II-II (Drioux 1852) Qu.135 a.2

ARTICLE II. a-t-il un vice opposé à la lésinerie?


Objections: 1. Il semble qu'aucun vice ne soit opposé à la lésinerie. Car le grand est opposé au petit. Or, la magnificence n'est pas un vice, mais une vertu. Il n'y a donc pas de vice opposé à la lésinerie.

2. Puisque la lésinerie est un vice qui pèche par défaut, comme nous l'avons dit (art. préc.], il semble que s'il y avait un vice opposé à la lésinerie, il consisterait uniquement dans des dépenses excessives. Or, ceux qui dépensent beaucoup où il faut dépenser peu, dépensent peu où il faudrait dépenser beaucoup, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2), et ils tiennent par conséquent de la lésinerie. Il n'y a donc pas de vice opposé à ce défaut.

3. Les actes moraux tirent leur espèce de leur fin, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, ceux qui font des dépenses superflues, agissent ainsi pour faire ostentation de leurs richesses, comme le dit Aristote (toc. cit.). Ce défaut se rapportant à la vaine gloire qui est opposée à la magnanimité, comme nous l'avons dit (quest. cxxxi, art. 2), il n'y a donc pas de vice qui soit opposé à la lésinerie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 8, et lib. iv, cap. 2), la magnificence tient le milieu entre deux vices opposés.

CONCLUSION. — La profusion excessive est contraire à la lesinerie.

Réponse Il faut répondre que le grand est opposé au petit. Le petit et le grand sont des expressions relatives, comme nous l'avons dit (art. préc.). Ainsi comme il arrive qu'une dépense est petite relativement à une oeuvre, de même il se trouve qu'elle est grande par rapport à une autre, si elle dépasse les proportions qu'il doit y avoir entre l'oeuvre et la dépense, d'après la règle de la raison. D'où il est évident que le vice de la lésinerie qui reste au-dessous des frais qu'une oeuvre nécessite et qui s'applique à dépenser moins qu'il ne faudrait, a pour contraire le vice qui dépasse au contraire cette proportion en dépensant plus qu'il ne faut. En grec on désigne ce vice sous le nom de P xv cocu a (fourneau), parce qu'à la manière du feu qui est dans un four il consume tout. Ou bien on l'appelle encore áiropoxaaía, c'est-à-dire feu dévorant, parce qu'à la manière du feu il consume tout sans rien produire de bon. En latin on peut lui donner le nom de consumptio (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la magnificence est ainsi appelée, parce qu'elle fait de grandes choses, mais non parce que dans les oeuvres qu'elle réalise, elle dépense plus qu'il ne faut. Car ceci est le propre du vice opposé à la lésinerie.

2. Il faut répondre au second, que le même vice est opposé à la vertu qui consiste dans un milieu et au vice qui lui est contraire. Ainsi la profusion est opposée à la lésinerie en ce qu'elle dépense plus qu'il ne faut, faisant de grands frais où il faudrait au contraire en faire de médiocres. De plus elle est contraire à la magnificence relativement aux grandes choses que cette vertu entreprend, parce qu'elle ne dépense rien ou fort peu là où il faut dépenser beaucoup.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après l'espèce même de l'acte celui qui pèche par profusion est opposé à celui qui pèche par lésinerie, dans le sens qu'il va au-delà de la règle de la raison, tandis que ce dernier reste en deçà. Toutefois rien n'empêche que cet acte n'ait pour fin celle d'un autre vice, comme la vaine gloire ou tout autre.

(1) Ce défaut est celui du dissipateur.




QUESTION 136 DE LA PATIENCE.


Nous devons maintenant nous occuper de la patience. — A cet égard cinq questions se présentent : l° La patience est-elle une vertu ? — 2° Est-elle la plus grande des vertus? — 3° Peut-on la posséder sans la grâce? — 4° Est-elle une partie delà force? — 5° Est-elle la même chose que la longanimité?



ARTICLE I la patience est-elle une vertu?


Objections: 1. Il semble que la patience ne soit pas une vertu. Car les vertus existent de la manière la plus parfaite dans le ciel, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 9). Or, la patience ne s'y trouve pas, car là il n'y a pas de maux à supporter, d'après ces paroles de l'Ecriture (Is 49,10 Apoc, Ap 7,16) : Ils n'éprouveront le tourment ni de la faim, ni de la soif ; ils ne seront incommodés ni par le soleil, ni par aucun vent brûlant. La patience n'est donc pas une vertu.

