II-II (Drioux 1852) Qu.129 a.4

ARTICLE IV. —la magnanimité est-elle une vertu spéciale?


Objections: 1. Il semble que la magnanimité ne soit pas une vertu spéciale. Car aucune vertu spéciale n'opère dans toutes les vertus. Or, Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que le magnanime a pour partage ce qu'il y a de grand dans toutes les vertus. La magnanimité n'est donc pas une vertu spéciale.

2. On n'attribue à aucune vertu spéciale des actes de différentes vertus. Or, on en attribue au magnanime. Car, d'après Aristote (loc. cit.), il ne fuit pas celui qui le conseille, ce qui est un acte de prudence; il ne doit pas faire des choses injustes, ce qui est un acte de justice; il doit être prompt à faire du bien, ce qui est un acte de charité; il aime à donner, ce qui est un acte de libéralité; il est véridique, ce qui est un acte de vérité; il ne se plaint pas, ce qui est un acte de patience.

3. Toute vertu est un ornement spécial de l'âme, d'après ces paroles du prophète (Is 61,10) : Le Seigneur m'a revêtu des ornements de la justice; puis il ajoute : Comme une épouse parée de tous ses joyaux. Or, la magnanimité est l'ornement de toutes les vertus, comme le dit Aristote (loc. cit.). Elle est donc une vertu générale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote la distingue lui-même des autres vertus (Eth. lib. ii, cap. 7).

CONCLUSION. — Quoique la magnanimité se rapporte par voie de conséquence à toutes les vertus, elle est néanmoins une vertu spéciale absolument, puisqu'elle a pour objet les honneurs qui sont un bien particulier.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 2), il faut une vertu spéciale pour soumettre à la règle de la raison une matière déterminée. La magnanimité le fait, et elle a pour matière déterminée les honneurs, comme nous l'avons vu (art. 1 et 2 huj. quaest.). L'honneur considéré en lui-même étant un bien spécial, la magnanimité considérée en elle-même est aussi une vertu spéciale. Mais l'honneur étant la récompense de toutes les vertus, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cm, art. 1 ad 2), il arrive conséquemment qu'en raison de sa matière, la magnanimité est une vertu qui se rapporte à toutes les autres (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la magnanimité n'a pas pour objet un honneur quelconque, mais un honneur éclatant. Or, comme on doit honorer la vertu, de même on doit de grands honneurs aux grandes actions que la vertu produit. C'est pour ce motif que le magnanime tend à faire dans chaque vertu de grandes choses (2), parce qu'il tend à mériter par-là de grands honneurs.

2. Il faut répondre au second, que la magnanimité tendant à de grandes choses, il en résulte qu'elle se porte principalement vers celles qui impliquent une certaine supériorité et qu'elle évite celles qui supposent un défaut. Or, il appartient à celui qui est au-dessus des autres de faire du bien, de donner beaucoup, et de rendre plus qu'il n'a reçu. C'est pourquoi le magnanime est toujours prêt à faire ces choses, en raison de la supériorité qu'elles supposent, mais non parce qu'elles sont des actes qui appartiennent à d'autres vertus. C'est au contraire une preuve d'infirmité que d'estimer les biens ou les maux extérieurs au point de s'écarter pour eux de la justice ou de toute autre vertu. H y a aussi de la faiblesse à cacher la vérité, parce que cette action paraît être l'effet de la crainte. Si l'on se plaint, c'est aussi un défaut, parce que l'âme paraît alors succomber sous les maux extérieurs qui l'affligent. C'est pour ce motif que le magnanime évite ces choses et d'autres semblables à un point de vue particulier, c'est-à-dire comme contraires à la prééminence ou à la grandeur.

3. Il faut répondre au troisième, que toute vertu a dans son espèce un éclat ou une beauté qui lui est propre; mais la magnanimité y ajoute un nouvel ornement (lj, par la grandeur des bonnes oeuvres qu'elle opère, et elle élève ainsi toutes les vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3).

l'acte qui est propre à chaque vertu, mais il (end à «Mever c et acte à son plus haut point de perfection.


