II-II (Drioux 1852) Qu.100 a.6


DE LA PIÉTÉ.


Après avoir parlé de la religion nous devons nous occuper de la piété, et par son élude nous connaîtrons les vices qui lui sont opposés. — A l'égard de la piété quatre questions se présentent : 1° A qui la piété s'étend-elle? — 2° A quoi oblige-t-elle? — 3° Est-ce une vertu spéciale? — 4° Doit-on pour entrer en religion négliger le devoir de la piété?

ARTICLE I. — la piété s'étend-elle a des personnes déterminées ?


Objections: 1. Il semble que la piété ne s'étende pas à quelques individus en particulier. Car saint Augustin dit (De civ. Dei. lib. x, cap. 1) que l'on désigne ordinairement le culte de Dieu par le mot de piété, que les Grecs appellent (tùdE'ëEtav). Or, le culte de Dieu ne se rapporte pas aux hommes, mais il se rapporte exclusivement à Dieu. La piété ne s'étend donc pas à quelques individus d'une manière déterminée.

2. Saint Grégoire dit (Mor. I. i, cap. 15) : La piété donne un festin dans son jour, parce qu'elle remplit les entrailles du coeur d'oeuvres de miséricorde. Or, on doit faire des oeuvres de miséricorde envers tout le monde comme le dit saint Augustin (De doct. christ. 1. i, cap. 30). La piété ne s'étend donc pas d'une manière déterminée à quelques personnes spéciales.

3. Dans le monde il y a beaucoup d'autres liens que ceux de la famille et de la patrie, comme on le voit par Aristote (Eth. 1. viii, cap. 41 et 42), et sur chacun de ces liens repose une amitié qui paraît être la vertu de la piété, comme le dit la glose (interl.) à l'occasion de ces paroles de saint Paul (2Tm 3) : Habentes quidem speciem pietatis. La piété ne s'étend donc pas seulement aux parents et aux concitoyens.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De invent. 1. ii) : que la piété est une vertu par laquelle nous rendons un culte et des devoirs à ceux qui nous sont unis par le sang et aux bienfaiteurs de notre patrie (4).

CONCLUSION. — La piété s'élend à des personnes déterminées qui sont des parents ou des compatriotes.

Réponse Il faut répondre que l'homme est débiteur envers les autres de différentes manières, selon la diversité de leur prééminence et selon les divers bienfaits qu'il en a reçus. Sous ces deux rapports Dieu tient le premier rang ; il est l'être souverain, et le premier principe de notre existence et de notre gouvernement. Mais secondairement les principes qui nous ont donné l'être et qui nous gouvernent, ce sont nos parents et le pays où nous sommes nés et où nous avons été élevés. C'est pourquoi après Dieu, l'homme est surtout redevable envers ses parents et sa patrie. Par conséquent, comme il appartient à la religion de rendre à Dieu un culte, de même il appartient à la piété de rendre secondairement un culte aux parents et à la patrie (2). — Dans le culte des parents se trouve compris le culte de tous ceux qui sont du même sang, parce qu'on ne leur donne le titre de consanguins que parce qu'ils sont sortis des mêmes parents, selon l'observation d'Aristote (Eth. 1. viii, cap. 42). Dans le culte de la patrie on renferme le culte de tous les concitoyens et de tous les amis du pays. C'est à cela que la piété s'étend principalement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le moins est renfermé dans le plus. C'est pourquoi le culte qu'on doit à Dieu renferme en lui-même, comme quelque chose de particulier, le culte qui est dû aux parents. C'est ce qui fit dire à Dieu par son prophète (Malach, viii, 6) : Si je suis père, où est l'honneur qu'on me rend. C'est ainsi que le mot de piété (3) se rapporte aussi au culte divin.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, 1. x, cap. 4), le mot de piété est vulgairement employé pour désigner les oeuvres de miséricorde. Je crois qu'il en est ainsi, parce que Dieu ordonne surtout de faire ces oeuvres qui lui plaisent plus, d'après son propre témoignage, que les sacrifices; et cette coutume a été cause qu'on donne à Dieu lui-même le nom de pieux.

3. Il faut répondre au troisième, que nos relations avec nos parents et nos concitoyens se rapportent plus aux principes de notre existence que toutes les autres ; c'est pourquoi le nom de piété s'étend à elles plus particulièrement.