2. On ne peut trouver aucune vertu dans les méchants, parce que la vertu est ce qui rend bons ceux qui la possèdent. Or, la patience se trouve quelquefois chez les méchants, comme on le voit dans les avares, qui supportent avec patience une foule de peines pour amasser de l'argent, d'après ce témoignage de l'Ecriture (Qo 5,16) : Tous les jours de sa vie il a mangé dans les ténèbres, et il a vécu avec beaucoup de peine, d'infirmité et de chagrin. La patience n'est donc pas une vertu.

3. Les fruits diffèrent des vertus, comme nous l'avons vu (1*2", quest. lxx, art. 1 ad 3). Or, la patience est mise au nombre des fruits, comme on le voit (Ga 5). Elle n'est donc pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit ( Lib. de patientia, cap. 1 ) : La vertu de l'âme qu'on appelle patience est un don de Dieu si excellent, que ce Dieu qui nous l'accorde est lui-même loué dans l'Ecriture de la patience avec laquelle il supporte les pécheurs.

CONCLUSION. — La patience est une vertu par laquelle on conserve le bien de la raison malgré la tristesse, parce qu'elle empêche la raison de se laisser abattre par elle- Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 1), les vertus morales se rapportent au bien, en ce qu'elles conservent le bien de la raison contre le choc impétueux des passions. Or, entre les autres passions, la tristesse a beaucoup de force pour empêcher le bien de la raison, d'après ces paroles de l'Ecriture (2Co 7,10) : La tristesse du siècle produit la mort; (Si 30,25) La tristesse en a tué une multitude, et elle n'est utile à rien. Par conséquent il est nécessaire quo l'on ait une vertu par laquelle on conserve le bien de la raison contre la tristesse et qui empêche la raison de succomber sous les assauts de cette passion. C'est précisément ce que fait la patience. C'est pourquoi saint Augustin dit (Lib. de pat. cap. 2) que la patience consiste à supporter les maux de cette vie avec une grande égalité d'esprit, c'est-à-dire sans se laisser troubler par la tristesse, et qu'elle nous empêche d'abandonner par notre mauvaise humeur les biens par lesquels nous pouvons arriver à un bonheur plus parfait. D'où il est évident que la patience est une vertu.

31 Il faut répondre au premier argument, que les vertus morales ne subsisteront pas relativement aux mêmes actes dans le ciel que sur la terre, c'est-à-dire qu'elles ne se rapporteront plus aux biens de la vie présente, qui n'existeront plus au-delà du tombeau, mais elles subsisteront par rapport à la fin qu'on aura alors atteinte. Ainsi, dans le ciel, la justice n'aura plus pour objet les achats et les ventes, et les autres choses qui appartiennent à la vie présente ; elle consistera seulement à être soumise à Dieu. De même l'acte de la patience dans le ciel n'aura pas pour but de supporter quelque chose, mais il consistera dans la jouissance des biens auxquels nous voulons parvenir en pratiquant cette vertu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 9) que dans le ciel il n'y a pas de patience, puisque cette vertu n'est nécessaire que là où il y a des maux à supporter, mais que nous posséderons éternellement le bien auquel la patience nous aura conduits.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin [Lib. de'patientia, cap. 2 et 5), on appelle patients, à proprement parler, ceux qui aiment mieux supporter le mal sans le commettre que de le commettre sans rien supporter. Quant à ceux qui s'imposent de grands maux pour faire de grandes iniquités, on ne doit ni admirer, ni louer leur patience, qui est nulle, mais il faut plutôt s'étonner de leur dureté et lui refuser le nom de patience.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (4a 2", quest. xi, art. 4), le fruit implique par sa nature une délectation. Or, les opérations des vertus sont agréables par elles-mêmes, comme on le voit [Eth. lib. i, cap. 8), et on désigne ordinairement sous le nom de vertu les actes vertueux. C'est pourquoi la patience est une vertu quant à son habitude ; mais relativement à la délectation qu'elle trouve dans son acte, c'est un fruit, surtout si on la considère comme un préservatif qui empêche l'âme de succomber sous la tristesse.


