III Pars (Drioux 1852) 924

ARTCLE IV — le christ a-t-il du souffrir le supplice de la croix (2) ?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas dû souffrir sur une croix. Car la vérité doit répondre à la figure. Or, le Christ a été figuré précédemment par tous les sacrifices de l'Ancien Testament dans lesquels les animaux étaient immolés par le glaive, et ensuite brûlés par le feu. Il semble donc que le Christ n'ait pas dû souffrir sur une croix, mais plutôt par le glaive ou le feu.

(t) Pour le même motif, Dieu ne s'est pas contente de délivrer l'homme par sa seule volonté, mais il a encore eu recours à la passion de son Fils, comme au moyen le plus fécond et le plus convenable.
(2) Le supplice de la croix a toujours été pour les incrédules un sujet de scandale. C'est ce qui faisait dire à saint Paul (
1Co 1) ; Verbum crucis pereuntibus quidem stultitia est; his autem qui salvi fiunt, virtus Dei est. Et plus loin (1Co 1,23) : Judoeis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam; ipsis autem vocatis Judoeis atque Groecis, Dei virtutem et sapientiam. Bourdalouc a développé ce passage d'une manière sublime dans son 6ermon sur la Passion.
mori oriebatur, indè vita resurgeret; et qui per lignum vincebat, per lignum quoque vinceretur.
(5) D'après saint Athanase, il a été élevé dans l'air pour vaincre le démon, que l’Apôtre appelle le Prince de l'air (Athan. De ineam.). Saint Chrysostome dit la même chose (Hom. de cruce)

2 Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. m, cap. 20) : que le Christ n'a pas dû prendre des passions répréhensibles. Or, la mort de la croix paraît avoir été la chose la plus blâmable et la plus ignominieuse : d'où il est dit (Sg 2,20) : Condamnons-le à la mori la plus honteuse. Il semble donc que le Christ n'ait pas dû souffrir la mort de la croix.

3 Il est dit du Christ : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, comme on le voit (Mt 21,9). Or, la mort de la croix était une mort de malédiction, d'après ces paroles (Dt 21,23) : Celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu. Il semble donc qu'il n'ait pas été convenable que le Christ fût crucifié.

20 Mais c'est le contraire. l’Apôtre dit (Ph 2,8) : Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix.


CONCLUSION. — Il a été convenable que celui qui était venu mourir pour le salut de tout le monde et satisfaire pour le péché du premier homme ne souffrit pas une autre mort que celle de la croix.

