II-II (Drioux 1852) Qu.26 a.6

ARTICLE VII. — devons-nous aimer nos propres parents plus que ceux qui

sont meilleurs qu'eux ?

Objections: 1. Il semble que nous devions aimer les hommes vertueux plus que nos parents. Car il semble qu'on doive aimer ce qui ne doit être haï d'aucune manière plus que ce que l'on doit haïr sous quelque rapport; comme une chose est plus blanche quand elle n'est pas mêlée de noir. Or, nous devons haïr nos parents sous certain rapport, selon cette parole de l'Evangile (Lc 12,25) : Si quelqu'un vient à moi et qu'il ne haïsse pas son père, etc., tandis qu'on ne doit haïr les hommes de bien d'aucune manière. Il semble donc qu'on doive aimer ceux qui sont vertueux plus que ses propres parents.

2. C'est principalement par la charité que l'homme devient semblable à Dieu. Or, ce sont ceux qui sont vertueux que Dieu aime le plus. Donc l'homme doit aussi par la charité aimer ceux qui sont vertueux plus que ses parents.

3. Dans toute espèce d'amitié on doit aimer davantage ce qui appartient le plus à l'objet sur lequel l'amitié est fondée. Car nous aimons davantage d'une amitié naturelle ceux qui nous sont le plus étroitement unis par les liens de la nature, tels que les parents ou les enfants. Or, l'amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude à laquelle les gens vertueux appartiennent plus que nos parents. Donc nous devons aimer par charité ceux qui sont vertueux plus que nos parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1Tm 5,8) : Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et surtout de ses domestiques, il a apostasie la foi, et il est pire qu'un infidèle. Or, l'affection intérieure de la charité doit répondre à l'affection extérieure; par conséquent on doit avoir plus de charité pour ses parents que pour ceux qui sont meilleurs qu'eux.

CONCLUSION. — Tout en respectant la justice de Dieu, nous devons aimer par charité nos parents plus que ceux qui sont meilleurs qu'eux.

Réponse Il faut répondre que tout acte doit être proportionné à son objet et à l'agent qui le produit. Il tire de l'objet son espèce, et de la vertu de l'agent son degré d'intensité. Ainsi le mouvement tire son espèce du terme auquel il se rapporte, mais sa rapidité provient des dispositions du mobile et de la vertu du moteur. De même l'amour tire son espèce de son objet, mais son intensité provient du sujet qui aime. Or, l'objet de l'amour de la charité, c'est Dieu, tandis que l'homme est le sujet qui aime. La diversité de l'amour qui est selon la charité, quant à l'espèce, doit donc se considérer dans le prochain par rapport à Dieu, de telle sorte que nous souhaitions par charité le plus grand bien à celui qui est le plus rapproché de Dieu. Car quoique le bien, c'est-à-dire la béatitude éternelle que la charité veut à tous les hommes, soit une en elle-même, néanmoins elle a divers degrés selon les différentes manières dont on y participe (1). Et il appartient à la charité de vouloir que la justice de Dieu soit observée, et que d'après cette justice les plus vertueux participent plus parfaitement à la béatitude. Ce sentiment constitue une espèce particulière d'amour ; car il y a différentes espèces de dilection selon les divers biens que nous souhaitons à ceux que nous aimons. — Mais l'intensité de l'amour doit se considérer par rapport au sujet qui aime. En ce sens l'homme aime plus vivement ses parents que ceux qui sont plus vertueux et plus parfaits. Toutefois il y a ici deux sortes de différence à observer : la première c'est que ceux qui sont nos proches par les liens du sang ne peuvent pas détruire cette liaison, parce qu'elle les rend ce qu'ils sont; tandis que la vertu qui l'ait qu'on s'approche de Dieu est mobile; elle peut augmenter ou diminuer, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 10 et 11), et on peut par conséquent s'approcher de Dieu ou s'en éloigner. C'est pourquoi je puis vouloir par charité que mon parent soit meilleur qu'un autre et qu'il puisse ainsi parvenir au degré de béatitude le plus élevé. — Il y a aussi un autre motif pour lequel nous avons plus d'amour pour ceux qui nous sont le plus étroitement unis; c'est que nous les aimons d'un plus grand nombre de manières. Car pour ceux qui nous sont unis nous n'avons pas seulement de l'amitié, nous avons encore d'autres affections en raison des liens qui les attachent à nous. Or, le bien sur lequel toute autre amitié honnête est fondée, se rapportant comme à sa fin au bien sur lequel repose la charité, il s'ensuit que la charité commande à l'acte de toutes les autres amitiés, quelles qu'elles soient ; comme l'art qui se rapporte à la fin commande à l'art qui se rapporte aux moyens, d'après Aristote ( Met. lib. i, cap. 5, et Eth. lib. i, cap. 1). Ainsi l'amour que nous avons pour quelqu'un, parce qu'il est notre parent ou notre ami, ou notre concitoyen, ou pour tout autre motif licite, est susceptible d'être rapporté à la charité, comme à sa fin, et peut être commandé par elle. Par conséquent nous aimons davantage nos parents de plusieurs manières, soit par les actes que la charité produit, soit par ceux qu'elle commande.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il ne nous est pas ordonné de haïr nos parents, parce qu'ils sont nos parents, mais seulement en tant qu'ils nous empêchent de servir Dieu. Dans ce cas, ce ne sont plus des parents, mais des ennemis, selon ces paroles du prophète ( Mich. Mi 7,6) : Les ennemis de l'homme, ce sont les personnes de sa maison.

