III Pars (Drioux 1852) 203

ARTICLE III. — l'âme du Christ a-t-elle connu dans le verbe des choses infinies (1)?

203
1 Il semble que l’âme du Christ ne puisse pas connaître dans le Verbe des choses infinies. Car il répugne à la définition de l'infini qu'on le connaisse, selon la remarque d'Aristote (Phys. lib. m, text. 63) : L'infini est tel que quelle que soit l'étendue qu'on en perçoive, il reste toujours quelque chose au delà. Or, il est impossible que la définition soit séparée de l'objet défini ; parce que ce serait établir en même temps deux choses contradictoires. Il est donc impossible que l'âme du Christ sache des choses infinies.

2
La science des infinis est infinie. Or, la science de l'âme du Christ ne peut pas être infinie; car sa capacité est finie, puisqu'elle est créée. L'âme du Christ ne peut donc pas connaître les infinis.

3
Rien ne peut être plus grand que l'infini. Or, il y a plus de choses contenues dans la science divine, absolument parlant, que dans la science de l'âme du Christ, comme nous l'avons dit (art. préc.). L'âme du Christ ne connaît donc pas les infinis.

20
Mais c'est le contraire. L'âme du Christ connaît toute sa puissance et toutes les choses sur lesquelles elle a du pouvoir. Or, elle peut purifier une infinité de péchés, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 2,2) : Il a été une victime de propitiation pour nos péchés ; non-seulement pour nos péchés, mais encore pour ceux du monde entier. L'âme du Christ connaît donc des choses infinies.


CONCLUSION. — L’âme du Christ ne connaîtra de choses infinies en acte, puisqu'il n'y en a pas, mais elle sait dans le Verbe des choses infinies en puissance, et elle les sait d'une science de simple intelligence et non d'une science de vision.

21 Il faut répondre que la science n'a pour objet que l'être, parce que l'être et le vrai se prennent l'un pour l’autre. Or, on dit qu'une chose est un être : 1° absolument, c'est l'être en acte; 2° sous un rapport, c'est l'être en puissance. Et parce que, selon la pensée d'Aristote (Met. lib. ix, text. 20), une chose est connue selon qu'elle est en acte, mais non selon qu'elle est en puissance : la science a pour objet premier et principal l'être en acte, et pour objet secondaire l'être en puissance, qui à la vérité n'est pas cognoscite par lui-même, mais selon que l'on connaît celui au pouvoir duquel il existe. — Quant au premier mode de science, l'âme du Christ ne connaît pas d'infinis, parce qu'il n'y a pas d'infinis en acte (2), quand même on embrasserait tout ce qui existe en acte à toutes les époques, parce que l'état de la génération et de la corruption n'a pas une durée infinie. Par conséquent le nombre non-seulement des choses qui existent sans génération et sans corruption, mais encore de celles qui peuvent être engendrées et corrompues, est un nombre déterminé. — Quant au second mode de science, l'âme da Christ sait dans le Verbe des choses infinies (1); car elle sait, comme nous l'avons dit (art. prée.), tout ce qui est dans la puissance de la créature. Par conséquent, puisqu'il y a dans la puissance de la créature une infinité de choses, elle sait de cette manière des choses infinies; elle les sait, pour ainsi dire, d'une science de simple intelligence, mais non d'une science de vision (2).

(t) Pour l'intelligence de cet article, il faut observer que l'infini n'est pas toujours pris dans un sens absolu, mais que souvent il ne désigne comme ici que ce que nous appelons l'indéfini. (2) Voyez à cet égard le tome i, pages 62 eá suiv.