ARTICLE II. — la patience est-elle la plus excellente des vertus?



Objections: 1. Il semble que la patience soit la plus excellente des vertus. Car ce qui est parfait est ce qu'il y a de meilleur dans chaque genre. Or, la patience est parfaite dans ses oeuvres, comme le dit saint Jacques (1, 4). Elle est donc la plus excellente des vertus.

2. Toutes les vertus se rapportent au bien de l'âme. Or, il semble que ce bien appartienne principalement à la patience; car il est dit (Lc 21,49) : C'est par votre patience que vous sauverez les âmes. La patience est donc la plus grande des vertus.

3. Ce qui conserve les autres choses et ce qui en est la cause paraît être ce qu'il y a de meilleur. Or, comme le dit saint Grégoire (Hom. xxxv inEv.), la patience est la racine et la gardienne de toutes les vertus. Elle est donc la plus grande d'entre elles.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Elle n'est pas au nombre des quatre vertus que saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. 4) et saint Augustin (Lib. demor. Ecclesiae, cap. 45) appellent vertus cardinales.

CONCLUSION. — La patience n'est pas la première de toutes les vertus, puisqu'elle a au-dessus d'elle les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales, parmi lesquelles la prudence et la justice établissent l'homme directement dans le bien, tandis que la force et la tempérance lui font surmonter tous les plus graves obstacles.

Réponse Il faut répondre que les vertus se rapportent au bien d'après leur propre essence. Car la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bonnes aussi ses actions, d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6). Par conséquent, plus une vertu est élevée et importante, plus elle doit mettre l'homme en rapport direct avec le bien. Ainsi les vertus qui établissent le bien mettent l'homme plus directement en rapport avec lui que celles qui empêchent les choses qui le détournent de son devoir. Parmi celles qui établissent le bien, on remarque qu'elles sont d'autant plus nobles qu'elles établissent l'homme dans un bien d'un ordre plus élevé. Ainsi la foi, l'espérance et la charité sont au-dessus de la prudence et de la justice. De même, parmi celles qui font obstacle à ce qui le détourne de son devoir, la plus excellente est celle qui triomphe de l'obstacle le plus puissant. Or, les dangers de mort, qui sont l'objet de la force, et les délectations du tact, qui sont l'objet de la tempérance, nous écartent du bien plus que toutes les adversités qui sont l'objet de la patience. C'est pourquoi la patience n'est pas la plus excellente des vertus, mais elle reste au-dessous, non-seulement des vertus théologales, de la prudence et de la justice, qui établissent directement l'homme dans le bien, mais elles sont encore au-dessous de la force et de la tempérance qui le font triompher d'obstacles plus graves.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'oeuvre de la patience est appelée parfaite dans la souffrance des adversités, d'où découle 1° la tristesse, que la patience modère; 2° la colère, que règle la mansuétude; 3° la haine, que détruit la charité; 4° le dommage injuste, que défend la justice. Car ce qui détruit le principe d'une chose est toujours plus parfait. Mais de ce que la patience est plus parfaite en ce genre, il ne s'ensuit pas qu'elle soit plus parfaite absolument.

2. Il faut répondre au second, que la possession implique un domaine paisible. C'est pourquoi on dit que l'homme possède son âme par la patience, dans le sens qu'il arrache dans leurs racines les passions qui résultent de l'adversité et qui inquiètent l'âme.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la patience est la racine et la gardienne de toutes les vertus, non comme si elle les produisait et les conservait directement, mais uniquement parce qu'elle écarte ce qui leur fait obstacle (1).


ARTICLE III. — peut-on avoir la patience sans la grace?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse avoir la patience sans la grâce. Car plus la raison a d'inclination pour une chose, et plus la créature raisonnable a de facilité pour l'accomplir. Ainsi il est plus raisonnable de souffrir pour un bien que pour un mal. Or, il y en a qui endurent des souffrances pour le mal, d'après leur propre vertu, sans le secours de la grâce. Car saint Augustin dit (Lib. de pat. cap. 3) que les hommes souffrent de grandes peines et de grandes fatigues pour des choses que leur dérèglement leur fait aimer. L'homme peut donc, à plus forte raison, supporter beaucoup de souffrances pour le bien, ce qui forme le véritable patient, sans le secours de la grâce.

