II-II (Drioux 1852) Qu.123 a.11

ARTICLE XI. — la force est-elle une vertu cardinale?


Objections: 1. Il semble que la force ne soit pas une vertu cardinale. Car la colère, comme nous l'avons dit (art. préc.), a la plus grande affinité avec la force. Or, la colère n'est pas une passion principale, ni l'audace qui appartient aussi à la force. On ne doit donc pas faire de la force une vertu cardinale.

2. La vertu se rapporte au bien. Or, la force ne se rapporte pas au bien directement, mais elle se rapporte plutôt au mal; c'est-à-dire qu'elle a pour but de supporter les périls et les fatigues, comme le dit Cieéron (De invent. lib. ii). Elle n'est donc pas une vertu cardinale.

3. La vertu cardinale a pour objet les choses sur lesquelles roule principalement la vie humaine, comme une porte sur ses gonds. Or, la force a pour objet les dangers de mort qui se présentent rarement dans le cours de la vie. On ne doit donc pas la considérer comme une vertu cardinale ou principale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. j ), saint Ambroise (Sup. Luc. cap. 6, Beáti pauperes), et saint Augustin (Lib. de mor. Eccles. cap. 15), mettent la force au nombre des quatre vertus cardinales ou principales.

CONCLUSION. — Puisque la force revendique principalement pour elle-même une condition générale de toutes les vertus, qui est la fermeté, c'est avec raison qu'on l'a mise au nombre des vertus cardinales.

(2) On ne craint pas de s'exposer à de grands périls pour être délivré de la douleur dont la tristesse est la cause.
(¦I) Sénèque prétend bien n'être d'aucune école, mais le caractère général de sa philosophie le range avec raison parmi les stoïciens. Voyez an sujet de ce stoïcisme le beau travail de M. Franz de Cbampagny sur les Césars.

11 faut répondre que, comme nous l'avons dit (1*2®, quest. lxi, art. 3 et 4), on appelle vertus cardinales ou principales celles qui revendiquent principalement pour elles-mêmes ce qui appartient en général aux vertus. Or, parmi les autres conditions générales de la vertu se trouve la fermeté d'action, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 4). La force revendique principalement pour elle-même le mérite de cette qualité. Car celui qui se tient ferme est d'autant plus louable qu'il est plus fortement excité à tomber ou à reculer. Or, l'homme est porté à s'éloigner de ce qui est conforme à la raison par le bien qui le délecte et par le mal qui l'afflige. Mais la douleur du corps agit sur lui plus vivement que la volupté. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 36) qu'il n'y a personne qui ne fuie la douleur plus qu'il ne recherche le plaisir. En effet, nous voyons que les bêtes les plus farouches sont détournées des plus grandes jouissances par la crainte de souffrir. Et parmi les douleurs de l'âme ainsi que parmi les périls, ceux qu'on redoute le plus ce sont ceux qui mènent à la mort et auxquels l'homme fort résiste avec une inébranlable fermeté. La force est donc une vertu cardinale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'audace et la colère ne coopèrent pas avec la force pour ta production de son acte qui consiste à supporter (1), et qui manifeste avec le plus d'éclat sa fermeté; car c'est par cet acte que le fort comprime la crainte qui est une passion principale, comme nous l'avons vu (la 2", quest. xxv, art. 4).

2. Il faut répondre au second, que la vertu a pour but le bien de la raison qu'il faut conserver contre les attaques des méchants. Ainsi la force se rapporte aux maux corporels, comme aux choses contraires auxquelles elle résiste; et elle se rapporte au bien de la raison, comme à la fin qu'elle se propose de conserver.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les dangers de mort soient rarement imminents, cependant les occasions de ces dangers se présentent souvent, puisque l'homme se fait des ennemis mortels à cause de la justice qu'il observe et des autres biens qu'il fait.


ARTICLE XlI. — la force l'emporte-t-elle sur toutes les autres vertus?


Objections: 1. Il semble que la force l'emporte sur toutes les autres vertus. Car saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 35) : La force est une vertu qui est en quelque sorte plus élevée que les autres.

2. La vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. Or, la force se rapporte à ce qu'il y a de plus difficile. Elle est donc la plus grande des vertus.

