A la Rote 1939-2009 8020

1980 Aux Chefs d'ETAT - LA LIBERTE RELIGIEUSE

11/11/1980

Voici le texte du document que le Pape a fait parvenir aux chefs d'Etat signataires de l'Acte final d'Helsinki et qui a été rendu public à l'occasion de l'ouverture de la Conférence de Madrid le 11 novembre

1. L'Eglise catholique, en raison de sa mission religieuse de caractère universel, se sent profondément obligée à aider les hommes et les femmes de notre temps à faire progresser les grandes causes de la paix et de la justice sociale pour rendre le monde toujours plus accueillant et plus humain. Ce sont là de nobles idéaux auxquels aspirent ardemment les peuples et qui sont tout particulièrement l'objet de la responsabilité des gouvernements des divers pays et, en même temps, à cause des mutations des situations historiques et sociales, leur réalisation a besoin, pour être toujours plus adaptée, de l'apport continuel de nouvelles réflexions et de nouvelles initiatives qui auront d'autant plus de valeur qu'elles découleront d'un dialogue multilatéral et constructif.

8021Index Table

Le droit à la liberté religieuse

Si l'on réfléchit sur les multiples facteurs qui concourent à la paix et à la justice dans le monde, on est frappé par l'importance toujours plus grande prise, sous cet aspect, par l'aspiration partout répandue à voir assurée l'égale dignité de tout homme et de toute femme dans la façon de se partager les biens matériels et dans la jouissance effective des biens spirituels, et donc des droits inaliénables correspondants.
Au thème des droits de l'homme et, en particulier, à celui de la liberté de conscience et de religion, l'Eglise catholique a consacré, ces dernières décennies, une réflexion approfondie stimulée par l'expérience quotidienne de vie de l'Eglise elle-même et des croyants de toute région et de tout milieu social. Sur ce thème, l'Eglise désire présenter aux hautes autorités des pays signataires de l'Acte final d'Helsinki quelques considérations particulières en vue de favoriser un sérieux examen de la situation actuelle de cette liberté afin qu'elle puisse être assurée efficacement partout. Elle le fait en ayant conscience de répondre à l'engagement commun, contenu dans l'Acte final, de "promouvoir et d'encourager l'exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral"; et elle entend ainsi s'inspirer du critère qui reconnaît "l'importance universelle des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dont le respect est un facteur essentiel de la paix, de la justice et du bien-être nécessaires pour assurer le développement de relations amicales et de la coopération entre eux, comme entre tous les Etats".

