2007 Spe Salvi 28


28 Mais maintenant se pose la question: de cette façon ne sommes-nous pas, peut-être, retombés de nouveau dans l'individualisme du salut? Dans l'espérance seulement pour moi, qui justement n'est pas une véritable espérance, pourquoi oublie-t-elle et néglige-t-elle les autres? Non. La relation avec Dieu s'établit par la communion avec Jésus – seuls et avec nos seules possibilités nous n'y arrivons pas. La relation avec Jésus, cependant, est une relation avec Celui qui s'est donné lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1Tm 2,6). Le fait d'être en communion avec Jésus Christ nous implique dans son être « pour tous », il en fait notre façon d'être. Il nous engage pour les autres, mais c'est seulement dans la communion avec Lui qu'il nous devient possible d'être vraiment pour les autres, pour l'ensemble. Je voudrais, dans ce contexte, citer le grand docteur grec de l'Église, saint Maxime le Confesseur (mort en 662), qui tout d'abord exhorte à ne rien placer avant la connaissance et l'amour de Dieu, mais qui ensuite arrive aussitôt à des applications très pratiques: « Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à chacun ce dont il a besoin ». 19 De l'amour envers Dieu découle la participation à la justice et à la bonté de Dieu envers autrui; aimer Dieu demande la liberté intérieure face à toute possession et à toutes les choses matérielles: l'amour de Dieu se révèle dans la responsabilité envers autrui. 20 Nous pouvons observer de façon touchante la même relation entre amour de Dieu et responsabilité envers les hommes dans la vie de saint Augustin. Après sa conversion à la foi chrétienne, avec quelques amis aux idées semblables, il voulait mener une vie qui fût totalement consacrée à la parole de Dieu et aux choses éternelles. Il voulait réaliser par des valeurs chrétiennes l'idéal de la vie contemplative exprimé dans la grande philosophie grecque, choisissant de cette façon « la meilleure part » (cf. Lc 10,42). Mais les choses en allèrent autrement. Alors qu'il participait à la messe dominicale dans la ville portuaire d'Hippone, il fut appelé hors de la foule par l'Évêque et contraint à se laisser ordonner pour l'exercice du ministère sacerdotal dans cette ville. Jetant un regard rétrospectif sur ce moment il écrit dans ses Confessions: « Atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère, j'avais, en mon cour, agité et ourdi le projet de fuir dans la solitude: mais tu m'en as empêché, et tu m'as fortifié par ces paroles: "Le Christ est mort pour tous afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux" (2Co 5,15) ».21 Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signifie se laisser associer à son « être pour ».

19 Chapitres sur la charité, Centurie 1CH 1, PG 90, 965: SCh 9, Paris (1943), p. 73.
20 Cf. ibid.: PG 90, 962-966: SCh 9 (1943) , pp. 69-75
21 Confessions X, 43, 70: CSEL 33, 279: Œuvres, Paris (1998), p. 1028.


29 Pour Augustin, cela signifiait une vie totalement nouvelle. Une fois, il décrivit ainsi son quotidien: « Corriger les indisciplinés, conforter les pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les opposants, se garder des mauvais, instruire les ignorants, stimuler les négligents, freiner les querelleurs, modérer les ambitieux, encourager les découragés, pacifier les adversaires, aider les personnes dans le besoin, libérer les opprimés, montrer son approbation aux bons, tolérer les mauvais et [hélas] aimer tout le monde ». 22 « C'est l'Évangile qui m'effraie » 23 – cette crainte salutaire qui nous empêche de vivre pour nous-mêmes et qui nous pousse à transmettre notre commune espérance. De fait, c'était bien l'intention d'Augustin: dans la situation difficile de l'empire romain, qui menaçait aussi l'Afrique romaine et qui, à la fin de la vie d'Augustin, la détruisit tout à fait, transmettre une espérance – l'espérance qui lui venait de la foi et qui, en totale contradiction avec son tempérament introverti, le rendit capable de participer de façon résolue et avec toutes ses forces à l'édification de la cité. Dans le même chapitre des Confessions, où nous venons de voir le motif décisif de son engagement « pour tous », il écrit: Le Christ « intercède pour nous, sans lui c'est le désespoir. Elles sont nombreuses, ces langueurs, et si fortes! Nombreuses et fortes, mais ton remède est plus grand. En croyant que ton Verbe était beaucoup trop loin de s'unir à l'homme, nous aurions bien pu désespérer de nous, s'il ne s'était fait chair, habitant parmi nous ». 24 En raison de son espérance, Augustin s'est dépensé pour les gens simples et pour sa ville – il a renoncé à sa noblesse spirituelle et il a prêché et agi de façon simple pour les gens simples.