3. La personne de l'homme est plus noble que ses biens. Or, la force a pour objet la personne de l'homme qu'on expose au danger de la mort pour le bien de la vertu. Au lieu que la justice et les autres vertus se rapportent aux biens extérieurs. La force est donc la plus importante des vertus morales.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De offic. lib. i, in Just.) : La splendeur de la vertu brille surtout dans la justice qui donne aux gens de bien leur nom.

Aristote dit (Rhet. lib. i, cap. 9) : Les plus grandes vertus doivent être nécessairement celles qui sont les plus utiles aux autres. Or, la libéralité paraît plus utile que la force. Elle est donc une vertu plus grande.

CONCLUSION. — La prudence est la première des vertus cardinales, après elle vient la justice, puis la force et enfin la tempérance.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 8),

gard duquel elle se sert de cette passion à titre d'instrument.

Pour les choses qui ne tirent pas leur grandeur de leur masse, plus grands et meilleurs sont des termes synonymes. Par conséquent plus la vertu est grande et meilleure elle est. Or, le bien delà raison est le bien de l'homme, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4). La prudence qui est la perfection de la raison possède ce bien essentiellement ; la justice l'exécute, en tant qu'il lui appartient d'établir dans toutes les choses humaines l'ordre de la raison. Quant aux autres vertus, elles conservent ce bien en ce qu'elles règlent les passions pour qu'elles n'en détournent pas l'homme. Parmi ces dernières la force occupe le premier rang, parce que la crainte de la mort est celle qui a le plus de puissance pour engager l'homme à s'éloigner du bien de la raison. Après elle vient la tempérance, parce que les jouissances sensibles sont celles qui produisent le plus grand obstacle à cette espèce de bien. Mais ce qui se dit de l'essence est avant ce qui se rapporte à la cause efficiente, et cette dernière est avant la cause conservatrice qui ne fait que d'éloigner les obstacles. Par conséquent la première de toutes les vertus cardinales est la prudence, la seconde la justice, la troisième la force, la quatrième la tempérance, et c'est après ces vertus qu'on doit placer les autres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Ambroise met la force avant toutes les autres vertus, relativement à l'utilité générale, c'est-à-dire selon qu'elle est utile dans l'armée, l'Etat ou la famille. C'est pourquoi il dit préalablement : Maintenant parlons de la force, qui étant en quelque sorte plus élevée que les autres vertus, comprend les affaires militaires et les affaires domestiques.

2. Il faut répondre au second, que l'essence de la vertu consiste plutôt dans ce qui est bien que dans ce qui est difficile. Par conséquent on doit plutôt apprécier la grandeur de la vertu d'après la nature du bien que d'après la nature des difficultés qu'une chose présente (1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme n'expose sa personne à la mort que pour faire respecter la justice. C'est pourquoi le mérite de la force dépend en quelque sorte de la justice. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De o (fie. lib. i, cap. 35) que la force sans la justice est la mère de l'iniquité : car plus elle est puissante et plus elle est prompte à opprimer le faible.

Nous accordons le quatrième.

5. Il faut répondre au cinquième, que la libéralité est utile pour rendre quelques services particuliers ; mais la force a une utilité générale, puisqu'elle sert à la conservation de l'ordre entier de la justice. C'est pour cela qu'Aristote dit (Rhet. cap. 9) que les justes et les forts sont très-aimés, parce qu'ils rendent les plus grands services dans la guerre et dans la paix.




QUESTION 124: DU MARTYRE


Après avoir parlé de la force, nous avons à nous occuper du martyre qui est son acte. — A ce sujet cinq questions se présentent : 1° Le martyre est-il un acte de vertu? - 2° Est-ce un acte de force? — 3° Cet acte est-il de la plus grande perfection? — 4° La mort est-elle de l'essence du martyre? — 5" Quelle est sa cause?


ARTICLE I. — le martyre est-il un acte de vertu?


Objections: 1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de vertu. Car tout acte de vertu est volontaire. Or, quelquefois le martyre n'est pas volontaire.

quent, ce n'est pas sur l'effort seul do la puissance que l'on doit juger de la moralité de l'acte.

comme on le voit à l'égard des innocents qui ont été tués pour le Christ et dont saint Hilaire dit (Sup. Matth, can. i) : qu'ils sont arrivés à l'éternité parfaite par la gloire du martyre. Le martyre n'est donc pas un acte de vertu.