21 Il faut répondre qu'il a été très-convenable que le Christ souffrît la mort de la croix. 1° Pour donner l'exemple de la vertu. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. Lxxxin, quaest. 23) : La sagesse de Dieu s'est faite homme pour nous apprendre par son exemple à nous bien conduire. Or, il appartient à la vertu de ne pas craindre ce qui n'est pas redoutable. Et comme il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont cependant horreur d'un certain genre de mort, en mourant sur une croix le Christ a dû montrer qu'il n'y avait pour le juste aucun genre de mort qui fût à craindre. Car parmi tous les genres de mort il n'y en avait pas de plus exécrable et de plus affreux que celui-là (1). 2° Parce que ce genre de mort convenait surtout pour satisfaire pour le péché de nos premiers parents, qui est résulté de ce que contrairement à l'ordre de Dieu ils ont mangé du fruit défendu. C'est pourquoi il a été convenable que pour satisfaire pour ce péché le Christ se laissât attacher à un arbre, comme pour rendre ce qu'Adam avait pris (2), d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 68,5)-.Alors j'ai rendu ce que je n'avais pas pris. D'où saint Augustin dit (implic. serm. ci de temp.) : Adam a méprisé le précepte en détachant de l'arbre un fruit, mais tout ce qu'Adam a perdu le Christ l'a retrouvé sur la croix. — 3° Parce que, comme le dit saint Chrysostome (Hom. de cruce et latrone), il a souffert sur un bois en plein air et non dans une maison, pour que l'air lui-même fût purifié. La terre aussi a ressenti un pareil bienfait, ayant été purifiée par le sang qui sortit de son côté. Et sur ces paroles (Jn 3) : Il faut que le Fils de l'homme soit exalté, Théophylacte dit (Athanas. Lib. de pass. et cruce Domini) : Quand on vous dit qu'il a été exalté ,1 vous devez comprendre qu'il a été élevé en haut pour sanctifier l'air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant (3). — 4° La quatrième raison, c'est que par là même qu'il mourut ainsi élevé, il nous a préparé notre ascension au ciel, comme le dit saint Chrysostome (id hab. exprès. Athan. loc. cit. art. préc. ad 2). C'est pour cela qu'il dit lui-même (Jn 12,32) : Quand je serai exalté de terre, j'attirerai tout vers moi (I). - 5° La cinquième c'est que cette mort convient au salut universel du monde entier. I)'où saint Grégoire de Nysse dit (Serm. i de resurrect. et Damasc. Ort/i. fid. lib. iv, cap. 12, et August. epist, exi,): que la figure de la croix, qui se divise au milieu en quatre parties, indique que la vertu et la providence de celui qui y est attaché se répand dans le monde entier. Saint Chrysostome dit aussi (loc. cit. art. préc.) qu'en mourant les bras étendus sur la croix, le Christ montrait par là qu'il attirait à lui d'une main les Juifs et de l'autre les gentils. 6° La sixième c'est que ce genre de mort désigne les différentes vertus. D'où saint Augustin dit (Epist, exi., cap. 26) : Si le Christ a choisi ce genre de mort, ce n'est pas en vain, mais c'est pour nous montrer cette largeur, cette longueur, cette hauteur et cette profondeur dont parle l’Apôtre(2). En effet la largeur parait dans la traverse de la croix et désigne les bonnes oeuvres; puisque c'est à cette partie de la croix que les mains sont attachées. La longueur consiste dans la partie qui va depuis la traverse jusqu'à terre, et où le corps est étendu tout droit et à peu près dans la posture d'un homme debout, ce qui marque la longanimité et la persévérance de la charité. La hauteur est la partie qui surmonte la traverse et qui répond à la tête de celui qui est crucifié, et elle montre que c'est en haut que se porte l'espérance de ceux qui ne servent Dieu que pour lui-même. Enfin la partie de la croix qui est en terre et qui est comme le tronc d'où tout le reste sort, marque la profondeur de la grâce qui est toute gratuite. Et, comme le dit ailleurs le même docteur (Sup. Jean. tract, cxix), la croix sur laquelle ont été cloués les membres du Christ souffrant est la chaire d'où il a enseigné le monde. 7° La septième raison*, c'est que ce genre de mort répond à une foule de figures. Car, comme le dit saint Augustin (hab. aliquid serm. ci de temp.) : c'est une arche de bois qui a délivré le genre humain des eaux du déluge; à la sortie des Israélites de l'Egypte, c'est avec sa verge que Moïse a séparé les eaux de la mer rouge, qu'il a renversé Pharaon et racheté le peuple de f»'ieu; c'est du bois qu'il a jeté dans les eaux amères pour changer leur amertume en douceur ; c'est avec une verge de bois qu'il a frappé la pierre spirituelle pour en faire jaillir l'eau du salut; et pour vaincre Amalecb, Moïse tenait ses bras étendus sur sa verge ; l'arche d'alliance où était la loi de Dieu était de bois, de manière que toutes ces choses devaient amener comme par degrés tous les hommes à adorer le bois de la croix.

31 Il faut répondre au premier argument, que l'autel des holocaustes sur lequel on offrait des sacrifices d'animaux avait été fait de bois, comme on le voit (Ex. xxvi), et sous ce rapport la vérité répond à la figure; mais il n'est pas nécessaire qu'elle y réponde sous tous les autres; parce qu'alors ce ne serait plus la ressemblance, mais la vérité, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fui. lib. iii, cap. 26). Toutefois, selon la pensée de saint Chrysostome (id etiam hab. Athan. loc. cit. art. préc. ad 2), on ne lui tranche pas la tête comme à saint Jean, et on ne le scie pas comme Isaïe, pour que son corps reste intact et indivisible en présence de la mort et qu'il ne fournisse pas l'occasion de diviser l'Eglise à ceux qui le voudraient. Mais au lieu du feu matériel, il y a eu dans l'holocauste du Christ le feu de la charité.

(I) Il a rempli sa parole, dit Bergier, puisque, depuis dix-huit eents ans, l'univers entier l'adore (art. Passion. Dict. théol.).
(2) Ephei. m, 18. Ut possitis comprehendere cum omnibus sanctis quae sit latitudo, et longitudo. et sublimitas, et profundum.