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Il faut répondre au premier argument, que l'infini, comme nous l'avons dit (part. I, quest. vu, art. 1), s'entend de deux manières : 1° Selon la nature de la forme. On l'emploie ainsi négativement, c'est-à-dire qu'on appelle infini ce qui est la forme (3) ou l'acte qui n'est pas limité par la matière ou le sujet dans lequel il est reçu. Cet infini est par lui-même le plus cognoscible à cause de la perfection de l'acte, quoiqu'il ne puisse pas être compris par la puissance finie de la créature. Car c'est Dieu qui est infini de cette manière. L'âme du Christ connaît cet infini, quoiqu'elle ne le comprenne pas. 2U On dit qu'une chose est infinie en raison de la matière. On ledit alors dans un sens privatif; parce que ce qui est ainsi infini n'a pas la forme qu'il devrait naturellement avoir. De cette manière l'infini s'applique à la quantité. Cet infini est inconnu en lui-même, parce qu'il est comme la matière privée de la forme, selon l'expression d'Aristote (Phys. lib. iii, text. 65). Or, toute connaissance se fait par la forme ou l'acte. Par conséquent si l'on doit connaître cet infini selon le mode de l'objet connu, il est impossible qu'on le connaisse. Car son mode c'est qu'on en perçoive une partie après une autre, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 62 et 63). De cette manière il est vrai que pour ceux qui en perçoivent une quantité (c'est-à-dire qui perçoivent une partie après une autre), il y a toujours quelque chose à percevoir au delà. Mais comme l'intellect peut percevoir d'une manière immatérielle les choses matérielles et d'une manière une celles qui sont multiples; de même il peut percevoir ce qui est infini non à la manière de l'infini (4), mais, pour ainsi dire, d'une façon finie ; de sorte que les choses qui sont infinies en elles-mêmes soient finies dans l'entendement de celui qui les connaît. L'âme du Christ sait ainsi des choses infinies dans le sens qu'elle les sait, non en examinant chacune d'elles en particulier, mais en les considérant dans un seul sujet, par exemple dans une créature en puissance de laquelle ces infinis existent et principalement dans le Verbe lui-même.

32
Il faut répondre au second, que rien n'empêche que ce qui est infini d'une manière soit fini d'une autre ; comme si nous imaginions dans les quantités une surface qui soit infinie en longueur et finie en largeur. Par conséquent, si les hommes étaient infinis en nombre, ils auraient l'infinité sous un rapport, c'est-à-dire selon la multitude, mais selon la nature de leur essence ils seraient finis, parce que l'essence de tous serait limitée sous la raison d'une seule espèce. Mais ce qui est absolument infini, selon la nature de l'essence, est Dieu, comme nous l'avons vu (part. I, quest. vii, art. 2). Or, l'objet propre de l'intellect c'est l'essence, comme le dit Aristote (De an. lib. iii, text. 26), à laquelle appartient la nature de l'espèce. Ainsi l'âme du Christ, par là même qu'elle a une capacité finie, atteint ce qui est absolument infini dans son essence, c'est-à-dire Dieu ; mais elle ne le comprend pas, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Cependant elle peut comprendre l'infini qui est en puissance dans les créatures, parce qu'il se à elle en raison de l'essence (1), et que sous ce rapport il n'a pas a infinité. Car notre entendement comprend aussi l'universel, par exemple, la nature du genre ou de l'espèce qui a une certaine infinité, dans le sens qu'il peut se dire d'une multitude infinie d'individus.


(1) Il est évident que le mot infinies signifie tout bonnement qui ne finissent pas; ce qui revient à l'indéfini ou à l'infini potentiel.
(2) La science de vision suppose la présence actuelle de son objet. Voyez d'ailleurs ce que nous avons dit sur ces deux sortes de science (tome i, page 146).
(5) Cette forme étant la plus élevée, elle est l'être absolu qui n'est rien autre chose que Dieu.
(4) C'est-à-dire de ce qui n'est pas fini. Cette expression doit se prendre ici négativement.