2. Jamais un acte de vertu n'est défendu. Or, il est défendu de se tuer, comme nous l'avons vu (quest. lxiv, art. 5), et c'est cependant là la consommation du martyre. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. i, cap. 26) que dans le temps de la persécution il y a eu de saintes femmes qui pour se soustraire aux brigands qui en voulaient à leur honneur, se sont jetées à la rivière, et que comme elles en sont mortes, l'Eglise catholique célèbre avec beaucoup de pompe leur martyre. Le martyre n'est donc pas un acte de vertu.

3. Il est louable de s'offrir de soi-même pour exécuter un acte de vertu. Or, il n'est pas louable de se livrer pour être martyrisé, il semble plutôt que ce soit un acte de présomption et un acte dangereux. Le martyre n'est donc pas un acte de vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La récompense de la béatitude n'est due qu'à un acte de vertu. Or, elle est due au martyre, d'après ces paroles de l'Evangile (Math, 5, 10) : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des deux est à eux. Le martyre est donc un acte de vertu.

CONCLUSION. — Le martyre est un acte de vertu par laquelle on reste inébranlable dans la justice et la vérité contre les attaques des persécuteurs.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1 et 3), il appartient à la vertu qu'on reste ferme dans le bien de la raison. Or, le bien de la raison consiste dans la vérité, comme dans son objet propre, et dans la justice, comme dans son propre effet, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cix, art. 1 et 2, et quest. préc. art. 12). Et comme il appartient à l'essence du martyre qu'on reste ferme et inébranlable dans la vérité et la justice contre les attaques des persécuteurs, il s'ensuit évidemment qu'il est un acte de vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des auteurs qui ont prétendu que les saints innocents avaient fait miraculeusement usage de leur libre arbitre, de telle sorte qu'ils souffrirent le martyre volontairement. Mais parce que ce sentiment n'est pas démontré par l'Ecriture (1), il vaut mieux répondre que ces enfants ont obtenu par la grâce de Dieu la gloire du martyre que les autres méritent par leur volonté propre. Car quand on répand son sang pour le Christ, cet acte tient lieu du baptême. Par conséquent comme le mérite du Christ opère dans les enfants baptisés au moyen de la grâce du baptême pour leur faire obtenir la gloire céleste ; de même dans ceux qui ont été mis à mort pour lui le mérite de ses souffrances a opéré pour leur faire obtenir la palme du martyre. C'est ce qui fait dire à saint Augustin en s'adressant à ces victimes (In serm. de Epiph. lxvi, de divers, cap. 3) : Il doutera de la couronne que vous avez gagnée en souffrant pour le Christ, celui qui croit que le baptême du Christ ne sert pas aux enfants. Vous n'étiez pas d'un âge assez avancé pour croire au Christ qui devait souffrir -, mais vous aviez la chair dans laquelle vous avez souffert pour le Christ qui devait souffrir lui-même.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin dit au même endroit que l'autorité divine a pu porter l'Eglise par des témoignages dignes de foi à honorer la mémoire de ces saintes femmes (4).

3. Il faut répondre au troisième, que les préceptes de la loi ont pour objet les actes de vertu. Or, nous avons dit (quest. cvm, art. 1 ad 4) qu'il y a dans la loi divine des préceptes qui ont été établis pour disposer l'âme, c'est-à-dire pour préparer l'homme à faire telle ou telle chose quand il convient. De même il y en a qui appartiennent à l'acte de la vertu relativement à la disposition de l'âme, afin que le cas se présentant, l'homme agisse conformément à la raison (2). Cette observation est principalement applicable au martyre, qui consiste à supporter d'une manière convenable les peines que l'on subit injustement. On ne doit pas fournir à un autre l'occasion de faire une injustice; mais s'il l'a faite, on doit la supporter modérément.


ARTICLE II. — le martyre est-il un acte de force?


Objections: 1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de force. Car en grec le mot [Aáprup signifie témoin. Or, on rend témoignage à la foi de Jésus-Christ d'après ces paroles (Ac 2,8) : Fous serez nos témoins dans Jérusalem, etc. Et saint Maxime dit dans un de ses discours : La mère du martyre, c'est la foi catholique que d'illustres athlètes ont scellée de leur sang. Le martyre est donc plutôt un acte de foi qu'un acte de force.

