Lumen fidei FR 22

La forme ecclésiale de la foi

22 De cette manière, l’existence croyante devient existence ecclésiale. Quand saint Paul parle aux chrétiens de Rome de ce corps unique que sont tous les croyants dans le Christ, il les exhorte à ne pas se vanter ; chacun doit au contraire s’estimer « selon le degré de foi que Dieu lui a départi » (Rm 12,3). Le croyant apprend à se voir lui-même à partir de la foi qu’il professe. La figure du Christ est le miroir où se découvre sa propre image réalisée. Et comme le Christ embrasse en lui tous les croyants, qui forment son corps, le chrétien se comprend lui-même dans ce corps, en relation originaire au Christ et aux frères dans la foi. L’image du corps ne veut pas réduire le croyant à une simple partie d’un tout anonyme, à un simple élément d’un grand rouage, mais veut souligner plutôt l’union vitale du Christ aux croyants et de tous les croyants entre eux (cf. Rm 12,4-5). Les chrétiens sont « un » (cf. Ga 3,28), sans perdre leur individualité, et, dans le service des autres, chacun rejoint le plus profond de son être. On comprend alors pourquoi hors de ce corps, de cette unité de l’Église dans le Christ, de cette Église qui — selon les paroles de Guardini — « est la porteuse historique du regard plénier du Christ sur le monde »[16], la foi perd sa « mesure », ne trouve plus son équilibre, l’espace nécessaire pour se tenir debout. La foi a une forme nécessairement ecclésiale, elle se confesse de l’intérieur du corps du Christ, comme communion concrète des croyants. C’est de ce lieu ecclésial qu’elle ouvre chaque chrétien vers tous les hommes. La parole du Christ, une fois écoutée, et par son dynamisme même, se transforme dans le chrétien en réponse, et devient elle-même parole prononcée, confession de foi. Saint Paul affirme qu’avec le coeur, on croit, et avec la bouche on fait profession de foi (cf. Rm 10,10). La foi n’est pas un fait privé, une conception individualiste, une opinion subjective, mais elle naît d’une écoute et elle est destinée à être prononcée et à devenir annonce. En effet, « comment croire sans d’abord l’entendre ? et comment entendre sans quelqu’un qui proclame ? » (Rm 10,14). La foi se fait alors opérante dans le chrétien à partir du don reçu, de l’Amour qui attire de l’intérieur vers le Christ (cf. Ga 5,6), et rend participants de la marche de l’Église, pèlerine dans l’histoire vers son accomplissement. Pour celui qui, en ce monde, a été transformé, s’ouvre une nouvelle façon de voir, la foi devient lumière pour ses yeux.

[16] Vom Wesen katholischer Weltanschauung (1923), in Unterscheidung des Christlichen. Gesammelte Studien 1923-1963, Mainz 1963, p. 24.


DEUXIÈME CHAPITRE

SI VOUS NE CROYEZ PAS, VOUS NE COMPRENDREZ PAS


(cf. Is 7,9)


