II-II (Drioux 1852) Qu.185 a.2

ARTICLE II. — est-il permis de refuser l'épiscopat quand le supérieur enjoint de l'accepter?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis de refuser absolument l'épiscopat quand on ordonne de l'accepter. Car, comme l'observe saint Grégoire (Past. part, i, cap. 7), Isaïe, désirant par la vie active être utile au prochain, demande l'office de la prédication; au contraire, Jérémie, voulant s'attacher fortement à l'amour du Créateur par la vie contemplative, se refuse à remplir cette mission. Or, on ne pèche pas quand on ne veut pas abandonner ce qu'il y a de mieux pour s'attacher à ce qui est moins parfait. Par conséquent, puisque l'amour de Dieu l'emporte sur l'amour du prochain, et que la vie contemplative est préférable à la vie active, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxv, art. 4 ; quest. xxvi, art. 2, et quest. clxxxii, art. 4), il semble que celui qui refuse absolument l'épiscopat ne pèche pas.

2. Comme le dit saint Grégoire (Past. part, i, cap. 7), il est très-difficile qu'on puisse savoir si l'on est pur, et on ne doit pas s'approcher du saint ministère si on ne l'est pas. Si donc on ne sent pas que l'on est pur, on ne doit pas accepter la charge épiscopale, quelque injonction qui soi t faite.

3. Saint Jérôme dit dans son prologue sur saint Mare, que cet évangéliste se coupa le pouce, après sa conversion, pour se rendre incapable de recevoir le sacerdoce. De même il y en a qui font voeu de ne jamais accepter l'épiscopat. Or, c'est la même raison qui fait mettre empêchement à une chose et qui la fait absolument refuser. Il semble donc qu'on puisse, absolument sans péché, refuser l'épiscopat.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit à Eudoxe (4) (Ep. xlv1) : Si l'Eglise notre mère désire votre concours, ne recevez pas ses dignités avec un orgueil avide, et ne les repoussez pas non plus par attrait pour le repos. Puis il ajoute : Ne préférez pas votre repos aux besoins de l'Eglise; si parmi les bons aucun ne voulait l'assister dans son enfantement, comment pourrions-nous naître?

CONCLUSION. — Comme c'est un mal de désirer l'élévation de l'épiscopat, de même c'est un péché et une chose contraire à la charité et à l'humilité que de refuser avec obstination cette charge qu'un supérieur impose.

Réponse Il faut répondre que dans la promotion à l'épiscopat il y a deux choses à considérer : 1° ce qu'il convient que l'homme désire selon sa propre volonté; 2° ce qu'il est convenable qu'il fasse d'après la volonté d'un autre. Ainsi, à l'égard de sa volonté propre, il est convenable que l'homme s'attache principalement à son propre salut ; mais pour s'appliquer au salut des autres, il convient de le faire d'après la disposition d'un autre individu qui aie pouvoir, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc. ad 3). Par conséquent, comme il appartient au dérèglement de la volonté que l'on se porte de son mouvement propre vers une charge par laquelle on doit être préposé au gouvernement des autres; de même il appartient aussi à la volonté déréglée de refuser finalement un office semblable, malgré l'injonction du supérieur, et il en est ainsi pour deux raisons : 1° Parce que ce refus est contraire à l'amour de notre prochain, aux intérêts duquel on doit se dévouer selon les temps et les lieux. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 49) que la charité se dévoue aux oeuvres de justice qu'elle accepte. 2° Parce qu'il est contraire à l'humilité par laquelle on se soumet aux ordres des supérieurs. C'est pourquoi saint Grégoire dit (Past. part, i, cap. 6) qu'aux yeux de Dieu, la véritable humilité consiste à ne pas refuser avec opiniâtreté ce qu'on ordonne d'accepter dans l'intérêt général.

Cet Euioile était abbé d'un monastère dans l'une des quatre petites îles qu»'»e trouvent entre les côtes de la Toscane et de la Corse.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique, en parlant simplement et absolument, la vie contemplative l'emporte sur la vie active, et l'amour de Dieu sur l'amour du prochain, cependant, sous un autre rapport, on doit préférer le bien de la multitude au bien d'un individu. D'où saint Augustin dit : Ne préférez pas votre repos aux besoins de l'Eglise ; surtout parce qu'il appartient à l'amour de Dieu que l'on prenne un soin pastoral des brebis du Christ. C'est pourquoi, à l'occasion de ces paroles de saint Jean : Paissez vos brebis, le même docteur dit (Tract, cxx1) que c'est un devoir d'amour que de faire paître le troupeau du Seigneur, comme ce fut une marque de crainte que de renier le pasteur. De même les prélats ne passent pas à la vie active de manière à abandonner la vie contemplative. De là saint Augustin dit (De civ. lib. xix, cap. 19) : Si le fardeau de la charge pastorale nous est imposé, gardons-nous d'abandonner le charme de la vérité, c'est-à-dire celui qu'on goûte dans la contemplation.

