II-II (Drioux 1852) Qu.118 a.4

ARTICLE IV. — l'avarice est-elle toujours un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que l'avarice soit toujours un péché mortel. En effet, on n'est digne de mort que pour un péché mortel. Or, les hommes sont dignes de mort à cause de l'avarice. Car après avoir dit (Rm 1,29) : Ceux qui sont remplis d'iniquité, de fornication, d'avarice, etc., l'Apôtre ajoute: Ceux qui font ces choses méritent la mort. L'avarice est donc un péché mortel.

2. La moindre faute que l'avare commette, c'est de conserver déréglément ce qui est à lui. Or, il semble que ce soit un péché mortel. Car saint Basile dit (in serai, super illud : Destruam horrea mea, vers, fin.), c'est le pain de l'affamé que vous retenez; c'est la tunique de celui qui est nu que vous conservez; c'est l'argent de l'indigent que vous possédez; vous faites autant d'injures qu'il y a de choses que vous pourriez donner. Or, faire injure à autrui est un péché mortel, parce que cet acte est contraire à l'amour du prochain. Donc à plus forte raison toute avarice est-elle un péché mortel.

3. On n'est frappé de cécité spirituelle que par le péché mortel, qui prive l'âme de la lumière de la grâce. Or, d'après saint Chrysostome (Hom. 15 in op. imperf. vers, fin.), le désir de l'argent couvre l'âme de ténèbres. L'avarice qui est le désir des richesses est donc un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (1Co 3) : Si quis aedificaverit super hoc fundamentum, etc., la glose dit (Aug. lib. de fid. et oper. cap. 46, ant. med.) : qu'il bâtit avec du bois, du foin et de la paille, celui qui pense aux choses du monde et à la manière de lui plaire ; ce qui se rapporte au péché d'avarice. Or, celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille ne pèche pas mortellement, mais véniellement : car il est dit de lui qu'il sera sauvé par le feu. L'avarice est donc quelquefois un péché véniel.

CONCLUSION. — L'avarice qui est contraire à la justice est un péché mortel, à moins que son acte ne soit imparfait; mais celle qui est contraire à la libéralité, si elle n'est pas opposée à la charité, est toujours un péché véniel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), on peut considérer l'avarice de deux manières : 1° selon qu'elle est opposée à la justice, et à ce point de vue elle est un péché mortel dans son genre. Car dans ce cas il appartient à l'avarice de recevoir ou de retenir injustement ce qui est à autrui ; ce qui revient à la rapine ou au vol qui sont des péchés mortels, comme nous l'avons vu (quest. lxvi, art. 6 et 8). Cependant il arrive quelquefois que dans ce genre d'avarice il n'y a qu'un péché véniel par suite de l'imperfection de l'acte (1), comme nous l'avons observé en traitant du vol (quest. lxvi, art. 6 ad 3). 2° On peut considérer l'avarice selon qu'elle est contraire à la libéralité, et à ce point de vue, elle implique un amour déréglé des richesses. Si donc l'amour des richesses s'élève au point qu'on les préfère à la charité, de telle sorte que par attachement pour elles (2) on ne craigne pas d'agir contre l'amour de Dieu et du prochain, dans ce cas l'avarice est un péché mortel. Mais si le dérèglement de cet amour des richesses ne va pas jusqu'à les préférer à l'amour divin, quoique d'ailleurs on les aime plus qu'il ne faut, et si on n'est pas dans la disposition de vouloir faire pour elles quelque chose contre Dieu et le prochain ; alors l'avarice est un péché véniel

(1) L'acte est imparfait par le défaut de matière ou de consentement.
(2) Ainsi celui qui serait disposé à faire un parjure pour acquérir des richesses ou pour conserver celles qu'il possède serait certainement coupable de péché mortel. Mais en soi, l'avarice, qui est opposée à la libéralité, n'est qu'un péché véniel, parce que, dit Billuart, elle est un amour immodéré d'une chose qui est indifférente et licite en elle-même ; ce qui ne répugne profondément ni à la raison, ni à la loi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'avarice est comptée au nombre des péchés mortels d'après la raison qui en fait un péché de cette nature.