2. Un acte louable appartient surtout à la vertu qui porte à le faire, qu'il manifeste et sans laquelle il est sans valeur. Or, c'est principalement la charité qui porte au martyre ; d'où saint Maxime dit (ibid.) que la charité du Christ triomphe dans ses martyrs. C'est cette vertu que l'acte du martyre manifeste tout particulièrement, d'après ces paroles de l'Evangile (Jn 15,13) : Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Sans la charité le martyre ne vaut rien, suivant ces autres paroles de saint Paul (1Co 13,3) : Quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. Le martyre est donc plutôt un acte de charité qu'un acte de force.

3. Saint Augustin dit dans un sermon sur saint Cyprien : Il est facile d'honorer un martyr en célébrant sa mémoire, mais la grande chose c'est d'imiter sa foi et sa patience. Or, dans chaque acte de vertu on loue principalement la vertu dont il émane. Le martyre est donc plutôt un acte de patience qu'un acte de force.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Cyprien dit dans son épître aux martyrs et aux confesseurs (lib. ii, epist. 6) : O bienheureux martyrs ! par quelles louanges vous exalterais-je ? O soldats courageux ! comment pourrais-je dire toute la force de votre âme? Or, comme on loue les hommes d'après la vertu dont ils accomplissent les actes, il s'ensuit que le martyre est un acte de force.

CONCLUSION. — Puisque le martyre affermit les fidèles dans la justice et la vérité contre le péril de la mort, il est évident qu'il appartient à l'acte de la force.

leurs que ces saintes femmes ont ainsi agi par inspiration (Voy. tom. iv, pag. 516).

(2) Ainsi la loi demande que nous soyons dans la disposition de tout souffrir plutôt que d'abandonner notre foi.
(H) D'après saint Ambroise, sainte Pélagie, sa mère et sa soeur se précipitèrent dans un fleuve pour échapper à la poursuite des soldats (De virg. lib. m), et Sophronie échappa à la violence de IWaxence, en se donnant la mort, d'après Eusèbe (Hist. eccles. lib. v). On peut dire d'ail

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 1 et seq.), il appartient à la force d'affermir l'homme dans le bien de la vertu contre les dangers de mort, surtout contre ceux qu'on court à la guerre. Or, il est évident que dans le martyre l'homme reste inébranlablement attaché au bien de la vertu, puisqu'il n'abandonne pas la foi et la justice, malgré les dangers de mort imminents dont le menacent ses persécuteurs dans une sorte de combat particulier. C'est ce qui fait dire à saint Cvprien (loc. cit.) : La multitude de ceux qui étaient présents vit avec admiration ce combat céleste et la victoire des serviteurs du Christ qui conservèrent la liberté de leur parole, la pureté de leur âme, et qui montrèrent une force toute divine. D'où il est évident que le martyre est l'acte de la force, et c'est pour cela que l'Eglise dit de ceux qui l'ont souffert, qu'ils ont été forts dans le combat.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'acte de la force il y a deux choses à considérer : l'une est le bien dans lequel le fort est affermi, et c'est là la fin de cette vertu -, l'autre est la fermeté par laquelle on ne se laisse pas vaincre par les efforts contraires qui tendent à détourner de ce bien, et c'est en cela que consiste l'essence même de la force. Or, comme le courage civique affermit l'âme de l'homme dans la justice humaine, pour la conservation de laquelle il affronte les dangers de mort; de même la force qui est produite par la grâce affermit l'âme humaine dans le bien de la justice divine qui existe par la foi de Jésus-Christ, selon l'expression de saint Paul (Rm 3,22). Ainsi le martyre se rapporte à la foi comme à la fin dans laquelle il affermit, et il appartient à la force comme à l'habitude qui le produit.

2. Il faut répondre au second, que la charité porte à l'acte du martyre, comme son motif premier et principal, à la manière de la vertu qui le commande, tandis que la force est son motif propre et agit comme la vertu qui le produit. D'où il résulte que le martyre est l'acte de la charité, selon qu'elle le commande (1), tandis qu'il est l'acte de la force, selon qu'elle le produit. Il est par conséquent une manifestation de ces deux vertus. Quant à ce qu'il a de méritoire, il le doit à la charité, comme tout autre acte de vertu. C'est pourquoi sans elle il n'a aucune valeur.

4. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 6), l'acte principal de la force, c'est de supporter. C'est ce que fait le martyr. Il ne lui appartient pas de produire l'acte secondaire de cette vertu qui consiste à attaquer. Et, parcequela patience sert la force relativement à son acte principal qui consiste à supporter les périls, il s'ensuit qu'on loue dans les martyrs la patience par concomitance.

ARTICLE III. — le martyre est-il un acte de la plus haute perfection?


Objections: 1. Il semble que le martyre ne soit pas un acte de la plus haute perfection. Car la perfection paraît comprendre ce qui est de conseil et non ce qui est de précepte, parce qu'elle n'est pas de nécessité de salut. Or, le martyre paraît être de nécessité de salut. Car l'Apôtre dit (Rm 10,10) : Qu'on croit de coeur pour être justifié, mais qu'on confesse de bouche pour être sauvé. Et d'après saint Jean (1Jn 3,16) : Nous devons donner notre vie pour nos frères. Le martyre n'appartient donc pas à la perfection.

2. Il semble plus parfait de donner à Dieu son âme, ce qui se fait par l'obéissance, que de lui donner son propre corps, ce qui a lieu par le martyre. D'où saint Grégoire conclut (Mor. ult. cap. 10) que l'obéissance est préférable à toutes les victimes. Le martyre n'est donc pas l'acte le plus parfait.

les saints Pères (Vid. part. III, quest. ljví, art. 9

ap. Sylvium). Mais on peut entendre que le martyre est toujours commandé par la charité habituelle ou actuelle, au moyen du secours de Dieu, qui excite l'âme, quoiqu'il n'habite pas encore en elle.

3. Il vaut mieux être utile aux autres que de se conserver soi-même dans le bien ; parce que le bien d'une nation vaut mieux que celui d'un individu CEth. lib. i, cap. 2). Or, celui qui supporte le martyre n'est utile qu'à lui- même, tandis que celui qui enseigne est utile à une foule de personnes. L'enseignement et le gouvernement des fidèles sont donc des actes plus parfaits que le martyre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (Lib. de sanct. virg. cap. 46) met le martyre avant la virginité, qui est cependant une perfection. Le martyre paraît donc être un acte éminent de perfection.

CONCLUSION. — Le martyre, si on le considère par rapport à la force, n'est pas un acte de la plus grande perfection ; mais si on le considere relativement à la charité qui y pousse, il est de la perfection la plus éminente.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons parler d'un acte de vertu de deux manières : 4° On peut en parler selon l'espèce de l'acte lui-même, selon qu'il se rapporte à la vertu dont il émane le plus prochainement : sous ce rapport il ne peut pas se faire que le martyre qui consiste à supporter la mort soit l'acte de vertu le plus parfait (4); parce que ce n'est pas une chose louable en soi que de supporter la mort; ce sacrifice n'est digne d'éloge qu'autant qu'on le fait pour un bien qui consiste dans un acte de vertu; par exemple, pour la foi ou l'amour de Dieu. Par conséquent cet acte de vertu vaut donc mieux que lui, puisqu'il est sa fin. — 2° On peut considérer un acte de vertu selon qu'il se rapporte à son motif premier qui est l'amour de la charité. C'est surtout de cette manière qu'un acte appartient à la perfection de la vie; parce que, comme le dit saint Paul (Col 3,14), la charité est le lien de la perfection. Or, parmi tous les actes de vertu le martyre est celui qui démontre le mieux la perfection de la charité. Car on prouve d'autant mieux que l'on aime une chose qu'on méprise pour elle ce qu'on aime le plus et qu'on se décide à souffrir ce qu'il y a de plus odieux. Or, de tous les biens de la vie présente il est évident que celui que l'homme aime le plus c'est sa propre vie, et qu'au contraire ce qu'il hait le plus, c'est la mort, surtout quand elle est accompagnée de tourments corporels. Car, selon la remarque de saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 36), la crainte des souffrances détourne les brutes des plus grandes jouissances. D'après cela il est évident que de tous les actes humains le martyre est celui qui est le plus parfait dans son genre, comme étant le signe de la plus grande charité, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 15,13) : Personne ne peut avoir une charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'y a pas d'acte de perfection qui soit de conseil, sans être de précepte dans certain cas, et sans être, pour ainsi dire, de nécessité de salut. Ainsi saint Augustin observe (Lib. de adult. conjug. cap. 13) que le mari devient obligé de garder la continence, si son épouse est absente ou malade. C'est pourquoi, si en certaines circonstances le martyre est de nécessité de salut, cela ne prouve rien contre sa perfection. Car il y a aussi des-cas où il n'est pas nécessaire au salut de se faire martyriser ; par exemple, quand on s'y expose par zèle pour la foi, ou par l'ardeur de la charité fraternelle, comme l'histoire rapporte que les martyrs le firent si souvent. Ces préceptes doivent s'entendre de la disposition de l'âme (1).

