II-II (Drioux 1852) Qu.188 a.7

ARTICLE VII. — l'ordre est-il moins parfait si l'on possède quelque chose en commun (1)?


Objections: 1. Il semble que quand on possède quelque chose en commun la perfection de l'ordre en souffre. Carie Seigneur dit (Mt 19,21) : Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. D'où il est évident qu'il appartient à la perfection de la vie chrétienne de ne rien posséder des richesses de ce monde. Or, ceux qui possèdent quelque chose en commun ne sont pas dépourvus des biens d'ici- bas. Il semble donc qu'ils n'atteignent pas absolument la perfection de la vie chrétienne.

2. Il appartient à la perfection des conseils que l'homme soit exempt des sollicitudes terrestres. Ainsi l'Apôtre en conseillant la virginité dit (1Co 7,32) : Je veux que vous soyez sans inquiétude. Or, il appartient à la sollicitude de la vie présente qu'on se réserve quelque chose pour l'avenir. Le Seigneur défend à ses disciples cette sollicitude en disant (Mt 6,34) : Ne vous inquiétez pas du lendemain. Il semble donc que la perfection de la vie chrétienne soit moins complète du moment qu'on possède quelque chose en commun.

3. Les richesses communes appartiennent d'une certaine façon à chacun des membres delà communauté. Ainsi saint Jérôme écrit à l'évêque Hélio- dore, en lui parlant de certains religieux: Ils sont plus riches étant moines qu'ils ne l'étaient quand ils étaient séculiers : ils possèdent sous l'étendard du Christ qui est pauvre des richesses qu'ils n'ont jamais eues sous l'empire du démon qui est riche : l'Eglise a enrichi des individus qui étaient auparavant dans le monde des mendiants. Or, il est contraire à la perfection religieuse que l'on possède des richesses en propre. Il est donc aussi contraire à cette perfection qu'on possède quelque chose en commun.

4. Saint Grégoire raconte (Dial. lib. 1, cap. 9) qu'Isaac, qui était un très- saint personnage, fut engagé humblement par ses disciples à accepter des terres qu'on lui offrait pour les besoins du monastère, mais le désir qu'il avait de conserver sa pauvreté les lui fit refuser, et il appuyait énergique- ment son sentiment en disant: Le moine qui cherche à acquérir ici-bas des terres n'est pas un moine. Ces paroles s'entendent cependant de possessions communes qu'on lui offrait pour l'usage général du monastère. Il semble donc que l'on ne puisse posséder quelque chose en commun sans détruire la perfection religieuse.

o. Le Seigneur en enseignant la perfection religieuse à ses disciples dit (Mt 10,9) : N'ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, ni sac pour voyager. Par là, selon la remarque de saint Jérôme (in hunc loc.), il condamne les philosophes que l'on appelle vulgairement bactroperates, qui, méprisant le monde et comptant tout pour rien, portaient avec eux leurs provisions. Il semble donc que quand on conserve quelque chose soit en propre, soit en commun, la perfection religieuse en souffre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit dans son livre de la vie contemplative (lib. ii, eap.9, et habet. XII, quest. i, cap. Expedit) : On voit assez que l'on doit mépriser tout ce que l'on possède en propre pour être parfait, et que sans déroger à la perfection on peut posséder les biens de l'Eglise, qui sont certainement des biens communs.

(I) Les bégnards et les béguins se sont élevés condamnée par le pape Jean XXII [E xlv av. tit. contre les ordres, prétendant qu'ils ne peuvent De veri, signi f. cap. A et 5). rien posséder en commun. Cette erreur a été