ARTICLE V. — la magnanimité est-elle use partie de la force?


Objections: 1. Il semble que la magnanimité ne soit pas une partie de la force. En effet une même chose n'est pas une partie d'elle-même. Or, la magnanimité paraît être la même chose que la force. Car Sénèque dit [Lib. de quat. viri. cap. de Magnan.) : Si la magnanimité qu'on appelle la force est dans votre âme, vous serez rempli d'une grande confiance. Cicéron dit aussi (De offic. lib. i in tit. Fortitudinem) : Nous voulons que les hommes forts et magnanimes soient les mêmes, qu'ils aiment la vérité et qu'ils ne trompent point. La magnanimité n'est donc pas une portion de la force.

2. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) : Que le magnanime n'aime pas le danger. Or, il appartient au fort de s'y exposer. La magnanimité n'a donc pas avec la force assez de rapports pour qu'on puisse dire qu'elle est une de ses parties.

3. La magnanimité se rapporte à ce qu'il y a de grand dans les biens que l'on doit espérer, la force à ce qu'il y a de grand dans les maux que l'on doit craindre ou dans les choses que l'on doit oser. Or, le bien est plus principal que le mal. Par conséquent, la magnanimité est une vertu plus importante que la force ; elle n'en est donc pas une partie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Macrobe (lib. i in Somn. Scip. cap. S) et Andronic font de la magnanimité une partie de la force.

CONCLUSION. — La magnanimité est une partie de la force; elfe tui est adjointe comme une vertu secondaire à une vertu principale.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. lxi, art. 3), une vertu principale est celle à laquelle il appartient de soumettre une matière principale à un mode général de la vertu. Un de ces modes généraux, c'est la fermeté d'esprit; parce qu'en toute vertu il faut avoir de la fermeté, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 4). C'est ce qu'on loue principalement dans les vertus qui tendent à quelque chose d'ardu et dans lesquelles il est difficile de rester ferme. C'est pourquoi plus il est difficile de rester ferme dans les choses ardues, et plus la vertu qui donne à l'âme de la fermeté dans cette circonstance est une vertu principale. — Or, il est plus difficile d'avoir de la fermeté pour braver les dangers de mort dans lesquelles la force soutient l'âme, que pour espérer ou obtenir les grands biens auxquels la magnanimité élève l'esprit ; car la vie étant ce que l'homme aime le plus, le danger de mort est aussi ce qu'il fuit davantage. 11 est donc évident que la magnanimité a cela de commun avec la force, c'est qu'elle affermit l'âme à l'égard de ce qui est difficile. Mais elle lui est inférieure en ce qu'elle fortifie l'âme dans des choses (2) à l'égard desquelles il est plus facile de rester ferme. Par conséquent, la magnanimité est une partie de la force, parce qu'elle lui est unie, comme une vertu secondaire l'est à une vertu principale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 1), manquer d'un mal se prend pour un bien. Ainsi quand on ne s'est pas laissé vaincre par un mal grave, tel que le danger de mort, on croit qu'on est par là même arrivé à un grand bien. C'est à la force qu'il appartient de surmonter les périls de mort, et c'est à la magnanimité à tendre aux grands biens. Sous ce rapport la force et la magnanimité peuvent se prendre pour une même chose. Cependant, comme dans ces deux cas la difficulté ne s'envisage pas sous le même aspect, il s'ensuit qu'à proprement parler Aristote fait de la magnanimité une vertu différente de la force (Eth. lib. ii, cap.

(2) Ces choses sont les honneurs que l'on peut espérer et poursuivre en cette vie.

