II-II (Drioux 1852) Qu.27 a.8

ARTICLE VIII. — est-il plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer dieu (5)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu. Car ce que l'Apôtre a choisi de préférence paraît être ce qu'il y a de plus méritoire. Gr, l'Apôtre a préféré l'amour du prochain à l'amour de Dieu, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 9,3) : Je désirais être anathématisé par le Christ pour mes frères. Donc il est plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.

2. Il semble moins méritoire d'une certaine manière d'aimer un ami, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, le meilleur de nos amis c'est Dieu, qui nous a aimés le premier, selon l'expression de saint Jean (1Jn 4,49). Donc il paraît moins méritoire d'aimer Dieu.

3. Ce qui est plus difficile paraît être plus vertueux et plus méritoire ; car la vertu a pour objet ce qui est difficile et bon, comme le dit Aristote (Eth. lib. n, cap. 3). Or, il est plus facile d'aimer Dieu que le prochain, soit parce que tous les êtres aiment Dieu naturellement, soit parce qu'en Dieu il n'y a rien qu'on ne doive aimer, ce qui n'a pas lieu à l'égard du prochain. Il est donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La fin d'une chose est plus élevée qu'elle. Or, l'amour du prochain n'est méritoire que parce qu'on aime le prochain pour Dieu. Donc l'amour de Dieu est plus méritoire que l'amour du prochain.

CONCLUSION. — Il est plus méritoire d'aimer par charité le prochain pour Dieu que de n'aimer que Dieu sans aimer le prochain.

Réponse Il faut répondre que cette comparaison peut s'entendre de deux manières : 1° On peut considérer ces deux amours chacun isolément. Dans ce cas il n'y a pas de doute que l'amour de Dieu ne soit plus méritoire. Car il doit être récompensé pour lui-même, puisque la dernière récompense, c'est la jouissance de Dieu qui est le but de l'amour divin. C'est pourquoi l'Evangile promet une récompense à celui qui aime Dieu (Jn 14,21) : Si quelqu'un m'aime, il sera aimé par mon Père et je me manifesterai a lui. 2° On peut considérer cette comparaison de manière qu'on prenne l'amour de Dieu selon qu'on l'aime seul (1), et qu'on prenne l'amour du prochain selon qu'il se rapporte à Dieu. Alors l'amour du prochain implique l'amour de Dieu, tandis que l'amour de Dieu n'implique pas l'amour du prochain. Par conséquent on compare le parfait amour de Dieu qui s'étend au prochain à l'amour de Dieu qui est insuffisant et imparfait. Car, d'après le commandement que Dieu nous a donné, celui qui aime Dieu doit aimer aussi son frère (1Jn 4,21), et dans ce sens l'amour du prochain l'emporte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après la glose (Ordin. Lyr.) l'Apôtre ne formait pas ce désir quand il était dans l'état de grâce, c'est-à- dire qu'il n'aurait pas voulu être séparé du Christ pour ses frères, mais qu'il l'avait désiré quand il était infidèle (2), et que par conséquent en cela il n'était pas à imiter. — Ou bien on peut dire avec saint Chrysostome (Lib. de compunct. lib. i, cap. 8) que cette parole ne prouve pas que l'Apôtre aimait le prochain plus que Dieu, mais qu'il aimait Dieu plus que lui-même. Car il voulait être privé pour un temps de la jouissance divine, ce qui se rapporte à l'amour de soi, pour procurer la gloire de Dieu dans le prochain, ce qui regarde l'amour de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que l'amour d'un ami est quelquefois moins méritoire, parce qu'on aime un ami pour lui-même et qu'on s'écarte ainsi de la véritable raison de la charité qui est Dieu. C'est pourquoi quand on aime Dieu pour lui-même, ceci ne diminue pas le mérite, c'est au contraire ce qui en constitue la raison tout entière.