CONCLUSION. — Il répugne à la perfection refigieuse que l'on possède en propre des richesses ou des biens, mais il ne fui répugne pas qu'on les possède en commun pour tes besoins nécessaires de la vie.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. clxxxiv , art. 3, et quest. cLxxxv, art. 6 ad 1), la perfection ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté, mais elle consiste à suivre le Christ, d'après ces paroles de saint Jérôme sur saint Matthieu (cap. xix, sup. illud, Et secuti sumus te) : Parce qu'il ne suffit pas de tout abandonner, saint Pierre ajoute ce qui constitue la perfection, en disant : Nous vous avons suivi. La pauvreté est comme un instrument ou un moyen de parvenir à la perfection. C'est pourquoi, dans les conférences des Pères (Collât, i, cap. 7) l'abbé Moïse dit : Les jeûnes, les veilles, la méditation des Ecritures, la nudité et la privation de tous les biens ne sont pas la perfection, mais elles sont des moyens pour l'acquérir. Or, la privation de tout ce que l'on a, ou la pauvreté, est un instrument de perfection, dans le sens qu'en éloignant les richesses on écarte tout ce qui fait obstacle à la charité, et ces obstacles sont principalement au nombre de trois : Le premier est la sollicitude que les richesses entraînent avec elles. Ainsi le Seigneur dit (Mt 11,22) : Celui qui reçoit la semence parmi les épines, c'est celui qui entend la parole de Dieu, mais en qui les sollicitudes de ce siècle et l'illusion des richesses l'étouffent. Le second est l'amour des richesses qui s'accroît avec leur possession. C'est ce qui fait observer à saint Jérôme (sup. Matth, cap. xix, super illud Facilius est camelum), que parce que l'on méprise difficilement les richesses qu'on possède, le Seigneur n'a pas dit : Il est impossible qu'un riche entre dans le royaume des deux, mais il est difficile. Le troisième est la vaine gloire ou l'orgueil qui naît des richesses, suivant ces paroles de David (Ps 46,7) : Ceux qui ont confiance dans leur vertu et qui se glorifient dans la multitude de leurs richesses. — On ne peut séparer complètement le premier de ces inconvénients des richesses, qu'elles soient considérables ou qu'elles soient modiques. Car il est nécessaire que l'homme se donne de l'inquiétude pour acquérir ou pour conserver ses biens extérieurs. Mais si on ne cherche pas ces biens ou qu'on ne les possède qu'en petite quantité, autant qu'il en faut simplement pour se nourrir, cette sollicitude ne gêne pas beaucoup l'homme et par conséquent elle ne répugne pas à la perfection de la vie chrétienne. Car Dieu n'interdit pas toute sollicitude, mais celle qui est superflue et funeste. Ainsi, à l'occasion de ces paroles (Mt 6) : Ne vous inquiétez pas cle ce que vous mangerez, saint Augustin observe (Lib. de op. monach. cap. 26) que le Seigneur ne parle pas de la sorte pour qu'on ne se procure pas le nécessaire, mais pour qu'on ne jette pas les yeux sur ces choses, et qu'on ne fasse pas à cause d'elles tout ce que l'on doit faire dans la prédication de l'Evangile. Au contraire la possession de richesses considérables cause plus de sollicitude ; ce qui distrait beaucoup l'esprit de l'homme, et ce qui l'empêche de se livrer totalement au service de Dieu. Quant aux deux autres défauts, l'amour des richesses et l'orgueil qui en résulte, ils ne sont l'effet que d'une fortune considérable. — Cependant à cet égard il y a une différence suivant que l'on possède en propre ou en commun des richesses abondantes ou modiques. Car la sollicitude que l'on a pour ses propres richesses appartient à l'amour privé par lequel on s'aime temporellement, au lieu que la sollicitude que l'on a pour les choses communes appartient à l'amour de la charité, qui ne cherche pas ce qui est à soi, mais qui s'applique à l'intérêt général. Et, parce que la vie religieuse a pour but la perfection de la charité qui trouve son complément dans l'amour de Dieu porté jusqu'au mépris de soi-même, il répugne à la perfection de la profession religieuse que l'on possède quelque chose en propre, tandis que la sollicitude que l'on a pour les biens qui sont communs peut appartenir à la charité. Cependant elle peut être un obstacle à un acte de charité plus élevé, comme la contemplation divine ou l'instruction du prochain. D'où il est évident que si

l'on possède en commun des richesses surabondantes, soit en meubles, soit en immeubles, c'est un obstacle à la perfection, quoiqu'elle ne soit pas par là absolument détruite (1). Mais si on ne possède de biens extérieurs en commun, soit mobiliers, soit immobiliers, qu'autant qu'il en faut pour vivre simplement, ceci n'est pas un obstacle à la perfection de la vie religieuse, quand on considère la pauvreté relativement à la fin commune des ordres religieux qui consiste à servir Dieu. — Si on considère la question par rapport aux fins spéciales des ordres religieux, cette fin présupposée, l'ordre doit être dans une pauvreté plus ou moins grande, et un ordre sera d'autant plus parfait sous le rapport de la pauvreté que cette pauvreté sera mieux proportionnée à sa fin. Car il est évident que pour les oeuvres corporelles de la vie active l'homme a besoin d'une foule de choses extérieures, tandis que pour la contemplation il ne lui faut presque rien. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. x, cap. 8) : que pour agir on a besoin de beaucoup de choses, et que plus les actions sont grandes et excellentes, plus on a besoin de secours, tandis que celui qui se livre à la contemplation, n'a nullement besoin de tout cela pour exercer ses fonctions ; il ne lui faut que le nécessaire; le reste serait plutôt pour lui un obstacle. Par conséquent il est évident qu'un ordre religieux qui a pour but les actions corporelles de la vie active, par exemple de faire la guerre ou d'exercer l'hospitalité, serait imparfait s'il n'avait pas de biens en commun (I) ; les ordres qui ont pour An la vie contemplative sont au contraire d'autant plus parfaits que leur pauvreté les délivre davantage du souci des choses temporelles. Et la sollicitude des choses temporelles est un obstacle d'autant plus grave pour un ordre religieux que cet ordre exige davantage qu'on s'occupe des choses spirituelles. — Or, il est manifeste qu'un ordre qui a été établi pour que l'on contemple et pour qu'on transmette aux autres par l'enseignement et la prédication ce que l'on a contemplé, demande qu'on s'occupe des choses spirituelles plus qu'un ordre qui a été établi uniquement pour la contemplation. Par conséquent cet ordre demande la pauvreté qui donne le moins d'inquiétude. Et ce qui donne le moins d'inquiétude c'est de conserver les choses nécessaires à l'usage des hommes, après se les être procurées dans le temps convenable. C'est pourquoi il est convenable qu'il y ait trois degrés de pauvreté correspondant aux trois degrés de religion que nous avons distingués (2). En effet, pour les ordres qui ont pour but les actes corporels de la vie active, il convient d'avoir des richesses communes très-abondantes : pour ceux qui se proposent la contemplation, il est plus convenable qu'ils ne possèdent que fort peu de chose, à moins que ces religieux ne soient tenus d'offrir l'hospitalité par eux ou par d'autres, et de venir au secours des pauvres; à l'égard de ceux qui s'appliquent à transmettre aux autres ce qu'ils contemplent, il convient que leur vie soit absolument exempte de soucis extérieurs ; ce qui arrive quand on a les choses nécessaires à la vie et qu'on les conserve pour s'en servir dans le temps convenable. C'est ce que nous a appris par son exemple le Seigneur en nous enseignant la pauvreté. Car il avait une bourse dont Judas était chargé, ei on y déposait les offrandes qu'on lui faisait, d'après saint Jean (Joan. xii).— Saint Jérôme dit à la vérité (sup. Matth, in fin. Comment, ad cap. 47) que si l'on veut objecter pourquoi Judas portait de l'argent dans une bourse, on répond qu'il a pensé qu'il n'était pas permis d'employer le bien des pauvres à son propre usage, c'est-à-dire en payant le tribut. Ces paroles ne sont pas contre nous, parce que parmi les pauvres se trouvaient principalement ses disciples, en faveur desquels était employé l'argent du Christ. En effet saint Jean dit (iv, 48) que les disciples allèrent dans la cité pour acheter des vivres. Et ailleurs (x1, 29) que les disciples pensaient que, comme Juclas avait la bourse, Jésus lui avait dit : Ache