2. Il faut répondre au second, que celui qui aime le péril, c'est celui qui s'expose indifféremment aux dangers ; ce qui paraît être le caractère de celui qui regarde une foule de choses comme graves sans les discerner, ce qui est contraire au caractère du magnanime(1); car on ne s'expose pas à de grands dangers pour une chose, si on ne la considère pas comme importante. Au contraire le magnanime s'expose volontiers aux périls pour des choses qui sont vraiment grandes ; car il fait ce qu'il y a de grand dans l'acte de la force, aussi bien que dans les actes des autres vertus. C'est ce qui fait dire au philosophe que le magnanime n'est pas pour les petits périls, mais il est pour les grands dangers. Et Sénèque ajoute dans son livre des Quatre vertus (cap. de Magnanimi.) : Vous serez magnanime si vous ne cherchez pas les périls comme le téméraire, et si vous ne les craignez pas comme le timide. Car il n'y a rien que la conscience d'une vie coupable qui rende timide.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit fuir le mal comme tel. Si on doit lutter contre lui, c'est par accident, c'est-à-dire en tant qu'il faut supporter les maux pour conserver les biens. Au contraire le bien par lui- même est à désirer; et si on y renonce, ce n'est que par accident, parce qu'on le croit au-dessus des facultés de celui qui le désire. Or, ce qui est par soi est toujours avant ce qui est par accident. C'est pourquoi ce qu'il y a d'ardu dans le mal répugne plus à la fermeté de l'âme que ce qu'il y a d'ardu dans le bien. C'est ce qui fait que la force est une vertu plus principale que la magnanimité. Car quoique le bien soit absolument plus principal que le mal, cependant sous ce rapport c'est le mal qui est plus principal que le bien.


ARTICLE VI. — la confiance appartient-elle à la magnanimité?


Objections: 1. Il semble que la confiance n'appartienne pas à la magnanimité. Car on peut faire reposer sa confiance non-seulement sur soi, mais encore sur un autre, d'après ces paroles de saint Paul (2Co 3,4) : C'est par Jésus- Christ que nous avons une si grande confiance, non que nous soyons capables de former aucune bonne pensée, comme de nous-mêmes. Or, il semble que ceci soit contraire à l'essence de la magnanimité. Par conséquent la confiance n'appartient pas à cette vertu.

2. La confiance paraît être opposée à la crainte, d'après ces paroles du prophète (Is 12,2) : J'agirai avec confiance et je ne craindrai pas. Or, c'est surtout à la force qu'il appartient de manquer de crainte. La confiance 6e rapporte donc à cette vertu plutôt qu'à la magnanimité.

3. On ne doit de récompense qu'à une vertu. Or, la confiance en mérite une, car il est dit (Hebr, 3, 6) : Que nous sommes la maison du Christ, pourvu que nous conservions jusqu'à la fin cette ferme confiance et cette espérance qui fait notre gloire. La confiance est donc une vertu distincte de la magnanimité; et c'est d'ailleurs le sentiment de Macrobe qui l'en distingue en effet (lib. i in Somn. Scip. cap. 5).

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (De invent. lib. ii) paraît prendre la confiance pour la magnanimité, comme nous l'avons dit (quest. préc. ad 6, et in divis. huj. quaest.).

CONCLUSION. — La confiance se rapporte à la magnanimité, puisqu'elle implique la ferme espérance d'obtenir un bien.