2. Il y a des hommes qui ne sont pas en état de grâce et qui abhorrent plus le mal du péché-que les maux corporels. Ainsi l'histoire rapporte qu'il y a des gentils qui ont mieux aimé souffrir une foule de supplices que de trahir leur patrie ou de commettre quelque autre action déshonorante. Or, c'est là ce qui constitue la véritable patience. Il semble donc qu'on puisse la posséder sans avoir le secours de la grâce.

3. Il est évident que pour recouvrer la santé il y en a qui endurent de graves privations et d'amères épreuves. Or, le salut de l'âme n'est pas moins désirable que la santé du corps. Donc, pour le même motif, on peut supporter pour le salut de l'âme une multitude de maux, ce qui constitue la véritable patience, sans le secours de la grâce.

peines et de larmes, on a l'occasion de la pratiquer constamment.

(d) Si la patience n'est pas la plus excellente des vertus, il résulte de ces considérations qu'elle est une des plus utiles. Car, dans cette vie de

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps 61,6) : Ma patience vient de Dieu.

CONCLUSION. — Puisque la patience qui est une véritable vertu vient de la charité, il est clair qu'on ne peut pas l'avoir sans la grâce.

2. Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Lib. de pat. circ, fin.), c'est la force des désirs qui fait qu'on s'expose à souffrir le travail et la douleur, car jamais on ne s'y expose volontairement que pour quelque chose qui plaît. La raison en est que l'esprit déteste la douleur et la tristesse en elle-même-, par conséquent il ne se déciderait jamais à la souffrir pour elle- même, mais il le fait seulement pour une fin. Ainsi il faut donc que le bien pour lequel on veut endurer des souffrances soit plus désiré et plus aimé que le bien dont la privation nous cause une douleur que nous supportons patiemment. Or, il appartient à la charité qui aime Dieu par-dessus toutes choses de préférer le bien de la grâce à tous les biens de la nature dont la perte peut nous causer une douleur. D'où il est évident que la patience, selon qu'elle est une vertu, est produite par la charité, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 13,4) : La charité est patiente. Et comme il est manifeste qu'on ne peut avoir la charité qu'au moyen de la grâce, d'après ces autres paroles de l'Apôtre (Rm 5,5) : La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné, il s'ensuit qu'on ne peut pas avoir la patience sans le secours de la grâce (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans la nature humaine, si elle était intègre, l'inclination de la raison l'emporterait; mais, dans notre état de dégradation, l'inclination de la concupiscence, qui domine dans l'homme, aie dessus. C'est pourquoi l'homme est plus porté à s'imposer des peines pour les biens dans lesquels la concupiscence trouve présentement ses jouissances, qu'à endurer des souffrances pour les biens à venir que la raison nous fait désirer ; ce qui est cependant le propre de celui qui est véritablement patient.

2. Il faut répondre au second, que le bien de la vertu civile est proportionné à la nature humaine. C'est pourquoi, sans le secours de la grâce sanctifiante, la volonté humaine peut y tendre, quoiqu'elle ne le puisse sans le secours de la grâce de Dieu (2). Au contraire le bien de la grâce est surnaturel ; par conséquent l'homme ne peut y tendre par la vertu de sa nature. C'est pourquoi il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'on supporte des peines pour recouvrer la santé, c'est uniquement parce que l'homme aime naturellement sa chair. C'est pourquoi on ne peut faire le même raisonnement sur la patience qui provient de l'amour surnaturel (3).

ARTICLE IV. —la patience est-elle une partie de la force?


Objections: 1. Il semble que la patience ne soit pas une partie de la force. Car une même chose n'est pas une partie d'elle-même. Or, la patience paraît être la même chose que la force ; parce que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 6), l'acte propre de la force consiste à supporter, et c'est aussi ce qui appartient à la patience, puisque saint Grégoire dit (Hom. xxxv in ev.) que la patience consiste à supporter les maux qui nous viennent de nos semblables. Elle n'est donc pas une partie de la force.