tez ce qu'il nous faut pour la fête; ou qu'il lui ordonnait de distribuer quelque chose aux pauvres. D'où il est évident qu'il est conforme à la perfection, dont le Christ nous a donnél'exem- ple, de conserver l'argent ou toutes les autres choses communes pour sustenter les religieux d'un même ordre ou tous les autres pauvres. Aussi après la résurrection, les disciples, auxquels remonte l'origine de tout ordre religieux, conservaient le prix des héritages et le distribuaient selon les besoins de chacun.

(i) Les richesses excessives ont toujours été un bles, il n'a plus été possible de maintenir leur ccueil pour les ordres religieux. Du moment où régularité, ils se sont trouvés avec des revenus considéra
(I) Les revenus de ces ordres doivent être au (2) It esta remarquer que la pauvreté doit être- contraire très-considérables, puisqu'ils ne pour- d'autant plus stricte que l'ordre est plus élevé, raient faire le bien qu'ils se proposent.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dil (quest. CLxxxiv, art. 3, in corp. art. et ad 4), ces paroles du Seigneur ne prouvent pas que la pauvreté soit une perfection, mais un instrument de perfection, et, ainsi que nous l'avons prouvé (quest. clxxxvi, art. 8), c'est le dernier des trois principaux moyens qui y conduisent. Car le voeu de continence l'emporte sur le voeu de pauvreté, et le voeu d'obéissance est supérieur à l'un et à l'autre. Et parce qu'on ne cherche pas l'instrument pour lui-même, mais à cause de la fin, une chose n'est pas d'autant meilleure que l'instrument est plus grand, mais qu'il est mieux proportionné à la fin. Ainsi un médecin ne guérit pas d'autant mieux qu'il donne une plus forte médecine, mais que la médecine est plus parfaitement proportionnée à la maladie. Par conséquent il n'est pas nécessaire qu'un ordre soit d'autant plus parfait que sa pauvreté est plus grande; mais sa perfection doit résulter de ce que sa pauvreté est mieux proportionnée à sa fin générale et spéciale. Et quand même on admettrait que l'excès de pauvreté rend un ordre plus parfait, en raison de ce qu'il est plus pauvre, néanmoins la pauvreté ne le rendrait pas plus parfait absolument. Car il pourrait se faire qu'un autre ordre l'emportât pour ce qui regarde la continence et l'obéissance ; et par conséquent ce dernier serait le plus parfait absolument, parce que ce qui l'emporte dans les parties les plus excellentes est absolument le meilleur.

2. Il faut répondre au second, que ces paroles du Seigneur (Mt 6,34) : Ne vous inquiétez pas du lendemain, ne signifient pas qu'on ne doive rien réserver pour l'avenir. Car saint Antoine, dans les conférences des Pères (Collât, ii, cap. 2), montre que cette conduite est dangereuse, en disant : qu'il y en a qui ont cherché à se priver tellement de tout bien, qu'ils ne voulaient pas avoir à eux la nourriture d'un jour, ni conserver un seul denier, et qu'on les a vus tout à coup déçus au point qu'ils n'ont pu terminer convenablement l'oeuvre qu'ils avaient commencée. Et comme le dit saint Augustin (Lib. de operib. monach. cap. 23) : Si cette parole du Seigneur: Ne vous inquiétez pas du lendemain, s'entend de telle sorte qu'on ne garde rien pour le jour suivant, elle est impraticable pour ceux qui se tiennent éloignés de la vue des hommes pendant beaucoup de temps, et qui vivent profondément appliqués à la prière. Et il ajoute ensuite : Est-ce que plus ils sont saints et plus ils diffèrent des oiseaux (1). Plus loin il dit encore (cap. 24) : Si on soutient que d'après l'Evangile on ne doit rien conserver pour le lendemain, ils répondent avec raison : Pourquoi le Seigneur avait-il une bourse pour y mettre l'argent qu'il avait recueilli ? Pourquoi quand une famine était imminente, a-t-on envoyé, si longtemps auparavant, du blé aux saints patriarches ? Pourquoi les apôtres procuraient-ils aux fidèles qui étaient dans le besoin ce qui leur était nécessaire ? Ces paroles : Ne vous inquiétez pas du lendemain, signifient, d'après saint Jérôme (in hunc locum) : 11 nous suffit de penser au temps présent; laissons à Dieu les choses futures qui sont incertaines. D'après saint Chrysostome (alius auctor, hom. xvi, in op. imper f.): C'est assez de travailler pour les choses nécessaires, ne travaillez pas inutilement pour les choses superflues. Et suivant saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. ii, cap. 17), quand nous faisons quelque chose de bon, ne pensons pas aux choses temporelles que le lendemain désigne, mais pensons aux choses éternelles.