2. Il faut répondre au second, que saint Basile parle pour le cas où l'on est tenu par un devoir de justice à donner son bien aux pauvres, soit parce que la nécessité est pressante, soit parce qu'on a du superflu.

3. Il faut répondre au troisième, que le désir des richesses obscurcit l'âme, à proprement parler, quand il détruit la lumière de la charité, en préférant l'amour des richesses à l'amour divin.


ARTICLE V. — l'avarice est-elle le plus grand des péchés?


Objections: 1. Il semble que l'avarice soit le plus grand des péchés. Car l'Ecriture dit (Si 10,9) : Rien n'est plus criminel que l'avare; puis elle ajoute : Rien n'est plus inique que d'aimer l'argent; car celui qui en est là vendrait son âme. Cicéron dit (De ofíic. lib. i) que rien ne décèle un coeur étroit et petit, comme l'amour de l'argent. Or, ce défaut appartient à l'avarice ; par conséquent, ce vice est le plus grave des péchés.

2. Un péché est d'autant plus grave qu'il est plus contraire à la charité. Or, l'avarice est le défaut le plus contraire à la charité; car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 36) que le venin de la charité, c'est la cupidité. L'avarice est donc le plus grand des péchés.

3. Il appartient à la gravité du péché d'être incurable. Ainsi le péché contre l'Esprit-Saint, est appelé le plus grave, parce qu'il est irrémissible. Or, l'avarice est un péché qu'on ne peut guérir. C'est ce qui fait dire à Aristote (.Eth. lib. 4, cap.1) que la vieillesse et toute espèce d'imperfection rend avare. L'avarice est donc le plus grave des péchés.

4. L'Apôtre dit (Ep 5,5) que l'avarice est une idolâtrie. Or, on compte l'idolâtrie parmi les plus grands péchés. Donc l'avarice aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'adultère est un péché plus grave que le vol, comme on le voit (Pr 6). Or, le vol se rapporte à l'avarice. Par conséquent l'avarice n'est pas le plus grave des péchés.

CONCLUSION. — Quoique l'avarice soit un défaut très-laid, elle n'est pas absolument le plus grand des péchés.

Réponse Il faut répondre que tout péché, par là même qu'il est un mal, consiste dans la corruption ou la privation d'un bien; mais en tant que volontaire, il consiste dans la recherche ou le désir de quelque chose de bon. On peut donc considérer l'ordre des péchés de deux manières : 1° relativement au bien que par le péché on méprise ou l'on corrompt ; plus ce bien est élevé et plus le péché est grave. D'après ce principe le péché que l'on commet contre Dieu est le plus grave (1) ; vient ensuite le péché qui est contre la personne de l'homme (2), puis celui qui porte atteinte aux choses extérieures destinées à son usage; ce qui paraît appartenir à l'avarice. 2° On peut considérer les degrés des péchés par rapport au bien dont l'appétit de l'homme devient dérèglement esclave. Moins ce bien est élevé et plus le péché est difforme. Car il est plus honteux d'être l'esclave d'un bien inférieur que d'un bien plus élevé. Or, les choses extérieures sont le dernier des biens que l'homme puisse rechercher. En effet ce bien est moindre que celui du corps, celui du corps vaut moins que celui de l'âme et celui de l'âme est au-dessous du bien divin. A ce point de vue, le péché d'avarice qui porte l'appétit à s'attacher aux choses extérieures est dans un sens le péché le plus honteux (3). Toutefois, parce que la corruption ou la privation du bien est ce qu'il y a de formel dans le péché, et que l'attachement que l'on a pour le bien qui change est au contraire ce qu'il y a de matériel, la gravité du péché doit s'apprécier plutôt d'après la nature du bien qu'il attaque que d'après celle du bien dont l'appétit devient esclave. C'est pourquoi on doit dire que l'avarice n'est pas absolument le plus grand des péchés.