8022Index Table

L'intérêt mondial pour la sauvegarde des droits de l'homme

2. On relève avec satisfaction qu'au cours des dernières décennies, la communauté internationale, qui manifeste un intérêt croissant pour la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, a pris attentivement en considération le respect de la liberté de conscience et de religion dans certains documents bien connus, parmi lesquels:
- a) La Déclaration universelle de l'ONU sur les droits de l'homme, du 10.12.1948 (article 18);
- b) Le Pacte international sur les droits civils et politiques, approuvé par les Nations Unies le 16.12.1966 (article 18);
- c) L'Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, signé le 1.8.1975 ("Questions relatives à la sécurité en Europe, 1, a) Déclaration sur les principes qui régissent les relations mutuelles des Etats participants: VII. Respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction.")
En outre, dans cet Acte final, dans le secteur de la coopération relatif aux "contacts entre personnes", il y a un paragraphe en vertu duquel les Etats participants "confirment que les cultes religieux et les institutions et organisations religieuses, agissant dans le cadre constitutionnel des Etats participants, et leurs représentants peuvent, dans le domaine de leur activité, avoir entre eux des contacts et des rencontres et échanger des informations".
Ces documents internationaux reflètent du reste la conviction qui s'est manifestée de plus en plus dans le monde avec l'évolution progressive de la problématique concernant les droits de l'homme dans la doctrine juridique et dans l'opinion publique des divers pays, si bien que le principe du respect de la liberté de conscience et de religion est aujourd'hui reconnu dans sa formulation fondamentale en même temps que le principe de l'égalité entre les citoyens dans la plupart des Constitutions des Etats.
D'après l'ensemble des formulations que l'on trouve dans les instruments juridiques nationaux et internationaux mentionnés ci-dessus, il est possible de mettre en évidence les éléments qui donnent à la liberté religieuse un cadre et une dimension adaptés à son plein exercice.
En premier lieu, il apparaît clairement que le point de départ pour la reconnaissance et le respect de cette liberté est la dignité de la personne humaine, qui ressent l'exigence intérieure, indestructible, d'agir librement "selon les impératifs de sa propre conscience" (cf. texte de l'Acte final cité ci-dessus à la lettre c). L'homme est amené, en se fondant sur ses propres convictions, à reconnaître et à suivre une conception religieuse ou métaphysique dans laquelle est impliquée toute sa vie en ce qui concerne les choix et les comportements fondamentaux. Cette réflexion intime, même si elle n'aboutit pas à une affirmation de foi en Dieu explicite et positive, ne peut pas ne pas être tout de même objet de respect au nom de la dignité de la conscience de chacun, dont le mystérieux travail de recherche ne saurait être jugé par d'autres hommes. Ainsi, d'une part, tout homme a le droit et le devoir de s'engager dans la recherche de la vérité et, d'autre part, les autres hommes et la société civile sont tenus de respecter le libre épanouissement spirituel des personnes.
Cette liberté concrète se fonde sur la nature même de l'homme dont le propre est d'être libre et elle demeure - selon les termes de la déclaration du Concile Vatican II - "même chez ceux qui ne satisfont pas à l'obligation de chercher la vérité et d'y adhérer; son exercice ne peut être entravé dès lors que demeure sauf un ordre public juste" DH 2

Un deuxième élément, non moins fondamental, est constitué par le fait que la liberté religieuse s'exprime par des actes qui ne sont pas seulement intérieurs ni exclusivement individuels, puisque l'être humain pense, agit et communique en relation avec les autres; la "profession" et la "pratique" de la foi religieuse s'expriment par une série d'actes visibles, qu'ils soient personnels ou collectifs, privés ou publics, qui donnent naissance à une communion avec des personnes de même foi, établissant un lien d'appartenance du croyant avec une communauté religieuse organique; ce lien peut avoir différents degrés, diverses intensités, selon la nature et les préceptes de la foi ou conviction à laquelle on adhère.

8023Index Table

L'enseignement de l'Eglise

3. L'Eglise catholique a synthétisé le fruit de sa réflexion sur ce sujet dans la Déclaration Dignitatis humanae du Concile oecuménique Vatican II, promulguée le 7.12.1965, document qui a pour le Siège apostolique une valeur particulière d'obligation. DH 1 s
Cette déclaration a été précédée de l'encyclique Pacem in terris du Pape Jean XXIII, datée du 11.4.1963, qui insistait solennellement sur le fait que "chacun a le droit d'honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience". PT 14
La même déclaration du Concile Vatican II a été reprise ensuite par divers documents du Pape Paul VI, par le message du Synode des évêques de 1974 et, plus récemment, par le message adressé à l'Assemblée de l'Organisation des Nations Unies à l'occasion de la visite papale du 2.10.1979, et qui en rappelait le contenu essentiel:
"En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu'ils sont des personnes, c'est-à-dire doués de raison et de volonté libre et, par suite, pourvus d'une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d'abord qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu'ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité." DH 2
"De par son caractère même, en effet, l'exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs, volontaires et libres, par lesquels l'homme s'ordonne directement à Dieu: de tels actes ne peuvent être ni imposés ni interdits par aucun pouvoir purement humain. Mais la nature sociale de l'homme requiert elle-même qu'il exprime extérieurement ces actes internes de religion, qu'en matière religieuse il ait des échanges avec d'autres, qu'il professe sa religion sous une forme communautaire". DH 3
"Ces paroles - était-il encore ajouté dans ce discours à l'ONU - touchent au fond même du problème. Elles prouvent également de quelle façon la confrontation entre la conception religieuse du monde et la conception agnostique ou même athée, qui est l'un des "signes des temps" de notre époque, pourrait conserver des dimensions humaines, loyales et respectueuses, sans porter atteinte aux droits essentiels de la conscience de tout homme ou toute femme qui vivent sur la terre. " (Discours à la XXXIVème Assemblée générale de l'ONU, n. 20.)
En cette même occasion était exprimée la conviction que le "respect de la dignité de la personne humaine semble requérir que, lorsque la teneur exacte de l'exercice de la liberté religieuse est discutée ou définie en vue de l'établissement de lois nationales ou de conventions internationales, les institutions qui, par nature, sont au service de la vie religieuse, soient partie prenante". Et cela parce que lorsqu'il s'agit de donner corps au contenu de la liberté religieuse, si on omet la participation de ceux qui y sont le plus directement intéressés et qui en ont une expérience et une responsabilité particulières, on risque de déterminer des applications arbitraires et "d'imposer, dans un domaine aussi intime de la vie de l'homme, des normes ou des restrictions contraires à ses vrais besoins religieux" (Discours à la XXXIVème Assemblée générale de l'ONU, n. 20).