(1) Il faut répondre au troisième, que le bien contribue plus à la nature du mérite et de la vertu que le difficile. Par conséquent il n'est pas nécessaire que tout ce qui est plus difficile soit plus méritoire, mais il faut encore que ce qui est le plus difficile soit aussi le meilleur.
(5) La solution de cette question est indiquée par ces paroles de l'Evangile (Mt 23) : Hoc est maximum mandatum, secundum autem est diligere proximum..
(1) Mais cette hypothèse est une fiction, car il ne peut se faire que l'on aime Dieu véritablement sans aimer le prochain.
(2) Ce désir pris absolument est une chose condamnable ; car, pour aucun motif, on ne peut se souhaiter d'être privé de l'amitié de Dieu. Il  y a quelques théologiens qui ont avancé que l'on pouvait souhaiter être privé de la vision béatifique, pourvu que cette vision ne fût pas l’effet du péché, parce que dans ce cas on se' souhaite seulement une peine et non une faute ; mais ce sentiment est peu suivi, parce qu'il semble qu'il soit contraire à la charité de se souhaiter d'être privé de la grâce ou de la gloire pour le salut des autres.



QUESTION XXVIII.

DE LA JOIE.


Après avoir parlé de l'acte principal de la charité qui est l'amour, nous devons nous occuper des effets qui en découlent. Et d'abord des effets intérieurs, ensuite des effets extérieurs. Sur les effets intérieurs il y a trois choses à considérer : 1° la joie; 2° la paix; 3° la miséricorde. — 1° Touchant la joie quatre questions se présentent : 1° La joie est-elle un effet de la charité? — 2° Cette joie est-elle compatible avec la tristesse? — 3° Cette joie peut-elle être pleine? — 4° Est-elle une vertu?


ARTICLE I. — la joie est-elle en nous un effet de la charité ?


Objections: 1. Il semble que la joie ne soit pas un effet de la charité en nous. Car la tristesse résulte plutôt que la joie de l'absence de l'objet aimé. Or, Dieu que nous aimons par la charité est absent pour nous, tant que nous vivrons sur cette terre. Car, selon l'expression de l'Apôtre (2Co 5,6) : Tant que nous habitons dans ce corps nous sommes éloignés de Dieu. La charité produit donc en nous la tristesse plus que la joie.

2. C'est surtout par la charité que nous méritons la béatitude. Or, parmi les choses au moyen desquelles nous méritons la béatitude, on place les larmes qui appartiennent à la tristesse, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 5,5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Donc la tristesse est un effet de la charité plutôt que la joie.

3. La charité est une vertu distincte de l'espérance, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xvii, art. G). Or, la joie est produite par l'espérance, puisque l'Apôtre dit (Rm 12,12) que nous nous réjouissons dans l'espérance. Elle n'est donc pas produite par la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 5,5) : La charité a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. Or, la joie est produite en nous par l'Esprit-Saint, d'après ces paroles du même Apôtre (Rm 14,17) : Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne l'Esprit- Saint. La charité est donc cause de la joie.

CONCLUSION. — La joie spirituelle que nous avons de Dieu vient de l'amour de la charité.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit en traitant des passions (I-II, quest. xxv, art. 1, 2 et 3), la joie et la tristesse procèdent de l'amour, mais d'une manière contraire. La joie provient de l'amour, soit à cause de la présence du bien qu'on aime, soit parce que l'objet qu'on aime jouit de son bien propre et le conserve. Cette seconde espèce de joie appartient surtout à l'amour de bienveillance par lequel on se réjouit des succès d'un ami, même quand il est absent. Au contraire, la tristesse vient de l'amour, soit par suite de l'absence de l'objet qu'on aime, soit parce que l'objet aimé auquel nous voulons du bien en est privé ou qu'il est frappé de quelque revers. Mais comme la charité est l'amour de Dieu dont le bien est immuable, parce qu'il est sa bonté même, il s'ensuit que par là même qu'il est aimé, il existe dans le sujet qui l'aime par son effet le plus noble, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 4,16) : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. C'est pourquoi la joie spirituelle que nous avons de Dieu est produite par la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tant que nous sommes dans ce corps on dit que nous sommes loin de Dieu, comparativement à sa présence dont jouissent ceux qui sont admis à sa vision intuitive. Aussi l'Apôtre ajoute au même endroit : C'est par la foi que nous marchons et non par une claire vue. Mais il est néanmoins présent ici-bas dans ceux qui l'aiment, puisqu'il habite en eux par sa grâce.

