III Pars (Drioux 1852) 306

ARTICLE VI. — la tristesse a-t-elle existé dans le christ ?

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1 Il semble que la tristesse n'ait pas existé dans le Christ. Car le prophète dit (
Is 42,4) : Il ne sera ni triste, ni turbulent.

2 Le Sage dit (Pr 12,24) : Rien ne contristera le juste, quelque chose qu'il lui arrive. Les stoïciens en donnaient pour raison qu'on ne s'attriste que de la perte de ses biens, et que le juste ne regarde comme ses biens que la justice et la vertu qu'il ne peut perdre. Autrement le juste serait soumis à la fortune, s'il s'attristait de la perte des biens matériels. Or, le Christ a été éminemment juste, d'après ces paroles du prophète (Jr 23,6) : Voici le nom qu'ils lui donneront, le Seigneur qui est notre justice. Il n'y a donc pas eu en lui de tristesse.

3 Aristote dit (Eth. lib. vii, cap. 43 et 44) : que toute tristesse est un mal et qu'on doit la fuir. Or, il n'y a pas de mal dans le Christ que l'on doive fuir. Il n'y a donc pas eu de tristesse en lui.

Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 6) : que la tristesse a pour objet les choses qui nous arrivent malgré nous. Or, le Christ n'a rien souffert contre sa volonté. Car il est dit (
Is 53,7) : Il a été immolé parce qu'il l'a voulu. Il n'y a donc pas eu de tristesse en lui.

(I) Saint Thomas interprète ici d'une manière bienveillante ce passage de saint Hilaire ; Bellarmin, Vasquez, le P. Pétau, pensent qu'il n'est pas possible de le justifier pleinement. Saint Bonaventure rapporte (III, dist. art. I et quest. i) qu'il a entendu Guillaume de Paris dire qu’ il avait lu un ouvrage dans lequel saint Hilaire s est rétracte. Voyez à cet égard Sylvius. Gotti observe que saint Hilaire écrit contre les ariens, et qu’ il parle là du Christ comme étant le Verbe.

20 Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 26,38) : Mon âme est triste jusqu'à la mort. Et saint Ambroise s'écrie (De Trin. lib. ii, seu de fide ad Grat. cap. 3) : Comme homme il a eu de la tristesse, car il a reçu la mienne. Je me sers avec confiance du mot de tristesse, puisque je prêche la croix sur laquelle il est mort.


CONCLUSION. — L’âme du Christ ayant pu intérieurement ressentir quelque chose de sensible, comme il a pu éprouver une véritable douleur, de même on doit reconnaître qu'il y a eu en lui de la tristesse.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), la délectation de la contemplation de Dieu était retenue dans l'intelligence du Christ par la vertu divine, de telle sorte qu'elle ne rejaillissait pas sur les puissances sensitives pour les empêcher d'éprouver la douleur sensible. Or, comme la douleur sensible est dans l'appétit sensitif, de même aussi la tristesse. Mais il y a une différence par rapport à leur motif et à leur objet. Car l'objet et le motif de la douleur est la lésion perçue par le sens du tact, comme quand on est blessé-, au lieu que l'objet ou le motif de la tristesse est ce qui nuit, ou le mal intérieur perçu soit par la raison, soit par l'imagination (1), ainsi que nous l'avons dit (I-II 33,2), comme quand quelqu'un s'attriste d'une perte de grâce ou d'une perte d'argent. L'âme du Christ a pu percevoir intérieurement quelque chose de nuisible, soit par rapport à lui-même, telle que sa mort et sa passion, soit par rapport aux autres, tel que le péché de ses disciples, et aussi celui des Juifs qui le mettaient à mort. C'est pourquoi comme le Christ a pu éprouver une douleur véritable, de même une véritable tristesse a pu se trouver en lui ; mais toutefois d'une autre manière qu'en nous, d'après les trois réserves que nous avons faites (art. i huj. quaest.), lorsque nous parlions en général des passions de l’âme du Christ.

31 Il faut répondre au premier argument, que la tristesse n'a pas existé dans le Christ comme passion parfaite ; elle a seulement eu en lui un commencement, comme propassion. C'est pourquoi il est dit (Mt 26,37) : qu'il commença à s'attrister et à être affligé. Car autre chose est de s'attrister et autre chose de commencer à s'attrister, selon la remarque de saint Jérôme.