8024Index Table

Les éléments de la liberté religieuse

4. A la lumière des prémisses et des principes indiqués ci- dessus, le Siège apostolique estime que c'est son droit et son devoir d'envisager une analyse des éléments spécifiques qui correspondent au concept de "liberté religieuse" et qui en sont l'application, dans la mesure où ils découlent d'exigences des personnes et des communautés ou dans celle où ils sont requis par leurs activités concrètes. Dans l'expression et dans la pratique de la liberté religieuse, on relève la présence d'aspects individuels et communautaires, privés et publics, étroitement liés entre eux, en sorte que la jouissance de la liberté religieuse englobe des dimensions connexes et complémentaires:

- a) Sur le plan personnel, il faut tenir compte de:

- La liberté d'adhérer ou non à une foi déterminée et à la communauté confessionnelle correspondante;
- La liberté d'accomplir, individuellement et collectivement, en privé et en public, des actes de prière et de culte, et d'avoir des églises ou des lieux de culte autant que le requièrent les besoins des croyants;
- La liberté des parents d'éduquer leurs enfants dans les convictions religieuses qui inspirent leur propre vie, ainsi que la possibilité de faire fréquenter l'enseignement catéchétique et religieux donné par la communauté;
- La liberté des familles de choisir des écoles ou d'autres moyens qui assurent à leurs enfants cette éducation sans devoir subir, directement ou indirectement, des charges supplémentaires telles qu'elles empêchent en fait l'exercice de cette liberté;
- La liberté pour les personnes de bénéficier de l'assistance religieuse partout où elles se trouvent, notamment dans les lieux publics de soins (cliniques, hôpitaux), dans les casernes militaires et dans les services obligatoires de l'Etat, comme dans les lieux de détention;
- La liberté de ne pas être contraint, au plan personnel, civique ou social, d'accomplir des actes contraires à sa propre foi, ni de recevoir un type d'éducation ou d'adhérer à des groupes ou associations qui ont des principes en opposition avec ses propres convictions religieuses;
- La liberté de ne pas subir, pour des raisons de foi religieuse, des limitations et des discriminations par rapport à d'autres citoyens dans les diverses manifestations de la vie (pour tout ce qui concerne la carrière, qu'il s'agisse d'études, de travail, de profession; participation aux responsabilités civiques et sociales, etc.).