2. Il faut répondre au second, que personne n'est tenu d'obéir à son supérieur, s'il lui commande quelque chose d'illicite, comme on le voit d'après ce que nous avons dit plus haut, au sujet de l'obéissance (quest. civ, art. 5). Il peut donc arriver que celui auquel on enjoint d'accepter la charge pastorale, sente en lui quelque chose qui fait qu'il ne lui est pas permis d'accepter cette dignité. Cet obstacle peut être écarté quelquefois par celui-là même auquel la charge pastorale est imposée; par exemple, s'il avait conçu un dessein de pécher qu'il peut abandonner. Ce motif ne l'exempte pas de l'obligation d'obéir finalement au prélat qui le lui commande. D'autres fois, l'obstacle qui rend illicite l'acceptation de la charge pastorale, ne peut pas être levé par celui que l'on veut promouvoir; mais il peut l'être par le supérieur qui lui enjoint de l'accepter, comme s'il se trouvait irrégulier ou excommunié. Dans ce cas il doit montrer au supérieur ce qui s'oppose à son acceptation, et si celui-ci veut lever l'obstacle, il est tenu de lui obéir humblement. Ainsi quand Moïse eut dit (Ex 4,10) : Je vous prie, Seigneur, de considérer que j e n'ai jamais eu la facilité de parler, le Seigneur lui répondit : Je serai dans votre bouche et je vous apprendrai ce que vous aurez à dire. D'autres fois, l'obstacle ne peut être levé ni par celui qui commande, ni par celui qui est commandé ; comme si un archevêque ne pouvait pas dispenser d'une irrégularité. Alors celui qui est au-dessous de lui n'est pas tenu de lui obéir pour recevoir l'épiscopat ou les ordres sacrés, s'il est irrégulier (1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il n'est pas en soi Nécessaire au salut d'accepter l'épiscopat; mais cette chose devient nécessaire du moment que le supérieur l'ordonne. A l'égard des choses qui sont ainsi nécessaires au salut, on peut licitement y mettre obstacle avant que le précepte n'existe; autrement il ne serait pas permis à quelqu'un de se remarier, dans la crainte qu'il ne fût empêché par là de recevoir l'épiscopat ou les ordres sacrés. Mais cela ne serait pas permis à l'égard des choses qui sont absolument de nécessité de salut. Ainsi saint Mare (2) n'a pas agi contre un précepte en s'amputant le doigt. D'ailleurs il y a lieu de croire qu'il l'a fait d'après l'inspiration de l'Esprit-Saint, sans laquelle il n'est pas permis à quelqu'un de se mutiler. Quant à celui qui fait voeu de ne pas recevoir l'épiscopat, s'il a l'intention par là de s'obliger à ne pas l'accepter même par obéissance pour le prélat qui est au-dessus de lui, il fait un voeu illicite (4 ); mais s'il a l'intention de s'obliger à éviter cette charge autant qu'il est en lui, ou à ne l'accepter que dans une nécessité pressante, son voeu est licite, parce qu'il s'engage à faire ce qu'il est convenable qu'un homme fasse.

(1) Dans ce cas il lui commande une chose illicite, c'est-à-dire qu'il lui donne un ordre qu'il n'a pas le droit de lui donner.
(2) Le prologue auquel la glose ordinaire a emprunté ce fait n'est pas de saint Jérôme, et le fait qui y est rapporté est faux. Il ne se rapporte pas à saint Mare l'évangéliste, mais à un anachorète de ce nom,d'après Baronius (ad an. 45, Nb 44).



ARTICLE III. — faut-il que celui qui est élevé A l'épiscopat soit meilleur que les autres?