(t) L'infidélité. (2) L'homicide.
(3) L'avarice est un des défauts qui rendent l'homme plus méprisable.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages s'entendent de l'avarice relativement au bien auquel l'appétit s'attache. C'est pourquoi l'Ecriture (Qo 10,40) motive le sentiment qu'elle exprime en disant que l'avare vendrait son âme, parce qu'il expose son âme ou sa vie à tous les dangers pour de l'argent. Puis elle ajoute : qu'il s'est dépouillé tout vivant de ses propres entrailles, c'est-à-dire qu'il a tout sacrifié pour avoir de l'argent. Cicéron remarque aussi que l'avare a le coeur étroit, parce qu'il consent à être l'esclave de l'argent.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin entend par cupidité le désir général de tous les biens temporels; mais il ne la prend pas en cet endroit pour l'avarice spécialement. Car la convoitise de tous les biens temporels quels qu'ils soient est le venin de la charité, en ce sens que l'homme méprise le bien divin pour s'attacher au bien passager.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché que l'on commet contre l'Es- prit-Saint n'est pas irrémédiable de la même manière que l'avarice. Car le péché contre l'Esprit-Saint ne peut être pardonné par suite du mépris; parce que l'homme méprise ou la miséricorde ou la justice de Dieu, ou quelques-unes des choses qui peuvent obtenir au pécheur son pardon. C'est pourquoi ce qui rend ce péché incurable ajoute à sa gravité. Au contraire, l'avarice est incurable par suite des faiblesses de la nature humaine qui vont toujours croissant. Car plus un individu est faible et plus il a besoin du secours des choses extérieures, et c'est pour cela qu'il est plus porté à l'avarice. Par conséquent, ce qu'il y a d'irrémédiable dans ce vice ne prouve pas qu'il est le plus grave, mais qu'il est d'une certaine façon le plus dangereux (1).

4. Il faut répondre au quatrième, que l'avarice est comparée à l'idolâtrie par suite d'une ressemblance qu'elle a avec elle; parce que comme l'idolâtre se soumet à la créature extérieure, de même aussi l'avare. Mais l'idolâtre se soumet à la créature extérieure pour lui offrir un culte divin; au lieu que l'avare s'y soumet en la désirant immodérément pour en faire usage, mais non pour l'honorer. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que l'avarice soit aussi grave que l'idolâtrie.

ARTICLE VI. — l'avarice est-elle un péché spirituel ?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne soit pas un péché spirituel. Car les péchés spirituels paraissent avoir pour objets les biens spirituels. Or, les biens corporels ou les richesses extérieures sont la matière de l'avarice. Elle n'est donc pas un péché spirituel.

2. Le péché spirituel se distingue par opposition du péché charnel. Or, l'avarice paraît être un péché charnel; car elle résulte de la corruption de la chair, comme on le voit pour les vieillards qui tombent dans ce vice, à mesure que leurs infirmités corporelles augmentent. Elle n'est donc pas un péché spirituel.

3. Le péché charnel est celui dont le dérèglement porte sur le corps lui- même, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 6,4 1Co 8) : Celui qui fornique pèche contre son corps. Or, l'avarice tourmente l'homme corporellement. C'est pour ce motif que saint Chrysostome (Hom. xxix in Matth.) compare l'avare à un démoniaque qui est tourmenté dans son corps. Ce vice ne paraît donc pas être un péché spirituel.

de prétextes pour l'excuser qu'on peut en être atteint presque sans le savoir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire compare l'avarice aux vices spirituels (Mor. lib. xxxi, cap. 17).

CONCLUSION. — L'avarice étant consommée par la délectation que l'esprit trouve dans les richesses, elle est nécessairement un vice spirituel.