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Il faut répondre au second, que le Christ a refusé de prendre sur lui les passions répréhensibles qui supposent un défaut de science, ou de grâce, °u de vertu, mais non celles qui se rapportent aux injures que l'on reçoit des autres. Comme le dit l’Apôtre[Hebr, 12, 2): Il a souffert la croix, méprisant l'ignominie.

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Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Cont. Faustum, lib. xiv, cap. 6), le péché est maudit et par conséquent la mort et la mortalité qui en proviennent. La chair du Christ ayant été mortelle et ayant eu la ressemblance d'une chair de péché, Moïse l'appelle pour ce motif une chose maudite, comme saint Paul lui donne le nom de péché en disant (2Co 5,21) : Que celui qui ne connaissait pas le péché s'est fait péché pour nous, c'est-à-dire qu'il a pris la peine du péché. On ne doit donc pas s'étonner davantage qu'il soit dit : qu'il a été maudit de Dieu; car si Dieu n'eut pas haï le péché et notre mort, il n'aurait pas envoyé son Fils pour se soumettre à la mort et la détruire. Confessez donc, ajoute-t-il, qu'il a été maudit pour nous, celui qui d'après votre aveu est mort pour nous. D'où le même apôtre  dit (Ga 3,13) : Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant lui-même un objet de malédiction pour nous.



ARTICLE V. — le christ a-t-il supporté toutes sortes de souffrances dans sa passion?

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1 Il semble que le Christ ait souffert toutes les souffrances. Car saint Hilaire dit (De Trin. lib. x) : Il est certain que le Fils de Dieu pour accomplir le mystère de sa mort a consommé en lui toutes les souffrances humaines, lorsqu'il a rendu l'esprit, après avoir incliné la tête. Il semble donc qu'il ait enduré toutes les souffrances humaines.

2
Le prophète dit (Is 52,13) : Mon serviteur sera rempli d'intelligence, il sera grand et élevé, il montera au comble de la gloire; comme il a été un objet d'étonnement pour plusieurs, son visage sera plus défiguré que celui d'un autre homme, et sa forme sera moins reconnaissable que celle des enfants des hommes. Or, le Christ a été exalté en raison de ce qu'il a eu toute la grâce et toute la science ce qui fait qu'il a été pour un grand nombre un sujet d'admiration et d'étonnement. Il semble donc qu'il ait été sans gloire, en supportant toutes les souffrances humaines.

3 La passion du Christ a eu pour but de délivrer l'homme du péché, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Or, le Christ est venu délivrer les hommes de tout genre de péchés. Il a donc dû endurer tout genre de souffrances.

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Mais c'est le contraire. Il est dit (Jn 19,32) : Il vint des soldats qui rompirent les jambes au premier ainsi qu'à l'autre qu'on avait crucifié avec Jésus, mais quand ils arrivèrent à Jésus ils ne lui rompirent point les jambes. Il n'a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.


CONCLUSION. — Le Christ a souffert toutes les souffrances humaines, non dans l'espèce, mais dans le genre, pour qu'il fût dit qu'il avait délivré par là tout le genre humain.

(t) Il y a aussi de ces souffrances qui auraient dérogé à sa dignité. Ainsi il n'a pas permis aux Juifs de le lapider (Jean. viii) ou de le précipiter du temple (Luc. iv), ni de rompre ses jambes, lorsqu'il était sur la croix (Jean. xix).