2. Il faut répondre au second, que la charité rend l'homme semblable à Dieu proportionnellement, c'est-à-dire que l'homme est à l'égard de ce qui lui est propre ce que Dieu est par rapport à ce qui lui appartient. Car il y a des choses que nous pouvons vouloir par charité, parce qu'elles nous conviennent (1), mais que Dieu ne veut pas, parce qu'il ne lui convient pas de les vouloir, comme nous l'avons dit (la 2% quest. xix, art. 10) en traitant de la bonté de la volonté.

3. Il faut répondre au troisième, que la charité produit son acte d'amour non- seulement en raison de l'objet aimé, mais encore en raison du sujet qui l'aime, comme nous l'avons dit (in corp. art.). D'où il résulte que nous aimons davantage celui qui nous est le plus étroitement uni.

(I) Ainsi nous souhaitons à ceux qui sont vertueux un plus grand bien objectivement qu' ceux qui nous sont unis par le sang, mais qui n'ont pas la même vertu.

 

ARTICLE VIII. — devons-nous aimer davantage celui qui nous est le plus \Bétroitement uni par les liens du sang ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer davantage celui qui nous est plus étroitement uni par les liens du sang. L'Ecriture dit (Pr 18,21) : L'homme dont la société est agréable sera plus aimé qu'un frère. Et Valère Maxime dit (lib. iv, cap. 7) que le lien de l'amitié est très-fort, et qu'il ne le cède en rien à la puissance du sang. Car il est plus ferme et plus éprouvé quo celui que le hasard de la naissance a produit, puisque c'est la volonté même qui, sans contrainte et d'après le jugement le plus solide, l'a contracté. Donc nous ne devons pas aimer plus que les autres ceux qui nous sont unis par le sang.

2. Saint Ambroise dit fDe offic. lib. i, cap. 7) : Je n'aime pas moins ceux que j'ai engendrés dans l'Evangile que s'ils étaient mes propres enfants; car la nature n'aime pas plus vivement que la grâce. Nous devons certainement aimer plus ceux avec lesquels nous pensons être éternellement que ceux qui doivent être avec nous seulement sur cette terre. Donc nous ne devons pas aimer nos parents plus que ceux qui nous sont unis par d'autres liens.

3. La preuve de l'amour, ce sont les oeuvres, comme le dit saint Grégoire ( Hom. xxx in ev.). Or, il y a des personnes pour lesquelles nous devons faire, sous le rapport des oeuvres, plus que pour nos parents. Ainsi, à l'armée, le soldat doit obéir à son général mieux qu'à son père. Donc ce ne sont pas nos parents que nous devons aimer le plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il nous est tout particulièrement ordonné dans le Décalogue d'honorer nos parents, comme on le voit (Ex. xx). Donc nous devons aimer plus spécialement ceux qui nous sont unis par le sang.