Réponse Il faut répondre que le mot confiance (fiducia) paraît venir du mot foi (fides). Elle appartient à la foi en ce qu'elle consiste à croire à quelqu'un. Elle appartient à l'espérance, d'après ces paroles de Job (11, 18) : Vous serez plein de confiance du moment où vous espérerez. C'est pourquoi le mot de confiance paraît principalement signifier que l'on conçoit de l'espérance d'après la foi que l'on a dans les paroles de quelqu'un qui promet du secours. La foi étant une opinion ferme, et une opinion de cette nature se formant non-seulement d'après ce qu'un autre a dit, mais encore d'après ce qu'on a observé, il s'ensuit que l'on peut aussi employer le mot de confiance pour exprimer l'espérance que l'on a d'une chose d'après les observations que l'on a faites, soit qu'on les ait faites sur soi-même, comme quand on se voit sain et qu'on a la confiance de vivre longtemps, soit qu'elles se rapportent à un autre, comme quand on considère qu'on a un ami puissant et qu'on a la confiance d'être aidé de lui. — Or, nous avons dit plus haut (art. 1 huj. quaest. ad 2) que la magnanimité proprement dite a pour objet l'espérance de quelque chose de difficile. C'est pourquoi la confiance impliquant une fermeté d'espérance résultant de certaines considérations qui nous portent à croire fortement au bien que l'on doit obtenir, il s'ensuit qu'elle appartient à la magnanimité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), il appartient au magnanime de n'avoir besoin de rien, parce que celui qui a besoin, c'est celui qui manque de quelque chose. Toutefois on doit entendre cette expression conformément à la nature de l'homme; c'est pourquoi le philosophe ajoute presque. Car il est au-dessus de l'homme de n'avoir absolument besoin de rien. En effet tout homme a d'abord besoin du secours de Dieu, puis du secours de ses semblables, parce que l'homme est naturellement un animal sociable et qu'il ne suffit pas par lui-même à sa propre existence. Selon qu'il a besoin des autres, il appartient donc au magnanime de faire reposer sa confiance sur eux, parce qu'il appartient à la supériorité de l'homme d'avoir toujours des individus prêts à lui prêter aide et assistance (1). A l'égard de ce qu'il peut lui-même, la confiance qu'il a en lui appartient à la magnanimité.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (l*2ae, quest. xxiii, art. 2; quest. xl, art. 4) en traitant des passions, l'espérance est directement opposée au désespoir qui se rapporte au même objet qu'elle, c'est-à-dire au bien ; mais d'après la contrariété des objets elle est opposée à la crainte qui se rapporte au mal. La confiance impliquant une espérance ferme, est opposée à la crainte au même titre que l'espérance elle-même. Mais, parce que la force fortifie l'homme, à proprement parler, pour repousser le mal, au lieu que la magnanimité le porte à rechercher le bien, il s'ensuit que la confiance appartient en propre à la magnanimité plutôt qu'à la force. Et, parce que l'espérance produit l'audace qui appartient à la force, il s'ensuit que la confiance appartient par voie de conséquence à cette dernière vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que la confiance, comme nous l'avons dit (in corp. art.), implique un mode de l'espérance : car la confiance est une espérance fortifiée par une opinion ferme et arrêtée. Le mode attaché à une affection peut rendre son action louable et par là même méritoire;- cependant ce n'est pas d'après cela qu'on détermine l'espèce de la vertu, mais c'est d'après sa matière. C'est pourquoi la confiance ne peut pas, à proprement parler, désigner une vertu, mais elle peut seulement en indiquer une condition (1), et c'est pour ce motif qu'on la compte parmi les parties de la force, non comme une vertu qui lui est adjointe, à moins qu'on ne la prenne pour la magnanimité, à l'exemple de Cicéron (loc. cit. in arg. sed cont.), mais comme sa partie intégrante, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc.).

Cl i Ainsi une des marques de Io prééminence et de la grandeur d'un homme, c'est le nombre di s amis qui l'entourent, leur puissance et leur crédit.


ARTICLE VII. — la sécurité appartient-elle à la magnanimité?


Objections: 1. Il semble que la sécurité n'appartienne pas à la magnanimité. Car la sécurité, comme nous l'avons dit (quest. préc. ad 6), implique un repos à l'abri des perturbations de la crainte. Or, c'est ce que fait principalement la force. Il semble donc que la sécurité soit la même chose que cette vertu, et comme la force n'appartient pas à la magnanimité, mais que c'est plutôt le contraire, il s'ensuit que la sécurité n'appartient pas à la magnanimité.

2. D'après saint Isidore (Etyrn. lib. x ad litt. 5), sécurité veut dire sans inquiétude (sine cura). Or, il semble que cet état soit contraire à la vertu qui prend soin des choses honnêtes, d'après ce mot de l'Apôtre (2Tm 2,15) : Ayez grand soin de vous mettre en état de paraître devant Dieu. La sécurité n'appartient donc pas à la magnanimité qui opère ce qu'il y a de grand dans toutes les vertus.