(1) Saint Augustin adopte cette définition de Cicéioní Çuoesí. lib. lxixih, quaest. 5).
(3) Le mot de piété est pris alors dans le sens le plus élevé, comme le mot Père quand on l'applique à Dieu.
(2) Après Dieu, c'est à nos parents et à notre patrie que nous sommes le plus redevables.



ARTICLE II. — la piété fournit-elle aux parents ce qui est nécessaire a leur entretien ?


Objections: 1. Il semble que la piété n'aille pas jusqu'à donner aux parents ce qui leur est nécessaire. Car la piété paraît être comprise dans ce précepte du Décalogue : Honorez votre père et votre mère. Or, ce précepte commande seulement d'honorer les parents. Ce n'est donc pas à la piété à leur donner ce dont ils ont besoin.

2. On doit thésauriser pour ceux qu'on est tenu de soutenir. Or, d'après l'Apôtre : Les enfants ne doivent pas thésauriser pour leurs parents, comme on le voit (II. Cor. xii, 14). Ils ne sont donc pas tenus au nom de la piété de leur donner de quoi vivre.

3. La piété ne s'étend pas seulement aux père et mère, mais encore aux autres parents et aux concitoyens, comme nous l'avons vu (art. préc.). Or, nous ne sommes pas tenus de sustenter tous nos proches et tous nos concitoyens. Nous ne sommes donc pas tenus davantage de sustenter les auteurs de nos jours.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur reprend les pharisiens (Mt 15) de ce qu'ils empêchaient les enfants de sustenter leurs parents.

CONCLUSION. — Quoique nous devions le respect et l'honneur à nos parents, comme une chose qui est de devoir par elle-même, cependant par piété nous devons encore les secourir et les sustenter, s'ils sont dans le besoin.

Réponse Il faut répondre que nous devons quelque chose à nos parents et à nos concitoyens de deux manières : par soi ou par accident. Par soi nous leur devons ce qui convient au père considéré comme tel. Par là même qu'il est le supérieur et en quelque sorte le principe existant du fils, celui-ci lui doit respect et soumission. Par accident on doit à son père ce qu'il est convenable qu'il reçoive selon les événements fortuits qui peuvent lui arriver; par exemple, s'il est infirme, on doit le visiter et s'appliquer à le soigner; s'il est pauvre, on doit le sustenter (1), et ainsi du reste. Toutes ces choses sont comprises sous le devoir qu'on doit lui rendre. C'est ce qui fait dire à Cicéron (De invent. lib. ii), que la piété rend un devoir et un culte. Le mot devoir se rapporte au dévouement et le mot culte au respect ou à l'honneur; parce que, d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 1), on dit que nous avons un culte pour les hommes que nous honorons souvent de nos souvenirs ou de notre présence.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'honneur dû aux parents se trouve comprise toute l'assistance qu'on leur doit, selon l'explication de Notre-Seigneur (Matth, xv). Car on doit venir au secours de son père, que l'on doit regarder comme ce qu'il y a de plus élevé.

2. Il faut répondre au second, que le père ayant la nature d'un principe, le fils a celle d'un être qui procède d'un principe. C'est pourquoi, absolument pariant, c'est au père qu'il convient de venir en aide au fils. C'est pour ce motif qu'il ne doit pas seulement le secourir pendant un temps, mais il doit le faire durant toute sa vie ; et c'est ce qu'on appelle thésauriser. Mais que le fils donne quelque chose au père, ceci n'a lieu que par accident, en raison d'une nécessité pressante dans laquelle il est obligé de le secourir, mais il ne doit pas thésauriser, comme s'il lui amassait quelque chose pour un temps éloigné, parce que naturellement ce ne sont pas les parents qui sont les successeurs des enfants, mais ce sont les enfants qui sont les successeurs des parents.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Cicéron (loc. cit.), on doit rendre un devoir et un culte aux parents et aux concitoyens, mais on ne doit pas le faire de la même manière envers tout le monde. On est tenu à des obligations plus étroites envers les parents (1) ; quant aux autres on doit les secourir selon ses propres moyens et selon la qualité des personnes.