(M) Le martyre est «n acte de force, et nous avons vu que la force n'était pas la première des vertus. Indépendamment des vertus théologales, elle a encore au-dessus d'elle la prudence et la justice.
(2) Mais si le martyre est le signe de la charité, il ne prouve pas pour cela que celui qui le subit ait plus de charité que celui qui ce le subit pas.

Ainsi la sainte Vierge l'a emporté sur toutes les créatures par sa charité, et cependant elle n'a pas fini sa carrière par le martyre. On peut même mourir pour le Christ sans avoir pour cela la charité (1Co 13) : Si tradidero corpus meum, ita ut ardeam, charitatem autem non habuero, nihil mihi prodest.

2. Il faut répondre au second, que le martyre embrasse ce qu'il peut y avoir déplus élevé dans l'obéissance; il rend obéissant jusqu'à la mort, à l'exemple du Christ dont il est dit (Ph 2,8), qu'il a obéi jusqu'à mourir. D'où il est évident que le martyre est par lui-même plus parfait que l'obéissance prise absolument.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement s'appuie sur le martyre considéré selon l'espèce propre de son acte ; à ce point de vue il ne l'emporte pas sur les autres actes de vertu, comme la force n'est pas non plus la première de toutes les vertus.


ARTICLE IV. — la mort est-elle de l'essence du martyre ?


Objections: 1. Il semble que la mort ne soit pas de l'essence du martyre. Car saint Jérôme dit (Epist, ad Paul, et Eustoch.) : J'aurais raison de proclamer que la mère de Dieu a été vierge et martyre, quoiqu'elle ait terminé sa vie en paix. Saint Grégoire dit aussi (Hom. iii in Evang.) : Quoique l'occasion de la persécution manque, notre paix a cependant aussi son martyre; car, quoique nous ne placions pas notre tête sous le tranchant, cependant nous immolons dans notre âme nos désirs charnels avec le glaive spirituel. On peut donc être martyr sans être mis à mort.

2. Il y a des femmes qui sont louées d'avoir sacrifié leur vie pour conserver leur chasteté ; par conséquent il semble que l'intégrité de cette vertu soit préférable à la vie corporelle elle-même. Or, quelquefois il y en a qui pour confesser la foi chrétienne sacrifient l'intégrité matérielle de la chasteté, comme on le voit à l'égard de sainte Agnès et de sainte Lucie. Il semble donc qu'une femme doive plutôt recevoir le nom de martyre, si elle sacrifie sa virginité pour la foi du Christ, que si elle sacrifiait sa vie corporelle. C'est ce qui faisait dire à sainte Lucie : Si vous me violez malgré moi, ma chasteté méritera une double couronne.

Le martyre est un acte de force. Il appartient à la force non-seulement de braver la mort, mais encore de braver les autres maux, comme le dit saint Augustin (Mus. lib. vi, cap. 15). Or, indépendamment de la mort il y a une multitude d'autres adversités que l'on peut supporter pour la foi du Christ; tels que la prison, l'exil, la perte des biens, comme on le voit (He 10). Ainsi on célèbre le martyre du pape saint Marcel, qui mourut pourtant en prison. Le martyre n'exige donc pas nécessairement qu'on subisse la peine de mort.

1. Le martyre est un acte méritoire, comme nous l'avons dit (art. préc. et art. 2 huj. quaest. ad 1). Or, il ne peut pas y avoir d'acte méritoire après la mort. Il existe donc auparavant, et par conséquent la mort n'est pas de l'essence du martyre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Maxime, dans un sermon, dit du martyr qu'il triomphe en mourant pour la foi, lui qui serait vaincu en vivant sans elle.