32 Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 8), au lieu de ces trois causes de perturbation, la cupidité, la joie et la crainte, les stoïciens ont supposé dans l'âme du sage trois bonnes passions -, ainsi ils y mettent la volonté pour la cupidité, la joie pour le plaisir, la prudence pour la crainte. Mais ils ont nié qu'il pût y avoir dans l'âme du sage quelque chose qui remplaçât la tristesse ; parce que la tristesse a pour objet le mal qui est déjà arrivé, et qu'ils pensent qu'il ne peut arriver au sage aucun mal. Ils avaient cette opinion, parce qu'ils croyaient qu'il n'y avait de bon (2) que l'honnête qui rend les hommes vertueux, et qu'il n'y avait de mauvais que ce qui est déshonnête et ce qui rend les hommes méchants. Mais quoique l'honnête soit le bien principal de l'homme et le déshonnête son mal principal, parce que ces choses appartiennent à la raison qui est ta faculté principale dans l'homme; cependant il y a pour nous des biens secondaires qui appartiennent au corps lui-même ou aux choses extérieures qui le servent. A cet égard il peut y avoir dans l'âme du sage une tristesse qui se rapporte à l'appétit sensitif, selon qu'il perçoit ces sortes de maux, mais qui cependant n'est pas telle qu'elle trouble la raison. L'est en ce sens que quelque chose qu'il lui arrive, rien ne déconcerte Je juste, parce que sa raison n'est troublée par aucun événement. Ainsi la tristesse a donc été dans le Christ à Fêtât de propassion, mais non comme passion parfaite.

C'est ce que nous appelons une peine morale, au lieu que la douleur est une peine physique.

Il faut distinguer deux sortes de bien dans l'homme, le bien physique et Io bien moral, puisqu'il y a en lui deux substances, le corps et la raison. C'est pour avoir confondu ces deux choses quo les stoïciens sont tombés dans l'erreur.

33
Il faut répondre au troisième, que toute tristesse est une peine, mais elle n'est pas toujours un péché ; elle ne l'est que quand elle provient d'une affection déréglée. D'où saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 9) : Quand ces affections suivent la droite raison, et qu'on les applique dans le temps et le lieu convenables, qui oserait dire alors qu'elles sont des maladies ou des passions vicieuses?

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Il faut répondre au quatrième, que rien n'empêche qu'une chose ne soit contraire à la volonté considérée en elle-même, et que cependant on la veuille en raison de la fin à laquelle elle se rapporte. Ainsi on ne veut pas une médecine amère pour elle-même, mais on la veut seulement selon qu'elle se rapporte à la santé. C'est de cette manière que la mort du Christ et sa passion ont été involontaires considérées en elles-mêmes, et qu'elles lui ont causé de la tristesse ; quoiqu'elles aient été volontaires par rapport à leur fin qui est la rédemption du genre humain.



ARTICLE VII. — la crainte a-t-elle existé dans le christ (1)?

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1 Il semble que la crainte n'ait pas existé dans le Christ. Car il est dit (
Pr 28,1) : Le juste est hardi comme un lion et ne craint rien. Or, le Christ a été infiniment juste. Il n'a donc pas eu de crainte.

2 Saint Hilaire dit (De Trin. lib. x) : Je demande à ceux qui pensent ainsi, s'il est raisonnable qu'il ait craint de mourir celui qui éloigne de ses apôtres toutes les craintes de la mort et qui les a exhortés à la gloire du martyre. Il n'est donc pas raisonnable que la crainte ait existé dans le Christ.

3
La crainte ne paraît avoir pour objet qu'un mal qu'on ne peut éviter. Or, le Christ pouvait éviter le mal de la peine qu'il a souffert et le mal de la faute qui est arrivé aux autres. Il n'y a donc pas eu de crainte en lui.

20
Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Mc 14,33) : Il commença à être rempli de frayeur et d'ennui.


CONCLUSION. — Le Christ a eu de la crainte pour le mal futur qui était imminent, mais il n'y a rien eu en lui de cette crainte qui tient à l'incertitude de l'événement.

21 Il faut répondre que comme la tristesse est produite par l'appréhension du mal présent, de même la crainte résulte de l'appréhension du mal futur. Mais l'appréhension du mal futur, s'il est absolument certain, ne produit pas la crainte. C'est ce qui fait dire à Aristote (Iihet. lib. ii , cap. 5) qu'il n'y a crainte que là où l'on a l'espérance d'échapper. Car quand on n'a pas d'espérance, on considère le mal comme présent, et par conséquent il produit la tristesse plutôt que la crainte. Ainsi on peut donc considérer la crainte sous deux aspects : 1° relativement à ce que l'appétit sensitif fuit naturellement ce qui blesse le corps ; il le fui t par la tristesse, si le mal est présent, et par la crainte, s'il est à venir. De la sorte la crainte a été dans le Christ aussi bien que la tristesse. 2° On peut considérer la crainte par rapport à l'incertitude de l'événement futur, comme quand nous avons peur pendant la nuit d'un bruit sans savoir ce que c'est. Cette espèce de crainte n'a pas existé dans le Christ, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. in, cap. 23).