21 Il faut répondre qu'on peut considérer de deux manières les souffrances humaines : 1° Quant à l'espèce. Il n'a pas fallu que le Christ souffrît de la sorte toutes les souffrances ; parce qu'il y a beaucoup d'espèces de souffrances qui sont contraires l'une à l'autre (1), comme quand on est brûlé par le feu ou noyé dans l'eau. Car nous parlons des souffrances qui nous viennent du dehors, puisque celles qui nous viennent du dedans, sont comme les maladies du corps, et il n'eût pas été convenable qu'il les souffrît (1), ainsi que nous l'avons dit (quest. xiv, art. 4). 2" Quant au genre il a souffert toutes les souffrances humaines : ce que l'on peut considérer de trois manières : 1° De la part des hommes dont il a souffert. Car il a souffert quelque chose des gentils et des Juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit à l'égard des servantes qui accusaient saint Pierre. Il a souffert de la part des princes, de leurs ministres et du peuple, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 2,1): Pourquoi les nations ont-elles frémi et les peuples ont-ils médité de vains complots ? Les rois de la terre et les princes se sont réunis et ligués contre le Seigneur et contre son Christ. Il a aussi souffert de la part de ses disciples et de ceux qui le connaissaient, comme on le voit à l'égard de Judas qui l'a trahi et de Pierre qui l'a renié. 2° La même conséquence est évidente par rapport aux choses dans lesquelles l'homme peut souffrir. En effet le Christ a souffert dans ses amis qui l'abandonnaient -, dans sa réputation par les blasphèmes qu'on proférait contre lui ; dans son honneur et sa gloire par les moqueries et les affronts qu'on lui a faits; dans ses biens, puisqu'il a été dépouillé de ses vêtements; dans son âme par la tristesse, l'ennui et la crainte; dans son corps par les blessures et les coups. 3° On peut considérer sa souffrance quant aux membres du corps. Car le Christ a souffert dans sa tête de la couronne d'épines qu'il a portée ; dans ses pieds et ses mains des clous qu'on y a enfoncés ; sur son visage des soufflets et des crachats qu'il a reçus ; dans tout son corps de la flagellation qu'on lui a infligée. Il a aussi souffert par tous ses sens ; par le tact, ayant été flagellé et percé de clous ; par le goût, ayant été abreuvé de fiel et de vinaigre; par l'odorat, ayant été mis en croix dans un lieu que les cadavres rendaient fétide et qu'on appelait le Calvaire ; par l'ouïe, ayant été attaqué par les paroles de ceux qui le blasphémaient et se moquaient de lui ; par la vue, en voyant pleurer sa mère et le disciple qu'il aimait (2).

31 Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Hilaire doit s'entendre de tous les genres de souffrances et non de toutes les espèces.

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Il faut répondre au second, que cette comparaison se considère non par rapport au nombre des douleurs et des grâces, mais par rapport à la grandeur de l'une et de l'autre ; parce que, comme il a été élevé au-dessus des autres par les dons de la grâce, de même il est descendu au-dessous d'eux par l'ignominie des choses qu'il a endurées.

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Il faut répondre au troisième, que la moindre des souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le genre humain de tous les péchés, mais il a été cependant convenable qu'il souffrît tous les genres de peines, comme nous l'avons dit (in corp. art.).



ARTICLE VI — la douleur de la passion du christ a-t-elle été plus grande que toutes les douleurs (3)?

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1 Il semble que la douleur de la passion du Christ n'ait pas été plus grande que toutes les autres douleurs. Car la douleur de celui qui soutire est augmentée par la gravité et la durée de sa passion. Or, il y a des martyrs qui ont enduré des souffrances plus vives et plus longues que le Christ, comme on le voit pour saint Laurent qui a été brûlé sur un gril, et pour saint Vincent dont les chairs ont été déchirées par des ongles de fer. Il semble donc que la douleur du Christ dans sa passion n'ait pas été la plus grande.

(1) Mais il a souffert intérieurement toutes les douleurs que l'on éprouve naturellement sans être malade, comme la faim, la soif, la fatigue, la crainte, la tristesse.
(2) Cajétan observe avec raison que saint Thomas se borne à tracer à grands traits les genres de souffrance que le Christ a endurés, parce que si l'on voulait entrer dans le détail de toutes les douleurs que chacun de ces genres a renfermées, le génie de l'homme n'y suffirait pas.
(S) Cet article est une réfutation de l'hérésie de Cerdon et de tous ceux qui ont prétendu que le Christ n'avait pas souffert. Ces hérésies, déjà condamnées dans tous les symboles, l'ont encore été en ces termes par le concile de Florence : Sacrosancta romana Ecdesia firmiter cre dit, profitetur et praedicat Dei Filium vere pat tum, vere mortuum, et sepultum, anathematizat, cxecratur et damnat omnem hwre- tim contraria sapientem.

2
La vertu de Pâme adoucit la douleur au point que les stoïciens ont prétendu que la tristesse ne pénétrait pas dans l'âme du sage, et qu'Aristote veut (Etli. lib. n, cap. 2,6,7 et 9) que la vertu morale tienne le milieu dans les passions. Or, dans le Christ la vertu de l'esprit a été la plus parfaite. II semble donc qu'il n'ait pas éprouvé la plus grande douleur.