3. Il faut répondre au troisième, que ce passage de saint Jérôme a son application quand les richesses sont surabondantes et qu'on les considère pour ainsi dire comme siennes, ou que par l'abus qu'on en fait chacun s'enorgueillit de la communauté et se laisse aller à la mollesse; mais il ne s'applique pas aux richesses modérées que l'on conserve en commun, uniquement pour fournir à chacun le secours dont il a besoin pour vivre.

(t) Quià nisi reponant sibi escas in plurimos dies, includere se ità, ut faciunt, non valebunt , ajoute saint Augustin.

Car c'est la même raison qui veut que chacun fasse usage de ce qui est nécessaire à sa vie, et qu'on le conserve en commun.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'Isaac refusait d'accepter les terres qu'on lui offrait, parce qu'il craignait d'amasser des richesses superflues, dont l'abus est un obstacle à la perfection de la vie religieuse. Aussi saint Grégoire ajoute (ibid.) : Ainsi il craignait de perdre la sécurité que lui inspirait sa pauvreté, comme les riches avares ont coutume de conserver leurs richesses périssables. Mais on ne voit pas qu'il ait refusé de recevoir ce qui est nécessaire à la vie, pour le conserver en commun.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'Aristote (Pot. lib. i, cap. 5 et 6) dit que le pain et le vin, et les autres choses de cette nature, sont des richesses naturelles, tandis que l'argent est une richesse artificielle. De là il suit que certains philosophes ne voulaient pas faire usage de l'argent, mais qu'ils usaient seulement des autres choses pour vivre conformément à la nature. C'est pourquoi, par cette parole du Seigneur, qui' interdit également l'un et l'autre, saint Jérôme montre qu'il revient au même d'avoir de l'argent et les autres choses nécessaires à la vie. Cependant quoique le Seigneur ait ordonné à ceux qu'il envoyait prêcher, de ne pas emporter ces choses en voyage, il n'a pas défendu pour cela de les conserver en commun. Nous avons d'ailleurs montré (quest. clxxxv, art. 6 ad 2 , et la 2ae, quest. cvin, art. 2 ad 3 ) comment on devait entendre ces paroles.


ARTICLE VIII. — l'ordre de ceux qui vivent en société est-il plus parfait que l'ordre de ceux qui mènent une vie solitaire?


Objections: 1. Il semble que l'ordre de ceux qui vivent en société soit plus parfait que l'ordre de ceux qui mènent une vie solitaire. Car il est dit (Si 4,9) : Il vaut mieux être deux ensemble que d'être seul; car ils tirent du fruit de leur association. Il semble donc que l'ordre de ceux qui vivent en société soit plus parfait.

2. On lit (Mt 16,20) : Où il y a deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je suis là au milieu d'elles. Or, rien ne peut être meilleur que la société du Christ. Il semble donc qu'il soit mieux de vivre dans une congrégation que de mener une vie solitaire.

3. Parmi les autres voeux de religion, le voeu d'obéissance est le plus excellent, et l'humilité est la vertu la plus agréable à Dieu. Or, l'obéissance et l'humilité s'observent mieux en société que dans la solitude. Car saint Jérôme dit au moine Rusticus (Epist, iv) : Dans la solitude l'orgueil se glisse rapidement dans l'âme ; il y dort à volonté et il y fait ce qu'il veut. Et le même docteur enseigne le contraire à celui qui vit en société, en lui disant : Ne fais pas ta volonté, mange ce qu'on t'ordonne, ne possède que ce que tu as reçu, sois soumis à ce que tu ne veux pas, sers tes frères, crains le supérieur du monastère comme Dieu, aime-le comme un père. H semble donc que l'ordre de ceux qui vivent en société soit plus parfait que l'ordre de ceux qui mènent une vie solitaire.

4. Le Seigneur dit (Lc 11,33) : Il n'y a personne qui, ayant allumé une lampe, la mette dans un endroit caché ou sous un boisseau. Or, ceux qui mènent une vie solitaire paraissent être placés dans un lieu caché, où ils ne sont d'aucune utilité pour leurs semblables. Il semble donc que leur ordre ne soit pas plus parfait.

5. Ce qui est conforme à la nature humaine paraît appartenir à la perfection de la vertu. Or, l'homme est naturellement un animal sociable, comme le dit Aristote (Polit, lib. i, cap. 2). Il semble donc qu'il ne soit pas plus parfait de mener la vie des solitaires que celle des cénobites.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit [Lib. de operibus monach. cap. 23) qu'ils sont plus saints ceux qui vivent loin de la vue des hommes, sans permettre d'approcher d'eux, uniquement appliqués à leurs oraisons ferventes.


CONCLUSION. —¦ L'ordre des solitaires, s'il est bien observé, est absolument et par lui-même plus parfait que l'ordre de ceux qui passent leur vie en société.

