II-II (Drioux 1852) Qu.18 a.4

ARTICLE IV. — l'espérance des fideles est-elle certaine (4)?


Objections: 1. Il semble que l'espérance des fidèles n'ait pas de certitude. Car l'espérance existe dans la volonté comme dans son sujet. Or, la certitude n'appartient pas à la volonté, mais à l'intellect, l'espérance n'a donc pas de certitude.

2. L'espérance provient de la grâce et des mérites, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 4, arg. 2). Or, nous ne pouvons pas en cette vie savoir avec certitude que nous avons la grâce, comme nous l'avons vu (l"2ae, quest. c xii, art. 5). Donc l'espérance des fidèles n'a pas de certitude.

3. On ne peut être certain à l'égard de ce qui peut faire défaut. Or, il y a beaucoup d'hommes qui ont l'espérance et qui cependant ne parviennent pas à la béatitude. L'espérance des fidèles n'a donc pas de certitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'espérance est l'attente certaine de la béatitude future, comme le dit le Maître des sentences (lib. m Sent. dist. 26), ce qu'on doit entendre conformément à ces paroles de saint Paul (2Tm 1,12) : Je sais à qui je me suis confié, et je suis persuadé qu'il est assez puissant pour me garder mon dépôt.

CONCLUSION. — L'espérance des fideles est certaine, non en elle-même, mais par la foi dont elle tire toute sa certitude.

Réponse Il faut répondre que la certitude peut exister dans quelqu'un de deux manières : essentiellement et par participation. Essentiellement, quand elle réside dans la faculté cognitive ; par participation, quand elle se trouve dans tout ce que la faculté cognitive porte infailliblement vers sa fin (1). C'est de cette manière qu'on dit que la nature opère certainement, parce qu'elle est mue par l'intelligence divine qui mène avec certitude chaque être à sa fin. C'est aussi dans le même sens qu'on dit que les vertus morales opèrent plus certainement que l'art, parce qu'à la manière de la nature, elles sont mues par la raison qui détermine leurs actes. Par conséquent l'espérance tend aussi avec certitude vers sa fin, selon qu'elle participe à la certitude qui vient de la foi et qui réside dans la faculté cognitive.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que l'espérance ne repose pas principalement sur la grâce qu'on a déjà reçue (2), mais sur la toute-puissance de Dieu et sur sa miséricorde, par laquelle celui qui n'a pas la grâce peut l'obtenir do manière à parvenir à la vie éternelle. Or, celui qui a la foi est sur de la toute-puissance et de la miséricorde divine.

3. Il faut répondre au troisième, que si ceux qui ont l'espérance n'arrivent pas à la béatitude, c'est la faute du libre arbitre qui y met un obstacle en péchant (3), mais ce n'est pas la faute de la puissance ou de la miséricorde de Dieu sur laquelle repose l'espérance. Par conséquent ceci ne préjudicie en rien à la certitude de l'espérance.




QUESTION XIX.

DU DON DE CRAINTE.


Nous avons maintenant à nous occuper du don de crainte. — A ce su jet douze questions se présentent : 1° Doit-on craindre Dieu? — 2* De la division de la crainte en crainte filiale, initiale, servile et mondaine. — 3° La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise? — 4° La crainte servile est-elle bonne? — 5° Est-elle substantiellement la même chose que la crainte filiale? — 6° La charité survenant, la crainte servile est-elle détruite? — 7° La crainte est-elle le commencement de la sagesse? — 8° La crainte initiale est-elle substantiellement la même que la crainte filiale? — 9° La crainte est-elle un don de l'Esprit-Saint? — 10° Croit-elle à mesure que la charité croit elle-même ? — 11° Subsiste-t-elle dans le ciel ? — 12° Qu'est-ce qui répond à la crainte parmi les béatitudes et les fruits?


ARTICLE I. — PEUT-ON CRAINDRE DIEU?

Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse pas craindre Dieu. Car l'objet de la crainte est le mal futur, comme nous l'avons vu (I* 2% quest. xli, art. 2 et 3). Or, il n'y a absolument rien de mauvais en Dieu, puisqu'il est la bonté même. On ne peut donc pas craindre Dieu.