3
Plus un patient est sensible et plus la douleur qu'il ressent de la souffrance est vive. Or, l'âme est plus sensible que le corps, puisque le corps sent d'après l'âme; et Adam dans l'état d'innocence paraît avoir eu un corps plus sensible que le Christ qui a pris le corps de l'homme avec ses défauts naturels. Il semble donc que la douleur d'une âme qui souffre dans le purgatoire, ou dans l'enfer, ou même que la douleur d'Adam, s'il eût souffert, aurait été plus grande que celle du Christ dans sa passion.

4
La perte d'un plus grand bien cause une douleur plus grande. Or, le pécheur en péchant perd un plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est meilleure que celle de la nature. D'ailleurs Je Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter après trois jours, paraît avoir moins perdu que ceux qui la perdent pour rester morts. Il semble donc que la douleur du Christ n'ait pas été la plus grande des douleurs.

5
L'innocence de celui qui souffre diminue la douleur de ses souffrances. Or, le Christ a souffert innocemment, d'après ces paroles du prophète (Hebr? 11,19) : J'étais comme un agneau plein de douceur qu'on porte pour en faire une victime. Il semble donc que la douleur de la passion du Christ n'ait pas été la plus grande.

6
Dans les choses qui appartiennent au Christ rien n'a été superflu. Or, la moindre douleur du Christ aurait suffi pour atteindre sa fin qui est le salut du genre humain ; car elle aurait tiré de la personne divine une vertu infinie. Il aurait donc été superflu qu'il endurât la plus grande douleur.

20
Mais c'est le contraire. Le prophète fait dire au Christ (.Thren. i, 2) : Regardez, et voyez s'il est une douleur comme ma douleur.


CONCLUSION. — Les douleurs que le Christ a souffertes ont surpassé toutes les douleurs que les hommes peuvent endurer en cette vie, non-seulement à cause de la violence et de l'étendue de sa passion, mais encore à cause de la constitution du Christ qui a souffert, et de l'acceptation volontaire de la souffrance qui a été proportionnée, sous le rapport de l'étendue, à la fin qu'il se proposait.

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Il faut répondre que, comme nous l'avons dit en parlant des défauts que le Christ a pris (quest. xv, art. o et 6), il y a eu dans le Christ souffrant une douleur véritable et sensible qui est résultée des mauvais traitements infligés à son corps, et il y a eu une douleur intérieure qui est provenue de l'idée qu'il avait de ces mauvais traitements; ce qu'on appelle tristesse. Ces deux douleurs ont surpassé en lui toutes les douleurs delà vie présente; et cela pour quatre motifs : 1° Pour les causes de la douleur : car sa douleur sensible a eu pour cause la lésion du corps ; elle a été très-vive, soit à cause de la généralité de ses souffrances, dont nous avons parlé (art. préc. Et quest. xv), soit d'après leur genre ; parce que lu mort do ceux qui sont mis on croix est la plus terrible, car les clous sont enfoncés dans les endroits les plus nerveux et les plus sensibles, c'est-à-dire dans les mains et les pieds ; le poids lui-même du corps qui est suspendu augmente continuellement la douleur, et cette douleur se prolonge longtemps, parce que ceux qui sont en croix ne meurent pas immédiatement, comme ceux que l'on l'ait périr par le glaive. Quant à sa douleur intérieure elle a eu pour cause : 1° tous les péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait par ses souffrances. Ainsi il se les attribue en quelque sorte quand il dit (Ps. xxi) : Les eris de mes péchés; 2° elle a pour cause en particulier la chute des Juifs et de tous ceux qui ont péché à l'occasion de sa mort, et principalement de ses disciples qui se sont scandalisés dans sa passion ; 3° la perle de la vie corporelle qui est naturellement horrible à la nature humaine. 2° La grandeur de sa douleur peut se considérer d'après ce qu'il ressentait dans son âme et dans son corps. Sous le rapport du corps, il avait une complexion! parfaite, puisque son corps a été formé miraculeusement par l'opération de l'Esprit-Saint, comme tout ce qui est fait par miracle est meilleur que ce qui est fait autrement, selon la remarque de saint Chrysostome (Hom. xxi in ), au sujet du vin dans lequel le Christ avait changé l'eau aux noces de Cana. C'est pourquoi le sens du tact, dont la perception produit la douleur, était parfaitement développé en lui. Pour l'âme elle perçoit aussi d'autant plus Vivement toutes les causes de tristesse que ses puissances intérieures sont plus parfaites. — 3° L'étendue delà souffrance du Christ dans sa passion peut se considérer d'après la pureté de sa douleur et de sa tristesse. Car dans les autres la tristesse intérieure est adoucie et la douleur extérieure l'est aussi d'après certaine considération de la raison, par l'influence ou le reflet des puissances supérieures sur les puissances inférieures -, ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ à sa passion, puisque, d'après saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. iii, cap. 15), il a laissé à chacune des puissances de son âme faire ce qui lui est propre. 4° On peut considérer la grandeur de la douleur du Christ souffrant, parce qu'il a pris cette passion et cette douleur volontairement dans le but d'affranchir les hommes du péché. C'est pourquoi il a pris une douleur tellement grande qu'elle a été proportionnée à la grandeur de l'effet qui devint en résulter. Ainsi d'après toutes ces causes réunies il est évident que la douleur du Christ a été la plus grande (I).

