II-II (Drioux 1852) Qu.58 a.3

ARTICLE III. — La justice est-elle une vertu (2)?


Objections: 1. Il semble que la justice ne soit pas une vertu. Car l'Evangile dit (Lc 17,40) : Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous avons dû. Or, il n'est pas inutile de faire un acte de vertu ; car saint Ambroise dit (De off. lib. ii, cap. 6) : Nous ne considérons pas comme un avantage de gagner beaucoup d'argent, mais d'acquérir de la vertu. Ce n'est donc pas faire une oeuvre de vertu que de faire ce qu'on doit, et puisque c'est en cela que consiste la justice, il s'ensuit qu'elle n'est pas une vertu.

2. Ce que l'on fait nécessairement n'est pas méritoire. Or, on est forcé de rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui constitue la justice. Par conséquent cet acte n'est pas méritoire, et comme tous les actes vertueux le sont, il s'ensuit que la justice n'est pas une vertu.

3. Toute vertu morale a pour objet ce que l'on doit faire. Or, les choses que l'on produit à l'extérieur sont plutôt des ouvrages que des actions, comme le prouve Aristote (Met. lib. ix, text. 26). Par conséquent, puisqu'il appartient à la justice de produire extérieurement une oeuvre qui soit juste par elle-même, il semble qu'elle ne soit pas une vertu morale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. ii, cap. 26) que tout l'édifice des bonnes oeuvres s'élève sur ces quatre vertus : la tempérance, la prudence, la force et la justice.

CONCLUSION. — Puisque la justice rend droites et bonnes les actions humaines, elle est nécessairement une vertu.

Réponse Il faut répondre que la vertu humaine est ce qui rend bon l'acte humain et qui perfectionne l'homme lui-même. Or, ce double caractère convient à la justice. Car l'acte de l'homme est bon par là même qu'il atteint la règle de la raison qui rend droites toutes les actions humaines. Par conséquent, puisque la justice rend droites les opérations humaines, il est évident qu'elle rend bonnes les oeuvres de l'homme; et comme ledit Cicéron (De offic. lib. i), c'est principalement de la justice que les hommes de bien tirent leur nom. D'où il suit, selon la remarque du même philosophe, que c'est surtout en elle que brille l'éclat de la vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on fait ce qu'on doit, il n'en résulte pas de profit pour celui qui reçoit ce qui lui est dû; seulement on lui évite une perte. Cependant il y a de l'avantage à faire ce que l'on doit d'une volonté prompte et spontanée, parce que c'est agir vertueusement. Aussi est-il dit (Sg 8,7) que la sagesse divine enseigne la tempérance, la prudence, la justice et la force, qui sont les choses du monde les plus utiles à l'homme dans cette vie, c'est-à-dire à l'homme vertueux.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a deux sortes de nécessité : l'une de coaction ; comme elle répugne à la volonté elle détruit la raison du mérite; l'autre est la nécessité de précepte ou la nécessité finale, quand on ne peut, par exemple, arriver à la fin de la vertu, si on ne fait telle ou telle action. Cette nécessité n'exclut pas la raison du mérite, parce qu'on fait volontairement ce qui est ainsi nécessaire. Cependant elle exclut la gloire qui s'attache à une oeuvre de subrogation, suivant cette parole de saint Paul (1Co 9,10): Si je prêche l'Evangile, ce n'est pas pour moi un sujet de gloire, puisque c'est pour moi une nécessité.

3. Il faut répondre au troisième, que la justice n'a pas pour objet de produire des choses extérieures, comme le fait l'art (1), mais elle en règle seulement l'usage par rapport à autrui.

(2) L'Ecriture parle de la justice comme d'une vertu (Pr 10, Justitia liberabit à morte. (Pr 12) : In semita justitioe vita. (Mt 5) : Beáti qui persecutionem patiuntur propter justitiam, quoniam ipsorum est regnum coelorum.
(1) Ainsi l'art fait la monnaie, la justice en règle l'usage.



ARTICLE IV. — la justice existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet (2)?


Objections: 1. Il semble que la justice n'existe pas dans la volonté comme dans son sujet; car on donne quelquefois à la justice le nom de vérité. Or, la vérité n'appartient pas à la volonté, mais à l'intellect. La justice n'existe donc pas dans la volonté comme dans son sujet.