Foi et vérité

23 Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (cf. Is 7,9). La version grecque de la Bible hébraïque, la traduction des Septante faite à Alexandrie d’Égypte, traduisait ainsi les paroles du prophète Isaïe au roi Achaz. La question de la connaissance de la vérité était mise de cette manière au coeur de la foi. Toutefois, dans le texte hébraïque, nous lisons autre chose. Là, le prophète dit au roi : « Si vous ne croyez pas, vous ne pourrez pas tenir ». Il y a ici un jeu de paroles fait avec deux formes du verbe ’amàn : « vous croyez » (ta’aminu), et « vous pourrez tenir » (ta’amenu). Effrayé par la puissance de ses ennemis, le roi cherche la sécurité que peut lui donner une alliance avec le grand empire d’Assyrie. Le prophète, alors, l’invite à s’appuyer seulement sur le vrai rocher qui ne vacille pas, le Dieu d’Israël. Puisque Dieu est fiable, il est raisonnable d’avoir foi en lui, de construire sa propre sécurité sur sa Parole. C’est lui le Dieu qu’Isaïe appellera plus loin, par deux fois, « le Dieu de l’Amen » (Cf. Is 65,16), fondement inébranlable de fidélité à l’alliance. On pourrait penser que la version grecque de la Bible, en traduisant « tenir ferme » par « comprendre », ait opéré un changement profond du texte, en passant de la notion biblique de confiance en Dieu à la notion grecque de compréhension. Pourtant, cette traduction, qui acceptait certainement le dialogue avec la culture hellénique, ne méconnaissait pas la dynamique profonde du texte hébraïque. La fermeté promise par Isaïe au roi passe, en effet, par la compréhension de l’agir de Dieu et de l’unité qu’il donne à la vie de l’homme et à l’histoire du peuple. Le prophète exhorte à comprendre les voies du Seigneur, en trouvant dans la fidélité de Dieu le dessein de sagesse qui gouverne les siècles. Saint Augustin a exprimé la synthèse du « fait de comprendre » et du « fait d’être ferme » dans ses Confessions, quand il parle de la vérité, à laquelle l’on peut se fier afin de pouvoir rester debout : « (…) en vous, [Seigneur], dans votre vérité (…) je serai ferme et stable »[17]. À partir du contexte, nous savons que saint Augustin veut indiquer comment cette vérité fiable de Dieu est sa présence fidèle dans l’histoire, sa capacité de tenir ensemble les temps, en réunissant la dispersion des jours de l’homme, comme cela émerge dans la Bible[18].

[17] XI, 30, 40 : PL 32, 825.
[18] Cf. ibid., 825-826.

24 Lu sous cet angle, le texte d’Isaïe porte à une conclusion : l’homme a besoin de connaissance, il a besoin de vérité, car sans elle, il ne se maintient pas, il n’avance pas. La foi, sans la vérité, ne sauve pas, ne rend pas sûrs nos pas. Elle reste un beau conte, la projection de nos désirs de bonheur, quelque chose qui nous satisfait seulement dans la mesure où nous voulons nous leurrer. Ou bien elle se réduit à un beau sentiment, qui console et réchauffe, mais qui reste lié à nos états d’âme, à la variabilité des temps, incapable de soutenir une marche constante dans notre vie. Si la foi était ainsi, le roi Achaz aurait eu raison de ne pas miser la vie et la sécurité de son royaume sur une émotion. Par son lien intrinsèque avec la vérité, la foi est capable d’offrir une lumière nouvelle, supérieure aux calculs du roi, parce qu’elle voit plus loin, parce qu’elle comprend l’agir de Dieu, fidèle à son alliance et à ses promesses.


25 Justement à cause de la crise de la vérité dans laquelle nous vivons, il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de rappeler la connexion de la foi avec la vérité. Dans la culture contemporaine, on tend souvent à accepter comme vérité seulement la vérité de la technologie : est vrai ce que l’homme réussit à construire et à mesurer grâce à sa science, vrai parce que cela fonctionne, rendant ainsi la vie plus confortable et plus aisée. Cette vérité semble aujourd’hui l’unique vérité certaine, l’unique qui puisse être partagée avec les autres, l’unique sur laquelle on peut discuter et dans laquelle on peut s’engager ensemble. D’autre part, il y aurait ensuite les vérités de chacun, qui consistent dans le fait d’être authentiques face à ce que chacun ressent dans son intériorité, vérités valables seulement pour l’individu et qui ne peuvent pas être proposées aux autres avec la prétention de servir le bien commun. La grande vérité, la vérité qui explique l’ensemble de la vie personnelle et sociale, est regardée avec suspicion. N’a-t-elle pas été peut-être — on se le demande — la vérité voulue par les grands totalitarismes du siècle dernier, une vérité qui imposait sa conception globale pour écraser l’histoire concrète de chacun ? Il reste alors seulement un relativisme dans lequel la question sur la vérité de la totalité, qui au fond est aussi une question sur Dieu, n’intéresse plus. Il est logique, dans cette perspective, que l’on veuille éliminer la connexion de la religion avec la vérité, car ce lien serait la racine du fanatisme, qui cherche à écraser celui qui ne partage pas la même croyance. Nous pouvons parler, à ce sujet, d’un grand oubli dans notre monde contemporain. La question sur la vérité est, en effet, une question de mémoire, de mémoire profonde, car elle s’adresse à ce qui nous précède et, de cette manière, elle peut réussir à nous unir au-delà de notre « moi » petit et limité. C’est une question sur l’origine du tout, à la lumière de laquelle on peut voir la destination et ainsi aussi le sens de la route commune.