33
Il faut répondre au troisième, que ce qui est infini de toutes les manières ne peut être qu'un (2). D'où Aristote dit (De caelo, lib. i, text. 2 et 3) qu'un corps ayant des dimensions dans toutes ses parties, il est impossible qu'il y ait plusieurs corps infinis. Si cependant il y avait quelque chose qui ne fût infini que d'une manière, rien n'empêcherait qu'il n'y eût plusieurs infinis de cette nature; comme si nous concevions plusieurs lignes infinies, tirées en longueur sur une surface finie en largeur. — Comme l'infini n'est pas une substance, mais un accident propre aux choses que l'on dit infinies, selon la remarque du philosophe (Phys. lib. iii, text. 37 et 38), et que l'infini se multiplie selon les divers sujets ; il est nécessaire que la propriété de l'infini se multiplie aussi, et que par conséquent elle convienne à chacun d'eux, selon son sujet. Or, une propriété de l'infini, c'est qu'il n'y ait rien de plus grand. Ainsi donc, si nous prenons une ligne infinie, il n'y a rien en elle de plus grand que l'infini ; et de même si nous prenons une des autres lignes infinies, quelle qu'elle soit, il est évident que les parties de chacune d'elles seront infinies. Il faut donc que dans une ligne il n'y ait rien de plus grand que toutes ses parties infinies; cependant dans une seconde ligne et dans une troisième, il y aura plus de parties infinies que celles fournies par la première. Nous voyons arriver la même chose dans les nombres. Car les espèces des nombres pairs sont infinies ; celles des nombres impairs le sont aussi, et cependant les nombres pairs et impairs s'élèvent plus haut que les nombres pairs seuls. On doit donc dire qu'il n'y a rien de plus grand que ce qui est infini absolument, et sous tous les rapports ; il n'y a pas non plus quelque chose de plus grand que l'infini relatif dans un ordre déterminé, mais on peut concevoir quelque chose de plus grand hors de cet ordre. C'est donc de celte manière que les infinis sont dans la puissance de la créature, et cependant il y en a plus dans la puissance de Dieu que dans celle de la créature. Et quoique l'âme du Christ connaisse des choses infinies d'une science de simple intelligence, néanmoins Dieu en sait plus selon ce même mode de science ou d'intelligence (3).

(t) L'âme du Christ le comprend par là même qu'il comprend l'essence des créatures qui n'est pas infinie.
(2) Dans ce cas l'infini est absolu, mais les infinis relatifs dont parle ensuite saint Thomas ne sont que des infinis potentiels.
(3) L'âme du Verbe ne connaît que les choses futures qui sont dans la puissance des créatures ; ces choses ne sont infinies que sous un rapport, tandis que la science de Dieu embrasse tout ce qui est en sa propre puissance ; ce qui est l'infini absolu ou son essence.


ARTICLE IV. — l'âme du Christ voit-elle le verbe ou l'essence divine plus clairement que toute autre créature (4) ?

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(f) Cet article est une réfutation de l'erreur d'Origène, qui avait prétendu que le Fils ne peut voir le Père, et que l'Esprit-Saint ne peut voir le Fils ; ce que l'Eglise a condamné, et ce qui se trouve en opposition avec ces paroles de l'Evangile (
Mt 11,27) : Nemo novit Filium nisi Pater, neque Patrem quis novit,nisi Filius?


1 Il semble que l'âme du Christ ne voie pas le Verbe plus clairement que toute autre créature. Car la perfection de la connaissance est en raison du moyen de connaître. Ainsi la connaissance que l'on obtient par le moyen du syllogisme démonstratif est plus parfaite que celle qu'on obtient par le moyen du syllogisme dialectique. Or, tous les bienheureux voient le Verbe immédiatement par l'essence divine elle-même, comme nous l'avons dit (I 12,2). L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement que toute autre créature.

2 La perfection de la vision ne surpasse pas la puissance de l'organe qui voit. Or, la puissance rationnelle de l'âme, telle qu'est l'âme du Christ, est inférieure à la puissance intellectuelle de l'ange, d'après saint Denis (De coel. hier. cap. 4). L'âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement que les anges. i

3
Dieu voit d'une manière infiniment plus parfaite son Verbe que l'âme du Christ. Par conséquent il y a une infinité de degrés intermédiaires, possibles, entre la manière dont Dieu voit son Verbe et la manière dont l'âme du Christ le voit. On ne doit donc pas affirmer que l'âme du Christ voie le Verbe ou l'essence divine plus parfaitement que toute autre créature.