CONCLUSION. — Il est de l'essence parfaite du martyre de supporter fa mort pour le Christ ou pour Dieu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), on appelle martyr celui qui rend en quelque sorte témoignage à la foi chrétienne qui nous fait mépriser les biens visibles pour les biens invisibles, selon l'expression de saint Paul (He 11). Il appartient donc au martyre que l'homme rende témoignage de sa foi, en montrant par ses oeuvres qu'il méprise les biens présents pour arriver aux biens futurs et invisibles. Or, tant que l'on conserve la vie du corps, on ne montre pas par un acte que l'on méprise tout ce qui est corporel. Car les hommes méprisent ordinairement leurs parents et tout ce qu'ils possèdent, et ils consentent même à endurer toutes les souffrances corporelles pour conserver la vie. C'est pourquoi Satan dit à l'occasion de Job (2, 1) : L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout ce qu'il a pour sauver sa vie. C'est ce qui fait qu'on exige, pour que le martyre soit parfait, qu'on endure la mort pour le Christ.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages et tous ceux du même genre s'entendent du martyre par analogie (1).

2. Il faut répondre au second, que pour la femme qui perd sa pureté corporelle ou qui est condamnée à la perdre à l'occasion de la foi chrétienne, il n'est pas évident pour les hommes si elle souffre cette injure par amour pour la foi du Christ ou par mépris pour la chasteté. C'est pourquoi ce témoignage n'est pas suffisant à leurs yeux, et par conséquent il n'a pas la nature propre du martyre. Mais devant Dieu, qui scrute le fond des coeurs, ce sacrifice peut être récompensé, comme le dit sainte Lucie.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 et5), la force a pour objet principal les dangers de mort; elle ne se rapporte aux autres que conséquemment. C'est pourquoi il n'y a pas de martyre proprement dit (2), quand on souffre seulement la prison, l'exil ou la perte des biens, à moins que la mort ne résulte de ces mauvais traitements.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mérite du martyre n'est pas postérieur à la mort, mais il réside dans son acceptation volontaire, c'est-à-dire en ce que l'on souffre volontairement la mort à laquelle on a été condamné. Cependant il arrive quelquefois qu'après avoir reçu de mortelles blessures pour le Christ, ou après d'autres tribulations qu'on a souffertes de la part des persécuteurs, pour la foi du Christ, et qui se prolongent jusqu'à la mort, on vive encore longtemps. Dans ce cas, l'acte du martyre est méritoire, et il l'est dans le même temps qu'on souffre ces afflictions.

ARTICLE V. — n'y a-t-il que la foi qui soit cause du martyre ?


Objections: 1. Il semble que la foi seule soit la cause du martyre. Car saint Pierre dit (1P 4,15) : Que personne d'entre vous ne souffre comme homicide ou comme voleur, ou pour tout autre motif semblable ; mais s'il souffre comme chrétien, qu'il n'en rougisse pas, mais qu'il en glorifie Dieu. Or, on dit qu'un homme est chrétien par là même qu'il a la foi du Christ. Il n'y a donc que la foi du Christ qui donne la gloire du martyre à ceux qui souffrent.

2. Un martyr est un témoin. Or, on ne rend témoignage qu'à la vérité. On n'est donc pas appelé martyr pour avoir rendu témoignage à une vérité quelconque, mais seulement pour avoir déposé en faveur de la vérité divine. Autrement, si l'on mourait pour avoir confessé la vérité de la géométrie ou de toute autre science spéculative, on serait martyr, ce qui est ridicule. 11 n'y a donc que la foi qui soit cause du martyre.

3. Parmi les autres oeuvres de vertu, les meilleures paraissent être celles

(1) C'est ainsi que la sainte Vierge a subi le martyre, parce qu'elle a souffert dans son âme les plus vives douleurs, par suite de la mort de son Fils.
(2) Ainsi ceux qui souffrent des tourments et qui échappent à la mort par miracle, comme saint Jean, qui fut plongé dans l'huile bouillante, ne sont pas parfaitement et complètement martyrs.

qui se rapportent au bien général : parce que le bien d'une nation vaut mieux que celui d'un individu, d'après Aristote [Eth. lib. i, cap. 2). Par conséquent, s'il y avait quelque autre bien qui fût cause du martyre, il semble que les martyrs seraient principalement ceux qui meurent pour la défense de l'Etat. Ce que n'observe cependant pas l'Eglise, car on ne vénère pas comme des martyrs les soldats qui succombent dans une guerre légitime. La foi seule paraît donc être la cause du martyre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Math, 5, 10) : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, ce qui appartient au martyre, comme le dit la glose (Ord. et Hier, in hunc locum). Or, la justice ne comprend pas seulement la foi, mais encore les autres vertus. Les autres vertus peuvent donc être aussi une cause du martyre.