Réponse Il faut répondre que la solitude, comme la pauvreté, n'est pas l'essence même de la perfection, mais elle en est l'instrument. C'est pourquoi, dans les conférences des Pères (Collât. i, cap. 7), l'abbé Moïse dit qu'on doit rechercher la solitude pour la pureté du coeur, comme on doit se livrer aux jeûnes et à toutes les autres mortifications. Or, il est évident que la solitude n'est pas un instrument apte à l’action, mais à la contemplation, d'après ces paroles d'Osée (2, 14) : Je le conduirai dans la solitude et je parlerai à son coeur. Par conséquent elle ne convient pas aux ordres qui ont pour but les oeuvres de la vie active, soit corporelles, soit spirituelles, sinon pour un temps, à l'exemple du Christ, qui, d'après l'Evangile (Lc 6,22), se retira pour prier seul sur la montagne, où il passa toute la nuit à prier Dieu. Mais elle convient aux ordres qui se livrent à la contemplation (1). Toutefois il est à remarquer que ce qui est solitaire doit se suffire par lui-même, et que ce qui ne manque de rien c'est ce qui est parfait. C'est pourquoi la solitude convient au contemplatif qui est déjà arrivé à la perfection. Ce qui a lieu de deux manières. 1° D'après le seul don de Dieu, comme on le voit à l'égard de saint Jean Baptiste, qui fut rempli de V Esprit- Saint dès le sein de sa mère ; c'est pour cela que dès son enfance il se retira dans le désert, comme le dit saint Luc (1). 2° On y parvient en s'exerçant à la vertu, d'après ces paroles de saint Paul [Hebr, 5, 14) : La nourriture solide est pour les parfaits, c'est-à-dire pour ceux qui, par un long usage, ont l'esprit exercé à discerner le bien d'avec le mal. — Or, pour s'exercer à la vertu, l'homme est aidé par la société des autres, de deux manières : 1° Relativement à l'intelligence, pour s'instruire de ce qui doit être l'objet de la contemplation. C'est pour ce motif que saint Jérôme dit au moine Rusticus [Epist.) : J'aime à vous voir dans la société des saints, pour que vous ne vous enseigniez pas vous-même. 2° Relativement à la volonté, afin que les affections mauvaises de l'homme soient réprimées par l'exemple et la correction des autres. Car, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxx, sup. illud Cui dedi in solitudinem, cap. 12), à quoi sert la solitude du corps, si l'on n'a pas la solitude du coeur.C'est pourquoi la vie sociale est nécessaire pour s'exercer à la perfection, au lieu que la solitude convient à ceux qui sont déjà parfaits. D'où saint Jérôme dit au moine Rusticus (loc. cit.) : Blâmons-nous la vie solitaire? Point du tout; car nous l'avons louée souvent. Mais nous voulons voir sortir de l'arène de ces monastères des soldats que les dures épreuves du désert n'épouvantent pas, et qui aient donné pendant longtemps des preuves de leur vertu. Par conséquent comme ce qui est parfait l'emporte sur ce qui s'exerce à la perfection, de même la vie des solitaires, si on l'embrasse de la manière qui convient, l'emporte sur la vie sociale. Mais si on embrasse cette vie sans s'y être préalablement exercé, elle est très-dangereuse (2) ; à moins que la grâce de Dieu ne supplée à ce que l'on n'a pas acquis par l'expérience, comme on le voit à l'égard de saint Antoine et de saint Benoît.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Salomon prouve qu'il vaut mieux être deux ensemble qu'un seul, à cause du secours que l'on se prête réciproquement, soit pour se relever, soit pour s'animer, soit pour s'embraser spirituellement. Ceux qui sont arrivés à la perfection n'ont plus besoin de ce secours.

(1) Ainsi saint Thomas n'examine donc ici qu'une chose: quel c4 celui des ordres contemplatiis qui l'emporte sur les autres du même genre, et il démontre que c'est l'ordre des solitaires. Mais il n'a pas l'intention d'examiner en général quels sont les plus parfaits des ordres religieux. Car, dans les articles précédents, il met au-dessus de tous les autres les ordres qui sont tout à la fois contemplatifs et actifs, comme ceux qui se livrent à la prédication,

(2) Car comment s'instruire pour éviter tonte ' erreur, et comment apprendre à pratiquer l'obéissance, l'humilité et toutes les autres vertus,

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Jean (1Jn 4,16), Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Par conséquent, comme le Christ est au milieu de ceux qui sont unis entre eux par l'amour du prochain, de même il habite dans le coeur de celui qui s'attache à la contemplation divine par l'amour de Dieu.



3. Il faut répondre au troisième, que l'obéissance en acte est nécessaire à ceux qui ont besoin d'être dirigés par les autres dans leurs exercices pour arriver à la perfection; mais ceux qui sont déjà parfaits sont suffisamment poussés par l'esprit de Dieu pour n'avoir pas besoin d'obéir en acte aux autres; cependant leur âme doit être toute disposée à la pratique de cette vertu.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 19), la connaissance de la vérité par l'étude n'est interdite à personne ; elle est le meilleur usage qu'on puisse faire de ses loisirs. Ce n'est pas à l'homme à se mettre lui-même sur le chandelier, mais c'est à ses supérieurs. Si ce fardeau ne nous est pas imposé, ajoute le même docteur, nous devons nous livrer à la contemplation de la vérité, et la solitude est ce qui convient le mieux pour cet exercice. Toutefois ceux qui mènent une vie solitaire n'en sont pas moins très-utiles au genre humain. Aussi saint Augustin dit en parlant d'eux (Lib. de moribus Ecclesiae, cap. 31) : Ne mangeant que du pain qu'on leur apporte de temps en temps, ne buvant que de l'eau, ils habitent dans les contrées les plus désertes, jouissant de l'entretien et de la compagnie de Dieu, auquel ils sont unis par la pureté de leurs pensées. Ils semblent à quelques-uns avoir trop quitté le monde', mais ceux qui ont ce sentiment ne savent pas combien l'ardeur des prières et l'exemple de la vie de ces hommes invisibles causent de biens sur la terre.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'homme peut vivre solitaire de deux manières : soit parce qu'il ne supporte pas la société humaine à cause de son humeur farouche, ce qui est le propre de la bête; soit parce qu'il est tout èntier absorbé par les choses divines, ce qui est supérieur à l'homme. C'est ce qui fait dire à Aristote (Pol. lib. i, cap. 2) que celui qui ne communique pas avec les autres est une bête ou un Dieu, c'est-à-dire un homme divin.