Connaissance de la vérité et amour

26 Dans cette situation, la foi chrétienne peut-elle offrir un service au bien commun sur la manière juste de comprendre la vérité ? Pour y répondre, il est nécessaire de réfléchir sur le type de connaissance propre à la foi. Une expression de saint Paul peut y aider, quand il affirme : « croire dans le coeur » (cf. Rm 10,10). Le coeur, dans la Bible, est le centre de l’homme, le lieu où s’entrecroisent toutes ses dimensions : le corps et l’esprit ; l’intériorité de la personne et son ouverture au monde et aux autres ; l’intellect, le vouloir, l’affectivité. Eh bien, si le coeur est capable d’unir ces dimensions, c’est parce qu’il est le lieu où nous nous ouvrons à la vérité et à l’amour, et où nous nous laissons toucher et transformer profondément par eux. La foi transforme la personne toute entière, dans la mesure où elle s’ouvre à l’amour. C’est dans cet entrecroisement de la foi avec l’amour que l’on comprend la forme de connaissance propre à la foi, sa force de conviction, sa capacité d’éclairer nos pas. La foi connaît dans la mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une lumière. La compréhension de la foi est celle qui naît lorsque nous recevons le grand amour de Dieu qui nous transforme intérieurement et nous donne des yeux nouveaux pour voir la réalité.


27 La manière dont le philosophe Ludwig Wittgenstein a expliqué la connexion entre la foi et la certitude est bien connue. Croire serait semblable, selon lui, à l’expérience de tomber amoureux, une expérience comprise comme subjective, qui ne peut pas être proposé comme une vérité valable pour tous[19]. Pour l’homme moderne, en effet, la question de l’amour semble n’avoir rien à voir avec le vrai. L’amour se comprend aujourd’hui comme une expérience liée au monde des sentiments inconstants, et non plus à la vérité.

Est-ce là vraiment une description adéquate de l’amour ? En réalité, l’amour ne peut se réduire à un sentiment qui va et vient. Il touche, certes, notre affectivité, mais pour l’ouvrir à la personne aimée et pour commencer ainsi une marche qui est un abandon de la fermeture en son propre « moi » pour aller vers l’autre personne, afin de construire un rapport durable ; l’amour vise l’union avec la personne aimée. Se manifeste alors dans quel sens l’amour a besoin de la vérité. C’est seulement dans la mesure où l’amour est fondé sur la vérité qu’il peut perdurer dans le temps, dépasser l’instant éphémère et rester ferme pour soutenir une marche commune. Si l’amour n’a pas de rapport avec la vérité, il est soumis à l’instabilité des sentiments et il ne surmonte pas l’épreuve du temps. L’amour vrai, au contraire, unifie tous les éléments de notre personne et devient une lumière nouvelle vers une vie grande et pleine. Sans vérité l’amour ne peut pas offrir de lien solide, il ne réussit pas à porter le « moi » au-delà de son isolement, ni à le libérer de l’instant éphémère pour édifier la vie et porter du fruit.

Si l’amour a besoin de la vérité, la vérité, elle aussi, a besoin de l’amour. Amour et vérité ne peuvent pas se séparer. Sans amour, la vérité se refroidit, devient impersonnelle et opprime la vie concrète de la personne. La vérité que nous cherchons, celle qui donne sens à nos pas, nous illumine quand nous sommes touchés par l’amour. Celui qui aime comprend que l’amour est une expérience de vérité, qu’il ouvre lui-même nos yeux pour voir toute la réalité de manière nouvelle, en union avec la personne aimée. En ce sens, saint Grégoire le Grand a écrit que « amor ipse notitia est », l’amour même est une connaissance, il porte en soi une logique nouvelle[20]. Il s’agit d’une manière relationnelle de regarder le monde, qui devient connaissance partagée, vision dans la vision de l’autre et vision commune sur toutes les choses. Guillaume de Saint Thierry, au Moyen-âge, suit cette tradition quand il commente un verset du Cantique des Cantiques où le bien-aimé dit à la bien-aimée : Tes yeux sont des yeux de colombes (cf.
Ct 1,15)[21]. Ces yeux de la bien-aimée, explique Guillaume, sont la raison croyante et l’amour, qui deviennent un seul oeil pour parvenir à la contemplation de Dieu, quand l’intellect se fait « intellect d’un amour illuminé »[22].