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Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement ne repose que sur une des causes dont nous venons de parler, c'est-à-dire sur la lésion du corps qui est une cause de la douleur sensible; mais la douleur du Christ a été augmentée beaucoup plus par les autres causes, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(i) Il n'est pas possible que toutes ces causes de douleur se trouvent jamais réunies dans aucun homme, et comme elles tiennent à une periec- tion du corps et de l'âme qui surpassent toutes nos pensées, il est évident quo nous ne pouvons concevoir jusqu'où sont allées les souffrances du Christ.

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Il faut répondre au second, que la vertu morale adoucit la tristesse intérieure et la douleur sensible extérieure, mais d'une manière différente. Car elle adoucit la tristesse intérieure directement, en établissant en elle un milieu, comme dans sa propre matière. Or, la vertu morale établit le milieu dans les passions, comme nous l'avons vu (I-II 44,1-2), non d'après la quantité réelle, mais d'après la quantité proportionnelle, c'est-à-dire de manière que la passion ne dépasse pas la règle delà raison. Et, parce que les stoïciens pensaient qu'il n'y avait pas de tristesse qui fût utile à quelque chose, ils croyaient pour ce motif qu'elle s'éloignait totalement de la raison, et que par conséquent le sage devait totalement l'éviter. Mais il est vrai qu'il y a une tristesse louable, comme le prouve; saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 9)-, telle est, par exemple, celle qui provient d'un saint amour, comme quand on s'attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres. Elle est encore utile, quand elle a pour fin de satisfaire pour le péché, d'après ces paroles de saint Paul (2Co 7,10) : La tristesse qui est selon Dieu produit pour le salut une pénitence stable. C'est pourquoi, pour satisfaire pour les péchés de tous les hommes, le Christ a pris la tristesse qui a été absolument la plus grande, sans dépasser toutefois la règle de la raison. Quant à la douleur sensible extérieure, la vertu morale ne la diminue pas directement, parce que cette douleur n'obéit pas à la raison, et qu'elle est une conséquence de la nature du corps; mais elle l'affaiblit indirectement par l'action que les puissances supérieures exercent sur les puissances inférieures; ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ (1), comme nous l'avons dit (in corp. et quest. préc. art. 2).

33 Il faut répondre au troisième, que la douleur de l'âme séparée qui souffre appartient à l'état de la damnation future qui surpasse tous les maux de cette vie; comme la gloire des saints surpasse tous les biens de la vie présente. C'est pourquoi quand nous disons que la douleur du Christ est la plus grande, nous ne la comparons pas à la douleur de l'âme séparée (2). Quant au corps d'Adam il ne pouvait souffrir qu'autant qu'il aurait péché. En péchant il devenait mortel et passible, et il aurait alors moins souffert que le Christ pour les raisons que nous avons données. D'où il est évident que quand on supposerait par impossible qu'Adam aurait souffert dans l'état d'innocence, sa douleur aurait été moindre que celle du Christ.