2. La crainte est opposée a 1’espérance. Or, nous espérons en Dieu. Nous ne pouvons donc pas tout à la fois le craindre.

3. Comme le dit Aristote (Rliet. lib. ii, cap. 5) : Nous craignons les choses qui nous font du mal. Or, nos maux ne viennent pas de Dieu, mais de nous-mêmes, d'après ces paroles d'Osée (Os 13,9) : Ta perdition vient de toi ô Israël ! et c'est de moi que tu tires ton secours. On ne doit donc pas craindre Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (He 10,7) : Qui ne vous craindra pas, ô le roi des nations? Et ailleurs (Ml 1,6) : Si je suis le Seigneur, ouest la crainte que vous me devez ?

CONCLUSION. — On peut craindre Dieu, non comme une chose mauvaise, mais comme celui qui peut nous infliger une peine qui est un bien absolument, mais un mal relativement.

Réponse Il faut répondre que, comme l'espérance a deux sortes d'objet, l'un qui est le bien futur et dont on attend la possession, l'autre qui est le secours de Dieu par lequel on pense obtenir ce que l'on espère; de même la crainte peut avoir aussi deux sortes d'objet; l'un est le mal même que l'homme fuit, et l'autre est ce qui peut être pour lui une cause de peine. Dieu qui est la bonté même ne peut donc être dans le premier sens l'objet de la crainte, mais il peut l'être dans le second, parce qu'il peut nous infliger un châtiment qui soit un mal par rapport à nous. En effet ii peut nous punir, et la punition n'est pas im mal absolu, mais un mal relativement et un bien absolument (4). Car le bien consistant dans sa conformité avec la fin, le mal implique la privation de cet ordre ou de ce rapport; par conséquent le mal absolu est ce qui jette l'homme hors de sa fin dernière, et ce mal est celui du péché. Le châtiment est à la vérité un mal, puisqu'il est la privation d'un bien particulier, mais il est cependant un bien absolu en ce qu'il est une des conditions de l'ordre qui rattache l'homme à sa fin dernière. Dieu peut donc être la cause de notre châtiment si nous nous séparons de lui, et c'est de cette manière qu'on peut et qu'on doit le craindre (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur le mal même qui est l'objet de la crainte et que l'homme fuit.

2. Il faut répondre au second, qu'il faut considérer en Dieu la justice d'après laquelle il punit les pécheurs et la miséricorde d'après laquelle il nous délivre. Quand nous considérons sa justice, nous sommes saisis de crainte, tandis qu'en considérant sa miséricorde nous avons de l'espérance. C'est ainsi que sous des rapports divers Dieu est l'objet de l'espérance et de la crainte.

3. Il faut répondre au troisième, que le mal du péché ne vient pas de Dieu comme de son auteur, mais qu'il vient de nous en ce que nous nous éloignons de Dieu, tandis que le mal de la peine vient de Dieu en ce qu'il a de bon, c'est-à-dire selon que la justice exige qu'il nous soit infligé ; quoique primordialement ce mal soit l'effet de notre péché. Car, comme le dit la Sagesse (Sg 1,13) : Dieu n'a pas fait la mort... mais les impies l'ont appelée à eux par leurs oeuvres et leurs paroles.

(2) Elle existe ainsi dans les puissances appétitives qui sont mues par l'entendement.
(3) L incertitude de l'espérance ne provient, comme nous l'avons dit, que du sujet qui correspond plus ou moins fidèlement à la grâce.
(3) Car personne ne peut être certain d'une manière absolue d'être en état de grâce.
(-1) Elle est un mal relativement, c'est-à-dire qu'elle est contraire à la volonté de celui qui la reçoit, et elle est par là même un mal pour lui; mais elle est un bien absolument, parce qu'elle est conforme à la justice, et, à ce titre, Dieu peut en être l'auteur.
(2) La crainte de Dieu ne doit même jamais abandonner le coeur de l'homme, et c'est pour ce motif que l'Eglise nous fait dire dans l'une de ses collectes : Sancti nominis tui, Domine, timorem pariter et amorem fac nos habere perpetuum.