(I) Il ne s'agit pas de la crainte selon qu'elle existe dans la volonté et que par conséquent elle se rapporte au don de crainte, mais il s'agit de la crainte qui est un acte de l'appétit sensitif, et qui consiste à fuir un mal qu'il est difficile, mais cependant possible d'éviter.

31
Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que le juste est sans crainte, selon que la crainte implique une passion parfaite qui détourne l'homme de ce qui appartient à la raison. La crainte n'a pas ainsi existé dans le Christ, elle ne s'y est trouvée qu'à l'état de propassion. C'est pourquoi il est dit que Jésus commença à craindre ; ce qui se rapporte à la propassion , d'après saint Jérôme (Sup. illud Matth, xxvi Coepit contristari).

32
Il faut répondre au second, que saint Hilaire exclut du Christ la crainte de la même manière qu'il en a exclu la tristesse, c'est-à-dire quant à la nécessité. Cependant, pour prouver la vérité de sa nature humaine, il a pris sur lui volontairement la crainte, comme il a pris aussi la tristesse.

33
Il faut répondre au troisième, que, quoique le Christ ait pu éviter les maux futurs par la vertu de sa divinité, cependant ils étaient inévitables, ou du moins il ne pouvait pas les éviter facilement, selon l'infirmité de la chair (1).



ARTICLE VIII. — l'admiration a-t-elle existé dans le christ?

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1 Il semble que l'admiration n'ait pas existé dans le Christ. Car Aristote dit (Met. lib. i, cap. 2) que l'admiration provient de ce qu'on voit un effet et qu'on en ignore la cause ; par conséquent il n'y a que celui qui ignore qui admire. Or, il n'y a pas eu d'ignorance dans le Christ, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Il n'y a donc pas eu en lui d'admiration.

2
Saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. ii, cap. 45) que l'admiration est la crainte qui résulte d'une grande imagination. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que le magnanime n'est pas susceptible d'admiration. Or, le Christ a été éminemment magnanime. Il n'y a donc pas eu en lui d'admiration.

3
Personne n'admire ce qu'il peut faire. Or, le Christ pouvait faire tout ce qu'il y avait de grand en réalité. Il semble donc qu'il n'admirait rien.

20
Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Mt 8,10) : Que Jésus entendant les paroles du centurion fut dans l'admiration.


CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a rien eu de nouveau pour le Christ ni par rapport à sa science divine, ni par rapporta sa science infuse, il n'a pu avoir de l'admiration que relativement à sa science expérimentale.

21 Il faut répondre que l'admiration proprement dite a pour objet ce qui est nouveau et insolite. Or, pour le Christ il ne pouvait rien y avoir de nouveau et d'insolite, quant à sa science divine par laquelle il connaissait les choses dans le Verbe, ni quant à sa science humaine par laquelle il connaissait les choses au moyen d'espèces infuses. Cependant il a pu se faire qu'une chose fût pour lui nouvelle et extraordinaire par rapport à sa science expérimentale, à l'égard de laquelle de nouvelles choses pouvaient se présenter à lui tous les jours. C'est pourquoi si nous parlons de lui quant à la science divine et à la science bienheureuse, ou quant à la science infuse, il n'y a pas eu d'admiration dans le Christ; mais si nous en parlons quant à la science expérimentale, il a pu s'étonner et admirer. Il a pris ce sentiment pour notre instruction, afin de nous apprendre à admirer ce qu'il admirait lui-même. D'où saint Augustin dit (Sup. Gen. cont. Man. lib. i, cap. 8): Ce que le Seigneur admirait nous montre ce que nous devons admirer. Par conséquent tous ces mouvements qui apparaissent on lui ne sont pas les marques d'un esprit qui se trouble, mais les signes d'un maître qui instruit.

31
Il faut répondre au premier argument, que quoique le Christ n'ignorât rien, il pouvait cependant se présenter quelque chose de nouveau à sa science expérimentale qui excitât son admiration.

32
Il faut répondre au second, que le Christ n'admirait pas la foi du centurion parce qu'elle était grande par rapport à lui, mais parce qu'elle était grande par rapport aux autres (1).