(1) Cette obligation d'assister les parents est de droit naturel, mais le droit civilia reconnaît aussi. Il oblige les enfants à donner des aliments à leur père et mère et autres ascendants qui sont indigents, et cette obligation est solidaire entre les enfants (Yoy. Code civil, art. 20b et suiv.).



ARTICLE III. — la piété est-elle une vertu spéciale, distincte des autres?


Objections: 1. Il semble que la piété ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car témoigner à quelqu'un du dévouement et un culte, c'est un effet de l'amour. Or, c'est là ce que fait la piété. Elle n'est donc pas une vertu distincte de la charité.

2. Le propre de la religion est de rendre un culte à Dieu. Or, la piété lui rend aussi un culte, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 1). Elle n'est donc pas distincte de la religion.

3. La piété par laquelle on rend un culte et un devoir à la patrie paraît être la même chose que la justice légale qui se rapporte au bien commun. Or, cette espèce de justice est une vertu générale, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 1 et 2). La piété n'est donc pas une vertu spéciale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron fait de la piété une partie delà justice (De invent. lib. ii).

CONCLUSION. — La piété est une vertu spéciale par laquelle on rend un devoir et un culte à ses parents, à ses proches et à ses concitoyens.

Réponse Il faut répondre qu'une vertu est spéciale par là même qu'elle se rapporte à un objet sous une raison particulière. Ainsi puisqu'il appartient à la nature de la justice de rendre aux autres ce qui leur est dû, toutes les fois que l'on rencontre une espèce particulière de dette à acquitter envers quelqu'un, il y a là une vertu spéciale. Or, on doit spécialement quelque chose à quelqu'un, par là même qu'il est le principe naturel qui nous a donné l'être et qui nous gouverne. La piété a pour objet ce principe, puisqu'elle nous fait rendre un devoir et un culte à nos parents, à notre pays et à ceux qui ont des rapports avec notre famille et notre patrie. Elle est donc une vertu spéciale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme la religion est une profession de foi, d'espérance et de charité, par lesquelles l'homme est mis primordialement en rapport avec Dieu ; de même la piété est une manifestation de l'amour que l'on a pour ses parents et son pays.

2. Il faut répondre au second, que Dieu est le principe de notre être et de notre gouvernement d'une manière bien plus excellente que nos parents ou notre patrie. C'est pourquoi la religion, qui rend à Dieu un culte, est autre que la piété, qui rend un culte aux parents et à la patrie. Mais ce qui appartient aux créatures, se dit de Dieu suréminemment et causalement, comme l'observe saint Denis (De div. nom. cap. 1). C'est ainsi que la piété désigne éminemment le culte de Dieu, et c'est dans le même sens que nous l'appelons notre Père.

3. Il faut répondre au troisième, que la piété s'étend à la patrie, selon qu'elle est pour nous un principe d'existence, tandis que la justice légale se rapporte au bien de l'Etat, selon qu'il est un bien commun. C'est pourquoi la justice légale est une vertu générale plutôt que la piété.

(1) On doit secourir ses frères et soeurs plutôt que des étrangers, et il y a des théologiens qui disent que les frères et soeurs sont tenus à ce devoir, non-seulement par la charité, mais encore par la piété fraternelle.



ARTICLE IV. — sous prétexte de religion doit-on omettre les devoirs de la piété envers ses parents (2) p


Objections: 1. Il semble que pour cause de religion on doive négliger les devoirs de la piété envers les parents. Car le Seigneur dit (Lc 14,28) : Si quelqu'un vient à moi et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, et son épouse, et ses enfants et ses frères, et ses soeurs, et son âme aussi, il ne peut être mon disciple. Il est dit à la louange de saint Jacques et de saint Jean (Mt 4,22), qu'ayant quitté leurs filets et leurs parents, ils suivirent le Christ. On rapporte aussi, à la gloire des lévites (Dt 33,9), que celui qui dit à son père et à sa mère : Je ne vous connais point, et à ses frères : Je ne sais qui vous êtes, et qui n’a point connu ses propres enfants; ce sont ceux-là qui ont exécuté la parole de Dieu. Or, en méconnaissant ses père et mère et ses autres parents, ou en les haïssant, il est nécessaire que l'on omette les devoirs de la piété. On doit donc négliger ces devoirs pour cause de religion.