 ARTICLE II. — la. crainte est-elle convenablement divisée en crainte filiale, initiale, servile et mondaine (1)?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas convenablement divisée en crainte filiale, initiale, servile et mondaine. Car saint Jean Damascène distingue six espèces de crainte (De fid. orth. lib. ii, cap. 15) : la lâcheté, la honte, et les autres dont nous avons parlé (I-II, quest. xli, art. 14); ce qui n'a point de rapport avec cette division. Il semble donc que cette division de la crainte ne soit pas convenable.

2. Chacune de ces craintes est bonne ou mauvaise. Il y a cependant une crainte, la crainte naturelle, qui n'est pas bonne moralement, puisqu'elle existe dans les démons, suivant cette parole de saint Jacques (Jc 2,19) : Les démons croient et tremblent, et qui n'est pas non plus mauvaise, puisqu'elle a existé dans le Christ, d'après ces paroles de l'Evangile (Mc 14,33) : Jésus commença à trembler et à s'ennuyer. C'est donc à tort que l'on a divisé la crainte, comme on l'a fait précédemment.

3. Autre est le rapport du fils au père, de l'époux à son épouse et du serviteur à son maître. Or, la crainte filiale qui existe dans le fils par rapport au père, se distingue de la crainte servile, qui existe dans le serviteur par rapport au maître. Donc la crainte chaste qui semble être celle de l'épouse par rapport à l'époux doit se distinguer de toutes les autres craintes.

4. Comme la crainte servile redoute la peine, de même la crainte initiale et mondaine. On n'aurait donc pas dû distinguer ces craintes les unes des autres.

5. Comme la concupiscence se rapporte au bien, de même la crainte se rapporte au mal. Or, la concupiscence des yeux, par laquelle on désire les biens du monde, diffère de la concupiscence de la chair par laquelle on désire sa propre délectation. Par conséquent la crainte mondaine, par laquelle on craint de perdre les biens extérieurs, est autre que la crainte humaine par laquelle on craint ce qui peut nuire à sa propre personne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Maître des (sentences établit cette division (lib. iii, dist. 34).

CONCLUSION. — La crainte est ou filiale, ou initiale, ou servile, ou mondaine. Il faut répondre que nous parlons ici de la crainte qui fait que nous nous tournons vers Dieu de quelque manière, ou que nous nous en éloignons. Car l'objet de la crainte étant le mal, quelquefois l'homme, en raison des maux qu'il craint (2), s'éloigne de Dieu, et c'est ce qu'on appelle la crainte humaine ou mondaine. D'autres fois l'homme, à cause des maux qu'il redoute, se tourne vers Dieu et s'attache à lui. Ces maux sont de deux sortes ; il y a le mal de la peine et le mal du péché. Si on se tourne vers Dieu et qu'on s'attache à lui parce qu'on craint la peine, c'est la crainte servile. Si c'est parce qu'on craint de pécher, c'est la crainte filiale; car le propre d'un fils, c'est d'avoir peur d'offenser son père. Mais si on craint l'un et l'autre, c'est la crainte initiale qui tient le milieu entre la crainte servile et la crainte

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jean Damascène divise la crainte considérée comme une passion de l'âme ; tandis que la division que nous donnons ici porte sur la crainte considérée par rapport à Dieu, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le bien moral consiste principalement à se tourner vers Dieu, et le mal moral à s'en éloigner. C'est pourquoi toutes les espèces de crainte que nous venons d'énumérer impliquent le mal ou le bien moral, tandis que la crainte naturelle les présuppose, et c'est pour ce motif qu'on ne la compte pas parmi ces autres craintes.