2. La justice a pour objet ce qui se rapporte à autrui. Or, il appartient à la raison de mettre une chose en rapport avec une autre. Donc la justice n'existe pas dans la volonté comme dans son sujet, mais elle existe plutôt dans la raison.

3. La justice n'est pas une vertu intellectuelle, puisqu'elle ne se rapporte pas à la connaissance; elle est donc une vertu morale. Or, le sujet de la vertu morale est ce qui est raisonnable par participation, c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible, comme le prouve Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). La justice n'existe donc pas dans la volonté comme dans son sujet, mais elle est plutôt dans l'irascible et le concupiscible.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Anselme dit (Lib. de verit. cap. 13) que la justice est la droiture de la volonté que l'on observe pour elle-même.

CONCLUSION. — Puisque la justice n'a pas pour but de diriger l'acte de la connaissance, mais qu'elle dirige l'appétit intelligentiel dans ses opérations, elle ne réside ni dans l'intellect, ni dans la partie sensitive de l'âme, mais dans la volonté comme dans son propre sujet.

Réponse Il faut répondre que la vertu a pour sujet la puissance dont elle doit régler les actes. Or, la justice n'a pas pour but de diriger l'acte de la connaissance; car nous ne sommes pas justes, parce que nous avons des connaissances exactes sur une chose (1). C'est pourquoi le sujet de la justice n'est pas l'intellect, ou la raison, qui est une puissance cognitive. Mais on dit que nous sommes justes, parce que nous agissons droitement. Et comme le principe le plus prochain de l'acte est la puissance appétitive (2), il est nécessaire que la justice soit dans une puissance semblable comme dans son sujet. Or, il y a deux sortes d'appétit : la volonté, qui réside dans la raison, et l'appétit sensitif, qui suit la perception des sens et qui se divise en irascible et en concupiscible, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxxi, art. 2). L'appétit sensitif ne peut pas avoir pour fonction de rendre à chacun ce qui lui appartient, parce que la perception sensitive n'a pas la puissance de considérer le rapport d'une chose à une autre; cette fonction est le propre de la raison. La justice ne peut donc pas exister dans l'irascible ou le concupiscible comme dans son sujet, mais seulement dans la volonté. C'est pour ce motif qu'Aristote (Eth. lib. v, cap. 4) la définit un acte de la volonté, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté étant l'appétit raisonnable, il s'ensuit que la droiture de la raison, qu'on appelle la vérité, étant imprimée dans la volonté par suite des rapports intimes qu'il y a entre ces deux puissances, elle conserve son nom. D'où il arrive que la justice est quelquefois désignée sous le nom de vérité.

Réponse Il faut répondre au second, que la volonté se porte vers son objet en suivant la perception de la raison. C'est pourquoi, la raison se rapportant à autrui, la volonté peut vouloir une chose qui se rapporte à une autre ; ce qui appartient à la justice.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui est raisonnable par participation ne comprend pas seulement l'irascible et le concupiscible, mais absolument tout l'appétit, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.), parce que tout l'appétit obéit à la raison. Or, sous l'appétit se trouve comprise la volonté, et c'est pour ce motif qu'elle peut être le sujet de la vertu morale.

(2) Les thomistes soutiennent contre les scotistes, qu'entre toutes les vertus morales le propre de la justice et des vertus qui lui sont annexées, c'est d'avoir la volonté pour sujet. Voyez d'ailleurs ce que saint Thomas dit à ce sujet (t. III, p. 101 et 103).
(1) Autrement il suffirait d'être un bon jurisconsulte pour être un homme probe ; ce qui est loin d'être vrai.
(2) Sous ce nom général, saint Thomas désigne les principes actifs qui déterminent nos actions.



ARTICLE V. — la justice est-elle une vertu générale?


Objections: 1. Il semble que la justice ne soit pas une vertu générale. Car la justice se distingue par opposition avec les autres vertus, puisqu'il est dit (Sg 8,7) que la sagesse enseigne la tempérance, la prudence, la justice et la force. Or, ce qui est général ne se distingue pas ainsi des espèces qu'il renferme. La justice n'est donc pas une vertu générale.

2. Comme on fait de la justice une vertu cardinale, ainsi il en est de la tempérance et de la force. Or, la tempérance ou la force n'est pas une vertu générale. On ne doit donc pas non plus considérer de cette manière la justice.