Objections: 1. II semble nécessaire que celui qui est élevé à l'épiscopat soit meilleur que les autres. Car le Seigneur a demandé à saint Pierre, à qui il devait confier la charge pastorale, s'il l'aimait plus que les autres. Or, un individu est meilleur par là même qu'il aime Dieu davantage. Il semble donc qu'on ne doive élever à l'épiscopat que celui qui est meilleur que les autres.

2. Le pape Symmaque dit (cap. Vilissimus 1, quest. i ) : On doit regarder comme le dernier de tous celui qui a une dignité plus élevée que les autres, sans leur être supérieur par la science et la sainteté. Or, celui qui l'emporte en science et en sainteté est le meilleur. On ne doit donc pas être promu à l'épiscopat, si l'on n'est pas meilleur que les autres.

3. En tout genre les plus petites choses sont régies par les plus grandes, comme les choses corporelles sont régies par les choses spirituelles, comme les corps 'inférieurs par les corps supérieurs, selon la remarque de saint Augustin (De Trin. lib. 1, cap. 4). Or, l'évêque est choisi pour régir les autres. Il doit donc être meilleur qu'eux.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après le droit (cap. Cum dilectus, de electione, etc.), il suffit de choisir un bon sujet ; on n'est pas forcé de choisir le meilleur.


CONCLUSION. — Celui qui choisit quelqu'un pour l'épiscopat, n'est pas tenu absolument de choisir celui qui est meilleur que tous les autres, mais celui qu'il sait le plus capable de la direction des âmes; pour celui qui est choisi il suffit qu'il ne remarque rien en lui qui le rende indigne d'une pareille charge.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de la promotion à l'épiscopat, il y a deux choses à considérer: l'une qui regarde celui qui est élevé, et l'autre celui qui l'élève. Par rapport à celui qui l'élève, soit en le choisissant, soit en l'appelant, il est nécessaire qu'il choisisse quelqu'un qui dispense fidèlement les mystères de Dieu. En effet, ces mystères doivent être dispensés dans l'intérêt de l'Eglise, suivant ces paroles de saint Paul (1Co 14,42) : Désirez d'être enrichis des dons les plus excellents pour l'édification de l'Eglise. Or, les ministères divins ne sont pas confiés aux hommes, pour qu'ils trouvent en eux la récompense qu'ils doivent attendre dans l'avenir. C'est pourquoi celui qui doit choisir quelqu'un pour évêque, ou se prononcer sur lui, n'est pas tenu de promouvoir celui qui est le meilleur absolument, c'est-à-dire sous le rapport de la charité ; mais il doit la préférence à celui qui est le meilleur relativement au gouvernement de l'Eglise, c'est- à-dire celui qui est le plus capable d'instruire l'Eglise, de la défendre et de la gouverner pacifiquement (2). C'est pourquoi saint Jérôme s'élève avec force (Sup. illud, cap. 4 ad Tit. Et constituas, etc.) contre ceux qui ne cherchent pas, pour en faire les colonnes de l'Eglise, les hommes qu'ils savent les plus capables d'être utiles aux fidèles; mais qui préfèrent ceux qu'ils aiment le mieux ou ceux dont l'obséquiosité les charme et les captive, ou ceux que de grands personnages ont recommandés, ou, ce qu'il y a de pire, des gens qui ont acheté par des présents l'honneur de la cléricature. — Cette faute revient à l'acception de personnes, qui est un péché grave dans ces circonstances. C'est pourquoi, à l'occasion de ces paroles de saint Jacques (2), Fratres mei, nolite in personarum acceptione, etc., la glose de saint Augustin dit (ord. epist, clxvii) : Si nous rapportons aux dignités ecclésiastiques ce qui est dit de la distance qu'il y a entre celui qui est assis et celui qui se tient debout, on ne doit pas croire que ceux qui ont la foi de Notre-Seigneur, pèchent légèrement en faisant ainsi acception des personnes. Car qui supporterait que l'on choisît un riche pour occuper le siège d'honneur dans l'Eglise, de préférence à un pauvre qui serait plus instruit et plus saint? — Par rapport à celui qui est promu, il n'est pas nécessaire qu'il se croie meilleur que les autres, car ce serait de l'orgueil et de la présomption. Mais il suffit qu'il ne trouve rien en lui qui ne lui permette pas d'accepter la charge épiscopale (1). Ainsi, quoique saint Pierre ait été interrogé et qu'on lui eût demandé s'il aimait le Seigneur plus que les autres, dans sa réponse il ne se plaça pas au-dessus des autres apôtres, mais il répondit simplement qu'il aimait le Christ.