CONCLUSION. — Nous devons aimer avec plus de charité ceux qui nous sont le plus étroitement unis par les liens du sang.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), nous devons aimer avec plus de charité ceux qui nous sont le plus étroitement unis, soit parce qu'on les aime plus vivement, soit parce qu'on les aime pour un plus grand nombre de raisons. Or, l'intensité de l'amour résulte de l'union de l'objet aimé avec le sujet qui l'aime. C'est pourquoi l'amour des divers objets doit se mesurer d'après la nature diverse de leur union avec le sujet qui les aime, de telle sorte qu'on aime davantage chaque individu en ce qui regarde l'union d'après laquelle on l'aime. — De plus, nous aurons à comparer un amour à un autre amour, selon le rapport qu'il y a d'une union à une autre union. — Ainsi il faut donc dire que l'amitié des parents est fondée sur l'union de la nature et du sang; l'amitié des concitoyens, sur la participation commune aux choses civiles ; et l'amitié des soldats, sur ce qu'il y a de commun dans la guerre. C'est pourquoi, pour les choses qui concernent la nature, nous devons aimer davantage nos parents ; pour celles qui regardent les intérêts de l'Etat, nous devons aimer davantage nos concitoyens, et pour les choses militaires, le soldat doit aimer surtout ses chefs. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. ix, cap. 2) qu'il faut attribuer à chacun ce qui lui est propre et ce qui lui convient. C'est ainsi qu'agissent ceux qui invitent leurs parents à leurs noces. Il semble encore que l'on soit obligé par-dessus tout à les nourrir et à les honorer. Il en est de même du reste.— Si nous comparons une union à une autre, il est constant que l'union naturelle qui vient du sang est la première(1) et la plus impérissable, parce qu'elle se rapporte à la substance de l'être; tandis que les autres unions sont accidentelles et peuvent cesser. C'est pourquoi l'amitié des parents est la plus ferme ; mais les autres amitiés peuvent l'emporter sur elles, chacune pour ce qui lui est propre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amitié que nous contractons librement avec nos amis pour les choses qui tombent sous notre libre arbitre par exemple pour les choses que nous avons à faire, l'emporte sur l'amour que nous avons pour nos parents, en ce sens que pour nos affaires nous nous entendons mieux avec eux. Mais l'amitié des parents est plus stable parce qu'elle est plus naturelle, et elle l'emporte en ce qui regarde la nature. c'est pourquoi nous sommes tenus de leur procurer le nécessaire plutôt qu'à d'autres.

2. Il faut répondre au second, que saint Ambroise parle de l'amour par rapport aux bienfaits qui appartiennent à la communication de la grâce, c'est- à-dire de l'instruction morale. Car, sous ce rapport, l'homme doit avoir plus de soin des enfants spirituels qu'il a engendrés par l'esprit que de ses enfants selon la chair, auxquels il doit surtout procurer les moyens de sustenter leur vie corporelle.

3. Il faut répondre au troisième, que de ce que dans la guerre on obéit au général de l'armée plus qu'à son père, il ne s'ensuit pas qu'on aime moins son père, absolument parlant, mais qu'on l'aime moins relativement aux affaires de la guerre.

(I) Il n'est pas nécessaire que notre volonté soit toujours d'accord matériellement avec la bonté de Dieu. Ainsi nous pouvons vouloir la conversion d'un pécheur, et Dieu ne pas la vouloir. Il suffit qu'elle soit d'accord avec la sienne formellement., c'est-à-dire que nous nous y soumettions une fois qu'elle nous est connue (Vov. tom. H, p. S-18, note).
(D Dans la pratique, il résulte que dans le cas de nécessité on doit secourir ses parents, ses enfants, ses frères, de préférence à toutes les personnes dont on a reçu quelque bienfait.


ARTICLE IX.— l'homme doit-il aimer par charité son fils plus que son père?


Objections: 1. Il semble que l'homme doive aimer par charité son fils plus que son père. Car nous devons aimer le plus celui auquel nous devons faire le plus de bien. Or, on doit faire plus de bien à ses enfants qu'à ses parents. Car l'Apôtre dit (2Co 12,14) : Les fils ne doivent pas thésauriser pour leurs parents, mais les parents doivent thésauriser pour leurs enfants. Donc on doit aimer ses enfants plus que ses parents.

2. La grâce perfectionne la nature. Or, les parents aiment naturellement leurs enfants plus qu'ils n'en sont aimés, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 12). Nous devons donc aimer nos enfants plus que nos parents.

3. Par la charité, l'affection de l'homme devient conforme à celle de Dieu. Or, Dieu aime plus ses enfants qu'il n'en est aimé. Donc nous devons aussi aimer nos enfants plus que nos parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise (Glos. or d. sup. illud. Cant. Ct 2, Ordinavit me charitatem, et Origène hom. m in ) disent : On doit aimer Dieu d'abord, ensuite ses parents, puis ses enfants, et enlin ses domestiques.