3. Il faut répondre au troisième, que le rapport du serviteur au maître est déterminé par la puissance du maître qui s'impose à son esclave ; tandis que le rapport du fils au père, ou de l'épouse à l'époux, est au contraire déterminé par l'affection du fils qui se soumet de lui-même à son père, ou de l'épouse qui s'attache à son époux par le lien de l'amour. D'où il résulte quo la crainte filiale et la crainte chaste reviennent au même, parce que c'est par l'amour de la charité que Dieu devient notre père, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 8,15) : Vous avez reçu l’esprit de l'adoption des enfants dans lequel nous crions tous : Abba, c'est-à-dire mon Père. Et c'est d'après la même charité que nous l'appelons notre époux, suivant ces autres paroles du même apôtre (2Co 11,2) : Je vous ai fiancés à cet unique époux qui est Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge toute pure. Mais la crainte servile est différente, parce qu'elle n'implique pas la charité en elle.

4. Il faut répondre au quatrième, que ces trois sortes de crainte regardent la peine, mais sous divers rapports. Car la crainte mondaine ou humaine regarde la peine qui nous éloigne de Dieu, celle que les ennemis de Dieu nous infligent, ou dont ils nous menacent; tandis que la crainte servile et la crainte initiale se rapportent à la peine que Dieu inflige aux hommes, ou dont il les menace pour les attirer à lui ; la crainte servile s'y rapporte principalement et la crainte initiale secondairement.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'homme est éloigné de Dieu de la même manière, soit qu'il craigne perdre les biens de ce monde, soit qu'il craigne perdre sa propre santé, parce que les biens extérieurs appartiennent au corps. C'est pourquoi ces deux craintes sont regardées comme la même, quoique les maux qu'on craint soient différents, comme les biens qu'on désire. Cette diversité produit à la vérité des péchés qui diffèrent dans l'espèce, mais qui ont du moins ceci de commun, c'est que tous éloignent de Dieu.

 (2) Ainsi il y a des hommes qui, pour éviter la persécution, et souvent de simples plaisanteries, s'éloignent de Dieu par respect humain.
(f) Ces quatre espèces «le crainte sont indiquées dans l'Ecriture (Rm 8): Accepistis spiritum adoptionis filiorum, voilà la crainte filiale ; (Mt 10) : Timete eum, qui postquam ceciderit corpus, habet potestatem mittere in gehennam : c'est la crainte servile ; (Ps 110) : Initium sapientiae timor Domini : ceci se rapporte évidemment à la crainte initiale. (Mt 10) : Nolite timere eos qui occidunt corpus : c'est la prohibition de la crainte mondaine.
filiale (1) Nous avons dit (1' 2-, quest. xlii, art. 3) si l'on pouvait craindre le mal du péché, en traitant de la passion de la crainte.


ARTICLE III. — la crainte mondaine est-elle toujours mauvaise (2)?


Objections: 1. Il semble que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise. En effet il semble que cette crainte nous fasse respecter nos semblables. Or, il y en a qui sont blâmés de ce qu'ils n'ont pas de révérence pour les autres hommes. Ainsi il est question dans saint Luc (Lc 18) d'un juge inique, qui ne craignait pas Dieu et qui ne respectait pas ses semblables. Il semble donc que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise.

2. Les peines infligées par les puissances séculières semblent appartenir à la crainte mondaine. Or, ces peines nous excitent à bien agir, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 13,3) : Voulez-vous ne pas craindre la puissance ? Faites le bien, et elle vous louera Donc la crainte mondaine n'est pas toujours mauvaise.

3. Ce qui existe en nous naturellement ne semble pas être un mal, parce que les choses naturelles nous viennent de Dieu. Or, il est naturel à l'homme de craindre ce qui peut nuire à sa propre santé, ainsi que la perte des biens temporels qui le soutiennent dans la vie présente. Il semble donc que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 10,28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et il défend par ces paroles la crainte mondaine. Or, Dieu ne défend que le mal. La crainte mondaine est donc mauvaise.