Réponse Il faut répondre que les péchés consistent principalement dans l'affection. Or, toutes les affections de l'âme ou les passions ont pour termes l'amour et la tristesse, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 5). Or, parmi les délectations, les unes sont charnelles et les autres spirituelles. On appelle charnelles celles qui s'arrêtent aux sens, comme les plaisirs de la table et ceux de la chair ; et on donne le nom de spirituelles à celles qui sont exclusivement perçues par l'âme. On nomme donc péchés charnels ceux qui se consomment dans les jouissances charnelles, et on appelle péchés spirituels ceux qui résultent des délectations de l'esprit, sans que les sens y prennent aucune part. L'avarice est de ce genre ; car ce qui délecte l'avare, c'est qu'il se considère en possession de grandes richesses. C'est pour cela que l'avarice est un péché spirituel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'avarice ne cherche pas à l'égard de l'objet corporel un plaisir matériel, mais seulement une jouissance animale (1), en ce sens que l'homme se délecte dans la possession des richesses ; et c'est pour ce motif qu'elle n'est pas un péché charnel. Toutefois, eu raison de son objet, elle tient le milieu entre les péchés purement spirituels, qui cherchent des jouissances spirituelles dans des objets qui sont spirituels aussi (comme l'orgueil se délecte dans la prééminence), et les vices purement charnels qui cherchent une joie purement matérielle dans un objet corporel.

2. Il faut répondre au second, que le mouvement tire son espèce du terme vers lequel il tend et non du terme d'où il part. C'est pourquoi on dit qu'un vice est charnel, parce qu'il tend à une délectation charnelle, mais non parce qu'il procède d'un défaut ou d'une infirmité du corps.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Chrysostome compare l'avare à un démoniaque, non parce qu'il est tourmenté dans sa chair comme lui, mais par opposition. Car ce démoniaque dont parle l'Evangile (Mc 5) se mettait nu, au lieu que l'avare se charge de richesses superflues.


(1) Saint Thomas se sert de cette expression, parce que la jouissance de l'avare tient le milieu entre les plaisirs purs de l'esprit et les joies grossières des sens. Le mot animalis vient du mot anima dont il conserve ici la signification.

ARTICLE VII. — l'avarice est-elle un vice capital ?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne soit pas un vice capital. Car l'avarice est opposée à la libéralité comme au milieu, et à la prodigalité comme à l'extrême. Or, la libéralité n'est pas une vertu principale, et la prodigalité n'est pas un vice capital non plus. On ne doit donc pas faire de l'avarice un vice capital.

2. Comme nous l'avons dit (i[2]2", quest. lxxxiv, art. 3 et 4), on donne le nom de vices capitaux à ceux qui ont des fins principales auxquelles les fins des autres vices se rapportent. Or, ceci n'est pas applicable à l'avarice, parce que les richesses n'ont pas la nature de la fin, mais elles ont plutôt celle du moyen, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 5). Ce vice n'est donc pas un vice capital.

3. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xv, cap. 14) que l'avarice vient tantôt de l'orgueil, tantôt de la crainte. Car il y en a qui, voyant qu'ils n'ont pas de quoi fournir aux dépenses nécessaires, se laissent aller à l'avarice. 11 y en a d'autres qui, voulant paraître plus qu'ils ne sont, ambitionnent ardemment ce qui est à autrui. L'avarice vient donc plutôt des autres vices qu'elle n'est elle-même un vice capital par rapport aux autres péchés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire met l'avarice au nombre des vices capitaux (.Mor. lib. xxxi, cap. 17).

CONCLUSION. — L'avarice consistant dans le désir des richesses d'où découlent une multitude de vices, il s'ensuit qu'elle est un vice capital.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (in arg. 2 huj. art.), on appelle vice capital celui duquel naissent d'autres vices en raison de sa fin. Quand cette fin est très-désirable, l'homme est porté par le désir qu'il a de l'atteindre à faire beaucoup de choses bonnes ou mauvaises. Or, la fin la plus désirable est la béatitude, ou la félicité qui est la fin dernière de la vie humaine, comme nous l'avons vu (4a 2", quest. i, art. 4, 7 et 8). C'est pourquoi plus une chose participe aux conditions qui constituent le bonheur et plus elle est désirable. Or, une des conditions du bonheur, c'est qu'il soit suffisant par lui-même ; autrement il ne calmerait pas tous les désirs, comme la fin dernière. Les richesses promettent le plus cette satisfaction complète, comme le dit Boèce (Cons. lib. iii, pros. 3). La raison en est que, selon la remarque d'Aristote (Etli. lib. v, cap. 5), l'argent est comme un garant qui nous assure la possession de ce que nous pouvons désirer. Et l'Ecriture dit (Si 10,16) que tout obéit à V argent. C'est pourquoi l'avarice qui consiste dans le désir de l'argent est un vice capital.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu trouve son perfectionnement dans la raison, tandis que le vice le trouve dans l'inclination de l'appétit sensitif. La raison et l'appétit sensitif ne se rapportent pas principalement au même genre ; c'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'un vice principal soit opposé à une vertu principale. Par conséquent, quoique la libéralité ne soit pas une vertu principale, parce qu'elle n'a pas pour objet le bien principal de la raison ; cependant l'avarice est un vice principal, parce qu'elle a pour objet l'argent, qui est ce qu'il y a de plus important dans les biens sensibles, pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.). Quant à la prodigalité, elle n'a pas une fin qui soit éminemment désirable, mais elle paraît plutôt provenir du défaut de raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1) que le prodigue est plutôt vain que méchant.