8025Index Table

- b) Sur le plan communautaire, il faut considérer que les confessions religieuses, réunissant les croyants d'une foi déterminée, existent et agissent comme corps sociaux qui s'organisent selon des principes doctrinaux et des fins institutionnelles qui leur sont propres.
L'Eglise, comme telle, et les communautés confessionnelles en général ont besoin, pour leur vie et pour la poursuite de leurs propres fins, de jouir de libertés déterminées parmi lesquelles il faut citer en particulier:
- La liberté d'avoir sa propre hiérarchie interne ou ses ministres correspondants librement choisis par elles, d'après leurs normes constitutionnelles;
- La liberté, pour les responsables de communautés religieuses - notamment dans l'Eglise catholique pour les évêques et les autres supérieurs ecclésiastiques - d'exercer librement leur propre ministère, de conférer les ordinations sacrées aux prêtres ou ministres, de nommer aux charges ecclésiastiques, de communiquer et d'avoir des contacts avec ceux qui adhèrent à leur confession religieuse;
- La liberté d'avoir ses propres instituts de formation religieuse et d'études théologiques, dans lesquels puissent être librement accueillis les candidats au sacerdoce et à la consécration religieuse;
- La liberté de recevoir et de publier des livres religieux touchant la foi et le culte et d'en faire librement usage;
- La liberté d'annoncer et de communiquer l'enseignement de la foi par la parole et par l'écrit, même en dehors des lieux de culte, et de faire connaître la doctrine morale concernant les activités humaines et l'organisation sociale: ceci en conformité avec l'engagement contenu dans l'Acte final d'Helsinki de faciliter la diffusion de l'information, de la culture et des échanges de connaissances et d'expériences dans le domaine de l'éducation, et qui correspond en outre, dans le domaine religieux, à la mission évangélisatrice de l'Eglise;
- La liberté d'utiliser dans le même but des moyens de communication sociale (presse, radio, télévision);
- La liberté d'accomplir des activités d'éducation, de bienfaisance, d'assistance qui permettent de mettre en pratique le précepte religieux de l'amour envers ses frères, spécialement envers ceux qui sont le plus dans le besoin.

8026Index Table

En outre:
- Pour tout ce qui concerne les communautés religieuses qui, comme l'Eglise catholique, ont une autorité suprême possédant au plan universel, comme le prescrit leur foi, la responsabilité d'assurer, par le magistère et la juridiction, l'unité de la communion qui lie tous les pasteurs et les croyants dans la même confession; la liberté d'avoir des rapports réciproques de communication entre cette autorité et les pasteurs et les communautés religieuses locales, la liberté de diffuser les actes et les textes du magistère (encycliques, instructions...);
- Au plan international, la liberté d'échanges de communication, de coopération, de solidarité de caractère religieux, avec notamment la possibilité de rencontres et de réunions de caractère multinational ou universel;
- Au plan international également, la liberté d'échanger, entre les communautés religieuses, des informations et des contributions de caractère théologique ou religieux.

8027Index Table

Un droit primaire et inaliénable

5. La liberté de conscience et de religion, avec les éléments concrets indiqués ci-dessus, est, comme on l'a dit, un droit primaire et inaliénable de la personne; bien plus, dans la mesure où elle atteint la sphère la plus intime de l'esprit, on peut même dire qu'elle soutient la raison d'être, intimement ancrée dans chaque personne, des autres libertés. Naturellement, une telle liberté ne peut être exercée que d'une façon responsable, c'est-à-dire en accord avec les principes éthiques et en respectant l'égalité et la justice, celles-ci pouvant être renforcées par le dialogue déjà mentionné avec les institutions qui, par leur nature, servent la vie religieuse.

8028Index Table

6. L'Eglise catholique - qui n'est pas limitée à un territoire déterminé et n'a pas de frontières, mais comprend des hommes et des femmes répandus dans toutes les régions de la terre - sait, par une expérience multiséculaire, que la suppression, la violation ou les limitations de la liberté religieuse ont provoqué des souffrances et des amertumes, des épreuves morales et matérielles et qu'aujourd'hui même il y a des millions de personnes qui en souffrent; au contraire, sa reconnaissance, sa garantie et son respect apportent la sérénité aux personnes et la paix à la communauté sociale, et elles constituent un facteur non négligeable pour renforcer la cohésion morale d'un pays, pour accroître le bien commun du peuple et pour enrichir dans un climat de confiance la coopération entre les différentes nations.
En outre, une saine application du principe de la liberté religieuse servira aussi à favoriser la formation de citoyens qui, dans la pleine reconnaissance de l'ordre moral, "sachent obéir à l'autorité légitime et aient à coeur la liberté authentique; des hommes qui, à la lumière de la vérité, portent sur les choses un jugement personnel, agissent en esprit de responsabilité et aspirent à tout ce qui est vrai et juste, en collaborant volontiers avec d'autres" DH 8.
La liberté religieuse bien comprise servira par ailleurs à assurer l'ordre et le bien commun de chaque pays, de chaque société, puisque les hommes, lorsqu'ils se sentent protégés dans leurs droits fondamentaux, sont mieux disposés à se consacrer au travail pour le bien commun.
Le respect de ce principe de la liberté religieuse servira encore au renforcement de la paix internationale qui, comme on peut le lire dans le discours aux Nations Unies déjà cité, est au contraire menacée par n'importe quelle violation des droits de l'homme, en particulier par l'injuste distribution des biens matériels et par la violation des droits objectifs de l'esprit, de la conscience humaine, de la créativité humaine, y compris la relation de l'homme avec Dieu. Seule la plénitude des droits garantis effectivement à tout homme, sans discrimination, peut assurer la paix jusque dans ses fondements.