2. L'Evangile rapporte (Mt 8,22 Lc 9,58) que le Seigneur dit à un disciple qui lui demandait de le laisser aller ensevelir son père : Laissez les morts ensevelir leurs morts. Pour vous, allez et annoncez le royaume de Dieu. Or, prêcher est un devoir de religion, et ensevelir son père un devoir de piété. On doit donc omettre ce dernier devoir à cause de la religion.

3. Nous appelons Dieu par antonomase notre Père. Or, comme nous honorons nos parents par la piété, de même nous honorons Dieu par la religion. Il faut donc omettre les devoirs de la piété pour le culte de la religion.

4. Les religieux sont tenus, par un voeu qu'il n'est pas permis de transgresser, d'accomplir les observances de leur règle qui les empêchent de venir au secours de leurs parents ; soit à cause de la pauvreté, qui fait qu'ils ne possèdent rien en propre; soit à cause de l'obéissance, qui ne leur permet pas de sortir de leur cloître sans la permission de leurs supérieurs. On doit donc, pour cause de religion, omettre les devoirs de la piété envers ses parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur reprend les pharisiens (Mt 15) qui, en vue de la religion, dispensaient les enfants d'honorer leurs parents.

CONCLUSION. — Puisque la piété et la religion sont deux vertus, nous ne devons pas omettre par religion les devoirs de la piété, à moins qu'ils ne nous détournent trop du culte de Dieu.

Réponse Il faut répondre que la religion et la piété sont deux vertus. Or, une vertu n'est pas contraire à une autre, ni elle ne lui répugne pas, parce que, d'après Aristote (Praedicam. cap. De oppos.), le bien n'est pas contraire au bien. Par conséquent, il ne peut pas se faire que la piété et la religion se gênent mutuellement et que l'acte de l'une soit exclu à cause de l'acte de l'autre. Mais l'acte de chaque vertu est limité, comme nous l'avons vu (1*2% quest. vii, art. 2, et quest. xviii, art. 3), par des circonstances déterminées. S'il les dépasse, ce n'est plus un acte vertueux, mais un acte vicieux. Ainsi il appartient à la piété de rendre aux parents le devoir et le culte qui leur sont dus d'une manière légitime. Mais il n'est pas juste que l'homme veuille honorer son père plus que Dieu. Comme l'observe saint Ambroise (Sup. Luc. cap. xii, Erunt quinque, etc.), l'amour de Dieu passe avant l'affection qui résulte des liens du sang. — Si donc le culte de nos parents nous détournait du culte de Dieu, ce ne serait pas de la piété que de s'attacher au culte de ses parents, au détriment des devoirs que l'on a à remplir envers Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Epist, ad He- liod.) : Marchez en foulant aux pieds votre père, en foulant aux pieds votre mère ; volez vers l'étendard de la croix : le sublime de la piété, c'est d'être cruel de cette manière. C'est pourquoi, dans cette circonstance, on doit omettre les devoirs de la piété envers les parents pour le culte divin de la religion (1). Mais, si en rendant aux parents les devoirs qui leur sont dus, on n'est pas détourné par là du culte divin, alors ces devoirs appartiennent à la piété, et l'on n'est pas forcé d'abandonner la piété pour la religion.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire (Hom. xxxvii in Evang.), expliquant cette parole du Seigneur, dit que quand nos parents sont des ennemis qui s'opposent à nos progrès dans la voie de Dieu, nous devons les ignorer par la haine et la fuite. Car si nos parents nous exci tent au mal et qu'ils nous détournent du culte divin, nous devons sous ce rapport les abandonner et les haïr. C'est ainsi qu'il est dit que les lévites ont méconnu leurs proches, parce qu'ils n'ont pas épargné les idolâtres, selon l'ordre du Seigneur, comme on le voit (Ex. xxxii). Quant à saint Jacques et à saint Jean, ils sont loués d'avoir suivi le Seigneur, après avoir abandonné leurs parents, non parce que leur père les excitait au péché, mais parce qu'ils ont pensé qu'il pourrait se suffire, et que, par conséquent, rien ne les empêchait de suivre le Christ.