(U) Dans ce cas, le voeu a pour objet une désobéissance, et par conséquent il ne peut être valide. D après saint Liguori, un voeu qui aurait pour objet un péché véniel serait une faute mortelle (Théol. mor. lib. m, n° 206).

(21 Selon l'expression du concile de Trente à l'occasion des curés, on doit choisir celui qu'on croit le plus capable : aetate, moribus, doctrina, prudentia et aliis rebus ad Ecclesiam gubernandam opportunis (ses. xxiv, De reformat. cap. 48).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur savait que, sous tous les autres rapports, saint Pierre avait la capacité qu'il fallait pour gouverner l'Eglise. C'est pourquoi il l'interrogea sur l'étendue de son amour, pour montrer que quand on trouve un homme d'ailleurs capable de gouverner l'Eglise, ce que l'on doit principalement considérer en lui, c'est l'excellence de l'amour qu'il a pour Dieu.

2. Il faut répondre au second, que ce passage doit s'entendre du zèle de celui qui est élevé en dignité; car il doit s'appliquer à se montrer tel qu'il l'emporte sur tous les autres par la science et la sainteté. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Past. part, ii, cap. 4) : L'action de l'évêque doit l'emporter autant sur celle du peuple qu'il y a ordinairement de distance de la vie du pasteur au troupeau. Mais on ne doit pas le regarder comme le dernier de tous, si avant son épiscopat il ne l'a pas ainsi emporté sur tous les autres.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Paul (1Co 12,4), il y a diversité de grâces, de ministères et d'opérations. Par conséquent rien n'empêche qu'un homme ne soit le plus capable de remplir une charge administrative, sans être pour cela supérieur aux autres en sainteté. Mais il en est autrement à l'égard des principes qui règlent l'ordre de la nature ; parce que ce qu'il y a de plus élevé dans cet ordre, a par là même la plus grande aptitude pour diriger les êtres inférieurs.


ARTICLE IV. — un évêque peut-il licitement quitter la charge pastorale pour entrer en religion (2)?


est promu à l'épiscopat. Ces voeux étant perpétuels, il n'y a que le souverain pontife qui puisse en dispenser.

(1) Voyez ce que nous avons dit (tome iv, pages 505 et 50G).
(2) Cette décision canonique repose principalement sur la nature des voeux faits par celui qui

Objections: 1. Il semble qu'un évêque ne puisse pas licitement quitter la charge pastorale pour entrer en religion. Car il n'est permis à personne de passer d'un état plus parfait à un état qui l'est moins. En effet, c'est regarder en arrière, ce qui est condamnable, d'après cet arrêt du Seigneur, qui dit (Lc 9,62) : Celui qui met la main à la charrue et qui regarde en arrière, n'est pas apte au royaume de Dieu. Or, l'état épiscopal est plus parfait que l'état religieux, comme nous l'avons vu (quest. clxxxiv, art. 7). Par conséquent comme il n'est pas permis de retourner de l'état religieux dans le monde, de même il n'est pas permis de passer de l'état épiscopal à l'état religieux.

2. L'ordre de la grâce est plus parfait que celui de la nature. Or, par nature la même chose ne se porte pas vers des fins contraires; par exemple, si la pierre tombe naturellement de haut en bas, elle ne peut pas aller naturellement de bas en haut. Or, selon l'ordre de la grâce, il est permis de passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Il n'est donc pas permis d'aller au contraire de l'état épiscopal à l'état religieux.

3. Dans les opérations de la grâce rien ne doit être oisif. Or, celui qui a été consacré une fois pour l'épiscopat, conserve perpétuellement le pouvoir spirituel de conférer les ordres et de faire les autres choses qui appartiennent au ministère pastoral. Ce pouvoir paraîtrait rester oisif dans celui qui abandonne la charge épiscopale. Il semble donc qu'un évéque ne puisse pas quitter cette charge et entrer en religion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Personne n'est contraint à ce qui est illicite en soi. Or, ceux qui demandent à être délivrés de la charge pastorale sont contraints à l'abandonner, comme on le voit (Extra de renuntiat, cap. Quidam). Il semble donc qu'il ne soit pas défendu d'abandonner la charge épiscopale.


CONCLUSION. — n n'est pas permis à un évéque de quitter son siège et d'entrer en religion, sinon pour une cause légitime et avec l'autorisation du souverain pontife.