3. La vertu n'est pas la même chose que sa récompense. Or, la sécurité est désignée comme une récompense de la vertu, ainsi qu'on le voit (Jb 11,14) : Si vous rejetez loin de vous l'iniquité qui souille vos mains,.... vous serez stable et vous jouirez d'une sécurité parfaite. La sécurité n'appartient donc pas à la magnanimité, ni à une autre vertu, comme sa partie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De offic. lib. i in tit. Magnanim.) qu'il appartient au magnanime de ne succomber ni sous le trouble de l'âme, ni sous les attaques de ses semblables, ni sous celles de la fortune. Or, c'est en cela que consiste la sécurité de l'homme. Elle appartient donc à la magnanimité.

CONCLUSION. — Comme la confiance se rapporte à la magnanimité, de même la sécurité qui implique un repos d'esprit exempt de crainte, appartient à la force ; cependant par voie de conséquence elle peut appartenir à la magnanimité, comme la confiance à la force.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5), la crainte fait des hommes d'excellents conseillers, parce qu'ils cherchent de quelle manière ils pourront échapper aux périls qu'ils redoutent. La sécurité se dit de l'éloignement de cette inquiétude que la crainte produit. C'est pourquoi elle implique un repos parfait de l'esprit qui est libre de toute crainte, comme la confiance implique une grande fermeté d'espérance. Or, comme l'espérance appartient directement à la magnanimité, de même la crainte appartient directement à la force. C'est pourquoi comme la confiance appartient immédiatement à la magnanimité, de même la sécurité appartient immédiatement à la force. — Toutefois il est à remarquer que comme l'espérance est une cause de l'audace, de même la crainte est une cause du désespoir, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. xlv, art. 2) en traitant des passions. C'est pour ce motif que comme la confiance appartient conséquemment à la force, en tant qu'elle se sert de l'audace ; de même la sécurité appartient conséquemment à la magnanimité en tant qu'elle repousse le désespoir.

(U) Elle rend ainsi l'acte de vertu qu'elle accompagne plus louable ; par exemple, elle rend la prière plus méritoire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne loue pas la force principalement de ce qu'elle exclut la crainte, ce qui appartient à la sécurité, mais on la loue de ce qu'elle implique dans les passions une certaine fermeté. La sécurité n'est donc pas la même chose que la force, mais elle en est une condition.

2. Il faut répondre au second, que toute sécurité n'est pas louable, elle ne l'est qu'autant qu'on se dépouille de tout soin(l), comme on le doit, et lorsqu'il n'est pas nécessaire d'avoir des craintes ; elle est de cette manière une condition de la force et de la magnanimité.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les vertus il y a une ressemblance et une participation de la béatitude future, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. v, art. 3 et 7). C'est pourquoi rien n'empêche qu'une certaine sécurité ne soit la condition d'une vertu particulière, quoique la sécurité parfaite (2) soit la récompense de la vertu en général.


ARTICLE VIII. — les biens de la fortune sont-ils utiles\b A \Bla magnanimité ?


Objections: 1. Il semble que les biens de la fortune ne soient pas utiles à la magnanimité. Car, comme le dit Sénèque (De ira, lib. i, cap. 9), la vertu se suffit. Or, la magnanimité agrandit toutes les vertus, comme nous l'avons vu (art. 4 huj. quaest. ad 3). Les biens de la fortune ne lui sont donc pas utiles.

2. Aucun homme vertueux ne méprise ce qui l'aide. Or, le magnanime méprise ce qui appartient à la fortune extérieure. Car Cicéron dit (lib. i de offic. in tit. Magnanimit.) que celui qui a une grande âme se fait remarquer par le mépris des choses extérieures. La magnanimité n'est donc pas aidée par les biens de la fortune.

3. Cicéron dit encore (loc. cit.) qu'il appartient au magnanime de supporter les revers qui paraissent cruels, sans déroger à son état naturel, ni à la dignité du sage. Et Aristote remarque (Eth. lib. iv, cap. 3j que le magnanime n'est pas triste dans l'infortune. Or, les revers et les malheurs sont contraires aux biens de la fortune -, et chacun s'attriste de la perte de ce qui lui était utile. Les biens extérieurs de la fortune ne servent donc de rien à la magnanimité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que les biens de la fortune paraissent être utiles à la magnanimité.