CONCLUSION. — Quoique, par rapport à l'objet aimé, on doive aimer ses parents plus que ses enfants, parce qu'ils sont meilleurs et qu'ils ressemblent à Dieu davantage, néanmoins, par rapport au sujet qui aime, nous devons aimer nos enfants par charité plus que nos parents.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 ad 1 et art. 7), le degré de l'amour peut s'apprécier à deux points de vue : 1° Par rapport à l'objet. Sous ce rapport, on doit aimer davantage ce qui est le meilleur et ce qui ressemble le plus à Dieu. Ainsi on doit aimer son père plus que son fils, parce que nous aimons le père comme principe, et qu'à ce point de vue il a la nature d'un bien supérieur et qu'il ressemble à Dieu davantage. 2° On considère le degré de l'amour par rapport au sujet qui aime ; en ce sens on aime davantage l'être avec lequel on est le plus uni. Sous ce rapport, le fils doit être aimé plus que le père, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 12): 1° Parce que les parents aiment leurs enfants, comme une partie d'eux- mêmes, tandis que le père n'est pas une chose qui appartienne au fils. C'est pourquoi l'amour que le père a pour son fils ressemble davantage à l'amour qu'il a pour lui-même. 2° Parce que les parents connaissent mieux quels sont leurs enfants qu'ils ne connaissent leur père. 3° Parce que l'enfant est plus près à l'égard de son père, puisqu'il est une partie de lui-même, que le père à l'égard de son fds, dont il est seulement le principe. 4° Parce que les parents ont aimé plus longtemps. Car le père commence à aimer son fils immédiatement, tandis que le fils ne commence à aimer son père qu'après un certain laps de temps. Or, plus l'amour a de durée et plus il est fort, suivant cette parole de l'Ecriture (Qo 9,14) : N'abandonnez pas un ancien ami, car vous n'en trouveriez pas un qui lui ressemble.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit au principe soumission, respect et honneur ; mais proportionnellement le principe doit agir sur l'effet et pourvoir aux choses dont il a besoin. C'est pour ce motif que les enfants doivent spécialement honorer leurs parents, et ceux-ci pourvoir surtout aux besoins de leurs enfants.

2. Il faut répondre au second, que le père aime naturellement davantage son fils en raison de ce qu'il est uni plus étroitement à lui ; mais le fils aime naturellement davantage son père, parce qu'il est un bien d'un ordre plus élevé (1).

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 32) : Dieu nous aime pour notre avantage et pour sa gloire. C'est pourquoi le père étant notre principe, comme Dieu lui-même, c'est au père qu'il appartient, à proprement parler, d'être honoré par ses enfants ; tandis qu'il appartient au fils que ses parents lui procurent les choses qui lui sont nécessaires. Cependant, dans le cas de nécessité, le fils est obligé de venir en aide à ses parents, en raison des bienfaits qu'il en a reçus.

ARTICLE X. — l'homme doit-il aimer sa mère plus que son père?


Objections: 1. Il semble que l'homme doive aimer sa mère plus que son père. Car, comme le dit Aristote (De gener. anim. lib. ii, cap. 4), dans la génération, c'est la femme qui produit le corps. Or, l'homme ne doit pas l'âme à son père, mais elle est créée par Dieu, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xc, art. 2, et quest. cxvm, art. 2). Donc l'homme doit à sa mère plus qu'à son père, et par conséquent il doit l'aimer davantage.

2. On doit aimer davantage celui qui aime le plus. Or, la mère aime plus ses enfants que le père ; car Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 7) que ce sont les mères qui aiment le plus les enfants, parce que leur enfantement est plus pénible et qu'elles savent mieux qu'ils sont leurs enfants que les pères. Donc on doit aimer sa mère plus que son père.

3. On doit une affection plus vive à celui qui a eu pour nous le plus de peine, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 16,6): Saluez Marie, quia beaucoup travaillé pour vous. Or, la mère a plus de peine pour engendrer et élever les enfants que le père. D'où il est dit (Qo 7,29) : N'oubliez pas le gémissement de votre mère. Donc l'homme doit aimer sa mère plus que son père.

En sens contraire Mais c'est 1e contraire. Saint Jérôme dit (Sup. Ezech. cap. xliv) qu'après Dieu, le Père de tous, celui qu'on doit aimer le plus, c'est son père, et ensuite sa mère.

CONCLUSION. — On doit aimer par lui-même son père plus que sa mère, puisqu'il est le principe actif de la génération, tandis que la mère en est le principe passif.