3. La justice se rapporte toujours à autrui, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, le péché que l'on fait contre le prochain ne peut pas être un péché général, puisqu’il se distingue du péché que l'homme commet contre lui-même. Par conséquent la justice n'est pas une vertu générale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) que la justice comprend toutes les vertus (1).

CONCLUSION. — Puisque c'est par la justice que les actes de toutes les vertus se rapportent au bien commun, elle est une vertu générale.

Réponse Il faut répondre que la justice, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), règle l'homme dans ses rapports avec les autres-, ce qui peut se faire de deux manières. Car on peut avoir des relations avec les autres considérés individuellement, ou bien considérés en général : c'est ainsi que celui qui est au service d'une société est par là même au service de tous les hommes qui en font partie. La justice peut donc selon sa propre essence se rapporter à ces deux objets. Or, il est évident que tous ceux qui font partie d'une société sont à cette société ce que les parties sont au tout; et comme ce qu'est la partie appartient au tout, il s'ensuit que tout le bien de la partie peut être rapporté au bien du tout. D'après cela, le bien de chaque vertu, soit qu'elle règle l'homme par rapport à lui-même, soit qu'elle le règle par rapport aux autres individus, peut se rapporter au bien général qui est l'objet de la justice. Ainsi les actes de toutes les vertus peuvent appartenir à la justice, selon qu'elle règle l'homme par rapport au bien commun (2). Et c'est en ce sens qu'on dit que la justice est une vertu générale. —Et parce qu'il appartient à la loi de régler ce qui se rapporte au bien commun, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xc, art. 2), il en résulte que la justice qui est générale dans le sens que nous venons de déterminer, reçoit le nom de justice légale, parce que c'est elle qui met l'homme d'accord avec la loi qui rapporte au bien général les actes de toutes les vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on met la justice au rang des autres vertus ou qu'on la distingue, on la considère non comme une vertu générale, mais comme une vertu spéciale, ainsi que nous le dirons (art. 7 et 12 huj. quaest.).

2. Il faut répondre au second, que la tempérance et la force existent dans l'appétit sensitif, c'est-à-dire dans le concupiscible et l'irascible. Ces puissances recherchent les biens particuliers, comme les sens perçoivent les objets individuels. Mais la justice existe subjectivement dans l'appétit intelligentiel, qui peut avoir pour objet le bien universel que l'intellect perçoit. C'est pour cette raison que la justice peut être une vertu générale plutôt que la tempérance ou la force.

3. Il faut répondre au troisième, que les devoirs que l'on remplit envers soi-même peuvent se rapporter aux autres, surtout relativement au bien général. Par conséquent la justice légale, selon qu'elle se rapporte au bien commun, peut recevoir le nom de vertu générale, et on peut dire pour la même raison que l'injustice embrasse tous les péchés. C'est de là qu'il est dit (1Jn 3,4) : que tout péché est une iniquité.

(I) Aristote attribue cette maxime à un poète, et on la trouve exprimée dans le vers 149e du recueil qui nous reste sous le nom de Maximes ou Sentences de Théognis.
(2) La justice fait rapporter au bien général les actes de toutes les autres vertus. Elle commande au brave de défendre la patrie, au tempérant de s'abstenir de ses passions dans l'intérêt de la société, et ainsi du reste.



ARTICLE VI. — la justice générale est-elle essentiellement la même chose que toute vertu?


Objections: 1. Il semble que la justice générale soit la même chose dans son essence que toute vertu. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 4) que la justice légale est la même chose que la vertu, mais que leur être n'est pas le même. Or, les choses qui ne diffèrent que par leur être ou rationnellement, ne diffèrent pas essentiellement. Donc la justice est essentiellement la même chose que toute vertu.

2. Toute vertu qui n'est pas essentiellement la même chose que la vertu en est une partie. Or, la justice générale, comme le dit Aristote (ibid.), n'est pas une partie de la vertu, mais elle est la vertu entière. Elle est donc essentiellement la même chose que toute vertu.

3. De ce qu'une vertu rapporte son acte à une fin plus élevée, l'habitude qui la produit ne change pas pour cela essentiellement. Ainsi l'habitude de la tempérance serait essentiellement la même, quand même son acte aurait pour objet le bien divin. Or, il appartient à la justice légale de rapporter les actes de toutes les vertus à une fin plus élevée, c'est-à-dire au bien général de la multitude, qui l'emporte sur le bien d'un seul individu. Il semble donc que la justice légale soit essentiellement toute vertu.