20
Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ep 1,20) : Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite dans le ciel, au-dessus de toutes les Principautés et de toutes les Puissances, de toutes les Vertus, de toutes les Dominations et de tout ce qui peut être relevé par des titres d'honneur, non-seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle futur. Or, plus on est élevé dans la gloire céleste et plus on connaît Dieu parfaitement. L'âme du Christ voit donc Dieu plus parfaitement que toute autre créature.


CONCLUSION. — Puisque l'âme du Christ est unie de la manière la plus parfaite au Verbe de Dieu, c'est-à-dire en personne, elle voit l'essence divine plus parfaitement et plus clairement que toutes les autres créatures.

21 Il faut répondre que la vision de l'essence divine convient à tous les bienheureux, selon qu'ils participent à la lumière qui découle en eux de la source du Verbe de Dieu, d'après ce mot de l'Ecriture (Qo 1,5) : Le Verbe de Dieu au plus haut des deux est la source de la sagesse. L'âme du Christ qui est unie au Verbe en personne, lui étant unie plus étroitement que toute autre créature, il s'ensuit qu'elle reçoit, plus pleinement que toute autre créature, l'influence de la lumière dans laquelle Dieu est vu par le Verbe lui-même. C'est pour cela qu'elle voit plus parfaitement que toutes les autres créatures la vérité première qui est l'essence de Dieu. D'où il est dit (Jn 1,14) : Nous voyons sa gloire qui est celle que le Fils unique reçoit du Père, qui est plein, non-seulement de grâce, mais encore de vérité.

31 Il faut répondre au premier argument, que la perfection de la connaissance, relativement à l'objet connu, se considère d'après le moyen; mais relativement au sujet qui connaît, elle se considère d'après la puissance ou l'habitude. De là il arrive que parmi les hommes, l'un connaît une conséquence plus parfaitement qu'un autre, quoiqu'ils la connaissent par le même moyen. C'est de cette manière que l'âme du Christ, qui est remplie d'une lumière plus abondante, connaît plus parfaitement l'essence divine que les autres bienheureux, quoique tous voient l'essence de Dieu par elle-même.

32
Il faut répondre au second, que la vision de l'essence divine surpasse la puissance naturelle de toute créature, comme nous l'avons dit (I 12,4). C'est pourquoi son degré se mesure plutôt selon l'ordre de la grâce, dans lequel le Christ occupe-le rang le plus élevé, que selon l'ordre de la nature, d'après lequel la nature angélique est supérieure à la nature humaine.

33 Il faut répondre au troisième, que ce que nous avons dit de la grâce en prouvant (quest. vii, art. 12) qu'il ne peut pas y en avoir de plus grande que celle du Christ, par rapport à son union avec le Verbe, on peut le dire aussi de la perfection de la vision divine, quoique absolument parlait il puisse y avoir un degré plus élevé en raison de l'infinité de la puissance divine (1).





QUESTION 11: DE LA SCIENCE INNÉE OU INFUSE DE L’ÂME DU CHRIST.

220
Après avoir parlé de la science bienheureuse, nous avons à nous occuper de la science innée ou infuse de l’âme du Christ. — A cet égard six questions sont a examiner : 1° Le Christ sait-il toutes choses par cette science? - a-t-il pu faire usage de cette science sans s'appliquer aux images sensibles? – 3° Cette science a-t-elle été discursive? — 4° De la comparaison de cette science avec celle des anges. — 5° A-t-elle été une science habituelle? — 6° A-t-elle été rendue distincte par des habitudes diverses?



ARTICLE I. — le Christ sait il tout par sa science innée ou infuse (2)?

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1 II semble que le Christ n'ait pas tout connu par sa science infuse. Car cette science a été communiquée au Christ pour le perfectionnement de son intellect possible. Or, l'intellect possible de l'âme humaine ne paraît pas être en puissance à l'égard de toutes choses absolument, mais seulement à l'égard des choses pour lesquelles il peut être réduit en acte par l'intellect agent, qui est son propre principe actif. Comme il n'y a que ces choses qui puissent être connues par la raison naturelle, il s'ensuit que le Christ n'a pas connu par sa science infuse ce qui surpasse la raison naturelle.