2. Il faut répondre au second, que l'argent se rapporte, il est vrai, à autre chose, comme à sa fin. Cependant si on le considère selon qu'il est utile à l'acquisition de tous les biens sensibles, il renferme en quelque sorte toutes les autres choses virtuellement. C'est pourquoi il a de l'analogie avec le bonheur, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche qu'un vice capital ne vienne parfois d'autres vices, comme nous l'avons dit (quest. xxxvi, art. 4 ad 1, et 4" 2*, quest. lxxxiv, art. 4), pourvu qu'il donne cependant lui-même naissance à d'autres fautes.

ARTICLE VIII. — la trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l'inquiétude, la violence, l'insensibilité à l'égard des misères d'autrui sont-ils issus de l'avarice ?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne produise pas la trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l'inquiétude et l'insensibilité à l'égard des misères d'autrui. Car l'avarice est opposée à la libéralité, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Or, la trahison, la fraude et la tromperie, sont contraires à la prudence, le parjure à la religion, l'inquiétude à l'espérance ou à la charité qui se repose dans l'objet aimé, la violence à la justice, l'insensibilité à la miséricorde. Ces vices n'appartiennent donc pas à l'avarice.

2. La trahison, le dol et la tromperie paraissent avoir le même but, qui est de tromper le prochain. On ne doit donc pas les énumérer comme autant de vices divers qui naissent de l'avarice.

3. Saint Isidore (Comment, in Deut. cap. 16) indique neuf défauts qui sont les suites de l'avarice : ce sont le mensonge, la fraude, le vol, le parjure, le désir d'un gain honteux, les faux témoignages, la violence, l'inhumanité et la rapacité. La première énumération est donc insuffisante.

4. Aristote distingue plusieurs genres de vices qui appartiennent à l'avarice, qu'il nomme illibéralité (Eth. lib. iv, cap. 1). 11 dit que ceux qui ont ce défaut sont parcimonieux, tenaces et chiches, qu'ils exercent des professions illibérales, qu'ils se font entremetteurs d'infâmes intrigues, qu'ils sont usuriers et joueurs, qu'ils dépouillent les morts, et que ce sont des brigands. Il semble donc que rémunération précédente soit. incomplète.

5. Les tyrans font subir les plus rudes tourments à leurs sujets. Cependant Aristote dit (ibid.) que l'on ne donne pas le nom d'avares aux tyrans qui désolent les villes et qui pillent les temples. On ne doit donc pas mettre la violence au nombre des vices qui naissent de l'avarice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17) indique les vices que nous avons énumérés comme étant issus de l'avarice.

CONCLUSION. — La trahison, la fraude, la tromperie, le parjure, l'inquiétude, la violence et l'insensibilité à l'égard des misères d'autrui naissent de l'avarice.