33
Il faut répondre au troisième, qu'il pouvait tout faire par sa vertu divine relativement à laquelle l'admiration n'avait pas lieu en lui (2). Car elle n'y existait que par rapport à sa science humaine expérimentale, comme nous l'avons vu (in corp. art.).


ARTICLE IX. — la colère a-t-elle existé dans le christ (3)?

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1 Il semble qu'il n'y ait pas eu de colère dans le Christ. Car saint Jacques dit (
Jc 1,20) : La colère de l'homme n'opère point la justice de Dieu. Or, tout ce qui a existé dans le Christ a appartenu à la justice de Dieu : Car il nous a été donné de Dieu pour être notre justice, selon l'expression de saint Paul (1Co 1,30). Il semble donc que la colère n'ait pas existé dans le Christ.

2 La colère est opposée à la mansuétude , comme on le voit (Eth. lib. iv, cap. 5). Or, le Christ a été doux. H n'y a donc pas eu de colère en lui.

3
Saint Grégoire dit (Mor. lib. v, cap. 30) que la colère qui est vicieuse aveugle l'œil de l'intelligence et que celle qui vient du zèle le trouble. Or, dans le Christ l'œil de l'intelligence n'a été ni aveuglé, ni troublé. Il n'y a donc eu en lui ni la colère qui vient du vice, ni celle qui vient du zèle.

20
Mais c'est le contraire. D'après saint Jean (2) le Christ a accompli en lui ces paroles du Psalmiste (Ps 68,10) : Le zèle de votre maison me dévore.


CONCLUSION. — Puisqu'il y a eu dans le Christ de la tristesse et un désir de vengeance qui n'était pas contraire à l'ordre de la raison, ni en dehors de cet ordre, il n'y a pas eu en lui la colère qui est l'effet du vice, mais il y a eu celle qui est produite par le zèle de la gloire de Dieu.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1' 2% quest. xlvi, art. 3 ad 3, et 2-2",quest. clviii, art. 1,2 et 3), la colère est l'effet de la tristesse. Car la tristesse produit dans celui qui l'éprouve à l'égard de la partie sensitive de l'âme le désir de repousser l'injure faite à lui ou aux autres. Par conséquent la colère est une passion composée de la tristesse et du désir delà vengeance. Or, nous avons dit (art. 6 huj. quaest.) que la tristesse a pu exister dans le Christ. Quant au désir de la vengeance, il est quelquefois accompagné de péché; par exemple quand on cherche à se venger sans suivre l'ordre de la raison. La colère n'a pu exister de la sorte dans le Christ, et c'est cette espèce décoléré qu'on dit produite par le vice. Mais d'autres fois ce désir est sans péché et même il est louable ; comme quand on désire se venger selon l'ordre de la justice, et c'est ce qu'on appelle la colère excitée par le zèle (1). Car saint Augustin dit (Sup. Jean, tract, x) : Qu'il est dévoré par le zèle de la maison de Dieu, celui qui cherche à corriger toutes les mauvaises choses qu'il voit et qui, quand il n'y réussit pas, les tolère et en gémit. Cette espèce de colère a existé dans le Christ.

(2) Ce fut la colère que le Christ éprouva quand il chassa les vendeurs du temple. C'est pourquoi, après avoir raconté ce fait, l'Evangile ajoute (
Jn 2,17) : Recordati sunt vero discipuli ejus, quia scriptum est, zelus domus tuae comedit me.
(1) En voyant une chose grande et extraordinaire, quoiqu'on la connaisse préalablement, on ne la loue pas moins, et on n'en admire pas moins la cause. Ce fut cette espèce d'admiration que ressentit le Christ à la vue de la foi du centurion.
(2) L'âme du Christ ne pouvait pas ainsi tout faire par ses forces ; c'est pourquoi il y avait des choses qui excitaient son admiration.
(3) L'Ecriture nous montre la colère dans le Christ : Circumspiciens nos cum trd(Mc 3,5), O generatio incredula, atque perversa, quousque ero vobiscum? Usquequo patiar vos (Mt 17, Mare,9, Lc 9).

31 Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Grégoire (.Mor. lib. v, cap. 30), la colère se produit de deux manières dans l'homme- Car tantôt elle prévient la raison et l'entraîne avec elle pour agir ; et alors on dit que c'est la colère proprement dite qui opère, car l'opération s'attribue à l'agent principal. C'est dans ce sens qu'il est dit que la colère de V homme n'opère pas la justice de Dieu. Mais d'autres fois la colère suit la raison et en est comme l'instrument. Dans ce cas l'opération qui appartient à la justice ne s'attribue pas à la colère, mais à la raison.