QUESTION 189: DE L'ENTRÉE EN RELIGION.


Nous avons enfin à nous occuper de l'entrée en religion. — A cet égard dix questions se présentent : 1° Ceux qui ne se sont pas exercés à pratiquer les préceptes doi- vent-ils entrer en religion ? 2° Est-il permis de s'obliger par un voeu à entrer en religion ? — 3° Ceux qui se sont obligés par un voeu à entrer en religion sont-ils tenus de remplir ce voeu? — 4° Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils tenus d'y rester à jamais? — 5° Doit-on recevoir les enfants en religion? — 6° Doit-on être empêché d'entrer en religion à cause de la soumission qu'on doit à ses parents? — 7° Les curés ou les archidiacres peuvent-ils entrer en religion ? — 8° Peut-on passer d'un ordre à un autre? — 9° Doit-on engager les autres à entrer en religion ? — 10° Doit-on longuement délibérer avec ses parents et ses amis au sujet de son entrée en religion ?


ARTICLE I. — ceux qui ne sont pas exerces a la pratique des préceptes doivent-ils entrer en religion (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y a que ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes qui doivent entrer en religion. Car le Seigneur a conseillé la perfection à un jeune homme qui lui disait qu'il avait observé les préceptes dès sa jeunesse. Or, la vie religieuse doit son origine au Christ. Il semble donc qu'on ne doive recevoir en religion que ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes.

2. Saint Grégoire dit [Sup. Ezech. hom. xv, et Mor. lib. xxii, cap. 44) : Personne n'arrive au sommet tout à coup ; mais dans une vie bien réglée on commence par les petites choses pour s'élever ensuite aux grandes. Or, les grandes choses, ce sont les conseils qui appartiennent à la vie parfaite; et les petites, ce sont les préceptes qui appartiennent à la justice commune. Il semble donc qu'on ne doive pas entrer en religion pour observer les conseils, si l'on ne s'est pas d'abord exercé à la pratique des préceptes.

3. Comme les ordres sacrés ont dans l'Eglise une certaine supériorité, de même l'état religieux. Or, comme le dit saint Grégoire à Siagrius, évêque desGaules (Regist. lib. ix, epist. 406), et comme on le voit (Decret. dist. xlv1, cap. Sicut neophyto), on doit avancer dans les ordres par degrés. Car il se prépare une chute celui qui cherche à s'élever tout à coup au sommet sans passer par les degrés intermédiaires. Ainsi nous voyons que les murs que l'on vient de bâtir ne reçoivent pas le poids de la charpente, avant que leur humidité première n'ait disparu, dans la crainte qu'en les chargeant avant qu'ils ne soient bien affermis ils ne laissent crouler avec eux tout l'édifice. Il semble donc qu'on ne doive pas entrer en religion à moins qu'on ne se soit exercé à la pratique des préceptes.

4. Sur ces paroles du Psalmiste (Ps. 130: Sicut ablactatus es),la glose dit (ordin.) : Nous sommes d'abord conçus dans le sein de l'Eglise notre mère, quand nous sommes instruits des premiers rudiments de la foi ; ensuite nous sommes pour ainsi dire nourris dans son sein, lorsque nous faisons des progrès dans ces éléments; puis nous sommes mis au jour quand le baptême nous régénère. Après que nous sommes nés, l'Eglise nous porte pour ainsi dire dans ses bras et nous nourrit de son lait, en nous formant après le baptême aux bonnes oeuvres et en nous nourrissant du lait de la pure doctrine à mesure que nous grandissons, jusqu'à ce que, devenus déjà grands, nous quittions le lait de la mère pour nous approcher du père, c'est-à-dire que nous partons de la pure doctrine, où l'on prêche le Verbe fait chair, pour arriver au Verbe qui était en Dieu dans le commencement. Et cette même glose ajoute : Parce que ceux qui viennent d'être baptisésle samedi saint sont portés pour ainsi dire dans les bras de l'Eglise et sont nourris du lait jusqu'à la Pentecôte, on ne leur prescrit rien de difficile pendant tout ce temps ; on ne jeûne pas, on ne se lève pas la nuit. Mais ayant été ensuite affermis par le Paraclet, et étant pour ainsi dire sevrés, ils commencent à jeûner et observer toutes les autres choses qui sont pénibles. Il y en a beaucoup qui ont troublé cet ordre, comme les hérétiques et les schismatiques, s'étant privés de lait avant le temps, et de là leur ruine. Or, il semble qu'ils troublent aussi cet ordre ceux qui entrent en religion ou qui portent les autres à y entrer avant de s'être exercés à pratiquer facilement les préceptes. Il semble donc qu'ils soient des hérétiques ou des schismatiques.