2. Il faut répondre au second, que les larmes qui méritent la béatitude ont pour objet ce qui est contraire à la béatitude elle-même. Par conséquent c'est pour le même motif que la charité produit cette tristesse et qu'elle produit la joie spirituelle à l'égard de Dieu, parce que c'est le même motif qui nous porte à nous réjouir d'un bien et à nous attrister des choses qui lui sont contraires.

3. Il faut répondre au troisième, qu'à l'égard de Dieu, il peut y avoir deux sortes de joie spirituelle : 1° une joie qui résulte du bien divin considéré en lui-même (1), 2° une joie qui résulte de ce même bien, selon que nous y participons. La première espèce de joie est la meilleure et elle procède principalement de la charité ; mais la seconde procède aussi de l'espérance par laquelle nous attendons la jouissance du bien surnaturel, quoique d'ailleurs cette jouissance parfaite ou imparfaite nous soit aussi accordée en proportion de notre charité.

(1) Cette joie résulte de ce que nous aimons Dieu pour lui-même, pour ses intimes perfections, au lieu que l'autre joie, qui est plus imparfaite, résulte de ce que nous l'aimons d'un amour intéressé, c'est-à-dire selon que nous participons à sa nature.


ARTICLE II. — la joie spirituelle qui résulte de la charité est-elle susceptible d'être mélangée de tristesse?


Objections: 1. Il semble que la joie spirituelle qui résulte de la charité soit susceptible d'être mélangée de tristesse. Car il appartient à la charité de se réjouir des biens du prochain, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 13,6) : La charité ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité. Or, cette joie est susceptible d'un mélange de tristesse, suivant ce que dit le même Apôtre (Rm 12,15) : qu'on doit se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et pleurer avec ceux qui pleurent. Donc la joie spirituelle de la charité souffre un mélange de tristesse.

2. La pénitence consiste, dit saint Grégoire (Hom. xxxiv in ev.), à pleurer les fautes qui sont passées et à ne plus en commettre qu'on doive pleurer. Or, la vraie pénitence n'existe pas sans la charité. Donc la joie de la charité est mêlée de tristesse.

3. La charité fait qu'on désire être avec le Christ, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ph 1,23) : J'ai le désir d'être délivré des liens de ce corps et d'être avec le Christ. Or, ce désir produit toujours dans l'homme une certaine tristesse, comme le dit le Psalmiste (Ps 119,5) : Malheur à moi, mon séjour s'est prolongé. Donc la joie de la charité est susceptible d'être mêlée de tristesse.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La joie de la charité est la joie qu'on a de la divine sagesse. Or, cette joie n'est pas mélangée de tristesse, car l'Ecriture dit de la Sagesse (Sg 8), que son commerce n'a pas d'amertume. Donc la joie de la charité est incompatible avec la tristesse.

CONCLUSION. — Quoique la joie qui provient en nous de la charité divine ne soit par elle-même mélangée d'aucune tristesse, cependant il arrive par accident que la tristesse se mêle à cette joie spirituelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), la charité produit en nous deux espèces de joie : l'une principale qui est propre à la charité. C'est par elle que nous nous réjouissons du bien divin considéré en lui-même. Cette joie n'est pas compatible avec la tristesse, comme le bien dont elle se réjouit ne peut être mélangé d'aucun mal. C'est pourquoi l'Apôtre dit (Ph 4,4) : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. —L'autre joie est celle par laquelle on se réjouit du bien divin, selon que nous y participons. Or, cette participation peut être troublée par quelque chose qui lui est contraire (1). C'est pourquoi sous ce rapport la joie de la charité peut être mêlée de tristesse, en ce sens qu'on s'attriste de ce qui nous empêche, ou de ce qui empêche le prochain, que nous aimons comme nous-mêmes, de participer au bien divin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le deuil du prochain n'a pour objet qu'un mal quelconque. Or, tout mal implique un défaut de participation au souverain bien. C'est pourquoi la charité ne nous fait gémir sur le prochain qu'autant que nous le voyons empêché de participer au bien divin.