CONCLUSION. Non-seulement la foi, mais encore les oeuvres de toutes les vertus, selon qu'elles se rapportent à Dieu, peuvent être des causes du martyre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), les martyrs sont appelés des témoins parce que, par les souffrances corporelles qu'ils endurent jusqu'à la mort, ils rendent témoignage à la vérité, non à toute vérité quelle qu'elle soit, mais à la vérité qui est conforme à la piété et que le Christ nous a fait connaître. C'est pour cela que les martyrs du Christ sont appelés, pour ainsi dire, ses témoins. Cette vérité est la vérité de la foi, et c'est pour ce motif que la vérité de la foi est la cause de tout martyre (1). Mais la vérité de la foi ne comprend pas seulement la croyance du coeur, elle comprend encore sa manifestation extérieure, qui se produit non-seulement par des paroles qui sont une confession de foi, mais encore par des actes qui montrent aussi que l'on a la foi, d'après ce mot de saint Jacques (2, 18) \Je vous montrerai ma foi par mes oeuvres. C'est ce qui fait dire à saint Paul de quelques hommes (Tit. 1, 16), qu'ils font profession par parole de connaître Dieu, mais qu'ils le nient par leurs oeuvres. C'est pourquoi les oeuvres de toutes les vertus, selon qu'elles se rapportent à Dieu, sont des manifestations de la foi qui nous apprend que Dieu demande de nous ces oeuvres et qu'il nous en récompensera, et à ce point de vue elles peuvent être une cause du martyre. C'est ainsi que l'Eglise célèbre le martyre de saint Jean Baptiste, qui n'a pas été mis à mort pour avoir refusé d'abjurer la foi, mais pour avoir blâmé l'adultère (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on appelle chrétien celui qui est disciple du Christ. Or, on est appelé disciple du Christ, non-seulement parce qu'on a la foi du Christ, mais encore parce qu'on fait des bonnes oeuvres d'après son esprit, suivant ces paroles de saint Paul (Rm 8,9) : Si quelqu'un n'a pas l'esprit du Christ, il n'est pas à lui. On l'est aussi parce qu'à son imitation on meurt au péché, selon ces autres paroles du même Apôtre ( Gal. Ga 5,24) : Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises. C'est pourquoi, comme chrétien, on ne souffre pas seulement pour la confession de la foi, ce qui se fait de vive voix, mais on souffre encore comme tel, quand on souffre pour faire le bien ou pour éviter le mal à cause du Christ, parce que toutes ces choses sont une sorte de profession de foi.

(2) Saint Thomas de Cantorbéry est mort pour la défense de la liberté de l'Eglise, et plusieurs vierges pour la défense de la chasteté.
(j) Ainsi les hérétiques qui meurent pour soutenir leurs opinions particulières ne peuvent cire appelés des martyrs, parce que ce n'est pas la foi du Christ qu'ils défendent.

2. Il faut répondre au second, que la vérité des autres sciences n'appartient pas au culte de la Divinité. C'est pourquoi on ne dit pas que leur vérité se rapporte à la piété; par conséquent, sa confession ne peut pas être une cause directe du martyre. Mais parce que tout mensonge est un péché, comme nous l'avons vu (quest. ex, art. 3 et 4), le désir d'éviter le mensonge, en tant qu'il est contraire à la loi de Dieu, peut être une cause de martyre, quelle que soit d'ailleurs la vérité qu'il blesse.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien de l'Etat est le plus important de tous les biens humains. Mais le bien divin, qui est la cause propre du martyre, l'emporte sur le bien humain. Cependant, comme le bien humain peut devenir divin, quand on le rapporte à Dieu (4), il s'ensuit que tout bien humain peut être une cause du martyre, selon qu'on le rapporte à Dieu (2).




II-II (Drioux 1852) Qu.123 a.11