22 Sermon 340, 3: PL 38, 1484; cf. Frederik Van der Meer, Saint Augustin, Pasteur d'âmes, Colmar-Paris (1959) , pp. 407-408
23 Sermon 339, 4: PL 38, 1481.
24 Confessions X, 43, 69: Œuvres, Paris (1998), p. 1027.


30 Résumons ce que nous avons découvert jusqu'à présent au cours de nos réflexions. Tout au long des jours, l'homme a de nombreuses espérances – les plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses périodes de sa vie. Parfois il peut sembler qu'une de ces espérances le satisfasse totalement et qu'il n'ait pas besoin d'autres espérances. Dans sa jeunesse, ce peut être l'espérance d'un grand amour qui le comble; l'espérance d'une certaine position dans sa profession, de tel ou tel succès déterminant pour le reste de la vie. Cependant, quand ces espérances se réalisent, il apparaît clairement qu'en réalité ce n'était pas la totalité. Il paraît évident que l'homme a besoin d'une espérance qui va au-delà. Il paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d'infini, quelque chose qui sera toujours plus que ce qu'il ne peut jamais atteindre. En ce sens, les temps modernes ont fait grandir l'espérance de l'instauration d'un monde parfait qui, grâce aux connaissances de la science et à une politique scientifiquement fondée, semblait être devenue réalisable. Ainsi l'espérance biblique du règne de Dieu a été remplacée par l'espérance du règne de l'homme, par l'espérance d'un monde meilleur qui serait le véritable « règne de Dieu ». Cela semblait finalement l'espérance, grande et réaliste, dont l'homme avait besoin. Elle était en mesure de mobiliser – pour un certain temps – toutes les énergies de l'homme; ce grand objectif semblait mériter tous les engagements. Mais au cours du temps il parut clair que cette espérance s'éloignait toujours plus. On se rendit compte avant tout que c'était peut-être une espérance pour les hommes d'après-demain, mais non une espérance pour moi. Et bien que le « pour tous » fasse partie de la grande espérance – je ne puis en effet devenir heureux contre les autres et sans eux – il reste vrai qu'une espérance qui ne me concerne pas personnellement n'est pas non plus une véritable espérance. Et il est devenu évident qu'il s'agissait d'une espérance contre la liberté, parce que la situation des choses humaines dépend pour chaque génération, de manière renouvelée, de la libre décision des hommes qui la composent. Si, en raison des conditions et des structures, cette liberté leur était enlevée, le monde, en définitive, ne serait pas bon, parce qu'un monde sans liberté n'est en rien un monde bon. Ainsi, bien qu'un engagement continu pour l'amélioration du monde soit nécessaire, le monde meilleur de demain ne peut être le contenu spécifique et suffisant de notre espérance. Et toujours à ce propos se pose la question: Quand le monde est-il « meilleur »? Qu'est ce qui le rend bon? Selon quel critère peut-on évaluer le fait qu'il soit bon? Et par quels chemins peut-on parvenir à cette « bonté »?


31 Ou encore: nous avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul, qui embrasse l'univers et qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls, nous ne pouvons atteindre. Précisément, le fait d'être gratifié d'un don fait partie de l'espérance. Dieu est le fondement de l'espérance – non pas n'importe quel dieu, mais le Dieu qui possède un visage humain et qui nous a aimés jusqu'au bout – chacun individuellement et l'humanité tout entière. Son Règne n'est pas un au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se réalise jamais; son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec sobriété jour après jour, sans perdre l'élan de l'espérance, dans un monde qui, par nature, est imparfait. Et, en même temps, son amour est pour nous la garantie qu'existe ce que nous pressentons vaguement et que, cependant, nous attendons au plus profond de nous-mêmes: la vie qui est « vraiment » vie. Cherchons maintenant à concrétiser cette idée dans une dernière partie, en portant notre attention sur quelques « lieux » d'apprentissage pratique et d'exercice de l'espérance.