2. Il faut répondre au second, que les péchés établissent une séparation entre nous et Dieu, comme le dit le prophète (Is 59). C'est pourquoi nous devons gémir sur nos propres péchés ou sur ceux des autres, parce qu'ils sont un obstacle à la participation du bien divin.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique dans ce séjour de misère nous participions d'une certaine manière au bien divin par la connaissance et l'amour ; cependant les misères de cette vie nous empêchent d'y participer aussi parfaitement que nous y participerons dans le ciel. C'est pourquoi cette tristesse qui nous fait déplorer le délai qui nous éloigne de la gloire, se rapporte à l'obstacle qui nous empêche de participer au bien divin.

Ainsi elle peut être troublée par le sentiment que nous avons de nos misères et de notre faiblesse, qui pourrait à chaque instant nous faire tomber dans le péché, si la grâce ne nous protégeait.


ARTICLE III. — la joie spirituelle qui résulte de la charité peut-elle être en nous pleine et entière?


Objections: 1. Il semble que la joie spirituelle qui résulte de la charité ne puisse pas être en nous pleine et entière. Car plus la joie que nous avons de Dieu est grande et plus elle est pleine et parfaite en nous. Or, nous ne pouvons jamais nous réjouir de Dieu autant qu'il est digne qu'on s'en réjouisse ; parce que sa bonté qui est infinie surpasse toujours la joie de la créature qui est finie. Donc la joie que nous avons de Dieu ne peut être jamais pleine et entière.

2. Ce qui est complet ne peut pas être plus grand. Or, la joie des bienheureux peut être plus grande, puisque la joie de l'un est plus grande que celle de l'autre. La joie que nous avons de Dieu ne peut donc pas être dans la créature pleine et entière.

3. La compréhension ne paraît être rien autre chose que la plénitude de la connaissance. Or, comme la faculté cognitive de la créature est finie, de même aussi sa faculté appétitive. Par conséquent, puisque Dieu ne peut être compris par une créature, il semble que la joie qu'elle reçoit de Dieu ne puisse pas être non plus pleine et entière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Notre-Seigneur dit à ses disciples (Jn 15,11): Que ma joie soit avec vous, et que votre joie soit pleine.

CONCLUSION. — La joie spirituelle, qui est produite en nous par la charité, quoiqu'elle ne puisse pas ici-bas être pleine et entière, le sera cependant dans le ciel, de sorte que tous nos désirs trouveront en elle leur satisfaction.

Réponse Il faut répondre que la plénitude de la joie peut s'entendre de deux manières : 1° par rapport à la chose dont on se réjouit, de telle sorte qu'on s'en réjouisse autant qu'elle le mérite. En ce sens il n'y a que la joie de Dieu qui soit pleine de lui-même, parce que la joie de Dieu est infinie, et par conséquent adéquate à sa bonté, qui est infinie aussi -, tandis que la joie de toute créature est nécessairement limitée. 2° On peut considérer la plénitude de la joie par rapport au sujet qui se réjouit. Or, la joie est au désir ce que le repos est au mouvement, comme nous l'avons dit en traitant des passions (1* 2", quest. xxv, art. 4 et 2 et 4). Le repos est complet quand il n'y a plus de mouvement; par conséquent la joie est pleine quand on n'a plus rien à désirer. Tant que nous sommes en ce monde, nous ne cessons pas de désirer, parce que nous avons toujours lieu de nous approcher de Dieu davantage par la grâce, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxiv, art. 4 et 7). Mais quand nous serons parvenus à la béatitude parfaite, nous n'aurons plus rien à désirer, parce qu'alors nous jouirons pleinement de Dieu, et que nous rencontrerons dans cette jouissance tous les autres biens que nous aurons ambitionnés, suivant cette parole du Psalmiste (Ps 102,5) : Il remplit votre désir en vous comblant de ses biens. C'est pourquoi, non- seulement le désir que nous avons de Dieu sera satisfait, mais encore nous obtiendrons l'accomplissement de tous nos autres désirs. La joie des bienheureux sera donc parfaitement pleine, elle sera même surabondante, parce qu'ils obtiendront plus qu'ils n'ont pu désirer. Car, selon l'expression de l'Apôtre (1Co 2,9) : Le coeur de l'homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. C'est la même vérité que l'Evangile exprime ainsi (Lc 6,38) : On versera dans votre sein une bonne mesure qui se répandra par-dessus. Toutefois, comme aucune créature n'est capable d'une joie qui soit adéquate à Dieu, il s'ensuit que cette joie complètement pleine n'est pas contenue dans l'homme, mais que l'homme pénètre plutôt en elle, suivant ces autres paroles de l'Evangile (Mt 25,21) : Entrez dans la joie de votre Seigneur.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la plénitude de la joie considérée par rapport à la chose dont on jouit.