CONCLUSION. — Les biens de la fortune sont du plus grand secours pour la magnanimité.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1), la magnanimité se rapporte à deux choses : à l'honneur comme à sa matière, et à certaines grandes actions (3), comme à sa fin. Les biens de la fortune coopèrent avec elle à ces deux choses. En effet, les hommes vertueux sont honorés non-seulement par les sages, mais encore par la multitude qui a la plus haute idée des biens extérieurs de la fortune. Il en résulte conséquemment qu'elle honore davantage ceux qui possèdent ces biens en abondance. De même les biens de la fortune sont des moyens par lesquels on peut produire certains actes de vertu ; parce que les richesses, les puissances et les amis nous donnent la faculté d'agir. C'est pourquoi il est évident que ces avantages servent à la magnanimité.

(3)Le magnanime veut être honoré, et il tond à produire de grandes actions pour mériter de l'être.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que la vertu se suffit, parce qu'elle peut exister sans ces biens extérieurs, elle en a cependant besoin (1) pour agir avec plus de facilité.

2. Il faut répondre au second, que le magnanime méprise les biens extérieurs, en ce sens qu'il ne les considère pas comme de grands biens pour lesquels il doive faire quelque chose d'inconvenant; mais il ne les méprise pas au point de ne pas les regarder comme utiles pour exécuter, certains actes de vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que quand on ne regarde pas quelque chose comme grand, on ne se réjouit pas beaucoup, si on l'obtient, et on ne s'attriste pas beaucoup non plus, quand on le perd. C'est pourquoi le magnanime n'estimant pas excessivement les biens extérieurs ou les biens de la fortune, il s'ensuit qu'il ne s'enorgueillit pas beaucoup, s'il les possède, et qu'il ne se laisse pas non plus abattre par leur perte.




QUESTION 130: DE LA PRÉSOMPTION.


Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la magnanimité. — Nous traiterons : 1° de ceux qui lui sont opposés par excès et qui sont au nombre de trois : la présomption, l'ambition et la vaine gloire; 2° nous parlerons de la pusillanimité qui lui est opposée par défaut. — Sur la présomption deux questions sont à examiner : 1° La présomption est-elle un péché? — 2° Est-elle opposée à la magnanimité par excès ?

ARTICLE I. — la présomption est-elle un péché (2) ?


Objections: 1. Il semble que la présomption ne soit pas un péché. Car l'Apôtre dit (Ph 3,13) : Oubliant ce qui est derrière moi, je m'avance vers ce qui est devant moi. Or, il semble qu'il y ait de la présomption à tendre vers ce qui est au-dessus de soi. La présomption n'est donc pas un péché.

2. Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 7) qu'il ne faut pas suivre le conseil de ceux qui prétendent qu'on ne doit avoir que des sentiments humains parce qu'on est homme, qu'un mortel ne doit songer qu'à ce qui est mortel, mais qu'il faut au contraire nous appliquer à ce qui peut nous rendre dignes de l'immortalité. Et ailleurs il ajoute [Met. lib. i, cap. 2) que l'homme doit se porter vers ce qu'il y a de plus élevé, autant qu'il le peut. Or, ce sont les choses divines et immortelles qui paraissent principalement au-dessus de l'homme. Par conséquent, puisqu'il est de l'essence de la présomption de tendre à ce qui est au-dessus de soi, il semble qu'elle ne soit pas un péché, mais qu'elle soit plutôt quelque chose de louable.

3. L'Apôtre dit (2Co 3, S) : Nous ne sommes pas capables de penser de nous-mêmes quelque chose, comme de nous-mêmes. Si donc la présomption, d'après laquelle on s'efforce de faire des choses dont on n'est pas capable, est un péché, il semble que l'homme ne puisse pas licitement penser quelque chose de bon, ce qui répugne. Elle n'est donc pas un péché.

sume de ce qu'on a une confiance excessive dans ses forces. Il ne faut pas la confondre avec la présomption qui est opposée à l'espérance, et qui résulte de ce qu'on présume trop de la miséricorde de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Sage s'écrie (Si 37,3) : O présomption perverse, d'où tires-tu ton origine ? La glose répond (interl.) de la mauvaise volonté de la créature. Or, tout ce qui procède radicalement d'une volonté perverse est un péché. Par conséquent la présomption en est un.