« Lieux » d'apprentissage et d'exercice de l'espérance


I. La prière comme école de l'espérance

32 Un premier lieu essentiel d'apprentissage de l'espérance est la prière. Si personne ne m'écoute plus, Dieu m'écoute encore. Si je ne peux plus parler avec personne, si je ne peux plus invoquer personne – je peux toujours parler à Dieu. S'il n'y a plus personne qui peut m'aider – là où il s'agit d'une nécessité ou d'une attente qui dépasse la capacité humaine d'espérer, Lui peut m'aider. 25 Si je suis relégué dans une extrême solitude...; celui qui prie n'est jamais totalement seul. De ses treize années de prison, dont neuf en isolement, l'inoubliable Cardinal Nguyên Van Thuan nous a laissé un précieux petit livre: Prières d'espérance. Durant treize années de prison, dans une situation de désespoir apparemment total, l'écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler, deviennent pour lui une force croissante d'espérance qui, après sa libération, lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier, un témoin de l'espérance – de la grande espérance qui ne passe pas, même dans les nuits de la solitude.

25 Cf. Catéchisme de l'Église catholique CEC 2657


33 De façon très belle, Augustin a illustré la relation profonde entre prière et espérance dans une homélie sur la Première lettre de Jean. Il définit la prière comme un exercice du désir. L'homme a été créé pour une grande réalité – pour Dieu lui-même, pour être rempli de Lui. Mais son cœur est trop étroit pour la grande réalité qui lui est assignée. Il doit être élargi. « C'est ainsi que Dieu, en faisant attendre, élargit le désir; en faisant désirer, il élargit l'âme; en l'élargissant, il augmente sa capacité de recevoir ». Augustin renvoie à saint Paul qui dit lui-même qu'il vit tendu vers les choses qui doivent venir (cf. Ph 3,13). Puis il utilise une très belle image pour décrire ce processus d'élargissement et de préparation du cœur humain. « Suppose que Dieu veut te remplir de miel [symbole de la tendresse de Dieu et de sa bonté]: si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel? » Le vase, c'est-à-dire le cœur, doit d'abord être élargi et ensuite nettoyé: libéré du vinaigre et de sa saveur. Cela requiert de l'effort, coûte de la souffrance, mais c'est seulement ainsi que se réalise l'adaptation à ce à quoi nous sommes destinés. 26 Même si Augustin ne parle directement que de la réceptivité pour Dieu, il semble toutefois clair que dans cet effort, par lequel il se libère du vinaigre et de la saveur du vinaigre, l'homme ne devient pas libre seulement pour Dieu, mais il s'ouvre aussi aux autres. En effet, c'est uniquement en devenant fils de Dieu, que nous pouvons être avec notre Père commun. Prier ne signifie pas sortir de l'histoire et se retirer dans l'espace privé de son propre bonheur. La façon juste de prier est un processus de purification intérieure qui nous rend capables de Dieu et de la sorte capables aussi des hommes. Dans la prière, l'homme doit apprendre ce qu'il peut vraiment demander à Dieu – ce qui est aussi digne de Dieu. Il doit apprendre qu'on ne peut pas prier contre autrui. Il doit apprendre qu'on ne peut pas demander des choses superficielles et commodes que l'on désire dans l'instant – la fausse petite espérance qui le conduit loin de Dieu. Il doit purifier ses désirs et ses espérances. Il doit se libérer des mensonges secrets par lesquels il se trompe lui-même: Dieu les scrute, et la confrontation avec Dieu oblige l'homme à les reconnaître lui aussi. « Qui peut discerner ses erreurs? Purifie-moi de celles qui m'échappent », prie le Psalmiste (Ps 18,13 [19], 13). La non-reconnaissance de la faute, l'illusion d'innocence ne me justifient pas et ne me sauvent pas, parce que l'engourdissement de la conscience, l'incapacité de reconnaître le mal comme tel en moi, telle est ma faute. S'il n'y a pas de Dieu, je dois peut-être me réfugier dans de tels mensonges, parce qu'il n'y a personne qui puisse me pardonner, personne qui soit la mesure véritable. Au contraire, la rencontre avec Dieu réveille ma conscience parce qu'elle ne me fournit plus d'auto-justification, qu'elle n'est plus une influence de moi-même et de mes contemporains qui me conditionnent, mais qu'elle devient capacité d'écoute du Bien lui-même.