(1)On ne peut pas avoir la patience parfaite quoad statum, sans la grâce sanctifiante ; pour avoir la patience imparfaite, telle qu'elle se trouve dans les pénitents et les catéchumènes qui n'ont pas encore été justifiés, on a seulement besoin de la grâce naturelle.
(2)La patience, telle qu'elle existe dans les philosophes, ne suppose pas la grâce proprement dite, mais elle demande toujours un secours de Dieu qui fortifie l'âme, et c'est de ce secours naturel dont parle saint Thomas.
(3) Pour s'exciter à la patience, on peut considérer la patience de Dieu qui tolère les pécheurs, celle de Jésus-Christ, celle des saints, les fruits qu'on retire de cette vertu, et les inconvénients du vice contraire.

2. La force a pour objet la crainte et l'audace, comme nous l'avons vu (quest. cxxiii, art. 5), par conséquent elle existe dans l'irascible. Or, la patience paraît avoir pour objet la tristesse et conséquemment résider dans le concupiscible. Elle n'est donc pas une partie de la force, mais elle est plutôt une partie de la tempérance.

3. Le tout ne peut pas exister sans la partie. Si donc la patience était une partie de la force, la force ne pourrait jamais exister sans la patience. Cependant le fort ne supporte pas toujours le mal qu'on lui fait avec patience, mais il attaque aussi celui qui en est l'auteur. La patience n'est donc pas une partie de la force.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (De invent. lib. ii) fait de la patience une partie de la force.

CONCLUSION. — La patience est adjointe à la force, comme une vertu modérée à une vertu principale, et par conséquent elle est avec raison appelée une partie potentielle de cette vertu.

Réponse Il faut répondre que la patience est une partie potentielle de la force, parce qu'elle lui est unie comme une vertu secondaire à une vertu principale. En effet, il appartient à la patience de supporter avec égalité d'âme les maux qui nous viennent d'autrui, comme le dit saint Grégoire (toc. cit.). Or, les plus graves des maux que nous font les autres et les plus difficiles à supporter sont ceux qui se rapportent aux dangers de mort qui sont l'objet de la force. D'où il est évident que la force se rapporte à ce qu'il y a de principal dans cette matière, parce qu'elle s'approprie en quelque sorte ce qu'il y a de plus important. C'est pourquoi la patience lui est unie comme une vertu secondaire l'est à une vertu principale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à la force non de résister à toutes les épreuves quelles qu'elles soient, mais à ce qu'il y a de plus difficile à supporter, par exemple aux dangers de mort. Au contraire, la patience peut supporter toutes sortes de maux.

2. Il faut répondre au second, que l'acte de la force ne consiste pas seulement en ce que l'on persiste dans le bien malgré la crainte des dangers futurs, mais il consiste encore à ne pas se laisser abattre par la tristesse ou la douleur des maux présents, et sous ce rapport la patience a de l'affinité avec la force. Cependant la force a principalement pour objet la crainte qui par sa nature nous porte à fuir ce que la force évite; au lieu que la patience a plutôt pour objet la tristesse. Car on dit qu'un homme est patient, non parce qu'il ne fuit pas, mais parce qu'il supporte admirablement ce qui lui nuit pour le présent, c'est-à-dire de telle sorte qu'il ne s'en attriste pas dérèglement. C'est pourquoi la force consiste proprement dans l'irascible et la patience dans le concupiscible. Mais cela n'empêche pas que la patience ne soit une partie de la force, parce que l'adjonction d'une vertu à une autre ne se considère pas d'après le sujet, mais d'après la matière ou la forme. Toutefois la patience n'est pas une partie de la tempérance, quoiqu'elles existent l'une et l'autre dans le concupiscible. Car la tempérance a seulement pour objet les peines qui sont opposées aux jouissances des sens, telles que celles qui résultent de la privation des plaisirs de la table ou de la chair; au lieu que la patience a surtout pour objet les peines que nos semblables nous causent. De plus il appartient à la tempérance de modérer ces peines aussi bien que les délectations contraires, tandis que la patience a pour but d'empêcher l'homme de s'écarter de la vertu, à cause de ces ennuis qu'il éprouve, quels qu'ils soient.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut considérer la patience comme une partie intégrale de la force, si on la considère sous un certain rapport, c'est-à-dire selon qu'elle supporte patiemment les maux qui appartiennent aux dangers de mort (I), et c'est à ce point de vue que se place l'objection, Il n'est pas non plus contraire à la nature de la patience que, quand il le faut, on attaque celui qui est l'auteur des maux qu'on endure. Car, comme le dit saint Chrysostome (Hom. v in op. imper f.) à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Math, 4) : Vade Satana ; il est louable de supporter avec patience les injures que l'on reçoit; mais il y a une impiété extrême à supporter avec patience les injures que l'on fait à Dieu. Et saint Augustin dit (Epist, ad Marcellinum cxxxvin), que les préceptes de la patience ne sont pas contraires au bien de l'Etat, pour la conservation duquel on combat contre les ennemis. Mais, selon que la patience se rapporte à tous les autres maux, elle est unie à la force comme une vertu secondaire à une vertu principale.