2. Il faut répondre au second, que le Seigneur a défendu au disciple de s'occuper de la sépulture de son père, parce que, comme le dit saint Chrysostome (Homil. xxviii in Mt.), le Seigneur l'a délivré par là d'une foule de peines, par exemple, du deuil, du chagrin et de toutes les autres choses auxquelles on s'attend alors ; car, après l'enterrement, il faut ouvrir le testament, partager l'héritage et se livrer à d'autres soins de cette nature. La raison principale, c'est qu'il y en avaitd'autres qui pouvaientparfaitement remplir pour lui ce devoir. Ou bien, d'après saint Cyrille (Sup. Luc. cap. ix), ce disciple ne demande pas à ensevelir son père qui vient de mourir, mais à le sustenter dans sa vieillesse jusqu'à ce que l'heure de sa sépulture arrive; ce que le Seigneur ne lui a pas permis, parce qu'il y avait d'autres parents qui pouvaient se charger de ce soin.

3. Il faut répondre au troisième, que ce que nous faisons par piété pour nos parents selon la chair, nous le rapportons à Dieu ; comme les autres oeuvres de miséricorde que nous faisons pour notre prochain, nous les faisons aussi pour Dieu, d'après ce passage de l'Evangile (Matth, xxv, 40) : Ce que vous avez fait pour te dernier d'entre les miens, vous l'avez fait pour moi. C'est pourquoi si nos secours sont nécessaires à nos parents, de telle sorte qu'ils ne puissent se sustenter sans cela (2), et que d'ailleurs ils ne nous portent pas à agir contre Dieu, nous ne devons pas, en vue de la religion, les abandonner. Mais si nous ne pouvons, sans pécher, les secourir, ou s'ils peuvent se suffire sans nos soins, il nous est permis de ne rien faire pour eux, pour nous livrer plus ardemment à la religion.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'on ne doit pas raisonner sur celui qui est encore dans le siècle, comme sur celui qui a déjà fait profession. Car celui qui est dans le siècle, s'il a des parents qui ne peuvent vivre sans lui, ne doit pas les laisser pour entrer en religion, parce qu'il transgresserait le précepte qui ordonne de les honorer ; quoiqu'il y en ait qui prétendent qu'il pourrait dans ce cas les laisser, en les abandonnant à la garde de Dieu. Mais si l'on y fait attention, ce serait tenter Dieu, puisque, le conseil humain lui dictant ce qu'il doit faire, il exposerait ses parents au péril dans l'espérance d'un secours divin. Mais si ses parents peuvent vivre sans lui, il lui serait permis de les abandonner et d'entrer en religion ; parce que les enfants ne sont obligés de soutenir leurs parents que dans le cas de nécessité, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Au contraire, celui qui a fait profession est considéré comme mort au monde. A l'occasion de la détresse de ses parents, il ne doit donc pas sortir du cloître dans lequel il est enseveli avec Jésus-Christ, pour s'impliquer de nouveau dans les affaires du siècle. Sauf l'obéissance qu'il doit à son supérieur et l'état de son ordre, il doit néanmoins faire pieusement tous ses efforts pour trouver moyen de les secourir (1).

(2) Cet article a pour objet d'établir des principes d'après lesquels on peut empêcher la conscience d'être perplexe à l'cgard des obligations qu'imposent ces deux vertus, la religion et la piété.
(1) Il ne s'agit pas seulement ici du culte'qui est dû à Dieu d'après les lois ecclésiastiques, comme l'obligation d'entendre la messe le dimanche. Car, dans ce cas, il vaudrait mieux secourir ses parents, parce que ce qui est de droit naturel l'emporte sur ce qui est de droit humain.
(2) Il suffit que les parents soient dans une nécessité grave pour qu'on soit retenu dans le siècle et qu'on ne puisse entrer en religion. Si on y entrait malgré cela, on devrait en sortir, d'après Navarre, Sylvius, Billuart et plusieurs autres theologiens.



QUESTION CII.

DU RESPECT ET DE SES PARTIES.


Nous allons nous occuper du respect et de ses parties, et on verra par là même quels sont les vices qui lui sont opposés. — Sur le respect trois questions se présentent : 1° Le respect est-il une vertu spéciale distincte des autres ? — 2° Quels sont les devoirs que le respect inspire? — 3° Du rapport du respect avec la piété.



ARTICLE I. — le respect est-il une vertu spéciale distincte des autres (2) ?