Réponse Il faut répondre que la perfection de l'état épiscopal consiste en ce que l'on s'oblige par amour pour Dieu à veiller au salut du prochain. C'est pourquoi l'évêque est tenu à conserver sa charge pastorale, tant qu'il peut être utile au salut des ouailles qui lui sont confiées. Il ne doit pas négliger leur salut pour se liver au repos de la contemplation divine, puisque l'Apôtre souffrait patiemment d'être distrait de la contemplation de la vie future pour venir en aide aux besoins des fidèles, d'après ces paroles (Ph 1,22) : Je ne sais que choisir : car je me trouve pressé des deux côtés ; d'une part, je désire être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ, ce qui est incomparablement le meilleur; de l'autre, il est nécessaire pour vous que je demeure dans cette chair ; et c'est cette confiance qui me persuade que je demeurerai encore en ce monde. Il ne doit pas non plus négliger les fidèles pour s'éviter des pertes ou pour faire des profits ; parce que, comme le dit saint Jean (10, 11) : Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. — Cependant il arrive quelquefois qu'un évéque est empêché de plusieurs manières de faire le salut de ses diocésains. Tantôt cette impuissance peut résulter d'un défaut qui lui est propre; soit d'une faute de conscience, s'il est homicide ou simoniaque; soit d'un défaut corporel, par exemple, s'il est vieux ou infirme ; soit d'un manque de science, s'il n'a pas les lumières suffisantes pour administrer ; soit par suite d'irrégularité, dans le cas par exemple où il serait bigame. Tantôt elle peut résulter des dispositions des fidèles au milieu desquels il ne peut pas faire le bien. C'estce qui fait dire à saint Grégoire (Dialog. lib. ii, cap. 3) : On doit supporter avec égalité d'âme les méchants là où il se trouve quelques hommes de bien que l'on aide ; mais là où l'on ne retire aucun fruit des bons, le travail est encore quelquefois stérile à l'égard des méchants. D'où il arrive souvent dans l'esprit des parfaits que quand ils voient que leur travail est sans fruit, ils vont dans un autre lieu pour y travailler avec plus d'avantages. Tantôt elle a pour cause d'autres personnes, comme quand un scandale s'élève au sujet de la promotion d'un individu. On doit alors quitter la charge qu'on a reçue; car, comme le dit l'Apôtre (1Co 6,13) : Si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de chair, pourvu toutefois que le scandale ne provienne pas de la malice de quelques individus qui veulent fouler aux pieds la foi ou la justice de l'Eglise. Car on ne doit pas quitter la charge pastorale pour un scandale de cette nature, d'après ces paroles que Jésus-Christ adressait à ceux qui se scandalisaient de la vérité de sa doctrine (Mt 15,14) : Laissez-les, ce sont des aveugles qui mènent des aveugles. Cependant il faut que comme on ne reçoit la charge du troupeau que du consentement du premier des évêques ; de même on ne la quitte pour les motifs que nous avons énumérés que par son autorité. C'est ce qui fait dire à Innocent 1 (Extra de renunt. cap. Nisi cum pridem, in fin.) : Quand vous auriez des ailes pour vous envoler dans la solitude, elles sont tellement attachées aux liens des préceptes que vous n'avez pas la liberté de vous envoler sans notre permission. Car il n'y a que le pape qui puisse dispenser du voeu perpétuel, par lequel celui qui reçoit l'épiscopat est attaché à son troupeau.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la perfection des religieux et des évêques se considère sous divers rapports. En effet la perfection de la vie religieuse comprend le zèle qu'on a pour son propre salut, au lieu qu'il appartient à la perfection de l'état épiscopal de travailler avec zèle au salut du prochain. C'est pourquoi tant qu'un homme peut être utile au salut du prochain, il reculerait, s'il voulait passer dans une maison religieuse pour ne s'occuper que de son propre salut, lui qui s'est engagé non-seulement à travailler à son salut, mais encore à celui des autres. C'est pourquoi Innocent 1 dit (loc. cit.) que l'on permet plus facilement à un moine de devenir évêque, qu'à un évêque de devenir moine. Mais si l'on ne peut travailler au salut des autres, il est convenable qu'on travaille à son propre salut.