2. Il faut répondre au second, que quand on sera parvenu à la béatitude, chacun atteindra le terme qui lui a été fixé par la prédestination divine, et il n'y aura plus lieu de tendre au-delà : quoique arrivé à ce terme, l'un se trouvera cependant plus rapproché de Dieu et l'autre moins. C'est pourquoi la joie de chacun sera pleine par rapport au sujet qui jouit, parce que les désirs de chacun seront pleinement satisfaits. Néanmoins la joie de l'un sera plus grande que celle de l'autre (1), parce qu'il participera plus pleinement à la béatitude divine.

3. Il faut répondre au troisième, que la compréhension implique la plénitude de la connaissance par rapport à la chose connue, c'est-à-dire qu'il faut qu'on la connaisse autant qu'elle peut être connue. Néanmoins il y a une plénitude de connaissance qui se rapporte au sujet qui connaît (2), comme nous l'avons dit de la joie (in corp. art.). C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Col 1,9) : Je demande que vous soyez remplis de la connaissance de la volonté de Dieu, et qu'il vous donne et qu'il mette en vous tonte la sagesse et toute l'intelligence spirituelle.

(1) Tous les coeurs seront également satisfaits, seulement il y aura inégalité entre eux, selon que les uns seront plus vastes que les autres, en proportion de leurs mérites. On peut comparer cette variété à des mesures de grandeur inégale qui seraient toutes également pleines, et qui ne comprendraient cependant pas la même quantité de liqueur.
(2) Cette plénitude de connaissance relative existe quand le sujet a autant de connaissance qu'il peut en avoir. Cet état sera celui des élus, car ils auront tous autant de lumière que leur intelligence peut en supporter. Cependant on ne peut pas dire que leur connaissance soit parfaite, parce que la connaissance se mesure d’après l'objet, et il n'y a aucune créature qui puisse connaître parfaitement Dieu. Mais on dit que leur joie est parfaite, parce que la joie se mesure d'après le sujet, et que leurs désirs seront tous comblés.


ARTICLE IV. — la joie est-elle une vertu?


Objections: 1. Il semble que la joie soit une vertu. Car le vice est contraire à la vertu. Or, la tristesse est mise au nombre des vices, comme on le voit à propos de la paresse et de l'envie. On doit donc faire aussi de la joie une vertu.

2. Comme l'amour et l'espérance sont des passions qui ont pour objet le bien, de même aussi la joie. Or, on place l'amour et l'espérance au rang des vertus. On doit donc aussi y placer la joie.

3. Les préceptes de la loi portent sur les actes des vertus. Or, il nous est ordonné de nous réjouir en Dieu, suivant ces paroles de l'Apôtre (Ph 4,4) : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Donc la joie est une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne compte la joie ni parmi les vertus théologales, ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus intellectuelles, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II quest. lvii, lx et lxii).

CONCLUSION. — La joie n'est pas une vertu distincte de la charité, mais c'est un acte ou un effet de la charité.