2
Les images sensibles sont à l'intellect ce que les couleurs sont à la vue, comme le dit Aristote (De animâ, lib. m, text. 18, 31, 39). Or, il n'appartient pas à la perfection de la faculté visuelle de connaître ce qui est absolument sans couleur. Par conséquent il n'appartient pas à la perfection de l'intellect humain de connaître les choses que les images sensibles ne peuvent représenter, comme les substances séparées. Ainsi donc, puisque la science infuse a été dans le Christ pour le perfectionnement de son âme intellectuelle, il semble qu'il n'ait pas connu par elle les substances séparées.

3
Il n'appartient pas à la perfection de l'intellect de connaître les choses individuelles. Il semble donc que l'âme du Christ ne les ait pas connues par sa science infuse.

20
Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Is 11) : Il sera rempli de l'Esprit de sagesse, d'intelligence, de science et de conseil, ce qui comprend tout ce qui peut être connu. Car la sagesse embrasse la connaissance de toutes les choses divines; l'intelligence la connaissance de toutes les choses immatérielles; la science la connaissance de toutes les conséquences; le conseil la connaissance de toutes les actions que l'on doit faire. Il semble donc que le Christ ait dû avoir la connaissance de toutes choses, par la science que l'Esprit-Saint a mise en lui.


CONCLUSION. — Puisqu'il a été convenable que l’âme du Christ unie au Verbe de Dieu fût rendue absolument parfaite par la science infuse, elle a nécessairement connu toutes choses, à l'exception de l'essence divine.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (III 9,1), il a été convenable que l'âme du Christ fût complètement parfaite, parce que tout ce qu'il y avait de potentiel en elle a été réduit à l'acte. Mais il est à remarquer que dans l'âme humaine, comme dans toute créature, il y a deux sortes de puissance passive : l'une qui se rapporte à l'agent naturel ; l'autre à l'agent premier qui peut amener une créature quelconque à un acte plus élevé que l'acte auquel elle est réduite par l'agent naturel. C'est ce qu'on appelle ordinairement dans la créature la puissance d'obéissance. Or, ces deux sortes de puissance de l'âme du Christ ont été réduites en acte par la science infuse. C'est pourquoi l'âme du Christ a connu par elle-même : 1° tout ce que l'homme peut connaître par la vertu de la lumière de l'intellect agent ; comme toutes les choses qui appartiennent aux sciences humaines. 2° Elle a connu toutes les choses que la révélation divine (4) a manifestées aux hommes, qu'elles appartiennent ou au don de sagesse, ou au don de prophétie, ou à tout autre don de l'Esprit-Saint. Car elle a connu plus pleinement et plus abondamment toutes ces choses que les autres créatures. Cependant elle n'a pas connu par cette science l'essence divine elle-même (2), elle ne l'a connue que par la science bienheureuse, dont nous avons parlé (quest. préc.).

(I) Par rapport à sa puissance extraordinaire et absolue ; car, par rapport à sa puissance morale, la grâce d'union et la perfection de la vision divine ont été aussi élevées que possible.
(2) Par le mot tout il ne faut pas entendre ici toutes les choses possibles, mais seulement toutes celles qui ont existé, qui existent ou qui doivent existeront dans l'ordre naturel, soit dans l'ordre surnaturel. 9 vi.

31 Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la puissance naturelle de l'âme intellectuelle, qui se rapporte à l'agent naturel qui est l'intellect agent.

32
Il faut répondre au second, que l'âme humaine ici-bas étant en quelque sorte liée au corps de manière à ne pouvoir pas comprendre sans image, elle ne peut concevoir les intelligences séparées. Mais après la mort l'âme séparée du corps pourra connaître d'une certaine manière par elle-même ces substances spirituelles, comme nous l'avons dit (I 89,1-2), et c'est ce qui est surtout évident à l'égard des âmes des bienheureux. Mais avant sa passion le Christ n'était pas seulement voyageur, il voyait encore l'essence divine : par conséquent son âme pouvait connaître les substances spirituelles, comme l'âme séparée les connaît.