4. Le bien de la partie peut toujours se rapporter au bien du tout; s'il ne s'y rapportait pas, il paraîtrait vain et inutile. Ce qui est vertueux, ne pouvant être vain et inutile, il semble qu'aucun acte ne puisse-appartenir à une vertu sans se rapporter à la justice générale qui a pour objet le bien commun; et par conséquent cette justice doit être dans son essence la même chose que toute vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 4) qu'il y en a beaucoup qui peuvent faire servir la vertu à leur propre avantage, mais non l'employer à l'utilité des autres. Et ailleurs (Pol. lib. iii, cap. 3) il observe que la vertu de l'homme de bien et celle du bon citoyen n'est pas absolument la même. Or, la vertu du bon citoyen est la justice générale par laquelle ses actes se rapportent au bien commun. Cette justice n'est donc pas la même que la vertu commune, puisque l'une peut exister sans l'autre.

CONCLUSION. — La justice légale, qui regarde directement et absolument le bien général, est par son essence une vertu spéciale distincte de toutes les autres, et on ne l'appelle générale qu'à titre de cause. Mais si on entend par justice légale une vertu dont l'acte se rapporte d'une certaine manière au bien général, d'après cette acception effet peut être essentiellement la même que toute vertu.

Réponse Il faut répondre que le mot général peut s'entendre de deux manières : 1° Selon le prédicat (1). C'est ainsi que l'animal est général par rapport à l'homme, au cheval et à tous les êtres animés. Il faut que ce qui est général de cette manière soit par essence la même chose que les êtres qu'il embrasse. Car le genre appartient à l'essence de l'espèce et entre dans sa définition. 2° On dit qu'une chose est générale selon sa vertu. C'est ainsi qu'une cause universelle est générale par rapport à tous ses effets, comme le soleil par rapport à tous les corps qu'il éclaire et sur lesquels il agit par son influence. Dans ce cas il ne faut pas que ce qui est général soit le même par essence que les objets auxquels il s'étend ; parce que l'essence de la cause et de l'effet n'est pas la même. — Ainsi, d'après ce que nous avons vu (art. 5 huj. quaest.), on dit que la justice légale est une vertu générale, parce qu'elle dirige les actes des autres vertus vers leurs fins, c'est-à-dire qu'elle les meut toutes par ses ordres. Car comme la charité peut être appelée une vertu générale, parce qu'elle rapporte les actes de toutes les vertus au bien divin ; ainsi il en est de la justice légale qui rapporte les actes de toutes les vertus au bien commun. Et de même que la charité qui se rapporte au bien divin comme à son objet propre est par son essence une vertu spéciale, ainsi la justice légale est dans son essence une vertu spéciale, selon qu'elle a le bien commun pour son objet propre. Par conséquent elle est dans le chef de l'Etat d'une manière principale et supérieure (4), et elle réside dans les sujets d'une manière secondaire et pour ainsi dire administrative.—On peut cependant donner le nom de justice légale (2) à toute vertu qui est rapportée au bien commun par la justice qui est spéciale dans son essence et générale par son influence. En ce sens la justice légale est dans son essence la même chose que toute vertu, mais elle en diffère rationnellement. Telle est la pensée d'Aristote.

Solutions: 1. La réponse au premier et au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement procède de la justice légale dans le sens que la vertu que la justice légale commande prend son propre nom.

4. Il faut répondre au quatrième, que toute vertu selon sa propre raison rapporte ses actes à la fin qui lui est propre ; mais sa propre raison ne suffit pas pour qu'elle soit toujours ou quelquefois en rapport avec une fin plus élevée (3). Elle a besoin d'une vertu supérieure qui la dirige vers cette fin. Par conséquent il faut qu'il y ait une vertu supérieure qui ordonne toutes les vertus au bien général. Cette vertu est la justice légale, qui est essentiellement différente de toute vertu.

(I) Dans ce cas. la généralité s'applique à l'idée, et s'entend d'une conception pure. Il y a alors nécessairement communauté d'essence entre tous les sujets que cette idée embrasse.
(1) La justice légale, dans le chef qui commande, est-elle de la même espèce que la justice légale dans les sujets qui lui obéissent? Billuart croit l'affirmative plus probable, parce qu'elles ont le même objet formel, qui est le bien commun.
(2) On peut appeler improprement justice légale tout acte de vertu que la justice légale ordonne, comme on appelle charité tout acte de vertu prescrit par la charité. C'est ainsi qu'on dit que le roi est l'Etat ; que le premier du sénat, qui mène tous les autres, est le sénat lui-même.
(3) Les autres vertus se rapportant au bien particulier, il faut une vertu supérieure qui rapporte leurs actes au bien général.