(•)) Cet article a clé écrit contre Guillaume de Saint-Amour et contre tous ceu* qui cherchaient alors à enlever par tous les moyens aux ordres religieux leur influence (Vid. Opusc. cont, festi feram doctrinam relrahentium homines à religionis ingressu, cap. 2-11).

5. Des premiers il faut aller aux derniers. Or, les préceptes sont antérieurs aux conseils, parce qu'ils sont plus communs, et que leurs rapports ne sont pas réciproques; car celui qui observe les conseils observe aussi les préceptes, mais non réciproquement. Or, l'ordre qui convient, c'est qu'on aille des premières choses aux dernières. On ne doit donc pas passer à l'observance des conseils en religion avant de s'être auparavant exercé à l'égard des préceptes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur a appelé à l'observance des conseils le publicam Matthieu, qui ne s'était pas exercé à observer les préceptes. Car il est dit (Lc 5,41) qu'il abandonna tout et qu'il le suivit. Il n'est donc pas nécessaire que l'on s'exerce à observer les préceptes avant de passer à la perfection des conseils.


CONCLUSION. — Pour ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes divins il leur est utile d'entrer en religion pour obtenir une perfection plus grande; quant à ceux qui ne s'y sont pas exercés, il leur est utile d'y entrer pour éviter le péché et pour obtenir un degré quelconque de perfection.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 1), l'état religieux est un exercice spirituel pour arriver à la perfection de la charité ; ce qui résulte de ce que les observances religieuses écartent ce qui est un obstacle à la perfection de la charité. Or, les choses qui lui font obstacle, ce sont celles qui attachent la volonté humaine aux biens terrestres. Quand les affections humaines s'attachent ainsi aux choses de la terre, non-seulement cela empêche la perfection de la charité, mais cela perd quelquefois la charité elle-même, puisque l'homme, par suite de l'attrait déréglé qu'il a pour les biens temporels, se détourne du bien immuable en péchant mortellement. D'où il est manifeste que comme les observances religieuses détruisent ce qui est un obstacle à la charité parfaite, de même elles éloignent les occasions du péché. Ainsi il est évident que les jeûnes, les veilles, l'obéissance et toutes les autres prescriptions semblables éloignent l'homme des péchés de gourmandise, cle luxure et de toutes les autres fautes. C'est pourquoi il convient d'entrer en religion non-seulement à ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes pour parvenir à une perfection plus grande, mais encore à ceux qui ne s'y sont pas exercés, pour leur faire éviter plus facilement le péché et pour qu'ils approchent davantage de la perfection.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jérôme observe, à l'occasion de ce passage (Matth, cap. xix super illud Haec omnia servavi) : Que ce jeune homme ment en disant : J'ai observé toutes ces choses depuis ma jeunesse. Car s'il eût parfaitement pratiqué ce précepte : Fous aimerez votre prochain comme vous-même, comment se serait-il retiré avec tristesse, après avoir entendu ces paroles : Allez, vendez tout ce que vous avez et donnez- le aux pauvres1 Or, on doit entendre qu'il a menti relativement à l'observance parfaite de ce précepte. D'où Origène dit (Sup. Matth, tract, v1) qu'il est écrit dans l'Evangile selon les Hébreux, que quand le Seigneur lui eut dit : Allez, vendez tout ce que vous avez, le riche commença à se gratter la tête. Et le Seigneur lui dit : Pourquoi dites-vous : J'ai accompli la loi et les prophètes, puisqu'il est écrit dans la loi : Fous aimerez votre prochain comme vous-même. Une foule de vos frères qui sont les enfants d'Abraham sont couverts de fumier; ils meurent de faim, et votre maison est remplie d'une multitude de biens, et il n'en sort absolument rien pour les secourir. C'est pourquoi le Seigneur, tout en le reprenant, lui dit : Si vous voulez être parfait, allez, etc. Car il est impossible d'accomplir le précepte qui dit : Vous aimerez votre prochain comme vous-même, et d'être riche, et surtout d'avoir de si grandes possessions. Ce qui doit s'entendre de l'accomplissement parfait de ce précepte. Cependant il est vrai qu'il avait observé les préceptes imparfaitement et d'une manière commune. Car la perfection consiste principalement à observer les préceptes de charité, comme nous l'avons vu (quest. clxxxiv, art. 3). Par conséquent, pour montrer que la perfection des conseils était utile aux innocents et aux pécheurs, le Seigneur a appelé, non-seulement ce jeune homme qui était innocent, mais encore saint Matthieu, qui était un pécheur. Toutefois saint Matthieu a suivi le Seigneur qui l'appelait ; mais il n'en fut pas de meme du jeune homme, parce que les pécheurs entrent plus facilement en religion que ceux qui présument de leur innocence, et auxquels le Seigneur dit (Mt 21,31): Les publicains et les femmes de mauvaise vie marcheront avant vous dans le royaume de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que le haut et le bas peuvent s'entendre de trois manières : 1° du même état et du même homme. Il est évident que personne n'arrive au sommet tout à coup; parce que chaque individu, en vivant droi- tement, progresse pendant tout le cours de sa vie pour arriver au degré le plus élevé. 2° On peut l'entendre par rapport à des états différents. Ainsi il ne faut pas que celui qui veut arriver à un état supérieur commence par un état moindre ; par exemple, il n'est pas nécessaire que celui qui veut être clerc s'exerce d'abord dans la vie laïque. 3° On peut l'entendre par rapport à des personnes différentes. Ainsi il est évident qu'un individu commence immédiatement non-seulement par un état plus élevé, mais encore par un degré de sainteté supérieur à celui qu'un autre considérera comme le degré le plus élevé auquel il puisse parvenir pendant toute sa vie. C'est pourquoi saint Grégoire dit (Dialog. lib. ii, cap. 1) que tous reconnaissent par quelle sainteté et par quelle perfection saint Benoît a commencé dès son enfance.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (implic. quest. clxxxiv, art. 6), les ordres sacrés demandent préalablement la sainteté, au lieu que l'état religieux est un moyen d'y parvenir. Par conséquent le fardeau des ordres doit être imposé à ceux que la sainteté a déjà affermis, au lieu que le poids de la vie religieuse affermit lui-même les hommes en les délivrant de leurs vices.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme on le voit évidemment d'après les paroles de cette glose, il s'agit là principalement de l'ordre de doctrine (1), d'après lequel on doit passer du plus facile au plus difficile. Ainsi quand elle dit : qu'il y a des hérétiques et des schismatiques qui pervertissent cet ordre (2), il est évident d'après ce qui suit qu'il s'agit de l'ordre de doctrine. Car elle ajoute : Il dit qu'il a conservé cet ordre, tout en se soumettant à la malédiction (3). Ainsi, dit-il, non-seulement j'ai été humble dans les autres choses, mais je l'ai été encore dans la science, parce que je pensais avec humilité: car j'ai été d'abord nourri de lait, ce qu'est le Verbe fait chair, pour que je grandisse et que je m'élève au pain des anges, c'est-à-dire au Verbe qui est dès le commencement en Dieu. L'exemple allégué relativement aux nouveaux baptisés auxquels on n'ordonnait pas de jeûner jusqu'à la Pentecôte, montre qu'on ne doit pas les contraindre par nécessité à des devoirs difficiles, avant que l'Esprit-Saint ne les porte intérieurement à s'imposer ces difficultés par leur volonté propre. C'est pour cela qu'après la Pentecôte, lorsqu'on a reçu l'Esprit-Saint, l'Eglise célèbre un jeûne. Mais l'Esprit-Saint, comme l'observe saint Ambroise (Sup. Lucem cap. 1, sup. illud, Et Spiritu sancto replebitur), n'est pas arrêté par l'âge, ni éteint par la mort, ni exclu du sein de la mère. Et saint Grégoire dit (Hom. xxx in Evangel.) : Il remplit un enfant qui joue de la harpe et en fait un psalmiste, il remplit un enfant qui fait abstinence et il en fait un juge d'une grande sagesse. Puis il ajoute : Il n'a pas besoin de temps pour apprendre à quelqu'un ce qu'il veut lui enseigner, car dès qu'il a touché l'entendement, il l'éclairé.Et comme le dit le Sage (Qo 6,8) : Il West pas au pouvoir de V homme d'empêcher V Esprit. Cependant saint Paul dit aux Thessaloniciens (5, 19) : N'éteignez pas l'Esprit; et saint Etienne dit aux Juifs (Ac 7,51) : Fous avez toujours résisté à l'Esprit-Saint.