Réponse Il faut répondre que quand il s'agit de comparaison, on considère les choses en elles-mêmes. Ainsi, quand on demande si l'on doit aimer son père plus que sa mère, il s'agit du père considéré en lui-même et de la mère considérée de la même manière. Car, dans toutes ces choses que l'on compare, il peut y avoir à l'égard de la vertu et de la malice une si grande distance que l'amitié en soit détruite ou affaiblie (1), comme le dit Aristote (Eth lib viii cap* c'est pourquoi, comme le dit saint Ambroise (Deoffic. lib i cap 7),'0,1 dolt Préférer bons domestiques à de mauvais enfants. Mais absolument parlant, on doit aimer son père plus que sa mère. Car on aime son père et sa mère comme les principes de son existence naturelle. Or le père est un principe d'un ordre supérieur à la mère, parce que le père est le principe actif, tandis que la mère est le principe passif et matériel. c'est pourquoi, absolument parlant, on doit aimer le père davantage.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, dans la génération de l'homme, c'est la mère qui donne la matière informe du corps -, tandis que le corps est formé par la vertu formelle qui réside dans le sang du père. Quoique cette vertu ne puisse pas créer l'âme raisonnable, néanmoins elle dispose la matière corporelle à recevoir cette forme.

2. Il faut répondre au second, que ceci se rapporte à un autre genre d'amour. Car l'espèce d'amitié par laquelle nous aimons celui qui aime diffère de celle par laquelle nous aimons celui qui engendre. Or, nous parlons ici de l'amitié qu'on doit au père et à la mère sous le rapport de la génération.

3. Il faut répondre au troisième, que la supériorité du principe dans le père l'emporte sur l'excès de peine que la mère a éprouvé dans la génération, parce que dans l'objet de l'amour on considère absolument la raison du bien plutôt que la raison de la difficulté ou de la peine (2).

(1) Le père est cause et le fils effet ; l'obligation de l'effet à la cause étant plus étroite que celle de la cause à l'effet, dans le cas de nécessité, absolument parlant, le père doit être préféré au fils.
(1) Il peut se faire que la mère soit vertueuse et que le père, au contraire, soit très-vicieux. Dans ce cas les circonstances changent absolument la question, et ce n'est pas à ce point de vue qu'on l'envisage ici.
(2) Les peines que se donne la mère sont des circonstances accidentelles que l'on ne considère point ici. Cette réponse est d'ailleurs tirée des commentaires de Cajétan ; car elle manque dans toutes les éditions, à l'exception de celle de Padoue.



ARTICLE XI. — L’homme doit-il aimer son épouse plus que son père et sa mère (3)?


Objections: 1. Il semble que l'homme doive aimer son épouse plus que son père et sa mère. Car personne n'abandonne une chose, sinon pour s'attacher à une autre qu'il aime davantage. Or, il est dit (Gn 2,24) que l'homme abandonnera son père et sa mère pour son épouse. Donc l'homme doit aimer son épouse plus que son père et sa mère.

2. L'Apôtre dit (Ep 5) que les hommes doivent aimer leurs épouses comme eux-mêmes. Or, l'homme doit s'aimer lui-même plus que ses parents. Donc il doit aimer son épouse plus que ses parents.

3. Là où il y a plusieurs motifs d'amour, il doit y avoir une dilection plus grande. Or, dans l'amitié qui se rapporte à une épouse, il y a plusieurs motifs d'amour. Car Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 12) que, dans cette amitié, il peut y avoir l'utile et l'agréable, et qu'elle peut être fondée sur la vertu si les époux sont vertueux. On doit donc avoir plus d'amour pour son épouse que pour ses parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'homme doit aimer son épouse comme sa chair, selon l'expression de saint Paul (Ep 5). Or, l'homme doit aimer son corps moins que son prochain, comme nous l'avons dit (art. 5), et parmi le prochain nous devons principalement aimer nos parents. Donc on doit aimer ses parents plus que son épouse.

CONCLUSION. — Quoique l'homme doive aimer par charité son épouse avec plus d'ardeur, parce qu'elle lui est plus étroitement unie, néanmoins il doit par charité plus de respect à ses parents.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 9), on peut considérer le degré de l'amour selon la nature du bien et selon son union avec le sujet qui l'aime (1). — Selon la nature du bien qui est l'objet de l'amour, on doit aimer ses parents plus que son épouse, parce qu'on les aime comme le principe de son existence et comme un bien plus excellent. — Mais, selon la nature de l'union, on doit aimer davantage son épouse, parce que l'épouse est unie à l'homme, de telle sorte qu'elle ne forme avec lui qu'une seule chair, selon ces paroles de l'Evangile (Mt 19,6) : Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. C'est pourquoi on aime son épouse avec plus d'ardeur, mais on doit avoir plus de respect pour ses parents.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on n'abandonne pas, sous tous les rapports, son père et sa mère pour sa femme. Car, dans certaines circonstances, l'homme doit aider ses parents (2) plus que son épouse ; mais, par rapport à l'union charnelle et à la cohabitation, l'homme s'attache à son épouse, après avoir abandonné tous ses parents.