ARTICLE V la patience est-elle la même chose que la longanimité\b (2)?


Objections: 1. Il semble que la patience soit la même chose que la longanimité. Car saint Augustin dit (Lib. de pat. cap.\) qu'on ne loue pas la justice de Dieu parce qu'il supporte quelque peine, mais parce qu'il attend que les méchants se convertissent. D'où il est dit (Si 5,1) : Le Très-Haut est patient, mais il punit les crimes. Il semble donc que la patience soit la même chose que la longanimité.

2. Une même chose n'est pas opposée à deux autres. Or, l'impatience est opposée à la longanimité, par laquelle on attend le retard ; car on dit qu'on est impatient à l'égard du retard aussi bien que des autres maux. Il semble donc que la patience soit la même chose que la longanimité.

3. Comme le temps est une circonstance des maux que l'on supporte, de même aussi le lieu. Or, de la part du lieu, il n'y a pas de vertu qui soit distincte de la patience. La longanimité, qui se considère d'après le temps et qui consiste en ce qu'on attend longtemps, n'en est donc pas non plus distincte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rm 2) : Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité ? la glose dit(Orig. lib. ii Comment, in hanc Epist, cap. 2) : La longanimité paraît différer de la patience ; car on dit que ceux qui pèchent par faiblesse plutôt que par malice doivent être supportés avec longanimité, mais que ceux qui s'opiniâtrent et qui tressaillent dans le mal doivent être supportés avec patience.

CONCLUSION. — Quoique la longanimité et la patience ne soient pas absolument la même chose, il y a cependant beaucoup de rapport entre ces deux vertus.

(2) La longanimité est ce qui nous fait tendre à un bien que nous ne devons obtenir qu'après un long temps.
(D) Les craintes que ces dangers excitent produisent la tristesse que la patience modère ; par conséquent elle contribue à parfaire l'acte de la force.

Réponse Il faut répondre que comme on appelle magnanimité la vertu par laquelle on a la pensée de tendre à quelque chose de grand, de même on appelle longanimité celle qui nous fait tendre à quelque chose qui est très-éloigné. C'est pourquoi, comme la magnanimité se rapporte plutôt à l'espérance qui tend à ce qui est bon, qu'à l'audace ou à la crainte ou à la tristesse qui ont pour objet le mal, de même aussi la longanimité. Par conséquent la longanimité paraît avoir plus de rapport avec la magnanimité qu'avec la patience. Cependant elle peut s'accorder avec la patience de deux manières : 4° Parce que la patience, comme la force, supporte certains maux pour un bien. Si on attend ce bien à une époque rapprochée, il est plus facile de supporter la peine ; mais si ce bien est longtemps différé, et qu'il faille dans le présent endurer des maux, c'est plus difficile. 2° Parce que le retard d'un bien qu'on espère est naturellement propre à produire de la tristesse, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 13,42) : V espérance qui est différée afflige l'âme. Par conséquent il peut y avoir de la patience à supporter cette affliction, comme il y en a à supporter toutes les autres peines. Ainsi, selon qu'on peut comprendre au point de vue du mal qui attriste, le délai du bien qu'on espère, ce qui appartient à la longanimité, et la peine que l'homme se donne en continuant à exécuter une bonne oeuvre, ce qui appartient à la constance ; la longanimité aussi bien que cette dernière vertu sont con- prises sous la patience. — C'est pourquoi Cicéron définissant la patience, dit (De invent. lib. ii) : que dans l'intérêt de l'honnête et de l'utile elle supporte volontairement et longtemps ce qui est ardu et difficile. Il emploie le mot ardu pour désigner la constance dans le bien; le mot difficile se rapporte à la gravité du mal qui est l'objet propre delà patience, et il ajoute le mot longtemps qui regarde la longanimité, selon ce qu'elle a de commun avec la patience.