CONCLUSION. — Puisque la crainte mondaine provient d'une mauvaise source, c'est-à-dire de l'amour du monde, elle est nécessairement toujours mauvaise.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (4*2", quest. i, art. 3, et sup. quest. xviii, art. 1), les actes moraux et les habitudes tirent des objets leur nom et leur espèce. Or, l'objet propre du mouvement appétitif est le bien final -, c'est pourquoi tout mouvement appétitif tire son nom et son espèce de sa fin propre. En effet si quelqu'un appelait cupidité l'amour du travail, parce que les hommes travaillent par suite de leur cupidité, l'expression ne serait pas exacte. Car ceux qui sont cupides ne recherchent pas le travail comme leur fin, mais comme un moyen d'arriver à leur fin. Ils ont pour fin les richesses, et c'est pour cela qu'on appelle cupidité à juste litre le désir ou l'amour des richesses qui est un mal. É' est ainsi qu'on appelle amour mondain proprement dit, celui par lequel on s'attache au monde comme à sa fin; par conséquent l'amour mondain est toujours mauvais. Or, la crainte naît de l'amour, car l'homme craint de perdre ce qu'il aime, comme le dit saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 33). C'est pourquoi la crainte mondaine est celle qui procède de l'amour mondain, comme d'une mauvaise racine. C'est ce qui fait que cette crainte est toujours mauvaise (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut révérer les hommes de deux manières : 1° à cause de ce qu'il y a de divin en eux, comme les biens de la grâce, ou de la vertu, ou du moins parce qu'ils sont faits naturellement à l'image de Dieu. A ce point de vue ceux qui ne vénèrent pas leurs semblables sont répréhensibles. 2° On peut craindre les hommes selon qu'ils sont les ennemis de Dieu. L'Ecriture loue ceux qui ne les craignent pas de la sorte (Si 48,43) en faisant un mérite à Elie et à Elisée de n'avoir pas craint le prince pendant leur vie.

2. Il faut répondre au second, que les puissances séculières quand elles portent des peines pour éloigner du péché sont en cela les ministres de Dieu, suivant cette parole de l'Apôtre (Rm 13,4) : Le prince est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance en punissant celui qui fait de mauvaises actions. La crainte de la puissance séculière n'est pas dans ce cas une crainte mondaine, mais une crainte servile ou initiale.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il est naturel que l'homme évite ce qui peut nuire à sa santé et à ses biens temporels, mais il est contraire à la raison naturelle qu'il s'éloigne de la justice en vue de ce double intérêt. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iii, cap. 4) qu'il y a des oeuvres mauvaises auxquelles aucune crainte ne doit nous faire consentir, parce c'est un plus grand mal de commettre ces fautes que de souffrir une peine quelle qu'elle soit.

(1) Saint Thomas suppose iri que la crainte do la perte des biens temporels nous porte à pécher mortellement ; dans ce cas, cette crainte est elle- même un péché mortel. Mais elle serait seulement un péché véniel, si elle nous portait seulement à pécher véniellement. Car alors on ne mettrait pas pour cela sa fin dans les choses mondaines  
(I) La crainte initiale redoute cependant plus l'offense que la peine.
(2) Cet article est une réfutation des hérétiques qui ont dit que l'on pouvait nier sa foi dans la persécution.


ARTICLE IV. — la crainte servile est-elle bonne (I)?


Objections: 1. Il semble que la crainte servile ne soit pas bonne. Car une chose dont l'usage est mauvais, est mauvaise elle-même. Or, l'usage de la crainte servile est mauvais; puisque, d'après la Genèse (Ex lib. sanct. Prosp. cap. 192, Rm 8), celui qui agit par crainte, quoiqu'il fasse une bonne chose, n'agit cependant pas bien. La crainte servile n'est donc pas bonne.

2. Ce qui vient radicalement du péché n'est pas bon. Or, la crainte servile vient radicalement du péché. Car sur ces paroles de Job (ni) : Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ? saint Grégoire dit (Mor. lib. iv, cap. 25): Quand on craint le châtiment attaché au péché et qu'on n'aime pas la présence de Dieu qu'on a perdue, la crainte naît de l'orgueil et non de l'humilité. Donc la crainte servile est mauvaise.