Réponse Il faut répondre que la vertu, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lv, art. 2 et 4), est une habitude opérative ; c'est pourquoi elle est portée selon sa propre nature à produire un acte quelconque. Mais il arrive qu'une même habitude produit plusieurs actes dépendant l'un de l'autre, de telle sorte que l'un découle de l'autre. Et parce que les derniers actes ne procèdent de l'habitude de la vertu que par l'intermédiaire d'un acte premier, il en résulte qu'une vertu ne se définit et ne se dénomme que par l'acte premier, quoique d'autres actes découlent d'elle aussi. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit sur les passions (I-II, quest. xxv, art. 2 et 4), que l'amour est la première affection de la puissance appétitive, qui est aussi le principe du désir et de la joie. C'est pourquoi c'est la même habitude de vertu qui nous porte à aimer et à désirer le bien que nous aimons et à nous en réjouir. Et parce que l'amour est le premier de ces actes, il s'ensuit que la vertu ne tire son nom ni de la joie, ni du désir, mais de la dilection et qu'on l'appelle charité. Par conséquent la joie n'est pas une vertu distincte de la charité, mais elle en est un acte ou un effet, et c'est pour cela qu'on la compte parmi les fruits (Ga 5) (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la tristesse qui est un vice est produite par l'amour déréglé de soi-même, qui n'est pas un vice spécial, mais une racine générale qui produit plusieurs vices, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. lxxvii, art. 4). C'est pourquoi il a fallu que certaines tristesses particulières fussent considérées comme des vices spéciaux, parce qu'elles ne découlent pas d'un vice particulier, mais d'un vice général. Au contraire on fait de l'amour de Dieu une vertu spéciale, qui est la charité, à laquelle la joie se rapporte, comme son acte propre, ainsi que nous l'avons dit (in corp. et art. 2).

2. Il faut répondre au second, que l'espérance résulte de l'amour aussi bien que la joie-, mais l'espérance ajoute par rapport à l'objet une certaine raison spéciale, c'est-à-dire la difficulté et la possibilité d'obtenir ce .qu'on espère. C'est pour cela que l'espérance est une vertu particulière. Mais la joie n'ajoute à l'amour, sous le rapport de l'objet, aucune raison spéciale qui soit capable d'en faire une vertu particulière.

3. Il faut répondre au troisième, que le précepte de la loi se rapporte à la joie considérée comme un acte de la charité, bien qu'elle ne soit pas son premier acte (1)-

(I) Fructus autem spiritus est charitas, gaudium, pax, etc. Il est à remarquer que la joie est comptée parmi les fruits, parce qu'elle est le dernier acte de l'amour, son dernier terme. Le désir n'est pas considéré comme un fruit parce qu'il est un acte intermédiaire.
(1) Parce que les préceptes ont pour objets tous les actes de vertu. Ils commandent les derniers aussi bien que les premiers.



QUESTION XXIX.

DE LA PAIX.


Après avoir parlé de la joie nous avons à nous occuper de la paix. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° La paix est-elle la même chose que la concorde ? — 2° Tous les êtres désirent-ils la paix? — 3° La paix est-elle un effet de la charité? — 4° La paix est-elle une vertu ?


ARTICLE I. — la paix est-elle la même chose que la concorde?


Objections: 1. Il semble que la paix soit la même chose que la concorde. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xix, cap. 43) : La paix des hommes, c'est la concorde bien ordonnée. Or, nous ne parlons ici que de la paix des hommes. Donc la paix est la même chose que la concorde.

2. La concorde est une certaine union des volontés. Or, la paix consiste dans cette union. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 44) : que la paix unit tous les êtres et opère leur accord. La paix est donc la même chose que la concorde.

3. Les choses qui ont le même contraire sont identiques entre elles. Or, la concorde et la paix ont le même contraire, qui est la dissension. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Co 14,33) : Notre Dieu n’est pas un Dieu de dissension, mais un Dieu de paix. La paix est donc la même chose que la concorde.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La concorde dans le mal peut se trouver dans quelques impies, tandis qu'il n'y a pas de paix pour eux, comme le dit Isaïe (Is 68,22). La paix n'est donc pas la même chose que la concorde.

CONCLUSION. — La paix implique non-seulement l'union de plusieurs appétits et de divers sujets qui appètent, ce qui convient à la concorde, mais elle ajoute encore l'union des appétits dans chacun des individus.