CONCLUSION. — La présomption est un péché par lequel on cherche à faire des choses au-dessus de ses forces.

Réponse Il faut répondre que les choses qui sont conformes à la nature étant ordonnées par la raison divine que la raison humaine doit imiter; tout ce qui se fait selon la raison humaine et qui est contraire à l'ordre généralement établi dans la nature est un vice et un péché. Or, dans toutes les choses naturelles, il se trouve que toute action est proportionnée à la vertu de l'agent; aucun agent naturel ne s'efforçant de faire ce qui surpasse ses facultés. C'est pourquoi c'est une chose vicieuse et c'est en quelque sorte un péché contre l'ordre naturel que d'entreprendre de faire ce qui est au-dessus de sa propre puissance (i), ce qui est le caractère propre de la présomption, comme le nom l'indique. D'où il est évident que la présomption est un péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche qu'une chose ne soit au-dessus de la puissance active d'un être naturel sans être au-dessus de sa puissance passive. Ainsi l'air a une puissance passive par laquelle il peut être transformé au point d'avoir l'action et le mouvement du feu qui surpassent sa puissance active. Ce serait par conséquent une chose vicieuse et présomptueuse de la part de celui qui est dans un état de vertu imparfaite, s'il cherchait à s'élever immédiatement à ce qui constitue la perfection. Mais si l'on tend à faire des progrès dans la perfection, il n'y a là ni présomption, ni péché. Et c'est de cette manière que l'Apôtre tendait à avancer, c'est-à-dire par un progrès continu.

2. Il faut répondre au second, que les choses divines et immortelles sont au-dessus de l'homme, selon l'ordre de la nature. Cependant l'homme a en lui une puissance naturelle, par laquelle il peut s'unir à elles; cette puissance est l'entendement (2). Ainsi Aristote dit que l'homme doit s'élever vers les choses immortelles et divines, non pour faire ce que Dieu seul peut opérer, mais pour s'unir à lui par l'intelligence et la volonté.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 3), ce que nous pouvons par les autres, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes. C'est pourquoi, comme nous pouvons penser et faire le bien avec le secours de Dieu, cet aeterne surpasse pas complètement nos facultés. Par conséquent on n'est pas présomptueux, si l'on cherche à faire quelques bonnes oeuvres (3) ; mais on le serait si on voulait les faire, sans mettre sa confiance dans le secours divin.

ARTICLE II. — la présomption est-elle opposée à la magnanimité par excès ?


Objections: 1. Il semble que la présomption ne soit pas opposée à la magnanimité par excès. Car la présomption est une espèce de péché contre l'Esprit-Saint, comme nous l'avons vu (quest. xiv, art. 2, et quest. xxi, art. 4). Or, le péché contre l'Esprit-Saint n'est pas opposé à la magnanimité, mais il l'est plutôt à la charité. Ce n'est donc pas non plus à la magnanimité que la présomption est opposée.

chaines de péché, par suite de la confiance excessive qu'on a dans ses forces.

(2)Que la grâce peut rendre capable de percevoir le bien surnaturel.
(3)Il s'agit ici d'oeuvres surnaturelles que l'homme ne peut produire sans la grâce.

2. Il appartient à la magnanimité de tendre aux grandes choses. Or, on est présomptueux, même quand on tendrait à des choses médiocres, du moment qu'elles sont au-dessus des facultés que l'on a. La présomption n'est donc pas directement opposée à la magnanimité.

3. Le magnanime considère les biens extérieurs comme peu de chose. Or, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), les présomptueux croient que leur fortune leur donne le droit de mépriser les autres et de les injurier, parce qu'ils estiment beaucoup les biens extérieurs. La présomption n'est donc pas opposée à la magnanimité par excès ; elle l'est seulement par défaut.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 7, et lib. iv, cap. 3) que la forfanterie ou la vanité est opposée par excès à la magnanimité, et c'est ce que nous entendons par la présomption.