[19] Vermischte Bemerkungen/Culture and Value, G.H. von Wright (sous direction de), Oxford 1991, pp. 32-33; 61-64.
[20] Homiliae in Evangelia, II, 27, 4 : PL 76, 1207.
[21] Cf. Expositio super Cantica Canticorum, XVIII, 88 : CCL, Continuatio Medieavalis 87, 67.
[22] Ibid., XIX, 90: CCL, Continuatio Mediaevalis, 87,69

28 Cette découverte de l’amour comme source de connaissance, qui appartient à l’expérience originelle de tout homme, trouve une expression importante dans la conception biblique de la foi. En expérimentant l’amour avec lequel Dieu l’a choisi et l’a engendré comme peuple, Israël arrive à comprendre l’unité du dessein divin, des origines à l’accomplissement. Du fait qu’elle naît de l’amour de Dieu qui conclut l’Alliance, la connaissance de la foi est une connaissance qui éclaire le chemin dans l’histoire. C’est en outre pour cela que, dans la Bible, vérité et fidélité vont de pair, et le vrai Dieu est le Dieu fidèle, celui qui maintient ses promesses et permet, dans le temps, de comprendre son dessein. À travers l’expérience des prophètes, dans la douleur de l’exil et dans l’espérance d’un retour définitif dans la cité sainte, Israël a eu l’intuition que cette vérité de Dieu s’étendait au-delà de son histoire, pour embrasser toute l’histoire du monde, depuis la création. La connaissance de la foi éclaire, non seulement le parcours particulier d’un peuple, mais tout le cours du monde créé, de ses origines à sa consommation.


La foi comme écoute et vision

29 Parce que la connaissance de la foi est justement liée à l’alliance d’un Dieu fidèle, qui noue une relation d’amour avec l’homme et lui adresse la Parole, elle est présentée dans la Bible comme une écoute, et elle est associée à l’ouïe. Saint Paul utilisera une formule devenue classique : fides ex auditu, « la foi naît de ce qu’on entend » (cf. Rm 10,17). Associée à la parole, la connaissance est toujours une connaissance personnelle, une connaissance qui reconnaît la voix, s’ouvre à elle en toute liberté et la suit dans l’obéissance. C’est pourquoi, saint Paul a parlé de « l’obéissance de la foi » (cf. Rm 1,5 Rm 16,26)[23]. La foi est, en outre, une connaissance liée à l’écoulement du temps, dont la parole a besoin pour se dire : c’est une connaissance qui s’apprend seulement en allant à la suite du Maître (sequela). L’écoute aide à bien représenter le lien entre la connaissance et l’amour.

Au sujet de la connaissance de la vérité, l’écoute a été parfois opposée à la vision, qui serait propre à la culture grecque. Si, d’une part, la lumière offre la contemplation de la totalité à laquelle l’homme a toujours aspiré, elle ne semble pas laisser, d’autre part, de la place à la liberté, car elle descend du ciel et arrive directement à l’oeil, sans lui demander de répondre. En outre, elle semblerait inviter à une contemplation statique, séparée du temps concret dans lequel l’homme jouit et souffre. Selon cette conception, l’approche biblique de la connaissance s’opposerait à l’approche grecque, qui, dans sa quête d’une compréhension complète du réel, a lié la connaissance à la vision.

Il est clair, au contraire, que cette prétendue opposition ne correspond pas aux données bibliques. L’Ancien Testament a concilié les deux types de connaissance, parce qu’à l’écoute de la Parole de Dieu s’unit le désir de voir son visage. De cette manière, il a été possible de développer un dialogue avec la culture hellénique, dialogue qui est au coeur de l’Écriture. L’ouïe atteste l’appel personnel et l’obéissance, et aussi le fait que la vérité se révèle dans le temps ; la vue offre la pleine vision de tout le parcours et permet de se situer dans le grand projet de Dieu ; sans cette vision nous disposerions seulement de fragments isolés d’un tout inconnu.