2. Il faut répondre au second, que ces paroles de l'Apôtre ne signifient pas que l'homme doive aimer son épouse autant que lui-même, mais que l'amour qu'il a pour lui-même est la raison de l'amour qu'il a pour l'épouse qui lui est unie.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'amitié que l'on a pour son père on trouve beaucoup de raisons de l'aimer, et sous un rapport elles l'emportent sur la raison d'amour que l'on a pour une épouse (3), en ce sens qu'il s'agit d'un bien supérieur, quoique la raison en faveur de l'épouse l'emporte sous le rapport de l'union.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce passage ne doit pas s'entendre comme si le mot comme impliquait égalité ; il ne signifie ici que la raison de l'amour. Car l'homme aime principalement son épouse sous le rapport de l'union charnelle (4).

 (3) Les théologiens font remarquer qu’il n'y a pas péché grave à changer l'ordre déterminé dans ces trois derniers articles, parce que la différence qu'il doit y avoir entre ces diverses espèces d'amour n'est pas très-notable.
(1) C'est-à-dire objectivement et subjectivement: c'est la même distinction que les distinctions précédentes.
(2) Ainsi, dans le cas de nécessité, il doit secourir ses parents plutôt que sa femme.
(3) Il y a moins de motifs qui engagent 1’homme à aimer sa femme.
(4) Cette union en fait une partie de lui-même et elle est la cause de l'amour qu'il a pour elle. II en résulte de l'analogie entre cet amour et celui qu il a pour lui-même, mais cela ne prouve pas qu'il soit égal ou identique.





ARTICLE XII. — l'homme doit-il aimer son bienfaiteur plus que celui à qui il accorde ses bienfaits (5) ?


Objections: 1. Il semble que l'homme doive aimer son bienfaiteur plus que celui à qui il accorde ses bienfaits. Car saint Augustin dit (Lib. de catech. rudibus, cap. 4 ) : Rien ne nous excite plus à aimer que de nous voir aimés les premiers. Car il y a une dureté excessive à ne pas vouloir répondre à l'amour qu'on nous témoigne, quoiqu'on n'ait pas voulu faire les premières avances. Or, nos bienfaiteurs nous préviennent par le bienfait de la charité. Donc ce sont eux que nous devons aimer le plus.

2. On doit aimer d'autant plus un être qu'on pèche plus grièvement, si on ne l'aime pas ou si l'on agit contre lui. Or, celui qui n'aime pas son bienfaiteur ou qui agit contre lui pèche plus grièvement que s'il cessait d'aimer celui à qui il a fait jusqu'alors du bien. Nous devons donc aimer nos bienfaiteurs plus que ceux auxquels nous faisons du bien.

3. Parmi les êtres que nous devons le plus aimer, c'est Dieu d'abord et ensuite notre père, selon la remarque de saint Jérôme (Sup. Ezech. cap. 44). Or, ce sont nos plus grands bienfaiteurs. Donc on doit aimer surtout son bienfaiteur.            . ...

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 1) : Les bienfaiteurs paraissent aimer ceux qui sont l'objet de leurs bienfaits plus que ceux-ci ne les aiment.