Réponse Il faut répondre que la paix comprend la concorde et y ajoute. Par conséquent partout où est la paix la concorde existe, mais partout où est la concorde la paix n'existe pas, si on prend le mot de paix dans*son sens propre. Car la concorde proprement dite se rapporte à autrui, en ce sens que les volontés de plusieurs individus différents se trouvent réunies dans un seul et même sentiment (2). Il arrive aussi que le coeur du même homme à des tendances diverses, et cela de deux manières : 1° d'après la diversité des puissances appétitives. Ainsi l'appétit sensitif tend le plus souvent dans un sens opposé à l'appétit rationnel (3), suivant cette expression de l'Apôtre (Ga 5,47) : La chair conspire contre l'esprit. 2° Parce que la même puissance appétitive tend vers divers objets qu'elle ne peut atteindre simultanément (4). Par conséquent il est nécessaire qu'il y ait répugnance entre les mouvements de l'appétit. Or, l'union de ces mouvements est de l'essence de la paix. Car l'homme n'a pas le coeur en paix tant qu'il n'a pas ce qu'il veut. Et quand il a ce qu'il veut, il lui reste encore à vouloir quelque chose qu'il ne peut posséder en même temps (5). Mais cette union n'est pas de l'essence de la concorde. Par conséquent la concorde implique l'union des appétits entre des individus différents, au lieu que la paix ajoute à cette union l'accord de chaque individu avec lui-même.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la paix qui existe entre un homme et un autre, et il appelle cette paix, non pas une concorde quelconque, mais une concorde bien ordonnée, c'est-à-dire qu'un homme s'accorde avec un autre selon ce qui convient à tous les deux. Car si un homme est d'accord avec un autre non pas librement, mais par force, parce qu'il redoute un mal dont il se voit menacé, cette concorde n'est pas une paix véritable, parce qu'on ne respecte pas l'ordre qui met d'accord chacune des parties, mais qu'on le trouble par la crainte. C'est pourquoi saint Augustin dit auparavant que la paix est la tranquillité de l'ordre, et que cette tranquillité consiste en ce que tous les mouvements appétitifs sont en repos dans le même individu.

2. Il faut répondre au second, que si un homme est simultanément d'accord avec un autre homme pour une même chose, il ne s'ensuit pas qu'il soit parfaitement d'accord avec lui-même, à moins que tous ses mouvements appétitifs ne soient aussi d'accord entre eux.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de dissension opposées à la paix : la dissension de l'homme avec lui-même, et la dissension de l'homme avec ses semblables. Mais il n'y a que cette seconde espèce de dissension qui soit contraire à la concorde.

 (2) Que ce sentiment soit bon ou mauvais, du moment où l'on est d'accord à son égard, il y a concorde.
(3) Le premier recherche les jouissances sensuelles, et le second les jouissances raisonnables.
(4) Parce que ces choses sont opposées ; c'est ainsi que le malade veut recouvrer la santé et manger des choses qui lui seraient funestes.
(5) Il n'arrive à cet état qu'autant qu'il a soumis l'appétit sensitif à l'appétit rationnel, comme l'ordre l'exige, parce que le pécheur qui écoute l'appétit sensitif a toujours contre lui l'appétit rationnel, qui réclame par la voix du remords.


ARTICLE II.  — tous les êtres désirent-ils la paix?


Objections: 1. Il semble que tous les êtres ne désirent pas la paix. Car la paix, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 44), unit les êtres dans un même sentiment. Or, ceux qui sont dépourvus de connaissance ne peuvent s'unir de cette manière. Donc ces êtres ne peuvent désirer la paix.

2. L'appétit ne se porte pas simultanément vers des choses contraires. Or, il y en a un grand nombre qui désirent les guerres et les dissensions. Tous ne désirent donc pas la paix.

3. II n'y a que le bien qui soit désirable. Or, il y a une paix qui paraît être mauvaise, autrement le Seigneur ne dirait pas (Mt 10,34) : Je ne suis pas venu apporter la paix. Donc tous les êtres ne désirent pas la paix.

4. Ce que tous les êtres désirent paraît être le souverain bien, qui est la fin dernière. Or, la paix n'est pas de cette nature, puisqu'on la possède ici-bas ; autrement le Seigneur aurait dit en vain (Mc 9,49) : Ayez la paix entre vous. Donc tous les êtres ne désirent pas la paix.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. lib. xix, cap. 42 et 44) que tous les êtres désirent la paix, et saint Denis est du même sentiment (De div. nom. cap. 44).