2. Il faut répondre au second, que l'on ne doit être dispensé par aucun obstacle de travailler à son salut, ce qui appartient à l'état religieux. Mais on peut être empêché de travailler au salut des autres. C'est pourquoi un moine peut être élevé à l'épiscopat, qui est un état dans lequel on peut aussi prendre soin de son propre salut. Un évêque, s'il est empêché de pourvoir au salut des autres, peut aussi passer à l'état religieux et, quand ces obstacles cesseront, remonter de nouveau sur son siège épiscopal, par exemple quand ses ouailles se seront corrigées, ou que le scandale sera calmé, quand il sera guéri de ses infirmités ou qu'il sera sorti de l'ignorance en acquérant une instruction suffisante; ou bien si sa promotion a été simoniaque, sans qu'il le sût, et qu'il ait mené une vie régulière, après avoir renoncé à l'épiscopat, il pourra de nouveau y être promu. Mais si quelqu'un a été déposé de l'épiscopat pour une faute et qu'il ait été relégué dans un monastère pour y faire pénitence, il ne peut pas redevenir évêque. C'est pour cela qu'il est dit (VII. quest. i, cap. Hoc nequaquam) : Le saint concile ordonne que celui qui est descendu de la dignité de pontife à la vie de moine par pénitence, ne soit jamais appelé de nouveau à exercer les fonctions de l'épiscopat.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les choses naturelles elles-mêmes, par suite d'un empêchement qui survient, la puissance reste sans l'acte : ainsi quand l'oeil est malade, l'acte de la vision n'a plus lieu. Par conséquent il ne répugne pas que par suite d'un empêchement qui survient la puissance épiscopale ne s'exerce pas.


ARTICLE V. — est-il permis a un évêque d'abandonner\b LE \Btroupeau\b QUI LUI \Best confié pour cause de persécution corporelle (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis à un évêque, à cause d'une persécution temporelle, d'abandonner corporellement le troupeau qui lui a été confié. Car le Seigneur dit (Jn 10,42) : qu'il est un mercenaire et non un véritable pasteur, celui qui voit venir le loup et qui abandonne les brebis et s'enfuit. Or, saint Grégoire observe (Hom. xiv in Evang.) que le loup fond sur les brebis quand tout homme injuste et tout ravisseur opprime les fidèles et les humbles. Si donc à cause de la persécution d'un tyran un évêque abandonne corporellement le troupeau qui lui a été confié, il semble qu'il soit un mercenaire et non un pasteur.

2. Le Sage dit (Pr 6,1) : Mon fils, si vous avez répondu pour votre ami, si vous avez engagé votre main à un étranger. Puis il ajoute : Allez, hâtez- vous, éveillez votre ami. Saint Grégoire expliquant ce passage dit (Past. part, 1, cap. 4, admonit. 5) : Répondre pour un ami, c'est recevoir l'âme d'un autre au péril de sa propre conservation. Or, celui que l'on propose pour exemple aux autres, doit non-seulement veiller lui-même, mais il faut, comme on l'en avertit, qu'il éveille son ami. Or, l'évêque ne peut le faire, s'il abandonne corporellement son troupeau. Il semble donc qu'il ne doive pas, à cause de la persécution, l'abandonner corporellement.

3. Il appartient à la perfection de l'état épiscopal que l'on donne tous ses soins au prochain. Or, il n'est pas permis à celui qui a embrassé un état parfait d'abandonner absolument ce qui est de perfection. Il semble donc qu'il ne soit pas permis à un évêque de se soustraire corporellement aux devoirs de sa charge, à moins que ce ne soit pour se livrer à des oeuvres de perfection dans un monastère.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur a dit aux apôtres dont les évéques sont les successeurs (Matth,10, 23) : S'ils vous persécutent dans une ville, fuyez dans une autre.


CONCLUSION. — Quand le salut des ouailles exige la présence de l'évêque ou d'un autre pasteur, il n'est pas permis à l'évêque ou au pasteur d'abandonner son troupeau, mais dès que cette nécessité cesse, il leur est permis de s'éloigner de leur troupeau à cause de la persécution corporelle.