8029Index Table

7. Dans cette perspective, le Saint-Siège, par l'exposé qui précède, entend rendre service à la cause de la paix en souhaitant que cela contribue à l'amélioration d'un secteur si significatif de la vie humaine et sociale et, par contrecoup, de la vie internationale.
Est-il besoin de dire que le Siège apostolique n'a aucunement l'idée ni l'intention de manquer d'égards envers les prérogatives souveraines des Etats? Au contraire, l'Eglise éprouve une profonde sollicitude pour la dignité et pour les droits de chacune des nations, au bien desquelles elle désire contribuer et s'engage à contribuer.
Le Saint-Siège veut ainsi inviter à la réflexion, afin que les autorités civiles responsables des divers pays voient dans quelle mesure les considérations exposées ci-dessus doivent faire l'objet d'un sérieux examen. Si la réflexion peut porter à reconnaître la possibilité d'une amélioration de la situation actuelle, le Saint-Siège se déclare tout disponible, avec un esprit ouvert et sincère, à entamer dans ce but un dialogue fructueux.

Du Vatican, le 1er septembre 1980.


8100Index Table

1981 Sauvegarder les valeurs du mariage


24 / 01 / 1981

SAUVEGARDER LES VALEURS DU MARIAGE

Le 24 Janvier Jean Paul II a reçu en audience le tribunal de la Sacrée Rote romaine auquel, après un discours d'hommage de son doyen, Mgr Heinrich EWERS, il a répondu par l'allocution ci-après, où il a notamment souligné le problème posé par certains tribunaux ecclésiastiques qui ont multiplié les sentences de nullité de mariage.

Monsieur le Doyen, Chers prélats et officiaux de la sacrée Rote romaine.

1.- Je suis heureux de pouvoir vous rencontrer aujourd'hui, à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle année judiciaire de ce tribunal. Je remercie vivement votre doyen des nobles paroles qu'il m'a adressées et des sages propositions qu'il a formulées touchant les méthodes de travail. Je vous salue tous avec une affection paternelle, tout en vous exprimant ma sincère estime pour votre travail, si délicat et pourtant si nécessaire qui est une partie intégrante et qualifiée de la mission pastorale de l'Eglise.
La compétence spécifique de la Sacrée Rote romaine dans les causes matrimoniales touche de très près le sujet si actuel de l famille qui a fait l'objet de l'étude du récent Synode des évêques. Eh bien, c'est de la protection juridique de la famille dans l'activité judiciaire des tribunaux ecclésiastiques que je voudrais maintenant vous entretenir.

2. - Avec un profond sens évangélique, le Concile oecuménique Vatican II nous a habitués à regarder l'homme pour le connaître dans tous ses problèmes et l'aider à résoudre les questions existentielles qu'il se pose, à la lumière de la vérité que le Christ nous a révélée et avec l'aide de la grâce que nous offrent les divins mystères du salut.
Parmi les problèmes qui préoccupent le plus le coeur de l'homme et donc le cadre humain, qu'il soit familial ou social, dans lequel il vit et agit, figure de façon prééminente et inéluctable celui de l'amour conjugal qui lie deux êtres humains, distincts par le sexe, en constituant une communauté de vie et d'amour, autrement dit en les unissant dans le mariage.
Du mariage naît la famille, " lieu de rencontre - souligne le Concile- de plusieurs générations qui s'aident mutuellement à acquérir une sagesse humaine plus étendue et à harmoniser les droits des personnes avec les autres exigences de la vie sociale ". Et c'est ainsi que la famille " constitue le fondement de la société ". En vérité, ajoute le Concile, " la santé de la personne et de la société, tant humaine que chrétienne, est étroitement liée à la prospérité de la communauté conjugale et familiale ". Mais avec le Concile lui- même, nous devons reconnaître que " la dignité de cette institution ne brille pas partout du même éclat puisqu'elle est ternie par la polygamie, l'épidémie du divorce, l'amour soi disant libre ou d'autres déformations. De plus, l'amour conjugal est trop souvent déformé par l'égoïsme, l'hédonisme et par des pratiques illicites entravant la génération " GS 47