33 Il faut répondre au troisième, que la connaissance des choses individuelles n'appartient pas à la perfection de l'âme intelligente relativement à la connaissance spéculative; cependant elle appartient à sa perfection par rapport à la connaissance pratique qui n'est parfaite qu'autant qu'elle embrasse les choses particulières qui sont l'objet de l'opération, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 7). Ainsi la prudence exige la mémoire des choses passées, la connaissance des choses présentes et la prévoyance des choses futures, selon la remarque de Cicéron (De invent. lib. ii). Par conséquent, le Christ ayant eu la plénitude de la prudence selon le don de conseil, il s'ensuit qu'il a connu toutes les choses particulières présentes, passées et à venir.



ARTICLE II. — le Christ a-t-il pu user de cette science sans faire usage des images sensibles (3)?

222
1 Il semble que l'âme du Christ n'ait pu comprendre par la science infuse qu'en se servant des images sensibles. Car, comme le dit Aristote [De animii, lib. iii, text. 48, 31 et 39), les images sensibles sont à l'âme intellectuelle de l'homme ce que sont les couleurs à la vue. Or, la puissance visuelle du Christ n'a pu être mise en acte qu'en se portant vers les couleurs. Son âme intelligente n'a donc rien pu comprendre qu'en se tournant vers les images sensibles.

(I) L'âme du Christ connaissait clairement, distinctement, tous les effets surnaturels, la lumière de la gloire, la vision bienheureuse, et la plupart des thomistes regardent comme probable qu'elle avait la compréhension parfaite de toutes ces choses.
(2) Saint Thomas ne faisant que cette exception, les thomistes en concluent que l’âme du Christ a connu les pensées des cœurs et les futurs contingents, quoique le Docteur angélique ait lui- même pensé le contraire (in III, dist. 44, quest. i, art. 5, et quest. xx, De Trin. art. 6).
(5) Gotti observe que l'âme du Christ ne pouvait faire usage des images sensibles pour la connaissance des substances séparées ou des choses intellectuelles, parce qu'on ne peut ainsi les percevoir dans leur essence.

2
L'âme du Christ est de la même nature que les êtres; autrement elle ne serait pas de la même espèce que nous, contrairement à ces paroles de L’Apôtre qui dit (Ph 2,7) qu'il s'est fait semblable aux hommes. Or, notre âme ne peut comprendre qu'en faisant usage des images sensibles. L'âme du Christ n'a donc pu comprendre que par ce moyen.

3 Les sens ont été donnés à l'homme pour servir l'intelligence. Si donc l'âme du Christ a pu comprendre sans se tourner vers les images sensibles que l'on reçoit par les sens, il s'ensuivrait que les sens auraient existé en vain dans l'âme du Christ, ce qui répugne. Il semble donc que l'âme du Christ n'ait pu comprendre qu'à l'aide des images sensibles.

20
Mais c'est le contraire. L'âme du Christ connaît certaines choses qu'on ne peut connaître par les images sensibles; ainsi elle connaît les substances séparées. Elle a donc pu comprendre sans avoir recours aux images sensibles.


CONCLUSION. — Puisque le Christ a été voyageur et voyant, il a pu comprendre par la science infuse sans faire usage des images sensibles.

21
Il faut répondre que le Christ avant sa passion a été tout à la fois voyageur et voyant, comme on le verra plus loin (III 15,10), et il a été dans les conditions de voyageur principalement du côté du corps, tant qu'il a été passible, et il a possédé celles de voyant surtout du côté de l'âme intelligente. Or, telle est la condition de l'âme du voyant qu'elle n'est d'aucune manière soumise à son corps, qu'elle n'en dépend point, mais qu'elle le domine totalement. C'est pourquoi, après la résurrection, la gloire rejaillira de l'âme sur le corps. Au contraire l'âme du voyageur a besoin de se porter vers les images sensibles, parce qu'elle est liée au corps, qu'elle lui est en quelque sorte soumise et qu'elle en dépend. C'est pour cela que les âmes des bienheureux peuvent, avant la résurrection et après, comprendre sans avoir recours aux images sensibles. On doit aussi le dire de l'âme du Christ qui a eu pleinement la faculté dont jouissent ceux qui voient l'essence divine.