Réponse Il faut répondre qu'on appelle filles de l'avarice les fautes qui en naissent, surtout par suite du désir avec lequel on recherche sa fin. L'avarice étant un amour déréglé des richesses, elle tombe dans deux sortes d'excès : 1° Elle tient trop à conserver les biens qu'elle possède, et il en résulte qu'elle rend insensible à la misère d'autrui, parce que le coeur n'est pas adouci par la compassion et excité à user de ses richesses pour venir au secours des malheureux. 2° L'avarice tient trop à acquérir des biens. Sous ce rapport on peut la considérer de deux manières. D'abord d'après ce qu'elle est dans l'affection. A cet égard elle produit l'inquiétude, parce que l'homme se donne des soucis et des soins superflus ; car l’avare n'est jamais rassasié, comme le dit l'Ecriture (Ecoles. 5, 9). Ensuite on peut la considérer dans ses effets. Pour avoir le bien d'autrui, tantôt elle emploie la force, ce qui appartient à la violence, tantôt le dol, qui prend le nom de tromperie, quand il se pratique par parole simplement; et celui de parjure, si on y ajoute la foi du serment. Mais si le dol se commet par des actes, il y a fraude relativement aux choses, et il y a trahison relativement aux personnes, comme on le voit par l'exemple de Judas, qui trahit le Christ par avarice.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas nécessaire que les défauts qui naissent d'un péché capital appartiennent au même genre de vice, parce que des péchés de différents genres peuvent avoir pour fin le même vice (1), car les défauts qui naissent d'un péché n'en sont pas des espèces.

tous les péchés qui viennent de l'avarice soient opposés à la libéralité.

2. Il faut répondre au second, que ces trois choses sont distinctes, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que ces neuf défauts reviennent aux sept que nous avons indiqués. En effet le mensonge et le faux témoignage sont compris sous la tromperie; car le faux témoignage est une espèce de mensonge. De même le vol est une espèce de fraude, et par conséquent il est compris sous ce défaut. Le désir d'un gain honteux appartient à l'inquiétude; la rapacité est contenue sous la violence puisque c'est son espèce; et l'inhumanité est la même chose que l'insensibilité à l'égard des misères d'autrui.

4. Il faut répondre au quatrième, que les défauts qu'Aristote énumère sont plutôt des espèces d'avarice ou d'illibéralité qu'ils n'en sont des suites. Car on mérite le nom d'illibéral ou d'avare du moment que l'on ne donne pas quand il le faut. On est parcimonieux si l'on donne peu ; tenace, si l'on ne donne rien ; si l'on fait une grande difficulté pour donner peu, on dit qu'on est chiche, par analogie aux vendeurs de cumin, parce qu'il fait de grands efforts pour peu de chose. On appelle aussi avare ou illibéral celui qui reçoit plus qu'il ne devrait recevoir. Ce qui a lieu de deux manières : 1° Parce qu'on fait un gain honteux, soit en se livrant à des oeuvres servîtes et infâmes, au moyen de professions illibérales; soit en tirant profit d'actes vicieux, comme celui qui spécule sur des maisons de prostitution ou sur d'autres choses semblables ; soit en tirant de l'argent de choses que l'on doit accorder gratuitement, comme les usuriers; soit en acquérant par de grands travaux des choses de peu de valeur. 2° On peut amasser plus qu'on ne devrait par des injustices ; soit en faisant violence aux vivants, comme le font les brigands ; soit en dépouillant les morts; soit en ravissant à ses amis ce qu'ils ont, comme les joueurs.

5. Il faut répondre au cinquième, que comme la libéralité a pour objet de petites sommes, de même aussi l'avarice. Par conséquent on n'appelle pas avares, mais injustes, les tyrans qui ravissent des biens immenses par la violence.




QUESTION 119: DE LA PRODIGALITÉ


Après l'avarice, nous avons à examiner la prodigalité. — A ce sujet trois questions se présentent : 1° La prodigalité est-elle opposée à l'avarice? — 2° Est-elle un péché? — 3° Est-elle un péché plus grave que l'avarice?


ARTICLE I. — la prodigalité est-elle opposée à l'avarice?


Objections: 1. Il semble que la prodigalité ne soit pas opposée à l'avarice. Car les choses opposées ne peuvent exister simultanément dans un même sujet. Or, il y a des individus qui sont tout à la fois prodigues et avares. La prodigalité n'est donc pas opposée à l'avarice.