[23] « À Dieu qui révèle est due "l’obéissance de la foi" (Rm 16,26 cf. Rm 1,5 2Co 10,5-6), par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu dans "un complet hommage d’intelligence et de volonté à Dieu qui révèle" et dans un assentiment volontaire à la révélation qu’il fait. Pour exister, cette foi requiert la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le coeur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne "à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité". Afin de rendre toujours plus profonde l’intelligence de la libération, l’Esprit-Saint ne cesse, par ses dons, de rendre la foi plus parfaite » (Conc. OEcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum DV 5).


30 La connexion entre la vision et l’écoute, comme organes de connaissance de la foi, apparaît avec la plus grande clarté dans l’Évangile de Jean. Selon le quatrième Évangile, croire c’est écouter et, en même temps, voir. L’écoute de la foi advient selon la forme de connaissance qui caractérise l’amour : c’est une écoute personnelle, qui distingue la voix et reconnaît celle du Bon Pasteur (cf. Jn 10,3-5) ; une écoute qui requiert la sequela, comme cela se passe avec les premiers disciples qui, « entendirent ses paroles et suivirent Jésus » (Jn 1,37). D’autre part, la foi est liée aussi à la vision. Parfois, la vision des signes de Jésus précède la foi, comme avec les juifs qui, après la résurrection de Lazare, « avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui » (Jn 11,45). D’autres fois, c’est la foi qui conduit à une vision plus profonde : « si tu crois, tu verras la gloire de Dieu » (Jn 11,40). Enfin, croire et voir s’entrecroisent : « Qui croit en moi (…) croit en celui qui m’a envoyé ; et qui me voit, voit celui qui m’a envoyé » (Jn 12,44-45). Grâce à cette union avec l’écoute, la vision devient un engagement à la suite du Christ, et la foi apparaît comme une marche du regard, dans lequel les yeux s’habituent à voir en profondeur. Et ainsi, le matin de Pâques, on passe de Jean qui, étant encore dans l’obscurité devant le tombeau vide, « vit et crut » (Jn 20,8) ; à Marie de Magdala qui, désormais, voit Jésus (cf. Jn 20,14) et veut le retenir, mais est invitée à le contempler dans sa marche vers le Père ; jusqu’à la pleine confession de la même Marie de Magdala devant les disciples : « j’ai vu le Seigneur ! » (cf. Jn 20,18).

Comment arrive-t-on à cette synthèse entre l’écoute et la vision ? Cela devient possible à partir de la personne concrète de Jésus, que l’on voit et que l’on écoute. Il est la Parole faite chair, dont nous avons contemplé la gloire (cf. Jn 1,14). La lumière de la foi est celle d’un Visage sur lequel on voit le Père. En effet, la vérité qu’accueille la foi est, dans le quatrième Évangile, la manifestation du Père dans le Fils, dans sa chair et dans ses oeuvres terrestres, vérité qu’on peut définir comme la « vie lumineuse » de Jésus[24]. Cela signifie que la connaissance de la foi ne nous invite pas à regarder une vérité purement intérieure. La vérité à laquelle la foi nous ouvre est une vérité centrée sur la rencontre avec le Christ, sur la contemplation de sa vie, sur la perception de sa présence. En ce sens, saint Thomas d’Aquin parle de l’oculata fides des Apôtres — une foi qui voit ! — face à la vision corporelle du Ressuscité[25]. Ils ont vu Jésus ressuscité avec leurs yeux et ils ont cru, c’est-à-dire ils ont pu pénétrer dans la profondeur de ce qu’ils voyaient pour confesser le Fils de Dieu, assis à la droite du Père.

[24] Cf. H. Schlier, Meditationen über den Johanneischen Begriff der Wahrheit, in : Besinnung auf das Neue Testament. Exegetische Aufsätze und Vorträger 2, Freiburg, Basel, Wien 1959, p. 272.
[25] Cf. S. Th. III 55,2, ad 1.