Pourtant, en dépit des graves difficultés que, parfois avec violence, provoquent les profondes transformations de la société actuelle, l'institution matrimoniale continu de manifester sa valeur irremplaçable et la famille reste une " école d'enrichissement humain " GS 52.
Face aux maux si graves qui frappent aujourd'hui presque partout ce grand bien qu'est la famille, il a été également suggéré d'élaborer une Charte des droits de la famille, universellement reconnue, dans le but d'assurer à cette institution une juste protection, dans l'intérêt même de la société tout entière.

8101Index Table

L'apport du christianisme.

3. - L'Eglise, de son côté et dans le cadre de sa compétence a toujours cherché à protéger la famille, y compris par le moyen d'une législation appropriée, sans compter qu'elle l'a favorisée et aidée par diverses initiatives pastorales.
J'ai déjà cité le récent Synode des évêques. Mais il est bien connu que, dès le début de son magistère, l'Eglise, fortifiée par la parole de l'Evangile Mt 19,5 Mt 5,32, a toujours enseigné et explicitement confirmé le précepte de Jésus sur l'unité et l'indissolubilité du mariage, précepte sans lequel il ne saurait jamais y avoir de famille solide, saine et vraie cellule vitale de la société. Contre la pratique gréco-romaine et judaïque qui facilitait assez largement le divorce, l'apôtre Paul déclarait déjà: " A ceux qui sont mariés, j'ordonne, non pas moi mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de son mari (... ) et que le mari ne répudie pas sa femme ". 1Co 7,10-11. Puis ce fut la prédication des Pères de l'Eglise qui, face à la multiplication des divorces, affirmèrent avec insistance que le mariage, de par la volonté divine, est indissoluble.
Le respect des lois voulues par Dieu pour la rencontre de l'homme et de la femme et pour la stabilité de leur union a dont été l'élément nouveau que le christianisme a introduit dans l'institution matrimoniale. Vatican II dira à ce propos: "La communauté profonde de vie et d'amour que forme le couple a été fondée et dotée de ses lois propres par le Créateur; elle est établie sur l'alliance des conjoints, c'est-à-dire sur leur consentement personnel irrévocable. Une institution que la loi divine confirme, naît ainsi au regard même de la société de l'acte humain par lequel les époux se donnent et se reçoivent mutuellement " GS 48.
Cette doctrine a guidé dès le début la pastorale, la conduite des époux chrétiens, l'éthique matrimoniale et la discipline juridique. Et l'action catéchétique et pastorale de l'Eglise soutenue et valorisée par le témoignage des familles chrétiennes, a introduit des modifications jusque dans la législation romaine qui, avec Justinien, n'admit plus le divorce sine causa et accueillit progressivement l'institution matrimoniale chrétienne. Ce fut une grande conquête pour la société, car l'Eglise, ayant redonné leur dignité à la femme et au mariage, par le moyen de la famille, a contribué à sauver le meilleur de la culture gréco-romaine.