Réponse Il faut répondre que dans toute obligation on doit en considérer principalement la fin. Or, les évéques s'obligent à remplir leur charge pastorale pour le salut de leurs ouailles. C'est pourquoi dès que le salut des fidèles exige la présence du pasteur, il ne doit pas abandonner personnellement son troupeau, ni pour un avantage temporel, ni pour un péril personnel imminent, puisque le bon pasteur est tenu de donner sa vie pour ses brebis. Mais si dans l'absence du pasteur un autre peut pourvoir suffisamment au salut de ses ouailles, dans ce cas il lui est permis, soit pour l'avantage de l'Eglise, soit pour se mettre à l'abri du péril que court sa personne, d'abandonner corporellement son troupeau. C'est ce qui fait dire à saint Augustin ( Honoratum ccxxvm ) : Que les serviteurs du Christ fuient de ville en ville quand les persécuteurs rechercheront chacun d'eux en personne, de manière que l'Eglise ne soit pas abandonnée par les autres qui ne sont pas inquiétés de la même manière. Mais quand tout le monde court le même danger il ne faut pas que ceux qui ont besoin des autres soient abandonnés par ceux dont ils réclament l'assistance. Car s'il est dangereux que le pilote abandonne son navire dans le calme, à plus forte raison dans la tempête, selon la remarque du pape Nicolas Ier (habet, vii, quest. i, cap. Sciscitaris).

(I) Cet exemple de dévouement et de charité a n'y a pas de siècle dans l'histoire de l'Eglise qui rte donné dans tous les temps par les évéques. Il u'ait ses martyrs.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il fuit comme un mercenaire celui qui préfère son avantage temporel ou le salut de son corps au salut spirituel du prochain. D'où saint Grégoire dit [loc. cit. in arg.) : Il ne peut pas partager le péril du troupeau celui qui se tient à sa tête, non par amour pour ses brebis, mais pour en tirer un profit temporel ; c'est pourquoi il n'ose pas braver le danger dans la crainte de perdre ce qu'il aime. Mais celui qui s'éloigne du péril, sans qu'il en résulte le moindre mal pour son troupeau, ne fuit pas à la façon du mercenaire.

2. Il faut répondre au second, qu'il suffit que celui qui prend un engagement, s'il ne peut le remplir par lui-même, le remplisse par un autre. Par conséquent si un prélat est arrêté par un empêchement qui ne lui permet pas de prendre personnellement soin de ses ouailles, il satisfait à ses engagements en y pourvoyant par un autre.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui est élevé à l'épiscopat se trouve à un état de perfection d'un genre particulier. Si quelque chose l'empêche d'exercer les charges de cet état, il n'est pas tenu d'embrasser un autre genre de perfection, de telle sorte qu'il y ait pour lui nécessité d'entrer dans un cloître. Cependant il est obligé de conserver l'intention de travailler au salut du prochain, si les circonstances le lui permettent et s'il y a nécessité.



ARTICLE VI. — EST-IL PERMIS A UN ÉVÉQUE D'AVOIR QUELQUE CHOSE EN PROPRE (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis à un évéque d'avoir quelque chose en propre. Car le Seigneur dit (Mt 19,21) : Si vous voulez être parfait, allez, et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, venez et suivez-moi. D'où il semble que la pauvreté volontaire soit requise pour la perfection. Or, les évêques sont élevés à l'état de perfection. Il semble donc qu'il ne leur soit pas permis de posséder quelque chose en propre.

2. Les évêques tiennent dans l'Eglise la place des apôtres, comme le dit la glose (ord. Bedae, sup. illud Designavit, Luc. Lc 10). Or, le Seigneur a ordonné aux apôtres de ne rien posséder en propre, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 1,9) : N'ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse. C'est pourquoi saint Pierre dit en son nom et au nom de tous les apôtres (Mt 19,27) : Voilà que nous avons tout abandonné, et nous vous avons suivi. Il semble donc que les évêques soient tenus à observer ce précepte qui leur prescrit de ne rien posséder en propre.

3. Saint Jérôme dit à Népotien (Epist, ii) : Le mot grec xxípo; signifie en latin sors, partage : et on donne aux ecclésiastiques le nom de clercs, parce qu'ils appartiennent à l'héritage du Seigneur, ou parce que le Seigneur lui- même est leur sort ou leur partage. Or, celui qui possède le Seigneur ne peut rien posséder hors de Dieu. S'il a de l'or, de l'argent, des terres ou un riche mobilier, il ne mérite pas que le Seigneur soit son partage avec tous ses autres biens. Il semble donc que non-seulement les évêques, mais encore les clercs doivent ne rien avoir en propre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (XII. quest. i, cap. 49) que les évêques laissent à leurs héritiers, s'ils le veulent, leurs biens propres, ceux qu'ils ont acquis, ou ceux qu'ils ont de patrimoine.