Objections: 1. Il semble que le respect ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car les vertus se distinguent d'après leurs objets. Or, l'objet du respect ne se distingue pas de l'objet de la piété. Car Cicéron dit (De invent. lib. ii) : que le respect est une vertu par laquelle les hommes honorent d'un culte ceux qui sont élevés en dignité. Or, la piété rend un culte et un honneur aux parents qui sont les premiers en dignité. Le respect n'est donc pas une vertu distincte de la piété.

2. Comme on doit un honneur et un culte aux hommes qui sont élevés en dignité, on doit les mêmes égards à ceux qui se distinguent par la science et la vertu. Or, il n'y a pas de vertu spéciale par laquelle nous rendions un culte et un honneur aux hommes qui ont la supériorité de la science ou de la vertu. Le respect par lequel nous rendons un culte et un honneur à ceux qui nous surpassent en dignité, n'est donc pas une vertu spéciale distincte des autres.

3. Nous avons beaucoup de dettes à l'égard des hommes élevés en dignité, et la loi nous contraint de nous en acquitter, d'après ces paroles de saint Paul (Rom. xiii, 7) : Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui vous devez le tribut, etc. Or, les choses auxquelles la loi nous contraint appartiennent à la justice légale, ou à la justice spéciale. Le respect n'est donc pas par lui-même une vertu spéciale distincte des autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (loc. cit.) compte le respect parmi les autres parties de la justice qui sont des vertus spéciales.

CONCLUSION. — Le respect est une vertu spéciale par laquelle nous rendons un culte et un honneur aux personnes élevées en dignité, et cette vertu est comprise sous la piété.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 1 et 3, et quest. lxxx) , il est nécessaire de distinguer les

(1) D'après ces dernières paroles, on voit que saint Thomas ne dit pas absolument que le religieux ne peut pas rentrer dans le monde pour les secourir, mais il veut seulement qu'il le fasse sans blesser l'obéissance qu'il doit à sa règle et à ses supérieurs. C'est le sens de Cajétan, de Sylvestre, de Sylvius et de plusieurs autres.
(2) Saint Augustin définit ainsi, d'après Cicéron, cette vertu, qu'en latin on désigne sous le nom d'observantia. Virtus per quam homines aliquâ dignitate antecellentes quodam cultu et honore dignantur.
vertus d'après un ordre descendant, comme l'excellence des personnes envers lesquelles on est tenu à quelque chose. Ainsi comme notre père selon la chair participe particulièrement à la nature du principe qui se trouve universellement en Dieu; de même la personne qui prend soin de nous sous quelque rapport participe en particulier à la propriété du père ; parce que le père est le principe de la génération, de l'éducation, de l'instruction et de tout ce qu'embrasse la perfection de la vie humaine. Or, une personne élevée en dignité est comme un principe de gouvernement relativement à certaines choses. Tels sont le chef de l'Etat pour les affaires civiles, le chef de l'armée pour les affaires de la guerre, le maître pour les sciences, et il en est de même des autres. De là il résulte que tous ces personnages reçoivent le nom de père, à cause de l'analogie de leurs soins. C'est ainsi que les serviteurs de Naman lui dirent (2R 5,13) : Mon père, quoique le prophète vous ait dit une grande chose, etc. C'est pourquoi, comme sous la religion par laquelle on rend un culte à Dieu se trouve la piété par laquelle on honore les parents ; de même sous la piété se trouve le respect par lequel on rend un culte et un honneur aux personnes d'une dignité éminente.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 ad 2), la religion reçoit par excellence le nom de piété, et cependant la piété proprement dite est distincte de la religion. De même la piété peut recevoir par excellence le nom de respect. Ce qui n'empêche pas le respect proprement dit de se distinguer d'elle.