CONCLUSION. — La présomption est opposée à la magnanimité par excès, proportionnellement aux facultés de chacun.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 ad 4), la magnanimité consiste dans un milieu, qui se mesure non d'après l'étendue de l'objet auquel elle tend, parce qu'elle tend à ce qu'il y a de plus grand, mais on l'apprécie proportionnellement d'après la faculté de celui qui agit. Car le magnanime ne tend pas au-delà du terme qu'il doit atteindre. Le présomptueux ne surpasse pas le magnanime, relativement à l'objet vers lequel il tend, mais quelquefois il reste beaucoup au-dessous de lui(4), seulement il excède le magnanime proportionnellement à ses facultés que ce dernier ne dépasse jamais. C'est ainsi que la présomption est opposée à la magnanimité par excès.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute présomption n'est pas un péché contre l'Esprit-Saint, il n'y a que celle par laquelle on méprise la justice de Dieu en raison d'une confiance déréglée que l'on a dans sa miséricorde. Cette espèce de présomption est par sa matière, qui est le mépris d'une chose divine, opposée à la charité, ou plutôt au don de crainte (2)-, qui a pour effet de révérer Dieu. Mais, néanmoins, selon que ce mépris surpasse proportionnellement les propres forces du présomptueux, il peut être opposé à la magnanimité.

2. Il faut répondre au second,, que comme la magnanimité paraît tendre à quelque chose de grand, de même aussi la présomption. Car on n'a pas coutume d'appeler présomptueux celui qui dans des choses de peu d'importance dépasse ses propres forces. Si cependant on lui donne ce nom dans cette circonstance, cette présomption n'est pas opposée à la magnanimité, mais elle l'est plutôt à la vertu qui a pour objet les honneurs peu éclatants, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2).

(3) Cette erreur peut être coupable ou ne l'être pas. Dans le cas où elle ne le serait pas, la pré somptinn serait elle-même excusable.
(H) Le présomptueux entreprend ce qu'il n'est pas capable «le faire, tandis que le magnanime n'entreprend rien qui soit au-dessus de ses forces. (2) Voyez quest. xiv, art. 2, et quest. xxi, ai t. 5.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on n'entreprend une chose au-dessus de ses forces qu'autant qu'on croit ses facultés plus grandes qu'elles ne sont. A cet égard il peut y avoir deux sortes d'erreur (3) : 1" l'erreur peut ne porter que sur l'étendue ; comme quand on se croit plus de vertu, plus de science ou plus de qualités qu'on en a réellement ; 2° elle peut avoir pour objet la nature même de la chose, comme quand on se croit grand et digne de grands honneurs pour un motif qui n'est pas fondé; par exemple, parce qu'on possède des richesses, ou qu'on a les biens extérieurs de la fortune. Car, comme l'observe Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), quand on possède ces biens sans la vertu, on ne peut pas justement prétendre à une haute considération, ni être appelé avec raison magnanime. De même la chose à laquelle on tend au-dessus de ses forces est quelquefois absolument grande dans la réalité, comme on le voit à l'égard de saint Pierre, qui voulait souffrir pour le Christ, ce qui était au-dessus de ses forces ; d'autres fois ce n'est pas une oeuvre véritablement importante, elle n'a de grandeur que dans l'esprit des insensés, comme se vêtir d'habits précieux, mépriser les autres et les injurier. Ces choses sont opposées à la magnanimité par excès, non dans la réalité, mais d'après l'opinion. C'est ce qui fait dire à Sénèque (Lib. de quat, virtutibus, cap .de moderanda fortit.)que la magnanimité, si elle dépasse les bornes, rendra l'homme menaçant, orgueilleux, perturbateur, inquiet, et qu'il se jettera dans tous les extrêmes sans tenir compte de la décence de ses paroles et de ses actions. Ainsi il est évident que le présomptueux reste quelquefois au-dessous du magnanime dans la réalité, mais en apparence il a l'air d'être au-dessus de lui.




II-II (Drioux 1852) Qu.129 a.4