31 C’est seulement ainsi que, à travers l’Incarnation, à travers le partage de notre humanité, pouvait s’accomplir pleinement la connaissance propre de l’amour. La lumière de l’amour, en effet, naît quand nous sommes touchés dans notre coeur ; nous recevons ainsi en nous la présence intérieure du bien-aimé, qui nous permet de reconnaître son mystère. Nous comprenons alors pourquoi, avec l’écoute et la vision, la foi est, selon saint Jean un toucher, comme il l’affirme dans sa première lettre : « (…) ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux (…) ce que nos mains ont touché du Verbe de vie » (1Jn 1,1). Par son Incarnation, par sa venue parmi nous, Jésus nous a touchés, et, par les Sacrements aussi il nous touche aujourd’hui ; de cette manière, en transformant notre coeur, il nous a permis et nous permet de le reconnaître et de le confesser comme le Fils de Dieu. Par la foi, nous pouvons le toucher, et recevoir la puissance de sa grâce. Saint Augustin, en commentant le passage sur l’hémorroïsse qui touche Jésus pour être guérie (cf. Lc 8,45-46), affirme : « Toucher avec le coeur, c’est cela croire »[26]. La foule se rassemble autour de Lui, mais elle ne l’atteint pas avec le toucher personnel de la foi, qui reconnaît son mystère, sa Filiation qui manifeste le Père. C’est seulement quand nous sommes configurés au Christ, que nous recevons des yeux adéquats pour le voir.

[26] Sermo 229/L, 2 : PLS 2, 576 : « Tangere autem corde, hoc est credere ».


Le dialogue entre foi et raison

32 Dans la mesure où elle annonce la vérité de l’amour total de Dieu et ouvre à la puissance de cet amour, la foi chrétienne arrive au plus profond du coeur de l’expérience de chaque homme, qui vient à la lumière grâce à l’amour et est appelé à aimer pour demeurer dans la lumière. Mus par le désir d’illuminer toute réalité à partir de l’amour de Dieu manifesté en Jésus et cherchant à aimer avec le même amour, les premiers chrétiens trouvèrent dans le monde grec, dans sa faim de vérité, un partenaire idoine pour le dialogue. La rencontre du message évangélique avec la pensée philosophique du monde antique fut un passage déterminant pour que l’Évangile arrive à tous les peuples. Elle favorisa une inter- action féconde entre foi et raison, interaction qui s’est toujours développée au cours des siècles jusqu’à nos jours. Le bienheureux Jean Paul II, dans sa Lettre encyclique Fides et ratio, a fait voir comment foi et raison se renforcent réciproquement[27]. Quand nous trouvons la pleine lumière de l’amour de Jésus, nous découvrons que, dans tous nos amours, était présent un rayon de cette lumière et nous comprenons quel était son objectif final. Et, en même temps, le fait que notre amour porte en soi une lumière, nous aide à voir le chemin de l’amour vers la plénitude du don total du Fils de Dieu pour nous. Dans ce mouvement circulaire, la lumière de la foi éclaire toutes nos relations humaines, qui peuvent être vécues en union avec l’amour et la tendresse du Christ.

[27] Cf. Lett. encycl. Fides et ratio (14 septembre 1998),
FR 73 : AAS (1999), pp. 61-62.


33 Dans la vie de saint Augustin, nous trouvons un exemple significatif de ce cheminement au cours duquel la recherche de la raison, avec son désir de vérité et de clarté, a été intégrée dans l’horizon de la foi, dont elle a reçu une nouvelle compréhension. D’une part, saint Augustin accueille la philosophie grecque de la lumière avec son insistance sur la vision. Sa rencontre avec le néoplatonisme lui a fait connaître le paradigme de la lumière, qui descend d’en-haut pour éclairer les choses, et qui est ainsi un symbole de Dieu. De cette façon saint Augustin a compris la transcendance divine et a découvert que toutes les choses ont en soi une transparence, et qu’elles pouvaient, pour ainsi dire, réfléchir la bonté de Dieu, le Bien. Il s’est ainsi libéré du manichéisme dans lequel il vivait auparavant et qui le disposait à penser que le mal et le bien s’opposent continuellement, en se confondant et en se mélangeant, sans avoir de contours précis. Comprendre que Dieu est lumière lui a donné une nouvelle orientation dans l’existence, la capacité de reconnaître le mal dont il était coupable et de s’orienter vers le bien.

