, s’est engagé dans un dialogue de salut avec l’humanité qu’Il à créée, un dialogue qui continue aujourd’hui et qui se poursuivra jusqu’à la fin des temps.

Chrétiens et Musulmans, nous devons être des personnes de dialogue. Comme je l’ai dit souvent, et comme l’ont répété les Évêques du Sénégal, l’engagement au dialogue implique d’abord un «dialogue de vie», c’est-à-dire l’accueil mutuel, le respect mutuel de la liberté de conscience et de culte, le partage, la coopération par lesquels nous rendons témoignage, en tant que croyants, à l’idéal auquel Dieu nous appelle.

4. Mais notre engagement à faire la volonté de Dieu nous conduira plus loin que cette vie en harmonie. Les problèmes de la vie actuelle sont multiples. Nous qui croyons à la bonté de Dieu, nous avons un devoir spécial d’affronter ces problèmes et de chercher, dans le dialogue, des solutions qui rendront la société moderne plus juste, plus humaine, plus respectueuse de la liberté, des droits et de la dignité de chaque individu.

Parmi ces problèmes, certains sont d’ordre économique. Croyants, nous devons donner une attention spéciale à ceux qui vivent dans la pauvreté. Dans un monde où certains sont dans l’abondance alors qu’à d’autres il manque le strict nécessaire pour survivre, Chrétiens et Musulmans doivent étudier ensemble la question de la répartition des biens selon la justice. Nous devons être attentifs au rôle des gouvernements qui ont la responsabilité de développer leur pays pour le bien de tous. Nous devons promouvoir partout les valeurs de l’honnêteté, du respect de la vie humaine et de son indispensable environnement. Nous devons veiller à ce que tous les citoyens, sans discrimination de race, de religion, de langue ou de sexe, puissent avoir une vie de famille sainte et digne, que tous aient les mêmes chances dans les domaines de l’éducation et de la santé, et que tous aient la possibilité de contribuer au bien commun.

5. Une des plus grandes plaies de l’humanité, dans ce siècle qui touche à sa fin, est celle de la guerre. Combien de vies perdues, quelles destructions produites, que de colère et de ressentiment suscités par de multiples conflits! Combien d’hommes, de femmes et d’enfants ont perdu leur gagne-pain, leur maison, leurs possessions et même leur patrie à cause des guerres! Chrétiens et Musulmans ont un devoir spécial d’oeuvrer en faveur de la paix, de collaborer dans la création de structures sociales, nationales et internationales, qui pourront réduire les tensions et les empêcher d’éclater en conflits sanglants. Pour cette raison, j’encourage Chrétiens et Musulmans à prendre une part active dans des rencontres inter-religieuses et dans des organismes qui ont pour but de travailler et de prier pour la paix.

6. Tous les besoins de l’humanité ne sont pas d’ordre matériel. Cela, les adorateurs de Dieu sont les premiers à le reconnaître. Dans notre monde d’aujourd’hui, il y a beaucoup de souffrance morale. Beaucoup de personnes se sentent désorientées, désespérées, isolées et abandonnées. Beaucoup ont perdu le sens d’un Dieu qui leur est attentif, un Dieu Clément et Miséricordieux. Nous, pour qui ce Dieu est une réalité, la réalité la plus profonde de notre vie, nous devons témoigner sans nous lasser que Dieu est présent au centre de la vie humaine. Nous ne croyons pas en un Dieu courroucé qui crée la terreur dans le coeur des hommes, ni en un Dieu absent des affaires de ce monde. Nous croyons en un Dieu qui est bon, un Dieu présent, qui désire nous guider sur le chemin qui nous convient le mieux. Il est vrai, je l’ai dit à Casablanca, que «la loyauté exige aussi que nous reconnaissions et respections nos différences. La plus fondamentale est évidemment le regard que nous portons sur la personne et l’oeuvre de Jésus de Nazareth»[2]. Pour les Chrétiens, c’est Lui qui nous fait connaître Dieu comme Père, c’est de Lui que nous recevons l’Esprit, c’est ainsi par Lui que nous entrons dans l’intimité de Dieu. Nous croyons qu’Il est Seigneur et Sauveur.