CONCLUSION. — Le bienfaiteur doit être aimé plus que celui qui reçoit le bienfait, sous un rapport, et moins sous un autre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 9 et 11 ), on aime une chose plus qu'une autre de deux manières : 1° parce qu'elle est meilleure; 2° parce qu'on est plus étroitement uni avec elle. Sous le premier rapport, c'est le bienfaiteur qu'on doit aimer le plus, parce que, par là même qu'il est le principe du bienfait reçu, il est supérieur en bonté à celui qui le reçoit, comme nous l'avons dit à propos du père (art. 9). Sous le second rapport, on aime davantage ceux qui reçoivent les bienfaits, et pour quatre raisons que donne Aristote (Eth. lib. ix, cap. 7) : 1° Parce que celui qui reçoit le bienfait est en quelque sorte l'oeuvre du bienfaiteur. C'est ce qui lait qu'on a coutume de dire en parlant de lui : Voilà sa créature. Or, il est naturel à chacun d'aimer son oeuvre : c'est ainsi que nous voyons les poètes aimer leurs poésies. Il en est de la sorte parce que chacun aime son être, sa vie et ce qu'il y a de plus éclatant dans ses actions. 2° Parce que chacun aime naturellement l'objet dans lequel il voit son bien. A la vérité, le bienfaiteur possède un certain bien dans celui qui est l'objet de son bienfait, et réciproquement ; mais le bienfaiteur voit dans celui qui a été l'objet de son bienfait un bien qui est honorable, tandis que celui-ci voit dans son bienfaiteur un bien qui est utile. Or, on trouve plus de plaisir à considérer le bien honnête que le bien utile, soit parce qu'il a plus de durée, — car l'utilité passe rapidement, et un souvenir n'est pas aussi agréable qu'une chose présente,— soit parce que nous aimons mieux à repasser dans notre esprit les biens honnêtes ou glorieux que les services qui nous ont été rendus parles autres. 3° Parce que c'est à celui qui aime qu'il appartient d'agir; car il veut et il fait du bien à celui qu'il aime, tandis qu'il appartient à celui qui est aimé de recevoir le bien qu'on lui fait. C'est pourquoi l'amour est plus ardent dans le premier, et par conséquent c'est le bienfaiteur qui aime davantage. 4° Parce qu'il est plus difficile de faire du bien que d'en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui nous coûte de la peine, tandis que nous méprisons en quelque sorte ce qu'il nous est plus facile d'obtenir.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que c'est au bienfaiteur à exciter celui qui a reçu de lui un bienfait à l'aimer, tandis que le bienfaiteur aime celui qui a reçu de lui un bienfait, sans que celui-ci l'y excite, mais de son propre mouvement. Or, ce qui existe par soi l'emporte sur ce qui existe par un autre.

2. Il faut répondre au second, que l'amour de celui qui a reçu un bienfait est à l'égard du bienfaiteur une dette ; c'est pourquoi le sentiment contraire est un péché (1). Mais l'amour du bienfaiteur pour son protégé est plus spontané, et c'est pour ce motif qu'il a plus d'activité.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu nous aime plus que nous ne l'aimons, et les parents aiment leurs enfants plus qu'ils n'en sont aimés. — Il n'est cependant pas nécessaire que nous aimions ceux auxquels nous faisons du bien plus que tous nos bienfaiteurs. Car nous préférons les bienfaiteurs (2) dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, c'est-à-dire Dieu et nos parents à tous ceux auxquels nous rendons des services moindres.

 (3) Cet article n'est que le commentaire d'un passage de la Morale d'Aristote (Eth. lib. ix. cap. 7).
(1) C'est de l'ingratitude.
(2) Cette préférence est un devoir.



ARTICLE XIII. —l'ordre de la charité subsiste-t-il dans le ciel?


Objections: 1. Il semble que l'ordre de la charité ne subsiste pas dans le ciel. Car saint Augustin dit (De ver. religione, cap. 48): La charité parfaite consiste à aimer beaucoup les biens les plus excellents et à aimer moins ceux qui ont moins d'importance. Or, dans le ciel la charité sera parfaite. Par conséquent on aimera ceux qui seront les meilleurs plus que soi-même ou que ses parents.

2. On aime davantage celui auquel on veut le plus de bien. Or, celui qui est dans le ciel veut le plus de bien à celui qui est le plus vertueux, autrement sa volonté ne serait pas en tout conforme à la volonté de Dieu. Or, dans le ciel celui qui possède le plus de bien est le meilleur. Donc dans le ciel on aime davantage celui qui est le meilleur et par conséquent on aime les autres plus que soi-même, les étrangers plus que ses proches.

3. Dieu sera dans le ciel la raison totale et exclusive de l'amour. Car alors on verra l'accomplissement de ces paroles (1Co 15,28) : C'est que Dieu soit tout en tous. Donc celui qu'on aime le plus, c'est celui qui est le plus près de Dieu, et par conséquent on aimera celui qui est le meilleur plus que soi-même ; l'étranger plus que les personnes avec lesquelles on est uni.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La nature n'est pas détruite, mais perfectionnée parla gloire. Or, l'ordre de la charité tel que nous l'avons exposé (art. 2, 3 et 4) procède de la nature elle-même. Et comme on s'aime naturellement plus que les autres choses, il s'ensuit que cet ordre subsistera dans le ciel.