D’autre part, cependant, dans l’expérience concrète de saint Augustin, que lui-même raconte dans ses Confessions, le moment déterminant de sa marche de foi n’a pas été celui d’une vision de Dieu, au-delà de ce monde, mais plutôt le moment de l’écoute, quand dans le jardin il entendit une voix qui lui disait : « Prends et lis » ; il prit le volume contenant les Lettres de saint Paul et s’arrêta sur le treizième chapitre de l’Épitre aux Romains[28] Se révélait ainsi le Dieu personnel de la Bible, capable de parler à l’homme, de descendre pour vivre avec lui et d’accompagner sa marche dans l’histoire, en se manifestant dans le temps de l’écoute et de la réponse.

Et pourtant, cette rencontre avec le Dieu de la Parole n’a pas amené saint Augustin à refuser la lumière et la vision. Guidé toujours par la révélation de l’amour de Dieu en Jésus, il a intégré les deux perspectives. Et ainsi il a élaboré une philosophie de la lumière qui accueille en soi la réciprocité propre de la parole et ouvre un espace de liberté du regard vers la lumière. De même qu’à la parole correspond une réponse libre, de même la lumière trouve comme réponse une image qui la réfléchit. Saint Augustin peut se référer alors, en associant écoute et vision, à la « parole qui resplendit à l’intérieur de l’homme »[29]. De cette manière, la lumière devient, pour ainsi dire, la lumière d’une parole, parce qu’elle est la lumière d’un Visage personnel, une lumière qui, en nous éclairant, nous appelle et veut se réfléchir sur notre visage pour resplendir de l’intérieur de nous-mêmes. D’ailleurs, le désir de la vision de la totalité, et non seulement des fragments de l’histoire, reste présent et s’accomplira à la fin, quand l’homme, comme le dit le saint d’Hippone, verra et aimera[30]. Et cela, non parce qu’il sera en mesure de posséder toute la lumière, qui sera toujours inépuisable, mais parce qu’il entrera, tout entier, dans la lumière.

[28] Cf. Confessiones, VIII, 12, 29 : PL 32, 762.
[29] De Trinitate, XV, 11, 20 : PL 42, 1071 : « verbum quod intus lucet ».
[30] Cf. De civitate Dei, XXII, 30, 5 : PL 41, 804.


34 La lumière de l’amour, propre à la foi, peut illuminer les questions de notre temps sur la vérité. La vérité aujourd’hui est souvent réduite à une authenticité subjective de chacun, valable seulement pour la vie individuelle. Une vérité commune nous fait peur, parce que nous l’iden tifions avec l’imposition intransigeante des totalitarismes. Mais si la vérité est la vérité de l’amour, si c’est la vérité qui s’entrouvre dans la rencontre personnelle avec l’Autre et avec les autres, elle reste alors libérée de la fermeture dans l’individu et peut faire partie du bien commun. Étant la vérité d’un amour, ce n’est pas une vérité qui s’impose avec violence, ce n’est pas une vérité qui écrase l’individu. Naissant de l’amour, elle peut arriver au coeur, au centre de chaque personne. Il résulte alors clairement que la foi n’est pas intransigeante, mais elle grandit dans une cohabitation qui respecte l’autre. Le croyant n’est pas arrogant ; au contraire, la vérité le rend humble, sachant que ce n’est pas lui qui la possède, mais c’est elle qui l’embrasse et le possède. Loin de le raidir, la sécurité de la foi le met en route, et rend possible le témoignage et le dialogue avec tous.

D’autre part, la lumière de la foi, dans la mesure où elle est unie à la vérité de l’amour, n’est pas étrangère au monde matériel, car l’amour se vit toujours corps et âme ; la lumière de la foi est une lumière incarnée, qui procède de la vie lumineuse de Jésus. Elle éclaire aussi la matière, se fie à son ordre, reconnaît qu’en elle s’ouvre un chemin d’harmonie et de compréhension toujours plus large. Le regard de la science tire ainsi profit de la foi : cela invite le chercheur à rester ouvert à la réalité, dans toute sa richesse inépuisable. La foi réveille le sens critique dans la mesure où elle empêche la recherche de se complaire dans ses formules et l’aide à comprendre que la nature est toujours plus grande. En invitant à l’émerveillement devant le mystère du créé, la foi élargit les horizons de la raison pour mieux éclairer le monde qui s’ouvre à la recherche scientifique.