2. Les opposés se rapportent au même objet. Or, l'avarice considérée comme opposée à la libéralité a pour objet certaines passions qui affectent l'homme à l'égard de l'argent, tandis que la prodigalité ne paraît pas avoir pour objet des passions de l'âme : car elle n'est pas affectée par l'argent, ni par quelque autre chose semblable. Elle n'est donc pas opposée à l'avarice.

3. Le péché tire principalement son espèce de sa fin, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. lxxii , art. 3). Or, la prodigalité paraît toujours avoir pour but une fin illicite pour laquelle on dépense ce que l'on a, et il semble que cette fin soit surtout les plaisirs. Ainsi il est dit de l'enfant prodigue (Lc 15,13) : qu'il dissipa tout son bien en vivant luxurieusement. Il semble donc que la prodigalité soit plus opposée à la tempérance et à l'insensibilité qu'à l'avarice et à la libéralité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 7, et lib. iv, cap. 4) : que la prodigalité est opposée à la libéralité et à l'illibéralité que nous désignons ici sous le nom d'avarice.

CONCLUSION. — La prodigalité, qui consiste soit à trop donner, soit à ne pas conserver ou à ne pas amasser assez, est opposée à l'avarice.

Réponse Il faut répondre qu'en morale l'opposition des vices entre eux et leur opposition avec une vertu se considère selon qu'ils pèchent par excès ou par défaut. Ainsi l'avarice et la prodigalité diffèrent sous ces deux rapports d'une manière diverse. En effet, à l'égard de l'amour des richesses, l'avare pèche par excès en les aimant plus qu'il ne faut ; le prodigue pèche par défaut, en s'en inquiétant moins qu'il ne doit. Pour les choses extérieures il appartient à la prodigalité de donner trop et de ne pas conserver et acquérir assez ; au lieu qu'il appartient au contraire à l'avarice de ne pas donner assez, mais de trop recevoir et de trop garder. D'où il est évident que la prodigalité est opposée à l'avarice.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que des choses opposées se trouvent dans le même sujet sous des rapports divers. Mais la chose tire surtout son nom de ce qu'il y a en elle de prédominant. Ainsi, comme dans la libéralité qui tient le milieu, l'acte principal est le don auquel l'acceptation et la conservation se rapportent, de même l'avarice et la prodigalité se considèrent principalement d'après cet acte. C'est ainsi que celui qui donne par excès reçoit le nom de prodigue; au lieu que celui qui ne donne pas assez reçoit le nom d'avare. Mais il arrive quelquefois qu'un individu ne donne pas assez, et que cependant il n'amasse pas par excès, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1). De même il arrive qu'un individu donne par excès, ce qui le rend prodigue, et qu'il amasse aussi par excès; soit qu'il s'y trouve contraint parce que l'excès de ses dons épuise ses propres biens et l'oblige conséquemment à acquérir plus qu'il ne doit, ce qui appartient à l'avarice ; soit par suite du dérèglement de son esprit ; car s'il ne donne pas dans de bonnes vues et qu'il n'ait aucun souci de la vertu, il ne s'inquiète pas où il trouvera de quoi gagner et de quelle manière il y parviendra. Ainsi on n'est pas prodigue et avare sous le même rapport.

2. Il faut répondre au second, que la prodigalité se considère par rapport à la passion de l'argent, non que cette passion soit excessive, mais parce qu'elle n'est pas ce qu'elle doit être.

3. Il faut répondre au troisième, que les prodigues ne donnent pas toujours avec excès pour se procurer les plaisirs qui sont l'objet de l'intempérance ; mais quelquefois ce défaut provient de ce qu'ils sont disposés de façon à ne prendre aucun souci des richesses ; d'autres fois ils donnent dans un autre but (1). Cependant ils ont le plus souvent du penchant pour l'intempérance ; soit parce que l'habitude qu'ils ont de faire des dépenses superflues pour toutes les autres choses, les engage à en faire aussi pour les plaisirs des sens auxquels ils sont vivement entraînés par la concupiscence de la chair ; soit parce qu'ils cherchent d'autant plus volontiers les délectations corporelles, qu'ils ne trouvent pas de jouissances dans les biens de la vertu. D'où il résulte, selon l'observation d'Aristote (jEth. lib. iv, cap. 1), qu'il y a beaucoup de prodigues qui deviennent intempérants.