2. Il faut répondre au second, qu'un individu par là même qu'il est élevé en dignité, n'a pas seulement une supériorité d'état, mais il a encore la puissance de gouverner ceux qui lui sont soumis : par conséquent le caractère de principe lui convient, en raison de ce qu'il régit les autres. Mais de ce qu'un homme a une science ou une vertu parfaite, il ne remplit pas les fonctions de principe par rapport aux autres; il a seulement en lui-même une certaine supériorité. C'est pourquoi il y a une vertu spéciale qui a pour objet de rendre un honneur et un culte à ceux qui sont élevés en dignité. Mais parce qu'au moyen de la science, de la vertu et de toutes les autres qualités semblables on se rend apte à obtenir les dignités, les égards que l'on a pour ceux qui ont une certaine supériorité se rapportent à la même vertu (1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il appartient à la justice spéciale proprement dite de rendre adéquatement à chacun ce qui lui est dû. Ce qui ne peut se faire à l'égard des hommes vertueux et de ceux qui font un bon usage de leur dignité, pas plus qu'envers Dieu et les parents. C'est pourquoi ceci appartient à une vertu secondaire, mais non à la justice spéciale qui est une vertu principale. Quant à la justice légale, elle s'étend aux actes de toutes les vertus, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. 6).



ARTICLE II. — appartient-il au respect de rendre un culte et un honneur a ceux qui sont élevés en dignité (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'appartienne pas au respect de rendre un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité. Car, comme l'observe saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 1), on dit que nous avons un culte poulies personnes que nous honorons. Par conséquent le culte et l'honneur paraissent être une même chose. C'est donc à tort que l'on dit que le respect rend un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité.

(1) On respecte et on honore en eux le talent, qui est aussi un don de Dieu, comme le pouvoir.
(2) Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit ; non est enim potestas, nisi à Deo : quae autem sunt, à Deo ordinata siint. Itaque qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Qui autem resistunt ipsi sibi damnationem acquirunt (Rm 13,12).

2. Il appartient à la justice de rendre ce qui est dû, et par conséquent c'est là aussi ce qui appartient au respect qui est une partie de la justice. Or, nous ne devons pas un culte et un honneur à tous ceux qui sont élevés en dignité, mais seulement à ceux qui ont autorité sur nous. On a donc tort de s'exprimer d'une manière aussi générale.

3. Nous ne devons pas seulement honorer ceux qui sont au-dessus de nous par leur dignité, mais nous devons encore les craindre, et leur faire des présents, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 13,7) : Rendez- à chacun ce qui lui est dû; le tribut à qui vous devez le tribut; les impôts à qui vous devez les impôts; la crainte à qui vous devez la crainte; l'honneur à qui vous devez l'honneur. Nous leur devons encore l'obéissance et la soumission, d'après le même apôtre (He 13,17) : Obéissez à vos chefs et soyez-leur soumis. C'est donc à tort que l'on dit que le respect consiste à rendre un culte et un honneur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De invent. lib. ii) que le respect est une vertu par laquelle on rend un culte et un honneur à ceux qui sont placés au-dessus des autres par leur dignité.

CONCLUSION. — Le respect a pour objet de rendre un culte et un honneur a ceux qui sont élevés en dignité.

Réponse Il faut répondre qu'il appartient à ceux qui sont élevés en dignité de gouverner leurs sujets. Or, gouverner, c'est mener quelqu'un à la fin qu'il doit atteindre. C'est ainsi que le nautonnier gouverne le navire, en le conduisant au port. Comme tout moteur a une excellence et une vertu supérieure à ce qui est mû ; il s'ensuit qu'on doit considérer dans celui qui est élevé en dignité d'abord l'excellence de son état avec le pouvoir qu'il a sur ses sujets et ensuite les fonctions mômes de son gouvernement. En raison de son excellence, on lui doit l'honneur qui est une reconnaissance de sa supériorité; en raison de son office de gouverneur on lui doit le culte qui consiste dans le dévouement; ce qui a lieu quand on obéit à ses ordres et qu'on lui est reconnaissant, comme on le peut, de ses bienfaits.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans le culte on ne comprend pas seulement l'honneur, mais encore toutes les autres choses qui appartiennent aux actes honnêtes par lesquels l'homme est mis en rapport avec ses semblables.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxx) , il y a deux sortes de dettes. L'une légale dont nous sommes contraints par la loi de nous acquitter (1). C'est ainsi que l'homme doit un honneur et un culte à ceux qui sont établis en dignité et qui ont autorité sur lui. L'autre est une dette morale qui est due par honnêteté. C'est de cette manière que nous devons un culte et un honneur à ceux qui sont élevés en dignité, quoique nous ne leur soyons pas soumis.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit honorer ceux qui sont élevés en dignité en raison de la sublimité de leur rang; on doit les craindre en raison de leur puissance coercitive ; on doit, en raison de leur gouvernement, leur obéir comme les sujets obéissent à leurs princes ; enfin on leur doit les tributs qui sont une rémunération de leur travail.