31 Il faut répondre au premier argument, que cette comparaison employée par Aristote ne doit pas être prise sous toutes ses faces. Car il est évident que la puissance de la vue a pour fin de connaître les couleurs; au lieu que la fin de la puissance intellectuelle n'est pas de connaître les images sensibles, mais les espèces intelligibles qu'elle perçoit au moyen des images sensibles et en elles conformément à l'état de la vie présente. La ressemblance porte donc sur ce qui regarde ces deux puissances (4), mais non sur l'objet auquel la condition de l'une et de l'autre s'arrête. Or, rien n'empêche que dans des états différents une chose tende à sa fin par des moyens divers. Mais la fin propre d'une chose est toujours la même. C'est pourquoi, quoique la vue ne connaisse rien sans la couleur, l'entendement peut cependant dans un état donné connaître sans image sensible, mais non sans espèce intelligible.

32
Il faut répondre au second, que quoique l'âme du Christ ait été de même nature que les nôtres, elle a eu néanmoins un état que les nôtres n'ont pas en réalité, mais seulement en espérance, l'état de celui qui voit l'essence de Dieu.

(t) Elle signifie seulement que comme la vue est mue par la couleur, de même l'intellect l'est par les images sensibles. maintenant

33
Il faut répondre au troisième, que quoique l'âme du Christ ait pu comprendre sans avoir recours à des images sensibles, elle pouvait cependant le faire aussi en s'en servant (4). C'est pourquoi les sens n'ont pas été inutiles en elle; surtout puisque les sens ne sont pas donnés à l'homme seulement pour la vie intelligente, mais qu'ils lui servent encore pour subvenir aux besoins de la vie animale.



ARTICLE III. — cette science a-t-elle été discursive (2)?

223
1 Il semble que l'âme du Christ n'ait pas eu la science infuse d'une manière discursive. Car saint Jean Damascène dit [De orth. fid. lib. iii, cap. 14, et lib. ii, cap. 22) : Nous n'admettons dans le Christ ni conseil, ni élection. Or, on ne nie ces choses du Christ qu'autant qu'elles impliquent une sorte de conférence et de raisonnement. Il semble donc que la science infuse n'ait pas été dans le Christ une science discursive.

2
L'homme a besoin de conférer et de discourir rationnellement pour chercher ce qu'il ignore. Or, l'âme du Christ a tout connu, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2). Il n'y a donc pas eu en lui de science discursive.

3
La science de l'âme du Christ a été comme celle des bienheureux qui ressemblent aux anges, d'après l'Evangile (Mt 22). Or, dans les anges il n'y a pas de science discursive, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom. cap. 7). Il n'y a donc pas eu dans l'âme du Christ de science discursive.

20 Mais c'est le contraire. Le Christ a eu une âme raisonnable, comme nous l'avons vu (III 5,3). Or, l'opération propre de l'âme raisonnable, c'est de conférer et de discourir d'une chose à une autre. Il y a donc eu dans le Christ une science discursive.


CONCLUSION. — La science infuse de l’âme du Christ n'a pas été discursive quant à son acquisition, mais elle l'a été quant à son usage.

21 Il faut répondre qu'une science peut être discursive de deux manières :
1° quant à son acquisition. C'est ce qui arrive pour nous qui allons à la connaissance d'une chose par une autre, par exemple de l'effet par la cause ou réciproquement. La science de l'âme du Christ n'a pas été discursive de cette manière ; parce que la science dont nous parlons ici, lui a été divinement communiquée, il ne l'a pas acquise par l'investigation de la raison.
2° On peut dire qu'une science est discursive quant à l'usage. C'est ainsi que les savants tirent quelquefois des causes certains effets, non pour les apprendre de nouveau, mais parce qu'ils veulent se servir de la science qu'ils possèdent. La science de l'âme du Christ pouvait être discursive de cette manière ; car il pouvait d'une chose en conclure une autre, comme il lui plaisait. Ainsi quand le Seigneur demanda à saint Pierre (
Mt 17) : De qui les rois de la terre recevaient le tribut, de leurs enfants ou des étrangers, saint Pierre ayant répondu que c'était des étrangers, il conclut : Les enfants sont donc libres.