(t) Ainsi ils donnent par vanité, pour satisfaire leur orgueil, ou dans le désir de se procurer des objets de luxe.



ARTICLE II. — la prodigalité est-elle un péché ?


Objections: 1. Il semble que la prodigalité ne soit pas un péché. Car l'Apôtre dit (1Tm 6,10) : La racine de tous les maux est la cupidité. Or, elle n'est pas la racine de la prodigalité qui lui est opposée. La prodigalité n'est donc pas un péché.

2. Saint Paul dit (1Tm 6,17) : Ordonnez aux riches de ce monde de donner de bon coeur, de faire part de leurs biens. Or, c'est ce que font surtout les prodigues. La prodigalité n'est donc pas un péché.

3. Il appartient à la prodigalité de donner par excès et de s'inquiéter trop peu des richesses. Or, c'est ce qui convient tout particulièrement aux hommes parfaits qui suivent ce conseil du Seigneur (Mt 6,34) : Ne vous inquiétez pas du lendemain. Et (Mt 19,24) : Fendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. La prodigalité n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'enfant prodigue est blâmé de sa prodigalité.

CONCLUSION. — La prodigalité étant contraire à la vertu de la libéralité, elle est nécessairement un péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la prodigalité est opposée à l'avarice, selon l'opposition qu'il y a entre l'excès et le défaut. Le milieu de la vertu que tient la libéralité est corrompu par l'une et l'autre. Et, comme une chose est vicieuse et coupable par là même qu'elle altère le bien de la vertu, il s'ensuit que la prodigalité est un péché (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des interprètes qui entendent cette parole de l'Apôtre non de la cupidité actuelle, mais d'une cupidité habituelle qui est le foyer de concupiscence d'où sortent tous les péchés. D'autres prétendent qu'il s'agit de la cupidité générale qui se rapporte à toute espèce de bien. En ce sens il est évident que la prodigalité vient de la cupidité. Car le prodigue désire dérèglement obtenir quelque bien temporel, ou il veut plaire aux autres, ou du moins il cherche à satisfaire sa propre volonté en donnant. Mais si l'on voit la chose à fond, on remarquera que l'Apôtre parle en cet endroit littéralement de la cupidité des richesses ; car il avait dit auparavant : Ceux qui veulent devenir riches, etc. Par conséquent il dit que l'avarice est la racine de tous les maux, non parce que tous les maux en viennent toujours, mais parce qu'il n'y a aucun mal qui n'en puisse sortir quelquefois. Ainsi la prodigalité elle-même vient quelquefois de l'avarice, comme quand on prodigue beaucoup de choses dans l'intention de capter la faveur de quelques personnes dont on attend des richesses.

2. Il faut répondre au second, que l'Apôtre engage les riches à donner facilement et à faire part de leurs richesses, comme il le faut; ce que ne font pas les prodigues. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4), leurs dons ne valent rien, puisqu'il n'y a rien d'honorable ni dans leurs motifs, ni dans la manière dont ils donnent ; souvent ils enrichissent des gens qu'il aurait fallu laisser dans la pauvreté. Ils prodiguent leur fortune à des histrions et à des adulateurs, tandis qu'ils ne donnent rien aux gens de bien.

3. Il faut répondre au troisième, que l'excès de la prodigalité ne se considère pas principalement d'après la quantité de la chose donnée, mais il résulte plutôt de ce qu'elle excède la mesure qu'on n'aurait pas dû dépasser.
Par conséquent le libéral donne quelquefois plus que le prodigue, s'il le faut. Ainsi on doit dire que ceux qui pour suivre Jésus-Christ donnent tout ce qu'ils ont et écartent de leur esprit absolument tout souci à l'égard des choses temporelles, ne sont pas des prodigues, mais ils ont au contraire une libéralité parfaite (1).


(1) Le prodigue est, à la vérité, maître de ses biens, mais il a le Seigneur au-dessus de lui, et il ne doit pas disposer de ce qu'il a contrairement à sa volonté.



II-II (Drioux 1852) Qu.118 a.4