ARTICLE VII. — y a-t-il une justice particulière indépendamment de la justice générale?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas une justice particulière indépendamment de la justice générale. Car dans les vertus il n'y a rien de superflu, comme il n'y a rien de superflu dans la nature. Or, la justice générale règle suffisamment l'homme dans ses rapports avec les autres. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait une justice particulière.

2. V un et la multitude ne changent pas l'espèce de la vertu. Or, la justice légale met l'homme en rapport avec les autres, pour ce qui regarde la multitude, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 5 et 6 huj. quaest.). Il n'y a donc pas une autre espèce de justice qui mette l'homme en rapport avec les autres, relativement à ce qui regarde chaque individu personnellement.

3. Entre un individu et la multitude qui compose un Etat il y a une multitude intermédiaire, celle de la famille. Si donc indépendamment de la justice générale il y a une justice particulière qui se rapporte à l'individu, pour le même motif il doit y avoir la justice économique qui ait pour objet le bien d'une seule famille; ce qu'on ne dit pas. Il n'y a donc pas de justice particulière indépendamment de la justice légale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Chrysostome, à l'occasion de ces paroles : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice (Matth. Hom. xv), dit que la justice est une vertu universelle ou particulière contraire à l'avarice.

CONCLUSION. — Indépendamment de la justice légale, il est nécessaire qu'il y ait une autre vertu ou une autre justice qui règle l'homme dans ce qui regarde les individus.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la justice légale n'est pas essentiellement toute vertu; mais il faut qu'indépendamment de cette justice qui règle l'homme immédiatement par rapport au bien commun, il y ait d'autres vertus qui le règlent immédiatement à l'égard des biens particuliers qui peuvent se rapporter ou à lui ou à un autre individu. Par conséquent, comme indépendamment de la justice légale, il faut qu'il y ait des vertus particulières qui règlent l'homme en lui-même, telles que la tempérance et la force; de même, outre cette justice légale, il faut qu'il y ait une justice particulière qui règle l'homme dans les rapports qu'il doit avoir avec les autres hommes (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice légale règle suffisamment l'homme dans ses rapports avec les autres, relativement au bien commun qui est son objet immédiat, et relativement au bien des individus, mais d'une manière médiate (2). C'est pourquoi il faut qu'il y ait une justice particulière qui le règle immédiatement dans ses rapports avec les individus.

2. Il faut répondre au second, que le bien général de la cité et- le bien particulier de l'individu ne diffèrent pas seulement comme le peu et le beaucoup, mais ils diffèrent formellement. Car la raison du bien commun diffère de la raison du bien particulier, comme la raison du tout diffère de celle de la partie (3). C'est pourquoi Aristote dit (Polit, lib. i, cap. 1) qu'on a eu tort d'avancer que l'Etat, la famille, et les autres dénominations semblables ne diffèrent que du plus au moins, et que ces choses sont de la même espèce.

3. Il faut répondre au troisième, que la société domestique se distingue, d'après Aristote (Pol. lib. i, cap. 3), en trois ordres constitutifs: l'épouse et l'époux, le père et le fils, le serviteur et le maître; l'une de ces personnes est en quelque sorte une partie de l'autre. C'est pourquoi à l'égard de ces personnes il n'y a pas de justice proprement dite (4), il n'y a qu'une espèce de justice, qu'on appelle économique, comme le dit encore le philosophe (Eth. lib. v, cap. 6).

(1) La justice particulière règle les rapports des citoyens entre eux, au lieu que la justice légale règle les rapports des citoyens envers l'Etat.
(2) Dans le sens que le bien général de l'Etat contribue au bien propre des individus.
(3) Ainsi le rapport des parties entre elles n'est par lc même que le rapport des parties au tout.
(4) Parce qu'il n'y a pas de l'une à l'autre égalité parfaite.



ARTICLE VIII. — la justice particulière a-t-elle une matière spéciale (5)?