CONCLUSION. — Puisque la paix consiste dans la tranquillité de l'ordre, il est nécessaire que tous les êtres la désirent en ce sens qu'ils désirent parvenir tranquillement et sans obstacle à ce qu'ils appètent.

Réponse Il faut répondre que par là même qu'un homme désire une chose, il s'ensuit qu'il souhaite l'obtenir, et par conséquent qu'il veut écarter tout ce qui peut l'en empêcher. Or, on peut être empêché d'obtenir le bien qu'on désire par un appétit contraire qui vient de soi-même ou d'un autre. Comme la paix détruit ces deux obstacles, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.), il s'ensuit qu'il est nécessaire que tout être qui désire une chose désire la paix, en ce sens que quiconque souhaite une chose désire y parvenir tranquillement et sans obstacle (1), et c'est en cela que consiste la nature de la paix, que saint Augustin définit (De civ. Dei, lib. ix, cap. 13) la tranquillité de l'ordre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la paix implique l'union, non seulement de l'appétit intellectuel, raisonnable ou animal, qui sont susceptibles de sentiment, mais encore celle de l'appétit naturel. C'est pourquoi saint Denis dit (De div. nom. cap. 11) que la paix produit l'union de sentiment et de nature, de telle sorte que l'union de sentiment implique celle des appétits qui procèdent de la connaissance, tandis que l'union de nature implique celle des appétits naturels (2).

2. Il faut répondre au second, que ceux qui cherchent les guerres et les dissensions désirent la paix qu'ils ne pensent pas avoir. Car, comme nous l'avons dit (in corp. art.), il n'y a pas de paix, quand on est dans la concorde avec quelqu'un, contrairement à ce que l'on aimerait mieux avoir. C'est pourquoi les hommes cherchent à rompre par la guerre cette concorde qui n'est pas la paix, pour arriver à une paix qui ne fût plus en opposition avec leur volonté. Ainsi tous les guerriers ne combattent que pour obtenir une paix plus parfaite que celle qu'ils avaient auparavant.

3. Il faut répondre au troisième, que la paix consiste dans le repos et l'union de l'appétit. Or, comme l'appétit peut avoir pour objet le bien absolu ou le bien apparent, de même la paix peut être vraie et apparente. La véritable paix ne peut avoir pour objet que le désir du véritable bien; parce que tout mal, quoiqu'il paraisse bon sous un rapport, et qu'à ce point de vue il calme l'appétit, a cependant beaucoup de défauts qui rendent le désir inquiet et qui le troublent. Par conséquent la véritable paix ne peut exister que dans les bons et ne peut avoir pour objet que le bien. La paix qui a pour objet le mal est une paix apparente, mais fausse. C'est pour cela qu'il est dit (Sg 14,22) : Vivant dans une ignorance aussi funeste que la plus terrible guerre, ils appellent paix tant et de si grands maux.

4. Il faut répondre au quatrième, que quoique la vraie paix n'ait pour objet que le bien, comme on possède le bien véritable de deux manières, parfaitement et imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable : l'une parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du souverain bien, par laquelle tous les désirs sont tranquillement satisfaits dans un seul et même être. Cette paix est la fin dernière de la créature raisonnable, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 147,14) : Il a établi la paix jusqu'aux confins de ses Etats. L'autre paix est la paix imparfaite qu'on possède en ce monde ; parce que, quoique le mouvement principal de l'âme repose en Dieu, il y a cependant au dedans et en dehors d'elle des choses contraires qui le troublent (3).

(1) Et une fois qu'il l'a obtenue, il désire la posséder doucement et tranquillement, sans que rien ne le trouble dans sa jouissance.
(2) Cependant quand on dit des choses purement naturelles qu'elles désirent la paix, cette expression est métaphorique. Dans le sens propre, la paix ne peut être désirée que par les êtres qui sentent et qui pensent.
(3) Tant que le temps de l'épreuve dure, l'être est en proie aux infirmités et aux misères de cette vie, et il en résulte des craintes et des peines qui troublent souvent son repos intérieur.



II-II (Drioux 1852) Qu.27 a.8