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Il faut répondre au quatrième, que le Christ n'a pas seulement souffert pour la perte de sa propre vie corporelle, mais encore pour les péchés de tous les autres. Cette douleur tv surpassé celle de tous ceux qui sont contrits, soit parce qu'elle a eu pour cause une sagesse et une charité plus grande, ce qui augmente la Couleur de la contrition ; soit parce qu'elle a embrassé tout à la fois tous les péchés, d'après ces paroles du prophète (Is 53,4) : Il a véritablement porté nos douleurs. D'ailleurs sa vie corporelle était d'un si grand prix, surtout à cause de la divinité qui lui était unie, que sa perte, même pour une heure, était plus déplorable que la perte de la vie d'un autre homme, pendant un temps quelque long qu'il fût. D'où Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 9) que l'homme vertueux aime d'autant mieux sa vie qu'il sait qu'elle est meilleure; mais que néanmoins il l'expose dans l'intérêt de la vertu. De même le Christ a exposé sa vie, qui lui était infiniment chère, par amour pour la charité, d'après ces paroles du prophète (Jr 12,7): J'ai livré mon âme bien-aimée aux mains de ses ennemis.

35 Il faut répondre au cinquième, que l'innocence de celui qui souffre diminue la douleur de la passion quant au nombre ; parce que quand un coupable souffre, il ressent non-seulement la peine, mais encore la faute, au lieu que l'innocent ne souffre que la peine. Mais cette douleur est augmentée en lui par son innocence même, en ce qu'il considère le mal qui lui a été causé comme une chose plus imméritée. D'où il résulte que les autres sont aussi plus blâmables, s'ils ne compatissent pas à sa peine, d'après ces paroles d'Isaïe (Is 57,4) : Le juste périt, et il n'y a personne qui y pense dans son coeur.

(t) En laissant les puissances inférieures de son âme à elles-mêmes, elles ont souffert autant qu'elles pouvaient souffrir, sans que leur douleur fût adoucie par l'action de la raison. (2) la douleur du Christ ayant dépassé tout ce que notre imagination peut concevoir en fait de souffrances, on voit, d'après cette pensée de saint Thomas, combien affreux seront les supplices du damné, puisqu'ils surpasseront la douleur du Christ sur la croix. <

36 Il faut répondre au sixième, que le Christ a voulu délivrer le genre humain de ses péchés, non-seulement par sa puissance, mais encore par sa justice. C'est pourquoi il ne considère pas seulement quelle vertu sa douleur tire de la divinité qui lui est unie, mais encore quelle en doit être l'étendue pour satisfaire autant qu'il le fallait de la part de la nature humaine.



ARTICLE VII — le christ a-t-il souffert selon toute son âme (1)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas souffert selon son âme entière. Car quand le corps est souffrant l'âme souffre par accident, selon qu'elle est l'acte du corps. Or, l'âme n'est pas l'acte du corps selon toutes ses parties; puisque l'intellect n'est point l'acte du corps, comme le dit Aristote (De an. lib. m, text. 6 et 12). Il semble donc que le Christ n'ait pas souffert selon toute son âme.

2
Toute puissance de l'âme souffre d'après son objet. Or, la partie supérieure de la raison a pour objet les raisons éternelles qu'elle s'applique à contempler et à consulter, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 7). Le Christ n'a donc pu souffrir d'après les raisons éternelles, puisqu'elles ne lui sont contraires en rien, et par conséquent il semble qu'il n'ait pas souffert selon toute son âme.

3
Quand la passion sensible arrive jusqu'à la raison, alors on dit qu'elle est complète, ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ; puisqu'il n'y a eu en lui que la pro passion, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud Matth, xxvi : Coepit constristari). D'où saint Denis dit (Epist, ad Jean, x) : qu'il ne souffrait les injures qu'il a reçues qu'autant qu'il les jugeait. Il ne semble donc pas que le Christ ait souffert selon toute son âme.

4
La passion produit la douleur. Or, il n'y a pas de douleur dans l'intellect spéculatif; parce qu'aucune tristesse n'est opposée à la délectation qui résulte de la contemplation, comme le dit»Vristote (Top. lib. i, cap. 43). Il semble donc que le Christ ne souffrit pas selon toute son âme.

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Mais c'est le contraire. Le Psalmiste fait dire au Christ ( Ps. Ps 87,4) : Mon âme a été remplie de maux, non de vices, dit la glose (interi. Jug.), mais des douleurs que l'âme éprouve par le corps, ou en compatissant aux malheurs du peuple qui périt. Or, son âme n'aurait pas été remplie de ces maux, si elle n'avait pas souffert tout entière. Elle a donc souffert de la sorte (2).