31 Il faut répondre au premier argument, qu'on n'admet pas dans le Christ le conseil qui suppose le doute et par conséquent l'élection qui renferme dans son essence un pareil conseil; mais on ne dit pas que le Christ n'ait point fait usage du conseil.

(I) C'était une chose qui lui était purement facultative. Le corps lui étant complètement soumis, elle pouvait s'en servir à cette fin comme pour toute autre.
(2) En descendant ainsi dans les détails les plus minutieux, saint Thomas veut par ce procédé analytique établir que le Verbe a pris une âme raisonnable, absolument semblable à l’être, comme l'ont décidé les conciles. Le concile de Florence résumant les décisions du quatrième, du cinquième et du sixième concile oecuménique dit : Sequentes sanctos Patres constanter omnes docemus Dominum Nostrum Jesum Christum ex animâ rationali et corpore secundum humanitatem per omnia nobis similem absque peccato.

32
Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur les procédés discursifs de la raison, selon qu'ils ont pour but l'acquisition de la science.

33
Il faut répondre au troisième, que les bienheureux sont semblables aux anges quant aux dons de la grâce, cependant il y a entre eux une différence relativement à leur nature; c'est pourquoi l'usage de raisonner et de discourir est naturel aux âmes des bienheureux, tandis qu'il n'en est pas de même des anges.



ARTICLE IV. — la science infuse a-t-elle été plus grande dans le christ que la science des anges ?

224
1 Il semble que la science infuse ait été moindre défis le Christ que dans les anges. Car la perfection est proportionnée à l'objet perfectible. Or, l'âme humaine est inférieure par nature à l'ange. Par conséquent, puisque la science dont nous parlons maintenant a été communiquée à l'âme du Christ pour sa perfection, il semble qu'elle ait été inférieure à la science qui perfectionne la nature angélique.

2
La science de l'âme du Christ a été discursive d'une certaine manière, ce qu'on ne peut pas dire de la science de l'ange. Elle a donc été inférieure à cette dernière.

3
Une science est d'autant plus immatérielle qu'elle est plus élevée. Or, la science des anges est plus immatérielle que la science de l'âme du Christ; parce que l'âme du Christ est l'acte du corps et qu'elle se sert des images sensibles, ce qu'on ne peut dire des anges. La science des anges est donc supérieure à celle du Christ.

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Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (He 2,9) : Nous voyons que Jésus qui avait été rendu pour un peu de temps inférieur aux anges a été couronné de gloire et d'honneur à cause de la mort qu'il a soufferte. D'après ces paroles, on voit que le Christ a été mis un peu au-dessous des anges uniquement à cause de la mort qu'il a soufferte, mais non à cause de sa science.


CONCLUSION. — La science infuse de l’âme du Christ surpasse la science des anges quant à la cause qui l'a produite, mais elle lui est cependant inférieure quant à la manière de la recevoir.

21 Il faut répondre que la science infuse de l'âme du Christ peut se considérer de deux manières :
1° de la part de la cause qui la produit ;
2° de la part du sujet qui la reçoit.
Sous le premier rapport la science communiquée à l'âme du Christ a été beaucoup plus excellente que la science des anges, et quant à la multitude des choses connues et quant à la certitude de la science ; parce que la lumière de la grâce spirituelle que l'âme du Christ a reçue est bien supérieure à celle qui appartient à la nature de l'ange.
Sous le second rapport, la science communiquée à l'âme du Christ est inférieure à la science de l'ange, c'est-à-dire relativement au mode de connaissance qui est naturel à l'âme humaine, et qui procède au moyen des images sensibles, en conférant et en discourant (4).

(I) Au lieu que les anges conçoivent les choses intuitivement. Les choses infuses par lesquelles l’âme du Christ comprend sont aussi moins universelles que les espèces angéliques.

La réponse aux objections est par là même évidente.



III Pars (Drioux 1852) 203