8102Index Table

Le laxisme dans les sentences de nullité matrimoniale

4.- Dans le contexte social actuel, l'Eglise est de nouveau confrontée à la tâche de poursuivre l'effort des origines dur le plan de la doctrine et de la pastorale, de la conduite et de la pratique, du législatif et du judiciaire.
Le bien de la personne humaine et de la famille, dans laquelle l'individu réalise pour une bonne part sa dignité ainsi que le bien de la société elle-même, exigent que l'Eglise, aujourd'hui plus encore que dans le récent passé, entoure d'une particulière protection l'institution matrimoniale et familiale.
L'effort pastoral, demandé également par le dernier Synode des évêques, pourrait s'avérer pratiquement vain s'il n'était accompagné d'une action législative et judiciaire correspondante. Pour le réconfort de tous les pasteurs, nous pouvons dire que la nouvelle codification canonique prévoit de traduire, par le moyen de sages normes juridiques, tout ce qu'a déclaré le dernier Concile oecuménique en faveur du mariage et de la famille. L'intervention faite au cours du récent Synode des évêques sur l'augmentation alarmante des causes matrimoniales dans les tribunaux ecclésiastiques sera sans nul doute prise en compte dans les séances de révision du Code de droit canonique. Il est également certain que les pasteurs, y compris par leurs réponses aux demandes pressantes du Synode, sauront, dans un engagement pastoral accru, favoriser la préparation appropriée des futurs époux à la célébration du mariage. La stabilité du lien conjugal et l'heureux maintien de la communauté familiale dépendent en effet pour une bonne part de la préparation des fiancés à leur union. Mais il est tout aussi vrai que la préparation elle- même au mariage serait influencée de façon négative par les déclarations ou sentences de nullité matrimoniale si celles-ci étaient obtenues avec trop de facilité. Si aux maux du divorce venait s'ajouter celui de rendre moins sérieuse et moins lourde d'engagement une célébration du mariage qui a déjà perdu auprès de bien des jeunes l'estime qui lui est due, il serait à craindre qu'ils regardent dans la même perspective existentielle et psychologique les sentences de déclaration en nullité matrimoniale, au cas où celles-ci viendraient à se multiplier de manière facile et hâtive. Mon vénéré prédécesseur Pie XII lançait cet avertissement: " Le juge ecclésiastique ne doit pas se prononcer trop facilement sur la nullité du mariage, mais plutôt s'efforcer avant tout de valider ce qui a été contracté invalidement, surtout lorsque les circonstances du cas particulier le conseillent. " Pour expliquer cette mise en garde, il avait déclaré quelques lignes plus haut: " En ce qui concerne les déclarations de nullité des mariages, personne n'ignore que l'Eglise ne soit, sur ce point, très réservée et bien éloignée de les favoriser. De fait, si la tranquillité, la stabilité et la sécurité de la société humaine en général exigent que les contrats ne soient pas à la légère proclamés nuls, a fortiori, cela vaut-il pour un contrat d'une importance telle que le mariage, dont la solidité et la stabilité sont requises pour le bien commun de la société humaine et pour le bien privé des époux et des enfants, et dont la dignité de sacrement interdit que ce qui est sacré et sacramentel ne soit avec légèreté exposé au danger d'être profané. 1941 . Par son travail sage et prudent de vigilance, le Tribunal suprême de la Signature apostolique s'emploie louablement à conjurer ce danger. Tout aussi précieuse m'apparaît l'action judiciaire du tribunal de la Sacrée Rote romaine. A la vigilance du premier et à la saine jurisprudence du second doit correspondre l'activité également saine et responsable des tribunaux inférieurs.