2. La réponse au premier et au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui est distant localement, quoiqu'il soit éloigné de nous, n'est cependant pas éloigné absolument par la nature des choses, comme ;ce qui est loin de nous quant au temps. C'est pourquoi il n'y a pas de parité. De plus ce qui est éloigné localement n'offre de difficulté qu'en raison du temps; parce que ce qui est éloigné de nous quant au lieu, peut arriver à nous plus tard.

Nous accordons le quatrième. Cependant il faut considérer la raison de cette différence que la glose assigne : car dans ceux qui pèchent par faiblesse il n'y a qu'une chose qui soit insupportable, c'est le long temps qu'ils persévèrent dans le mal ; c'est pour cela qu'on les supporte par longanimité. Mais si l'on pèche par orgueil, cette faute est par elle-même difficile à supporter; c'est pourquoi on dit que ceux qui pèchent de la sorte sont supportés par patience.




QUESTION 137. DE LA PERSÉVÉRANCE.

Nous avons à nous occuper de la persévérance et des vices qui lui sont opposés. — A l'égard de la persévérance quatre questions se présentent : 1° La persévérance est- elle une vertu ? —2° Est-elle une partie de la force? — 3" Comment se rapporte-t-elle à la constance P — 4° A-t-elle besoin du secours de la grâce?


ARTICLE 5. — la persévérance est-elle une vertu\b (1)?


Objections: 1. Il semble que la persévérance ne soit pas une vertu. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. vii, cap. 7), la continence est une qualité plus précieuse que la persévérance. Or, la continence n'est pas une vertu, d'après le même philosophe (Eth. lib. iv in fin.). La persévérance n'en est donc pas une non plus.

vertu , quel qu'il 6oit, jusqu'au terme que la raison prescrit.

(1) Il ne s'agit pas ici du don de persew'ranco qui est propre aux élus, mais il s'agit do la persérvérance, qui est la contiuuution d'un acte do

2. La vertu est ce qui nous fait vivre avec droiture, d'après saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 19). Or, comme le dit le même docteur (Lib. de perseverantia, cap. 4), on ne peut pas dire qu'une personne a la persévérance, tant qu'elle vit, à moins qu'elle ne persévère jusqu'à la mort. La persévérance n'est donc pas une vertu.

3. Toute vertu doit persister d'une manière immuable dans l'acte qui lui est propre, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 4). Or, ceci est de l'essence de la persévérance. Car Cicéron dit (De invent. lib. ii) que la persévérance consiste à s'en tenir d'une manière stable et perpétuelle à une détermination que l'on a mûrement arrêtée. La persévérance n'est donc pas une vertu spéciale, mais elle est la condition de toute vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Andronic dit que la persévérance est l'habitude des choses auxquelles on doit et l'on ne doit pas s'attacher. Or, l'habitude qui nous règle convenablement à l'égard de ce que nous devons ou de ce que nous ne devons pas faire, est une vertu. Par conséquent la persévérance est une vertu.

CONCLUSION. — La persévérance est une vertu spéciale par laquelle l'homme persiste dans les bonnes oeuvres autant qu'il est nécessaire.