CONCLUSION. — L'ordre de la charité par lequel on doit aimer Dieu par-dessus toutes choses subsistera nécessairement dans le ciel ; cependant les bienheureux aimeront ceux qui sont meilleurs qu'eux plus qu'eux-mêmes par rapport au bien qu'ils leur souhaiteront, mais par rapport au sujet qui aime, ils s'aimeront plus vivement que leur prochain.

Réponse Il faut répondre qu'il est nécessaire que l'ordre de la charité subsiste dans le ciel par rapport à l'amour qu'on doit avoir pour Dieu par-dessus toutes choses. Car alors cet amour existera d'une manière absolue quand l'homme jouira de Dieu parfaitement. Mais relativement à l'ordre qu'on établit de soi aux autres, il semble qu'on doive faire une distinction ; parce que, comme nous l'avons dit (art. 7 et 9), on peut distinguer le degré de l'amour, soit d'après la différence du bien qu'on souhaite à un autre, soit d'après l'intensité même de l'amour. Dans le premier sens on aimera les meilleurs plus que soi-même, mais on aimera moins ceux qui sont moins bons. Car tous les bienheureux voudront que chacun possède ce qui lui est dû selon la justice divine, parce que leur volonté se trouvera parfaitement conforme à la volonté de Dieu. Ce ne sera plus le temps de mériter une plus grande récompense, comme on le fait maintenant que l'homme peut encore désirer atteindre la vertu et la gloire de celui qui est au-dessus de lui; mais alors la volonté de chacun devra s'arrêter au point que la justice divine aura déterminé. — Au contraire dans le second sens on s'aimera soi- même plus que ceux qui sont plus parfaits; parce que l'intensité de l'acte d'amour provient du sujet qui aime (1), comme nous l'avons dit (art. 7 et 9). D'ailleurs le don de la charité est accordé par Dieu à chacun ; premièrement pour qu'il élève son âme vers lui (2), ce qui appartient à l'amour de soi- même; secondairement pour qu'il veuille que les autres s'y rapportent ou qu'il travaille à les y disposer à sa manière. — Quant à l'ordre à observer entre nos semblables, absolument parlant, nous aimerons plus d'un amour de charité celui qui est le meilleur. Car la vie bienheureuse consiste tout entière dans le rapport de l’âme à Dieu- par conséquent l'ordre d'amour à l'égard des bienheureux sera parfaitement observé par rapport à Dieu, si l'on aime davantage et si l'on considère comme le plus près de soi celui qui est le plus près de Dieu. Car alors on cessera de pourvoir aux besoins des autres comme on est obligé de le faire ici-bas ; on n'aura plus ce soin qui force chacun de nous à pourvoir à celui qui lui est attaché par quelques liens plus qu'à un étranger et qui est cause qu'en cette vie l'homme aime davantage par le seul attrait de la charité celui qui lui est uni et en faveur duquel il doit exercer le plus de bonnes oeuvres. Toutefois il arrivera dans le ciel que nous aimerons davantage celui qui nous est uni d'un plus grand nombre de manières (1). Car les bienheureux ne cesseront pas d'être sensibles à tout motif honnête d'amour; cependant la raison d'amour qui résulte de la proximité de Dieu l'emporte incomparablement sur toutes ces raisons secondaires.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison est vraie par rapport à ceux qui nous sont unis; mais par rapport à soi-même il faut qu'on s'aime plus que les autres, et cela d'autant plus que la charité est plus parfaite ; parce que la perfection de la charité élève l'homme parfaitement vers Dieu, ce qui appartient à l'amour de soi-même, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur l'ordre d'amour considéré selon le degré de bien qu'on veut à celui qu'on aime.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu sera pour chacun la raison totale de l'amour, parce qu'il est le bien total et exclusif de l'homme. Car en supposant par impossible que Dieu ne soit pas le bien de l'homme, il n'y aurait pas de raison pour lui de l'aimer. C'est pourquoi dans l'ordre d'amour, il faut qu'après Dieu l'homme s'aime surtout lui-même.

(I) Et on s'aime naturellement plus que tout autre.
(2) Par la charité nous sommes donc plus étroitement unis à nous-mêmes qu'au prochain.
(1) On peut admettre que les raisons particulières d'affection que nous avons pour nos parents, nos amis, existeront encore, puisque ces raisons m,ut louables et bonnes en elles-mêmes, mais en tout cas elles ne joueront qu'un rôle secondaire relativement à la raison d'amour qui résultera de la proximité de Dieu et de sou union avec lui.




II-II (Drioux 1852) Qu.26 a.6