8103Index Table

Le rôle des tribunaux ecclésiastiques

5.- A la nécessaire protection de la famille contribuent dans une grande mesure l'attention et la prompte disponibilité des tribunaux diocésains et régionaux à suivre les directives du Saint-Siège, la constant jurisprudence de la Rote et l'application fidèle des normes déjà codifiées ayant trait soit au fond soit au procès, sans recourir à des innovations présumées ou probables, à des interprétations sans correspondant objectif dans la norme canonique et non soutenues par une jurisprudence qualifiée quelconque. Est en effet téméraire toute innovation du droit, qu'il s'agisse du fond ou du procès, qui ne trouve aucune correspondance dans la jurisprudence et la pratique des tribunaux et des dicastères du Saint-Siège. Nous devons nous persuader qu'un examen serein, attentif, réfléchi, complet et exhaustif des causes matrimoniales exige la pleine conformité avec la droite doctrine de l'Eglise, avec le droit canonique et avec la saine jurisprudence canonique, telle qu'elle s'est élaborée surtout grâce à l'apport de la Sacrée Rote romaine. Comme le disait déjà Paul VI, tout cela apparaît comme " un moyen de sagesse ", " comme une voie de circulation, dont l'axe est précisément la recherche de la vérité objective et dont le point d'arrivée est la correcte administration de la justice " 1978 .
Dans cette recherche, tous les membres du tribunal ecclésiastique - chacun dans le respect de son rôle et de celui d'autrui - doivent apporter une attention particulière, constant et consciencieuse à la formation d'un libre et valide consentement matrimonial, un attention qui doit toujours aller de pair avec le souci, pareillement constant et consciencieux, de la protection du sacrement de mariage. A l'acquisition de la connaissance de la vérité, c'est-à-dire de l'existence du lien matrimonial validement contracté ou de son inexistence, contribuent à la fois l'attention aux problèmes de la personne et l'attention aux lois qui, de par le droit naturel ou divin ou de par le droit positif de l'Eglise, sont sous-jacents à la célébration valide du mariage et à la stabilité du mariage. La justice canonique que, pour reprendre la belle expression de saint Grégoire le Grand, nous appelons de manière plus significative la justice sacerdotale, naît de l'ensemble de toutes les preuves du procès, soupesées en conscience à la lumière de la doctrine et du droit de l'Eglise et avec le soutien de la jurisprudence la plus qualifiée. Cela est exigé par le bien de la famille, sans oublier que toute protection de la famille légitime est toujours en faveur de la personne. Par contre, la préoccupation unilatérale en faveur de l'individu peut se traduire par un dommage pour la personne humaine elle- même, et de plus, porte tort au mariage et à la famille, qui sont des biens de la personne et de la société. C'est dans ces perspectives que s'ordonnent les dispositions du code en vigueur concernant le mariage.

8104Index Table

6 .- Le message du Synode aux familles chrétiennes a souligné le grand bien que la famille, surtout la famille chrétienne, constitue et réalise pour la personne humaine. La famille " aide ses membres à entrer activement dans l'histoire du salut et à devenir des signes vivants du plan d'amour de Dieu sur le monde "(n. 8).L'activité judiciaire elle aussi, pour être une activité de l'Eglise, doit avoir présente devant les yeux cette réalité - non seulement naturelle, mais aussi surnaturelle - du mariage et de la famille qui tire son origine du mariage. La nature et la grâce nous révèlent, encore que selon des manières et des mesures diverses, un projet divin sur le mariage et la famille, un projet qui est toujours pris en charge, protégé et favorisé, selon les tâches propres, à chaque activité dans l'Eglise, de manière qu'il soit, accueilli le plus largement possible par la société humaine.
En conséquence, l'Eglise , y compris par son droit et par l'exercice de la potestas judicialis, peut et doit sauvegarder les valeurs du mariage et de la famille, pour promouvoir l'homme et valoriser sa dignité.
L'activité judiciaire des tribunaux ecclésiastiques matrimoniaux, tout comme l'activité législative, devra aider la personne humaine à rechercher la vérité objective et donc à affirmer cette vérité, afin que la personne elle-même puisse être en mesure de connaître, de vivre et réaliser le projet d'amour que Dieu lui a assigné.
L'invitation que Vatican II a adressée à tous, en particulier à ceux qui " exercent une influence sur les communautés et les groupes sociaux ", engage donc la responsabilité des ministres des tribunaux ecclésiastiques pour les causes matrimoniales, afin qu'eux aussi, en servant bien la vérité et en administrant correctement la justice, collaborent " au bien du mariage et de la famille ". GS 52.

7.-Je vous adresse donc à vous-même, Monsieur le Doyen, ainsi qu'aux prélats auditeurs et aux officiaux de la Sacrée Rote romaine, mes voeux de travail serein et fécond, accompli à la lumière des considérations que je vous ai faites aujourd'hui.
Tout en vous redisant avec joie mon estime pour la précieuse et infatigable activité de ce tribunal, je vous accorde à tous du fond du coeur une bénédiction apostolique particulière, gage de la divine assistance et signe de ma constante bienveillance.


8200Index Table


A la Rote 1939-2009 8020