32
Il faut répondre au second, que la colère qui transgresse l'ordre de la raison est opposée à la douceur, mais il n'en est pas de même de la colère qui est modérée et qui est maintenue dans de sages limites par cette faculté ; car la mansuétude tient le milieu dans la colère.

33
Il faut répondre au troisième, qu'en nous selon l'ordre naturel les puissances de l'âme s'entravent mutuellement, de sorte que quand l'opération d'une puissance est intense, l'opération de l'autre se trouve affaiblie. D'où il résulte que le mouvement de la colère, quoiqu'il soit modéré conformément à la raison, trouble toujours de quelque manière l'œil de l'âme qui se livre à la contemplation. Mais dans le Christ sous l'action modératrice delà vertu divine il était permis à chaque puissance de faire ce qui lui était propre, de telle sorte qu'une puissance n'était point entravée par une autre. C'est pourquoi comme la délectation de l'intelligence qui contemplait n'empêchait pas la tristesse ou la douleur de la partie inférieure ; de même les passions de la partie inférieure de l'âme n'entravaient en rien l'acte de la raison.



ARTICLE X. — LE CHRIST A-T-IL ÉTÉ TOUT A LA FOIS VOYAGEUR ET VOYANT (2)?

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1 Il semble que le Christ n'ait pas été tout à la fois voyageur et voyant. Car il convient au voyageur de se mouvoir vers la fin de la béatitude, au lieu qu'il convient au voyant de s'y reposer. Or, il ne peut pas se faire que le même individu se meuve vers sa fin et qu'il s'y repose en même temps. Le Christ n'a donc pas pu être simultanément voyageur et voyant.

2
Il ne convient pas à l'homme de se mouvoir vers la béatitude ou de l'obtenir par rapport à son corps, mais par rapport à son âme. D'où saint Augustin dit (Ep. cxvm adDiosc.) qu'il rejaillit de l'âme sur la nature inférieure, c'est-à-dire sur le corps, non la béatitude qui est propre à celui qui est capable de jouissance et d'intelligence, mais une plénitude de santé et une vigueur qui le rend incorruptible. Or, quoique le Christ ait eu un corps passible, cependant il jouissait pleinement de Dieu par l'esprit. Il n'a donc pas été voyageur, mais simplement voyant.

Les saints dont les âmes sont dans le ciel et les corps dans le tombeau jouissent de la béatitude par leur âme, quoique leurs corps soient soumis à la mort. Cependant on ne dit pas qu'ils sont voyageurs, mais seulement voyants. Donc pour la même raison, quoique le corps du Christ ait été mortel, cependant comme son âme jouissait de Dieu, il semble qu'il ait été purement voyant et qu'il n'ait été voyageur d'aucune manière.

20
Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Hier, xiv, 8) : Pourquoi devez- vous être comme un étranger sur la terre ou comme un voyageur qui entre dans une hôtellerie pour y passer une nuit.

(2) Le texte porte : Viator et comprehensor ; nous avons rendu cette dernière expression par le mot voyant, pour nous éviter une périphrase. Ainsi, partout où nous emploierons cette expression, on saura que nous entendons par là celui qui voit l'essence divine, et qui jouit par là même de la vie bienheureuse.


CONCLUSION. — Le Christ a été voyant selon qu'il possédait la béatitude propre à son âme, et il a été en même temps voyageur, selon qu'il tendait à la béatitude relativement à ce qui lui manquait à cet égard.

21
Il faut répondre qu'on dit de quelqu'un qu'il est voyageur, parce qu'il tend à la béatitude, et on dit qu'il est voyant, parce qu'il la possède déjà, d'après ces passages de saint Paul (1Co 9,24) : Courez de telle sorte que vous remportiez le prix. (Philip. iii, 12) : Je poursuis ma course pour tâcher d'atteindre le but (1). Mais la béatitude parfaite de l'homme consiste dans l'âme et le corps, comme nous l'avons vu (1* 2*, quest. iv, art. 6). Elle consiste dans l'âme quant à ce qui lui est propre, selon que l'intelligence voit Dieu et qu'elle en jouit; elle consiste dans le corps, selon qu'il ressuscitera spirituel, fort, glorieux et incorruptible, comme le dit saint Paul (1Co 15). Or, le Christ avant sa passion voyait Dieu pleinement par son intelligence; et par conséquent il avait la béatitude quant à ce qui est propre à l'âme; mais par rapport aux autres choses il ne l'avait pas, parce que son âme était passible, et que son corps était passible et mortel, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 4 huj. quaest. et quest. xiv, art. 1 et 2). C'est pourquoi il était voyant en tant qu'il avait la béatitude propre à l'âme, et il était en même temps voyageur, en tant qu'il tendait à la béatitude par rapport à ce qui lui manquait à cet égard.