(I) La loi punit celui qui manque de respect à son chef, parce que c'est la première condition d'ordre social.



ARTICLE III. — le respect est-il une vertu plus noble que la piété?


Objections: 1. Il semble que le respect soit une vertu plus noble que la piété. En effet le prince que l'on honore par le respect est au père qu'on honore par la piété ce qu'un gouverneur général est à un gouverneur particulier. Car la famille que le père gouverne est une partie de l'Etat qui est gouverné par le prince. Or, la vertu universelle est la plus noble, et c'est à elle que les choses inférieures sont le plus profondément soumises. Le respect est donc une vertu plus noble que la piété.

2. Ceux qui sont élevés en dignité ont soin du bien général ; au lieu que les parents font partie du bien privé que l'on doit mépriser pour le bien général. C'est pourquoi on loue ceux qui s'exposent eux-mêmes à la mort pour le bien commun. Par conséquent le respect par lequel on rend un culte à ceux qui ont des dignités est une vertu plus noble que la piété qui rend un culte aux personnes avec lesquelles on est uni par le sang.

3. Après Dieu, ce sont surtout les gens vertueux que l'on doit honorer et vénérer. Or, l'on honore et l'on vénère ceux qui sont vertueux, en leur témoignant du respect, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.). Le respect est donc après la religion la principale vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet des actes de vertu. Or, immédiatement après les préceptes religieux qui appartiennent à la première table, vient le précepte qui nous commande d'honorer nos parents, ce qui appartient à la piété. Selon l'ordre de dignité, la dignité vient donc immédiatement après la religion.

CONCLUSION. — La piété l'emporte de beaucoup sur le respect, puisqu'elle nous fait rendre un culte et un honneur à des personnes qui nous sont plus étroitement unies.

Réponse Il faut répondre que l'on peut rendre hommage aux personnes élevées en dignité de deux manières : 4° Par rapport au bien général, comme quand on les sert dans l'administration de l'Etat. Ceci n'appartient plus au respect, mais à la piété qui rend un culte, non-seulement aux parents, mais encore à la patrie. 2° On rend aux personnes élevées en dignité des services particuliers qui se rapportent à leurs intérêts ou à leur gloire personnelle; ceci appartient proprement au respect, selon qu'il est distinct de4a piété. C'est pourquoi le rapport du respect à la piété doit nécessairement se considérer d'après la diversité des relations qu'ont avec nous les différentes personnes qui sont l'objet de ces deux vertus. Or, il est évident que nos pères et mères et ceux qui nous sont proches par le sang nous sont plus substantiellement unis que ceux qui sont élevés en dignité. Car la génération et l'éducation dont le père est le principe appartient plus à la substance que le gouvernement extérieur qui a pour principe les dignitaires. Par conséquent la piété l'emporte sur le respect, parce que son culte s'adresse à des personnes qui nous sont plus intimement unies et auxquelles nous avons plus d'obligation.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le prince est au père ce qu'une puissance générale est à une puissance particulière, relativement au gouvernement extérieur, mais il n'en est pas de même si on considère le père comme le principe de la génération. Car sous ce rapport il a de l'analogie avec la puissance divine qui est la cause productive de tous les êtres.

2. Il faut répondre au second, que quand on honore les personnes élevées en dignité selon qu'elles se rapportent au bien commun, ce culte qu'on a pour elles n'appartient plus au respect, mais à la piété, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'honneur ou le culte qu'on rend ne doit pas être absolument proportionné à la personne qui le reçoit considérée en elle-même, mais selon ce qu'elle est par rapport à ceux qui le lui rendent. Ainsi, quoique un homme vertueux considéré en lui-même soit plus digne d'être honoré que des parents; cependant les enfants sont plus tenus de rendre un culte et un honneur à ceux qui leur ont donné le jour qu'à des étrangers qui sont vertueux, à cause des bienfaits qu'ils en ont reçus et des liens naturels qui les unissent à eux.




Question CIII.


II-II (Drioux 1852) Qu.100 a.6