(1) Cet article est en opposition avec la doctrine deWielef, qui prétendait que le pape et les évêques ne devaient rien avoir en propre, et que, par là même qu'ils possédaient quelque chose, ils étaient hérétiques ; ce qui fut condamné par le concile de Constance.


CONCLUSION. — Les évêques ne sont pas empêchés par la nature de leur charge d'avoir des biens qui leur soient propres.

Réponse Il faut répondre que personne n'est tenu à ce qui est de surérogation à moins qu'il n'y soit obligé spécialement par un voeu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin dans son Epître à Pauline et à Armentarius (Epist, cxxvn) : Puisque vous avez fait un voeu, vous vous êtes enchaîné, il ne vous est plus permis de faire autre chose. Avant que vous n'eussiez fait votre voeu, vous étiez libre d'être moins parfait. Or, il est évident que vivre sans rien posséder est une chose de surérogation ; car elle n'est pas commandée, mais conseillée. C'est pourquoi le Seigneur, après avoir dit au jeune homme (Mt 19,17) : Si vous voulez entrer dans la vie, observez les commandements; ajoute ensuite : Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres. Comme les évêques dans leur ordination ne s'obligent pas à n'avoir rien en propre, et que l'office pastoral auquel ils sont tenus ne demande pas non plus nécessairement qu'il en soit ainsi, il s'en suit qu'il n'y a pas pour eux obligation de vivre de la sorte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons vu ( quest. CLxxxiv, art. 3 ), la perfection de la vie chrétienne ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté volontaire ; mais la pauvreté volontaire est un moyen d'arriver à cette perfection. Il n'est donc pas nécessaire que la pauvreté la plus grande se trouve là où brille la plus grande perfection ; et même la perfection la plus élevée est compatible avec la plus grande opulence. Car l'Ecriture rapporte qu'Abraham était riche, lui à qui il a été dit [Gen. 17, 1) : Marchez devant moi et soyez parfait.

2. Il faut répondre au second, que ces paroles du Seigneur peuvent s'entendre de trois manières : 1° mystiquement; il faut que nous ne possédions ni or, ni argent, c'est-à-dire que les prédicateurs ne s'appuient pas principalement sur la sagesse et l'éloquence humaine, comme l'explique saint Jerôme (Sup. illud Mt 10, Neque duas tunicas). 2° D'après saint Augustin (De consensu Evang. lib. ii, cap. 30), on doit comprendre que le Seigneur, en parlant ainsi, n'a point donné un ordre, mais une permission. Car il a permis aux apôtres d'aller prêcher sans emporter ni or, ni argent, et sans faire aucune dépense, attendant le nécessaire de ceux qu'ils instruiraient. C'est pourquoi il ajoute : L'ouvrier mérite bien sa nourriture. Ainsi, celui qui prêche l'Evangile et qui vit à ses propres dépens fait une oeuvre de surérogation à l'exemple de saint Paul (1Co 9). 3° Saint Chrysostome veut (hom. ii, in illud Rom. xvi Salutate Priscillam) qu'on entende que le Seigneur a donné ces préceptes à ses disciples relativement à la mission qu'il leur donnait pour prêcher aux Juifs, afin d'exciter par là leur confiance dans la vertu de celui qui devait pourvoir à leurs besoins sans qu'ils fissent aucune provision. Mais ce précepte n'obligeait ni eux ni leurs successeurs à prêcher l'Evangile sans rien avoir en propre. Car il est dit de saint Paul (2Co 12) qu'il recevait du secours des autres Eglises pour prêcher aux Corinthiens, et par conséquent il est évident qu'il possédait quelque chose qui avait été envoyé par d'autres. D'ailleurs il paraît absurde de dire que tant de saints pontifes, comme les Athanase, les Ambroise et les Augustin, auraient transgressé ces préceptes, s'ils s'étaient crus obligés de les observer.

3. Il faut répondre au troisième, que toute partie est moindre que le tout. Par conséquent, il a d'autres possessions que Dieu, celui qui sent diminuer v. sa ferveur pour les choses de Dieu pendant qu'il s'applique aux choses du monde. Par conséquent, les évêques et les ecclésiastiques ne doivent pas posséder de biens en propre, de telle sorte que le soin qu'ils en prennent les empêche de s'occuper de ce qui appartient au culte divin.



II-II (Drioux 1852) Qu.185 a.2