Les uns et les autres, nous croyons que Dieu est plein de miséricorde pour ceux qui se sont égarés mais qui se tournent vers Lui dans un esprit d’humilité et de repentir. Voilà une bonne nouvelle, un message pour tous ceux qui cherchent une foi qui puisse donner sens et direction à leur vie. Afin d’apporter une contribution spécifiquement religieuse à la société, le dialogue entre Chrétiens et Musulmans doit se développer. Nous devons être prêts à nous parler ouvertement et en toute franchise, et nous devons nous écouter les uns les autres avec beaucoup d’attention et de respect. En mars dernier, j’ai reçu une belle lettre de Son Excellence Monsieur M. Hamid Algabid, Secrétaire général de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), dans laquelle il a promis «la disponibilité des pays membres de l’OCI à collaborer avec le Saint-Siège pour faire progresser la paix et consolider le dialogue islamo-chrétien». Nous accueillons volontiers cette offre de collaboration, et nous encourageons les Chrétiens partout dans le monde à coopérer avec les Musulmans dans ce sens.

7. L’honnêteté m’oblige à admettre que Chrétiens et Musulmans ne se sont pas toujours comportés les uns envers les autres d’une manière qui reflète l’immense bonté de Dieu. Dans certaines régions du monde, il y a encore des tensions entre nos deux communautés et les Chrétiens sont victimes de discriminations dans plusieurs pays. Le dialogue islamo-chrétien doit progresser pour arriver à cette vraie convivialité, pour assurer le respect mutuel de la liberté de conscience et de culte, avec égalité de traitement des uns et des autres, quel que soit leur lieu de résidence. Encore une fois, j’aimerais rappeler la déclaration Nostra Aetate: «Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les Chrétiens et les Musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté»[3].

Je réitère cet appel devant vous aujourd’hui. Faisons ensemble un effort sincère pour arriver à une compréhension mutuelle plus profonde. Que notre collaboration en faveur de l’humanité, entreprise au nom de notre foi en Dieu, soit une bénédiction et un bienfait pour tout le peuple!

8. Je voudrais terminer cette rencontre par une invocation qui reflète les aspirations spirituelles communes aux Chrétiens et aux Musulmans:

O Dieu, Tu es notre Créateur.
Tu es bon et ta miséricorde est sans limites.
A Toi la louange de toute créature.
O Dieu, Tu nous as donné une loi intérieure dont nous devons vivre.
Faire ta volonté, c’est accomplir notre tâche.
Suivre tes voies, c’est connaître la paix de l’âme.
A Toi nous offrons notre obéissance.
Guide-nous en toutes les démarches que nous entreprenons sur terre.
Affranchis-nous des penchants mauvais
qui détournent notre coeur de ta volonté.
Ne permets pas que nous nous éloignions de Toi.
O Dieu, juge de toute l’humanité,
aide-nous à faire partie de tes élus au dernier jour.
O Dieu, auteur de la justice et de la paix,
accorde-nous la joie véritable et l’amour authentique,
ainsi qu’une solidarité durable entre les peuples.
Comble-nous de tes dons à tout jamais. Amen!
Que le Dieu de Miséricorde, le Dieu d’Amour, le Dieu de la Paix bénisse chacun de vous et chaque membre de vos familles!


[1] Nostra Aetate, NAE 3.
[2] Ioannis Pauli PP. II Albae domini, in Marochio, alloctio ad iuvenes muslimos, 10, die 19 aug. 1985: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, VIII, 2 (1985) 506.
[3] Nostra Aetate, NAE 3.





Discours 1992 - Dakar (Sénégal), Vendredi, 21 février 1992