31 Il faut répondre au premier argument, qu'il est impossible de se mouvoir vers la fin et de s'y reposer sous le même rapport; mais rien n'empêche de le faire sous des rapports différents : comme un homme est savant par rapport aux choses qu'il connaît et il est en même temps étudiant par rapport à celles qu'il ne connaît pas.

32
Il faut répondre au second, que la béatitude consiste principalement et proprement dans l’âme par rapport à l'intelligence, mais elle requiert secondairement et instrumentalement les biens du corps ; c'est ainsi qu'Aristote dit [Eth.Y\b. i, cap. 8) que les biens extérieurs servent instrumentalement à la béatitude.

(2) Arrivés au terme, ils ne peuvent plus mériter, tandis que le Christ était véritablement in

vid.

(-1) Dans ces deux textes, saint Thomas s'appuie sur le mot comprehendere, d'où vient comprehensor. Sic currite ut comprehendatis; sequor autem si quo modo comprehendam.

33
Il faut répondre au troisième, qu'il n'y a pas lieu de raisonner de la même manière sur les âmes des saints et sur le Christ, pour deux motifs : 1° parce que les âmes des saints ne sont plus passibles, comme l'a été l'âme du Christ; 2° parce que leurs corps ne font plus rien qui soit pour eux un moyen de tendre à la béatitude (2), comme le Christ y tendait relativement à la gloire du corps par les souffrances sensibles qu'il endurait.




QUESTION 16: DES CONSÉQUENCES DE L'UNION PAR RAPPORT A CE QUI CONVIENT AU CHRIST SELON L'ÊTRE (1).

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Après avoir parlé de l'union, nous devons nous occuper de ses conséquences : 1° quant à ce qui convient au Christ considéré en lui-même; 2° quant à ce qui lui convient par rapport à Dieu son Père; 3° quant à ce qui lui convient par rapport à nous. — Sur la première de ces trois choses il y a une double considération à faire. — Il faut examiner d'abord ce qui convient au Christ selon l'éti'e et le devenir, et ensuite ce qui lui convient selon la raison de son unité. —La première de ces considérations nous présente douze questions : 1° Cette proposition est-elle vraie : Dieu est homme?— 2° Est-il vrai de dire : l'homme est Dieu? —3°Peut-on dire que le Christ est un homme seigneurial?— 4"Ce qui convient au fils de l'homme peut-on le dire du Fils de Dieu et réciproquement ? — 5° Les choses qui conviennent au fils de l'homme peuvent-elles se dire de la nature divine, et celles qui conviennent au Fils de Dieu peuvent-elles se dire de la nature humaine P — 6° Cette proposition : le Fils de Dieu s'est fait homme est-elle vraie ? — 7" Peut-on dire : l'homme est fait Dieu? — 8° Est-il vrai de dire : le Christ est une créature? — 9° Pourrait-on dire en montrant le Christ : Cet homme a commencé d'être ou bien il a toujours été? — 10° Peut-on dire : le Christ comme homme est une créature? — Il° Cette proposition : Le Christ comme homme est Dieu, est-elle vraie? — 12° Est-il vrai de dire : Le Christ comme homme est une hypostase ou une personne?



ARTICLE I. — cette proposition est-elle vraie : Dieu est homme?

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1 Il semble que cette proposition : Dieu est homme soit fausse. Car toute proposition affirmative dans une matière éloignée est fausse. Or, cette proposition : Dieu est homme est dans une matière éloignée, parce que les formes signifiées par le sujet et le prédicat sont infiniment distinctes. Par conséquent cette proposition étant affirmative, il semble qu'elle soit fausse.

2
Les trois personnes divines conviennent mieux entre elles que la nature humaine et la nature divine. Or, dans le mystère de la Trinité une personne ne se dit pas d'une autre : car nous ne disons pas que le Père est le Fils, ou réciproquement. Il semble donc que la nature humaine ne puisse pas se dire de Dieu au point de pouvoir affirmer que Dieu est homme.

3
Saint Athanase dit (Symb. fid.) que, comme l'âme et le corps ne forment qu'un seul homme, de même Dieu et l'homme ne forment qu'un seul Christ. Or, il est faux de dire : l'âme est le corps ; il est donc faux aussi de dire : Dieu est homme.