(1) C'est-à-dire l'ordre d'enseignement ou d'éducation spirituelle.
(3) Pour le cas où il aurait obéi à un sentiment opposé : Si non humiliter sentiebam.
(2) En s'émancipanl plus tôt qu'il ne convient et en s'enorgucillissant du peu qu'ils possèdent.

5. Il faut répondre au cinquième, que parmi les préceptes il y en a de principaux qui sont en quelque sorte les fins des préceptes et des conseils ; ce sont les préceptes de la charité auxquels les conseils se rapportent, non de telle sorte qu'on ne puisse les observer sans les conseils, mais de manière qu'au moyen des conseils on les observe plus parfaitement. Il y a aussi d'autres préceptes qui sont secondaires et qui se rapportent aux préceptes de la charité, de façon qu'on ne peut absolument observer les préceptes de la charité sans eux. Ainsi donc l'observation parfaite des préceptes de charité précède les conseils dans l'intention, mais quelquefois elle les suit sous le rapport du temps. Car tel est l'ordre de la fin relativement aux moyens. D'ailleurs l'observation des préceptes de charité selon la manière ordinaire et commune et celle des autres préceptes est aux conseils ce qu'une chose commune est à l'égard de la chose propre : parce que l'on peut observer les préceptes sans les conseils, mais non réciproquement. Par conséquent quoique l'observation des préceptes prise en général précède les conseils dans l'ordre de la nature; il n'est pas pour cela nécessaire qu'elle les précède selon le temps : parce qu'une chose n'existe pas dans un genre avant d'être dans l'une des espèces. Au reste l'observation des préceptes sans les conseils se rapporte à l'observation des préceptes avec les conseils, comme l'espèce imparfaite à l'espèce parfaite, comme l'animal irraisonnable à l'animal raisonnable. Or, le parfait est naturellement avant l'imparfait. Car la nature, comme le dit Boëce (De consol. lib. m, pros. 10), prend son origine de ce qui est parfait. Cependant il n'est pas nécessaire que l'on observe d'abord les préceptes sans les conseils et qu'ensuite on les observe avec les conseils ; comme il ne faut pas qu'un individu soit un âne avant d'être un homme, ou qu'il vive dans le mariage avant d'être vierge. De même il n'est pas nécessaire que l'on observe les préceptes dans le siècle avant d'entrer en religion, surtout parce que la vie du siècle ne dispose pas à la perfection religieuse, mais qu'elle l'entrave plutôt.



II-II (Drioux 1852) Qu.188 a.7