Objections: 1. Il semble que la justice particulière n'ait pas une matière spéciale. Car à l'occasion de ces paroles de la Genèse (2) : Fluvius quartus ipse est Euphrates, la glose dit (ordin. Aug. lib., n, de Gen. cont. Man. cap. x), l'Euphrate signifie fertile; on ne dit pas contre qui il s'élance, parce que la justice appartient à toutes les parties de l'âme. Or, il n'en serait pas ainsi si elle avait une matière spéciale, parce que toute matière spéciale appartient à une puissance particulière. Donc la justice particulière n'a pas une matière spéciale.

2. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 61) qu'il y a dans l'âme quatre vertus au moyen desquelles on mène ici-bas une vie spirituelle; ce sont la tempérance, la prudence, la force et la justice. Il ajoute que la justice se répand sur toutes les autres. La justice particulière, qui est une des quatre vertus cardinales, n'a donc pas de matière spéciale.

3. La justice dirige suffisamment l'homme dans les choses qui se rapportent à autrui. Or, l'homme peut se rapporter aux autres au moyen de tout ce qui appartient à cette vie. Donc la matière de la justice est générale et non spéciale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 2) que la justice particulière a spécialement pour objet les choses que l'on échange.

CONCLUSION. — Puisque la justice particulière met un homme en rapport avec un autre, elle a pour matière propre les actions extérieures de l'homme et les choses sur lesquelles un homme traite avec un autre.

Réponse Il faut répondre que toutes les choses qui peuvent être rectifiées par la raison sont la matière de la vertu morale qu'on définit la droit Le raison, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 2 et 6). Or, la raison peut rectifier les passions intérieures de l'âme et les actions extérieures, et les choses dont les hommes font usage. Par les actions et par les choses extérieures que les hommes peuvent s'échanger réciproquement, on règle les rapports de l'individu avec ses semblables, par les passions intérieures on redresse l'homme en lui-même. C'est pourquoi la justice se rapportant à autrui, elle n'embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais elle a seulement pour objets les actions et les choses extérieures (1), considérées sous un rapport spécial, c'est-à-dire selon que l’individu traite avec un autre à leur égard.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice appartient essentiellement à une partie de l'âme, dans laquelle elle existe comme dans son sujet, c'est-à-dire à la volonté qui commande à toutes les autres puissances de l'âme et qui les meut par son ordre. Ainsi la justice n'appartient pas directement (2), mais par manière de surcroît, à toutes les autres parties de l'âme.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxi, art. 3 et 4), les vertus cardinales se considèrent de deux manières : d'abord comme des vertus spéciales qui ont une matière déterminée, et ensuite selon qu'elles expriment des modes généraux de la vertu. C'est dans ce dernier sens que parle saint Augustin ; car il dit que la prudence est la connaissance des choses que l'on doit rechercher et de celles qu'on doit fuir, que la tempérance est le frein qui éloigne la cupidité des choses qui délectent temporellement ; que la force est la fermeté de l'esprit contre les choses temporelles qui sont pénibles, et que la justice qui se répand sur toutes les autres vertus est l'amour de Dieu et du prochain, qui est la racine commune de tout ce qui se rapporte à autrui.

3. Il faut répondre au troisième, que les passions intérieures qui sont une partie de la matière des vertus morales ne se rapportent pas à autrui par elles-mêmes (3), ce qui appartient au caractère spécial de la justice; mais leurs effets qui sont les opérations extérieures peuvent s'y rapporter, il ne résulte donc pas de là que la matière de la justice soit générale.

(5) La justice générale a pour matière les actes de toutes les vertus, selon qu'ils se rapportent au bien commun; la justice particulière a pour matière les actions et les choses extérieures par lesquelles les hommes peuvent communiquer entre eux.
(1) Les actions extérieures dont il est ici question sont : la vente, le payement, le prêt, la location, etc. ; et par les choses, on entend l'argent, les terres, les denrées, et, en général, les Liens de la fortune.
(2) Quoiqu'elle n'ait pas pour objet direct de régler les passions, cependant elle peut secondairement les modérer toutes les fois qu'elles tendent à anticiper sur son domaine. C'est ainsi qu'elle repousse l'avarice, qui cherche à s'emparer du bien d'autrui, et tous les autres vices qui ont ce caractère.
(3) Elles ne regardent que l'individu dans lequel elles se trouvent.



ARTICLE IX. — La justice a-t-elle pour objet les passions?