3. Comme l'amour mercenaire est opposé à l'amour de la charité, de même la crainte servile paraît contraire à la crainte chaste. Or, l'amour mercenaire est toujours mauvais. Donc aussi la crainte servile.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Esprit-Saint ne produit rien de mauvais. Or, la crainte servile vient de l'Esprit-Saint; car à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rm 8) : Non accepistis spiritum servitutis, etc., la glose dit : C'est le même esprit qui produit ces deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste. Donc la crainte servile n'est pas mauvaise.

CONCLUSION. — Quoique la servilité de la crainte soit mauvaise, cependant la crainte servile est bonne substantiellement.

Réponse Il faut répondre que la crainte servile considérée au point de vue de la servilité est mauvaise; car la servitude est contraire à la liberté. Par conséquent l'homme libre étant celui qui est maître de lui-même, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 2), l'esclave est celui qui n'agit pas de lui-même, mais qui est mû en quelque sorte par un principe extrinsèque. Or, quiconque fait une chose par amour, la fait pour ainsi dire de lui-même, parce que c'est sa propre inclination qui le porte à agir. C'est pourquoi il est contraire à l'essence de la servilité qu'on agisse par amour ; par conséquent la crainte servile, considérée comme telle, est contraire à la charité, et si la servilité était de l'essence de la crainte servile, il faudrait admettre que la crainte servile est absolument mauvaise. C'est ainsi que l'adultère est absolument mauvais, parce que ce qui le constitue et ce qui détermine son espèce est contraire à la charité. Mais la servilité n'appartient pas plus à l'espèce de la crainte servile que l'informité n'appartient à l'espèce de la foi informe. Car l'espèce d'une habitude ou d'un acte moral se tire de son objet. Or, l'objet de la crainte servile est la peine. Il peut se faire qu'on aime comme sa fin dernière, le bien particulier auquel cette peine est opposée et que par conséquent on craigne la peine, comme le plus grand mal qui puisse arriver (2) ; c'est ce qui a lieu dans celui qui n'a pas la charité. Ou bien il peut se faire qu'on aime le bien auquel la peine est opposée par rapport à Dieu (3) et qu'on fasse ainsi de Dieu sa fin. Alors on ne craint pas la peine comme un mal principal (1), et c'est dans cet état que se trouve celui qui a la charité. Car l'espèce de l'habitude n'est pas détruite, parce que son objet ou sa fin se rapporte à une fin ultérieure. C'est pourquoi la crainte servile est bonne dans sa substance, tandis que sa servilité est mauvaise (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole de saint Augustin doit s'entendre de celui qui agit avec la crainte servile, à laquelle la servilité est annexée, de telle sorte qu'il n'aime pas la justice, mais qu'il craint seulement le châtiment.

2. Il faut répondre au second, que la crainte servile ne vient pas substantiellement de l'orgueil; mais sa servilité naît de ce vice, en ce sens que l'homme ne veut pas soumettre sa volonté au joug de la justice par amour.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on appelle mercenaire l'amour de celui qui aime Dieu pour les biens temporels, ce qui est absolument contraire à la charité. C'est pourquoi l'amour mercenaire est toujours mauvais. Mais la crainte servile n'implique dans sa substance que la crainte du châtiment, soit qu'on craigne le châtiment comme le plus grand des maux, soit qu'on ne le craigne pas de la sorte (3).

tre sa fin dernière dans des biens particuliers, tels que la santé, les richesses ; et aussi parce que la peine du châtiment n'est pas le plus grand des maux, mais c'est le péché.

(3) Ainsi on peut aimer la santé, les richesses, par rapport à Dieu, parce que c'est un moyen de travailler pour lui et de le servir


ARTICLE V. — la crainte servile est-elle substantiellement la même que la crainte filiale (4)?


Objections: 1. Il semble que la crainte servile soit substantiellement la même que la crainte filiale. Car la crainte filiale paraît être à la crainte servile ce que la foi formée est à la foi informe. Par conséquent l'une est compatible avec le péché mortel, tandis que l'autre ne l'est pas. Or, la foi formée est substantiellement la même que la foi informe. Donc la crainte servile est substantiellement la même que la crainte filiale.