-i. Comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxxix, art. 3), ce qui est dit de Dieu non relativement, mais absolument, convient à la Trinité entière et à chaque personne. Or, le mot homme n'est pas un nom relatif, mais un nom absolu. Si donc on le disait de Dieu véritablement, il s'ensuivrait que la Trinité entière et chacune des personnes serait homme, ce qui est évidemment faux.

20
Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (Ph 2,6): Que le Christ ayant la forme de Dieu.... s'est néanmoins anéanti lui-même en prenant la forme d'un serviteur, en se rendant semblable aux hommes et en se faisant reconnaître pour tel par tout ce qui a paru de lui au dehors. Par conséquent celui qui a la forme de Dieu est homme, et comme celui qui a la forme de Dieu est Dieu, il s'ensuit que Dieu est homme.

(I) Cette question a pour objet ce que les théologiens appellent la communication «les idiomes ou des propriétés. Car il est de foi qu'en vertu de l'union hypostastique les attributs humains peu- veut se dire de Dieu, et les attributs divins peuvent se dire de l'homme. Cette question est très* importante, puisqu'elle a pour objet de déterminer comment l'on doit s'exprimer en parlant du mystère de l'Incarnation pour le faire d'une manière exacte et rigoureuse.


CONCLUSION. — Puisque la personne du Fils de Dieu, qui est à juste titre désignée par le mot Dieu, est un suppôt de la nature humaine que ce mot homme exprime d'une manière concrète, il est évident que cette proposition : Dieu est homme, est vraie et propre, non-seulement à cause de la vérité des termes, mais encore parce qu'elle est vraie en ce qu'elle énonce.

(o) Quand Nestorius disait que Dieu est homme, il donnait à cette proposition un sens moral, comme quand nous disons d'un ami qu'il est un autre nous-même.
(1) Ils prennent le mot Dieu dans son sens propre, et le mot homme dans un sens impropre.
(2)Ainsi, dans cette phrase : Dieu est homme, Photin prend le mot homme dans son sens propre, et le mot Dieu dans un sens impropre. C'est le contraire de Manès.

21 Il faut répondre que cette proposition : Dieu est homme est admise par tous les chrétiens, mais elle ne l'est cependant pas par tous sous le même rapport. En effet, il y en a qui l'admettent non pas selon l'acception propre de ces termes. Car les manichéens disent que le Verbe de Dieu est homme (1), non pas un homme véritable, mais une ressemblance d'homme, dans le sens qu'ils disent que le Fils de Dieu a pris un corps fantastique. Ainsi ils prétendent que Dieu est homme, comme on donne le nom d'homme à une figure de cuivre, parce qu'elle en a la ressemblance. De même ceux qui ont supposé que dans le Christ l'âme et le corps n'ont pas été unis, ne peuvent pas dire que Dieu soit un homme véritable, mais ils doivent dire que c'est un homme figu- rativement en raison de ses parties. Ces deux opinions ont été rejetées plus haut l'une et l'autre (quest. ii, art. 5 et 6, et quest. v, art. \ et 2). — D'autres au contraire supposent que l'homme a été véritable, mais ils nient qu'il en soit de même de Dieu. Car ils disent que le Christ qui est Dieu et homme est Dieu non par nature, mais par participation, c'est-à-dire par grâce. C'est ainsi qu'on appelle tous les saints des dieux. Seulement le Christ aurait mérité ce titre plus essentiellement que tous les autres, parce que sa grâce a été plus abondante. D'après ce système, quand on dit: Dieu est homme, le mot Dieu ne suppose pas un Dieu véritable et naturel (2). Cette hérésie a été celle de Photin que nous avons réfutée (quest. ii, art. G). — D'autres, accordant cette proposition et admettant la vérité des deux termes, reconnaissent que le Chris t est vrai Dieu et qu'il est vrai homme ; mais ils ne veulent pas qu'elle soit véritable en la manière dont on l'énonce. Car ils prétendent que l'homme se dit de Dieu par une certaine union, soit de dignité, soit d'autorité, soit d'affection, ou d'habitation. C'est de la sorte que Nestorius a supposé que Dieu était homme, ne désignant par là rien autre chose que cette union de l'homme avec Dieu, d'après laquelle Dieu habite dans l'homme et lui est unie par l'affection et par la participation à l'autorité et aux honneurs divins (3). Tous ceux qui mettent deux hypostases ou deux suppôts dans le Christ tombent dans une erreur semblable : parce qu'il n'est pas possible de comprendre que de deux choses qui sont distinctes par rapport au suppôt ou à l'hypostase, l'une se dise proprement de l'autre. Elles ne peuvent se dire qu'au figuré par rapport au sujet dans lequel elles s'unissent, comme si l'on disait que Pierre est Jean, parce qu'ils sont unis entre eux. Nous avons encore rejeté ces erreurs (quest. ii, art. 6). Par conséquent, en supposant d'après la vérité de la foi catholique que la vraie nature divine a été unie à la véritable nature humaine, non-seulement dans la personne, mais encore dans le suppôt ou l'hypostase, nous disons que cette proposition : Dieu est homme, est vraie et propre, non-seulement à cause de la vérité des termes (c'est-à-dire, parce que le Christ est vrai Dieu et vrai homme), mais encore à cause de la vérité de ce qu'elle énonce (1). Car le mot qui signifie une nature commune in concreto peut être employé pour chacun des individus contenus sous cette nature commune. Ainsi le mot homme peut désigner tout homme en particulier. Et c'est ainsi que le mot Dieu d'après le mode de sa signification peut être employé pour désigner la personne du Fils, comme nous l'avons vu (quest. xxxix, art. 4). Le mot qui désigne une nature in concreto peut se dire véritablement et proprement de tous les suppôts de cette nature ; comme le mot homme se dit proprement et véritablement de Socrate et de Platon. Par conséquent la personne du Fils de Dieu pour laquelle on emploie le mot Dieu, étant le suppôt de la nature humaine, le mot homme peut se dire véritablement et proprement du mot Dieu, selon que ce dernier désigne la personne du Fils de Dieu (2).