La foi et la recherche de Dieu

35 La lumière de la foi en Jésus éclaire aussi le chemin de tous ceux qui cherchent Dieu, et offre la contribution spécifique du christianisme dans le dialogue avec les adeptes des diverses religions. La Lettre aux Hébreux nous parle du témoignage des justes qui, avant l’Alliance avec Abraham, cherchaient déjà Dieu avec foi. D’Hénoch, on dit qu’« il lui est rendu témoignage qu’il avait plu à Dieu » (He 11,5), chose impossible sans la foi, parce que « celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent » (He 11,6). Nous pouvons ainsi comprendre que le chemin de l’homme religieux passe par la confession d’un Dieu qui prend soin de lui et qui n’est pas impossible à trouver. Quelle autre récompense Dieu pourrait-il offrir à ceux qui le cherchent, sinon de se laisser rencontrer ? Bien auparavant, nous trouvons la figure d’Abel, dont on loue aussi la foi à cause de laquelle Dieu a accepté ses dons, l’offrande des premiers-nés de son troupeau (cf. He 11,4). L’homme religieux cherche à reconnaître les signes de Dieu dans les expériences quotidiennes de sa vie, dans le cycle des saisons, dans la fécondité de la terre et dans tout le mouvement du cosmos. Dieu est lumineux, et il peut être trouvé aussi par ceux qui le cherchent avec un coeur sincère.

L’image de cette recherche se trouve dans les Mages, guidés par l’étoile jusqu’à Bethléem (cf. Mt 2,1-12). Pour eux, la lumière de Dieu s’est montrée comme chemin, comme étoile qui guide le long d’une route de découvertes. L’étoile évoque ainsi de la patience de Dieu envers nos yeux, qui doivent s’habituer à sa splendeur. L’homme religieux est en chemin et doit être prêt à se laisser guider, à sortir de soi pour trouver le Dieu qui surprend toujours. Ce respect de Dieu pour les yeux de l’homme nous montre que, quand l’homme s’approche de Lui, la lumière humaine ne se dissout pas dans l’immensité lumineuse de Dieu, comme si elle était une étoile engloutie par l’aube, mais elle devient plus brillante d’autant plus qu’elle est plus proche du feu des origines, comme le miroir qui reflète la splendeur. La confession chrétienne de Jésus, unique sauveur, affirme que toute la lumière de Dieu s’est concentrée en lui, dans sa « vie lumineuse », où se révèlent l’origine et la consommation de l’histoire[31]. Il n’y a aucune expérience humaine, aucun itinéraire de l’homme vers Dieu, qui ne puisse être accueilli, éclairé et purifié par cette lumière. Plus le chrétien s’immerge dans le cercle ouvert par la lumière du Christ, plus il est capable de comprendre et d’accompagner la route de tout homme vers Dieu.

Puisque la foi se configure comme chemin, elle concerne aussi la vie des hommes qui, même en ne croyant pas, désirent croire et cherchent sans cesse. Dans la mesure où ils s’ouvrent à l’amour d’un coeur sincère et se mettent en chemin avec cette lumière qu’ils parviennent à saisir, ils vivent déjà, sans le savoir, sur le chemin vers la foi. Ils cherchent à agir comme si Dieu existait, parfois parce qu’ils reconnaissent son importance pour trouver des orientations solides dans la vie ordinaire ou parce qu’ils expérimentent le désir de lumière au milieu de l’obscurité, mais aussi parce que, en percevant combien la vie est grande et belle, ils pressentent que la présence de Dieu la rendrait encore plus grande. Saint Irénée de Lyon raconte qu’Abraham, avant d’écouter la voix de Dieu, le cherchait déjà « d’un coeur brûlant d’amour », et « il parcourt la terre entière cherchant la trace de Dieu », jusqu’à ce que « Dieu soit rempli de tendresse pour celui qui le cherche seul et en silence »[32]. Celui qui se met en chemin pour faire le bien s’approche déjà de Dieu, est déjà soutenu par son aide, parce que c’est le propre de la dynamique de la lumière divine d’éclairer nos yeux quand nous marchons vers la plénitude de l’amour.

[31] Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Décl. Dominus Iesus (6 août 2000), 15 : AAS 92 (2000), p. 756.
[32] Demonstratio apostolicae praedicationis, 24 : SC 406, p. 117.



Lumen fidei FR 22