2. Les habitudes se diversifient d'après leurs objets. Or, l'objet de la crainte servile est le même que celui de la crainte filiale, puisque dans l'un et l'autre cas c'est Dieu qu'on craint. Donc la crainte servile est substantiellement la même que la crainte filiale.

3. Comme l'homme espère jouir de Dieu et obtenir de lui des bienfaits, de même il craint d'être séparé de Dieu et d'en être puni. Or, l'espérance par laquelle nous espérons jouir de, Dieu est la même que celle par laquelle nous espérons de lui des bienfaits, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 2). Par conséquent la crainte filiale par laquelle nous craignons d'être séparé de Dieu est aussi la même que la crainte servile par laquelle nous craignons d'en être puni.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Snp. primum can. Joan. Tract, ix) qu'il y a deux craintes, l'une servile et l'autre filiale ou chaste.

CONCLUSION. — Puisque la crainte servile redoute la peine, tandis que la crainte filiale redoute la faute, il est nécessaire que ces deux craintes soient spécifiquement distinctes.

Réponse Il faut répondre que l'objet propre de la crainte est le mal. Et comme les actes ainsi que les habitudes se distinguent d'après leurs objets, suivant ce que nous avons vu (I-II, quest. liv, art. 2), il est nécessaire que les craintes changent d'espèce, en raison de la diversité des maux. Or, la peine que la crainte servile redoute et la faute que redoute la crainte filiale sont deux maux d'espèce différente, comme on le voit d'après ce que nous avons dit fart. 2 huj. quaest.). D'où il est manifeste que la crainte servile et la crainte filiale ne sont pas substantiellement la même chose, mais qu'elles diffèrent d'espèce.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi formée et la foi informe ne diffèrent pas d'après leur objet, car par l'une et l'autre on croit à Dieu et on croit Dieu. Elles diffèrent seulement par quelque chose d'extrinsèque, c'est-à-dire par la charité qui accompagne l'une et qui n'accompagne pas l'autre. C'est pourquoi elles ne diffèrent pas substantiellement. Mais la crainte servile et la crainte filiale diffèrent d'après leurs objets, et par conséquent il n'y a pas de parité.

2. Il faut répondre au second, que la crainte servile et la crainte filiale ne se rapportent pas à Dieu de la même manière. En effet la crainte servile se rapporte à Dieu comme à l'auteur des peines, tandis que la crainte filiale se rapporte à Dieu, non comme au principe actif de la faute, mais plutôt comme au terme dont on craint d'être séparé par le péché. C'est pourquoi de l'identité de leur objet qui est Dieu ne résulte pas l'identité de leur espèce ; car les mouvements naturels qui se rapportent à un même terme sont eux-mêmes d'espèce différente. Ainsi le mouvement qui s'éloigne de la blancheur n'est pas spécifiquement le même que celui qui y tend.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance regarde Dieu comme le principe de la jouissance béatifique aussi bien que de tout autre bienfait. Mais il n'en est pas de même de la crainte (1), et c'est pour ce motif qu'il n'y a pas de parité.

(I) i On ne craint la peine que comme un mal relatif, et on n'est pas dans la disposition de commettre' la faute, si le châtiment n'existait pas; ce qui a lieu quand la servilité est annexée à la crainte.
(2) La servilité qui s'y adjoint est un accident qui en change même la nature, car dans ce cas la crainte servile se confond avec la crainte mondaine.
(5) Ces deux dernières conditions sont des accidents.
(í) Saint Faut distingue ces deux sortes de crainte, quand il dit (Hom. viii) : Non accepistis spiritum servitutis iterum in timore, sed spiritum filiorum.


ARTICLE VI. — la crainte servile demeure-t-elle en nous avec la charité (2)?


Objections: 1. Il semble que la crainte servile ne demeure pas en nous avec la charité. Car saint Augustin dit (Tract, ix su p. can. 4 Joan. ) : Quand la charité commence à habiter en nous, la crainte qui lui a préparé la place s'en va.