Objections: 1. Il semble que la justice se rapporte aux passions. Car Aristote dit (Eth. lib. h, cap. 3) que la vertu morale a pour objet les plaisirs et les tristesses. Or, le plaisir ou la délectation et la tristesse sont des passions, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xxiii, art. 4) en traitant des passions. La justice doit donc avoir les passions pour objet, puisqu'elle est une vertu morale.

2. Les opérations qui se rapportent à autrui sont rectifiées par la justice. Or ces opérations ne peuvent être réglées, si les passions ne le sont elles-mêmes, parce que le désordre des passions produit le désordre dans les opérations ; ainsi le désir des plaisirs charnels mène à l'adultère, et l'amour excessif de l'argent conduit au vol. Il faut donc que la justice ait les passions pour objet.

3. Comme la justice particulière se rapporte à autrui, de même la justice légale. Or, la justice légale a les passions pour objet; autrement elle ne s'étendrait pas à toutes les vertus, dont quelques-unes se rapportent évidemment aux passions. Donc, etc.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1 et 2) qu'elle a pour objet les opérations.

CONCLUSION. — L'homme n'étant pas immédiatement en rapport avec les autres par les passions intérieures, la justice qui se rapporte à autrui ne peut pas avoir ces passions pour objet.

Réponse Il faut répondre que l'évidence de cette proposition est manifeste de deux manières : 1° Par rapport au sujet de la justice qui est la volonté. Les passions ne sont pas les actes ou les mouvements de cette puissance, comme nous l'avons vu (I1 2', quest. xxii, art. 3, et quest. lix, art. 4) ; on ne donne le nom de passions qu'aux mouvements de l'appétit sensitif. C'est pourquoi la justice n'a pas pour objet les passions, comme la tempérance et la force qui résident dans l’irascible et le concupiscible. 2° Par rapport à la matière, parce que la justice embrasse ce qui se rapporte à autrui, et nous ne pouvons être immédiatement réglés dans nos rapports avec les autres par les passions intérieures. C'est pour ce motif que la justice n'a pas les passions pour objet.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute vertu morale n'a pas pour matière le plaisir et la tristesse, puisque la force se rapporte à la crainte et à l'audace. Mais toute vertu morale se rapporte à la délectation et à la tristesse comme aux fins qui en résultent-, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 11), le plaisir ou la peine est la fin principale que nous envisageons quand nous disons qu'une chose est bonne ou qu'elle est mauvaise. Et ces effets sont ceux de la justice, parce que, d'après le même philosophe (Eth. lib. i, cap. 8), celui qui ne se réjouit pas d'une action juste n'est pas juste lui-même.

2. Il faut répondre au second, que les opérations extérieures tiennent le milieu entre les choses extérieures qui sont leur matière et les passions intérieures qui sont leurs principes. Or, il arrive quelquefois que l'on pèche à l'égard de l'une de ces choses sans pécher à l'égard de l'autre ; comme quand on ravit à autrui ce qui lui appartient non pour le posséder, mais pour lui nuire; ou quand au contraire on désire le bien d'autrui, sans vouloir pourtant le lui ravir. Il appartient donc à la justice de rendre droites les actions, selon qu'elles ont pour termes les choses extérieures; mais c'est aux autres vertus morales à les régler, selon qu'elles procèdent des passions. Ainsi la justice empêche de ravir ce qui appartient à autrui, selon que cet acte est contraire à l'égalité qui doit exister dans les choses extérieures ; la libéralité défend la même chose, mais selon que cet acte procède du désir immodéré des richesses. Mais parce que les opérations extérieures ne tirent pas leur espèce des passions intérieures, mais plutôt des choses extérieures, comme de leurs objets, il s'ensuit qu'absolument parlant les opérations extérieures sont plutôt la matière de la justice que celle des autres vertus morales.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien commun est la fin de chacun des individus qui existent dans une société, comme le bien du tout est la fin de chacune des parties. Mais le bien d'un individu n'est pas la fin d'un autre. C'est pourquoi la justice légale qui se rapporte au bien commun (I) peut s'étendre plutôt aux passions intérieures qui règlent l'homme en lui- même que la justice particulière qui se rapporte au bien d'un autre individu ; quoique la justice légale s'étende plus principalement aux autres vertus relativement à leurs opérations extérieures, en tant que la loi ordonne de faire des actes de force, de tempérance et de douceur, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 2).

(1) A ce titre, la justice générale est plus parfaite que la justice particulière, parce que son objet est plus étendu.




II-II (Drioux 1852) Qu.58 a.3