31
Il faut répondre au premier argument, que quand des formes diverses ne peuvent se réunir dans un seul et même suppôt, alors il faut que la proposition soit en matière éloignée (3), que le sujet exprime l'une de ces formes et le prédicat l'autre. Mais quand deux formes peuvent convenir dans un seul et même suppôt, la matière n'est pas éloignée, mais naturelle ou contingente, comme quand je dis: Un musicien blanc [A). Or, la nature divine et la nature humaine, quoiqu'elles soient infiniment distinctes, sont cependant réunies par le mystère de l'Incarnation dans un seul et même suppôt, dans lequel ni l'une ni l'autre n'est unie par accident, mais par elle-même. C'est pourquoi cette proposition : Dieu est homme, n'est ni en matière éloignée, ni en matière contingente, mais en matière naturelle, et l'homme se dit de Dieu non par accident, mais par lui-même ; comme l'espèce se dit de son hypostase, non en raison de la forme signifiée par le mot Dieu, mais en raison du suppôt qui est l'hypostase de la nature humaine.

32
Il faut répondre au second, que les trois personnes divines ont la même nature ; mais elles sont distinctes à l'égard du suppôt, et c'est pour ce motif qu'elles ne se disent pas les unes des autres. Dans le mystère de l'Incarnation, les natures étant distinctes ne se disent pas l'une de l'autre, selon qu'on les exprime in abstracto (car la nature divine n'est pas la nature humaine). Mais, parce qu'elles sont unies dans le même suppôt, elles se disent l'une de l'autre in concreto.

33
Il faut répondre au troisième, que l'âme et le corps sont pris là in abstracto, comme la divinité et l'humanité. On dit in concreto ce qui est animé et ce qui est corporel, comme on dit Dieu et homme. Par conséquent, de part et d'autre, l'abstrait ne se dit pas de l'abstrait, mais c'est seulement le concret qui se dit du concret.

34
Il faut répondre au quatrième, que le mot homme se dit de Dieu en raison de l'union personnelle. Cette union implique une relation. C'est pourquoi ce mot ne suit pas la règle des noms (5) qui se disent de Dieu absolument de toute éternité.

(() C'est-à-dire qu'il y a union réelle et substantielle entre le sujet et le prédicat.
(2) A l'égard de la communication des idiomes, on donne pour règle générale, que les noms concrets des natures et des propriétés peuvent se dire l'un de l'autre, comme Dieu est homme ; que les noms abstraits ne peuvent se dire ainsi réciproquement, comme l'humanité est la divinité ; et qu'on ne peut pas dire un nom abstrait d'un nom concret, comme l'humanité est Dieu, ou la divinité est l'homme.
(3) Dans ce cas, quand la proposition est affirmative elle est fausse, comme quand on dit : Homo est equus.
(4) Dans cet exemple, la matière est contingente, parce que l'attribut est accidentel. Elle est naturelle quand l'attribut se dit du sujet par lui-même, comme l'espèce se dit de son hypostase, et c'est ce qui a lieu dans l'incarnation.
(b) Ce n'est pas un nom essentiel, mais un nom relatif.




III Pars (Drioux 1852) 306