2. La charité de Dieu est répandue dans nos coeurs par V Esprit-Saint qui nous a été donné (Rm 5,5). Or, où est l’ Esprit du Seigneur là est la liberté, selon l'expression de l'Apôtre (2Co 3,47). Par conséquent puisque la liberté exclut la servitude, il semble que la crainte servile soit bannie par la charité qui survient.

3. La crainte servile provient de l'amour de soi en ce sens que la peine diminue le bien propre de celui qui l'endure. Or, l'amour de Dieu bannit l'amour de soi, car il porte l'homme à se mépriser lui-même, comme on le voit par le témoignage de saint Augustin qui dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. ult.) que l'amour de Dieu élève la cité de Dieu jusqu'au mépris d'elle- même. Il semble donc que quand la charité arrive elle détruit la crainte servile.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La crainte servile est un don de l'Esprit-Saint, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.). Or, les dons de l'Esprit-Saint ne sont pas détruits par l'arrivée de la charité en nous, puisque c'est par la charité que le Saint-Esprit habite dans notre âme. Donc quand la charité arrive la crainte servile n'est pas détruite.

CONCLUSION. — Quoique la crainte ne demeure pas en nous avec la charité à titre de crainte servile, cependant elle peut s'y trouver substantiellement avec elle.

Réponse Il faut répondre que la crainte servile est produite par l'amour de soi, parce qu'elle a pour objet la peine qui est un dommage causé à notre propre bien. Par conséquent la crainte de la peine peut subsister avec la charité, au même titre que l'amour de soi. Car c'est pour la même raison que l'homme désire son propre bien et qu'il craint d'en être privé. Or, l'amour de soi peut se rapporter à la charité de trois manières. 1° Il est contraire à la charité, quand on établit sa fin dans l'amour de son bien propre ; 2° il est compris dans la charité, quand l'homme s'aime à cause de Dieu et en Dieu-, 3° il est distinct de la charité, mais il ne lui est pas contraire ; par exemple, quand quelqu'un s'aime en vue de son bien propre, mais sans toutefois mettre sa fin dans cette sorte de bien (1). C'est ainsi qu'on peut aimer le prochain d'un amour spécial, indépendamment de l'amour de la charité qui repose sur Dieu, comme quand on aime le prochain pour les services qu'il nous a rendus, pour cause de parenté ou pour tout autre motif humain qu'on peut néanmoins rapporter à la charité (2). — Ainsi la crainte du châtiment est donc renfermée d'une manière dans la charité. Car la séparation de Dieu est une peine que la charité redoute le plus; c'est ce qui constitue la crainte chaste ou filiale. Dans un autre sens la crainte est contraire à la charité, quand on redoute la peine contraire à son bien naturel, comme le mal principal (3) contraire au bien que l'on aime comme sa fin. De cette manière la crainte de la peine n'existe pas avec la charité. En troisième lieu la crainte de la peine se distingue substantiellement de la crainte chaste; parce que l'homme craint le châtiment, non parce qu'il le sépare de Dieu, mais parce qu'il nuit à son propre bien, sans que pour cela il établisse sa fin dans ce bien propre et que par conséquent il considère le mal de la peine comme le plus grand des maux (4). Cette crainte de la peine peut exister avec la charité, mais on ne lui donne le nom de crainte de servilité que quand on redoute la peine comme le plus grand des maux, ainsi que nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest. ad 4 arg. et ult. 4). C'est pourquoi la crainte de servilité ne subsiste pas avec la charité, mais la substance de cette crainte peut subsister avec cette vertu au même titre que l'amour de soi peut y subsister lui-même.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la crainte en tant que servile. — C'est aussi sur elle que portent les autres objections.

(f) La crainte servite le considère comme l'auteur du mal de la peine dont il châtie les coupables, mais la crainte filiale ne le considère pas comme l'auteur du mal du péché. Au contraire elle craint le péché, parce qu'il nous sépare de lui.
(2) Cette question se résout d'après les principes établis précédemment (art. 4).



II-II (Drioux 1852) Qu.18 a.4