CONCLUSION. — Puisque toute l'essence de l'âme est unie au corps et qu'elle existe tout entière dans tout le corps et dans toutes ses parties, pendant que son corps souffrait le Christ a souffert selon toute son âme et selon toutes ses puissances inférieures ; mais il n'a pas souffert selon fa raison relativement à son objet qui a été une source de délectation et de joie; il a souffert selon toutes ses puissances en tant qu'elles ont pour principe l'essence même de l'âme.

(2) Isaïe montre aussi l'universalité des souffrances du Christ par ces paroles : Omne caput languidum et omne cor moerens. A planld pedis usque ad verticem, non est in eo sanitas 'Is. i).
(1) Cet article et les précédents peuvent être très-avantageusement mis à profit par les orateurs chrétiens, lorsqu'ils parlent de la passion du Christ.

21 Il faut répondre qu'on dit que le tout se rapporte à ses parties. Or, on appelle les parties de l'âme ses puissances. On dit donc que l'âme entière souffre, quand elle souffre selon son essence ou selon toutes ses puissances. Mais il est à remarquer qu'une puissance de l’âme peut souffrir de deux maniérés : 1° de la passion qui lui est propre ; ce qui a lieu selon qu'elle souffre de la part de son objet, comme quand la vue souffre d'une lumière trop abondante. 2° Une puissance souffre par suite de la souffrance qu'e- prouve le sujet dans lequel elle se trouve. C'est ainsi que la vue souffre de la souffrance qu'éprouve dans l'oeil le sens du tact sur lequel repose la vue ; comme quand l'oeil a reçu un coup ou qu'il est trop dilaté par la chaleur. — On doit donc dire que si nous comprenons l'âme entière en raison de son essence, il est évident que toute l'âme du Christ a souffert. Car toute l'essence de l'âme est unie au corps, de manière qu'elle est tout entière dans tout le corps et tout entière dans chacune de ses parties. C'est pourquoi, quand le corps souffrait et qu'il était prêt à se séparer de l’âme, l’âme entière souffrait. Mais si nous comprenons l'âme entière selon toutes ses puissances, et que nous parlions des souffrances propres à chacune d'elles, elle souffrait selon toutes ses puissances inférieures : parce que dans chacune des puissances inférieures de l'âme qui ont pour objet les choses temporelles, il se trouvait quelque chose qui était cause de la douleur du Christ, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.). Mais, sous ce rapport, la raison supérieure ne souffrait pas dans le Christ du côté de son objet, qui est Dieu ; car Dieu n'était pas cause de la douleur de l'âme du Christ, mais de sa délectation et de sa joie. Quant au mode de souffrance d'après lequel on dit qu'une puissance souffre de la part de son sujet, toutes les puissances de l'âme du Christ souffrirent de la sorte (4) ; car toutes les puissances de l’âme ont leur fondement dans son essence, à laquelle parvient la souffrance, quand le corps dont elle est l'acte souffre.

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Il faut répondre au premier argument, que, quoique l'intellect, selon qu'il est une puissance, ne soit pas un acte du corps, l'essence de l'âme en est néanmoins un acte, et c'est sur elle que repose la puissance de l'intellect, comme nous l'avons vu (pars I, quest. lxxvii, art. 6 et 8).

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Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur la souffrance qui résulte de l'objet propre en ce sens, la raison supérieure n'a pas souffert dans le Christ.

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Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la douleur est une passion parfaite qui trouble l'âme, quand la souffrance de la partie sensitive parvient à détourner la raison de la droiture de son acte, de manière à la rendre son esclave et à lui ravir l'empire qu'elle a sur elle. La passion de la partie sensitive n'est pas ainsi parvenue dans le Christ jusqu'à la raison, elle n'a existé que par rapport au sujet (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

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Il faut répondre au quatrième, que l'intellect spéculatif ne peut pas être affligé ou attristé de la part de son objet, qui est le vrai considéré absolument, ce qui fait sa perfection ; cependant la douleur ou la cause de la douleur peut arriver à lui, de la manière que nous avons dite (in corp. art.).




III Pars (Drioux 1852) 924