Réponse Il faut répondre que d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3) la vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. C'est pourquoi où l'on trouve une espèce particulière de bien ou de difficulté, il y a une vertu spéciale. Or, une action vertueuse peut tirer sa bonté et sa difficulté de deux causes : d'abord de l'espèce même de l'acte qui se considère d'après la nature de son propre objet; ensuite d'après la durée du temps. Car s'attacher pendant longtemps à une chose difficile, c'est un acte qui offre une difficulté particulière. C'est pourquoi il appartient à une vertu spéciale de persister longtemps dans un bien jusqu'à sa consommation. Par conséquent comme la tempérance et la force sont des vertus spéciales, parce que l'une règle les jouissances sensibles (ce qui offre en soi une difficulté) ; l'autre règle la crainte et l'audace à l'égard des dangers de mort (ce qui est une autre difficulté) ; de même la persévérance est une vertu spéciale qui a pour objet de persister longtemps dans tels ou tels actes de vertu, selon qu'il est nécessaire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle en cet endroit de la persévérance, selon qu'on persévère dans des choses qu'il est très-difficile de supporter longtemps. Or, ce ne sont pas les biens qu'il est difficile de supporter de la sorte, mais ce sont les maux. Les maux qui mettent nos jours en péril ne se supportent pas longtemps ordinairement, parce qu'ils passent le plus souvent avec rapidité ; par conséquent il n'y a pas lieu de louer beaucoup la persévérance à leur égard. Parmi les autres maux, les plus considérables sont ceux qui sont opposés aux jouissances des sens : parce que ces maux portent sur ce qui est nécessaire à la vie, par exemple sur le défaut d'aliments et sur d'autres privations qu'on est quelquefois menacé de supporter longtemps. Les peines ne sont pas difficiles à supporter pour celui qui ne s'en afflige pas beaucoup, et qui ne trouve pas un grand plaisir dans les biens opposés, comme on le voit dans le tempérant chez lequel ces passions ne sont pas très-vives. Mais la difficulté est grave pour celui qui s'affecte beaucoup à cet égard, parce qu'il manque de la vertu parfaite qui règle ces passions. C'est pourquoi si on entend la persévérance de cette manière, elle n'est pas une vertu parfaite, mais elle est quelque chose d'imparfait dans le genre de la vertu. Au contraire si l'on considère la persévérance selon qu'elle nous fait persister longtemps dans un bien difficile quelconque, elle peut se trouver dans celui qui a une vertu parfaite. Quoiqu'il soit moins difficile d'avoir alors de la persévérance (1), néanmoins le bien dans lequel on persiste est plus parfait. Par conséquent cette persévérance peut être une vertu, parce que la perfection de la vertu se considère plutôt d'après la nature du bien que d'après la nature de la difficulté que la chose présente.

(í) Celui qui est parfait persévère plus facilement dans le tien, malgré les obstacles qu'il peut

2. Il faut répondre au second, qu'on désigne quelquefois sous le même nom la vertu et son acte, comme le dit saint Augustin (Sup. Joan. Tract, iaxix) : La foi, c'est croire ce qu'on ne voit pas. Cependant il peut se faire que l'on ait l'habitude d'une vertu, sans produire aucun de ses actes. Ainsi un pauvre a l'habitude de la magnificence, quoiqu'il n'en produise aucun acte. Quelquefois celui qui a une habitude commence à en produire les actes, mais n'achève pas -, comme l'architecte qui commence à bâtir et qui n'achève pas son édifice. Par conséquent il faut dire que le mot de persévérance s'emploie tantôt pour l'habitude par laquelle on prend le parti de persévérer et tantôt pour l'acte par lequel on persévère. Celui qui a l'habitude de la persévérance prend à la vérité le parti de persévérer, et il commence à l'exécuter en persistant pendant un temps, mais quelquefois il n'achève pas néanmoins son acte, parce qu'il ne persiste pas jusqu'à la fin. Or, il y a deux sortes de fin ; l'une qui est la fin de l'action et l'autre la fin de la vie humaine. De soi, il appartient à la persévérance qu'on persévère jusqu'au terme de la bonne action qu'on entreprend; ainsi il faut que le soldat persévère jusqu'à la fin du combat, et le magnifique jusqu'à la consommation de son entreprise. Mais il y a des vertus dont les actes doivent durer pendant toute la vie; comme la foi, l'espérance et la charité, parce qu'elles se rapportent à la fin dernière de la vie humaine tout entière. C'est pourquoi par rapport à ces vertus qui sont des vertus principales, l'acte de la persévérance n'est consommé qu'à la fin de la vie. Et c'est ainsi que saint Augustin prend la persévérance pour l'acte dernier de cette vertu (1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'immutabilité delà persistance peut convenir de deux manières à la vertu : 1° Elle peut lui convenir d'après l'intention propre que l'on a d'arriver à la fin. Persister ainsi longtemps dans le bien jusqu'à la fin, c'est le propre de la vertu spéciale qui porte le nom de persévérance et qui a cela en vue comme sa fin particulière. 2° Elle peut aussi lui convenir d'après le rapport de l'habitude avec le sujet. En ce sens, cette immutabilité de persistance est la conséquence de toute vertu, puisque la vertu est une qualité qui change difficilement.



II-II (Drioux 1852) Qu.135 a.2