26 Cf. In 1 Joannis 4, 6: PL 35, 2008s: SCh 75, Paris (1961) , pp. 231-233


34 Afin que la prière développe cette force purificatrice, elle doit, d'une part, être très personnelle, une confrontation de mon moi avec Dieu, avec le Dieu vivant. D'autre part, cependant, elle doit toujours être à nouveau guidée et éclairée par les grandes prières de l'Église et des saints, par la prière liturgique, dans laquelle le Seigneur nous enseigne continuellement à prier de façon juste. Dans son livre d'Exercices spirituels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a raconté comment dans sa vie il y avait eu de longues périodes d'incapacité à prier et comment il s'était accroché aux paroles de la prière de l'Église: au Notre Père, à l'Ave Maria et aux prières de la liturgie. 27 Dans la prière, il doit toujours y avoir une association entre prière publique et prière personnelle. Ainsi nous pouvons parler à Dieu, ainsi Dieu nous parle. De cette façon se réalisent en nous les purifications grâce auxquelles nous devenons capables de Dieu et aptes au service des hommes. Ainsi, nous devenons capables de la grande espérance et nous devenons ministres de l'espérance pour les autres: l'espérance dans le sens chrétien est toujours aussi espérance pour les autres. Et elle est une espérance active, par laquelle nous luttons pour que les choses n'aillent pas vers « une issue perverse ». Elle est aussi une espérance active dans le sens que nous maintenons le monde ouvert à Dieu. C'est seulement dans cette perspective qu'elle demeure également une espérance véritablement humaine.

27 Cf. Témoins de l'espérance, Montrouge, Nouvelle Cité (2000) , pp. 157-159

II. Agir et souffrir comme lieux d'apprentissage de l'espérance

35 Tout agir sérieux et droit de l'homme est espérance en acte. Il l'est avant tout dans le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre nos espérances, les plus petites ou les plus grandes: régler telle ou telle tâche qui pour la suite du chemin de notre vie est importante; par notre engagement, apporter notre contribution afin que le monde devienne un peu plus lumineux et un peu plus humain, et qu'ainsi les portes s'ouvrent sur l'avenir. Mais l'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par l'effondrement dans des affaires de portée historique. Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est effectivement accessible d'une fois sur l'autre ni plus que ce qu'on peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se réduit bien vite à être privée d'espérance. Il est important de savoir ceci: je peux toujours encore espérer, même si apparemment pour ma vie ou pour le moment historique que je suis en train de vivre, je n'ai plus rien à espérer. Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les échecs, ma vie personnelle et l'histoire dans son ensemble sont gardées dans le pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce cas donner encore le courage d'agir et de poursuivre. Assurément, nous ne pouvons pas « construire » le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous construisons demeure toujours le règne de l'homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et justement pour cela il est grand et beau, et il constitue la réponse à l'espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la terminologie classique – « mériter » le ciel grâce à « nos propres œuvres ». Il est toujours plus que ce que nous méritons; il en va de même pour le fait d'être aimé qui n'est jamais une chose « méritée », mais toujours un don. Cependant, avec toute notre conscience de la « plus-value » du « ciel », il n'en reste pas moins toujours vrai que notre agir n'est pas indifférent devant Dieu et qu'il n'est donc pas non plus indifférent pour le déroulement de l'histoire. Nous pouvons nous ouvrir nous-mêmes, ainsi que le monde, à l'entrée de Dieu: de la vérité, de l'amour, du bien. C'est ce qu'ont fait les saints, qui, comme « collaborateurs de Dieu », ont contribué au salut du monde (cf. 1Co 3,9 1Th 3,2). Nous pouvons libérer notre vie et le monde des empoisonnements et des pollutions qui pourraient détruire le présent et l'avenir. Nous pouvons découvrir et tenir propres les sources de la création et ainsi, avec la création qui nous précède comme don, faire ce qui est juste selon ses exigences intrinsèques et sa finalité. Cela garde aussi un sens si, à ce qu'il semble, nous ne réussissons pas ou nous paraissons désarmés face à la puissance de forces hostiles. Ainsi, d'un côté, une espérance pour nous et pour les autres jaillit de notre agir; de l'autre, cependant, c'est la grande espérance appuyée sur les promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mauvais, nous donne courage et oriente notre agir.


36 Comme l'agir, la souffrance fait aussi partie de l'existence humaine. Elle découle, d'une part, de notre finitude et, de l'autre, de la somme de fautes qui, au cours de l'histoire, s'est accumulée et qui encore aujourd'hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout ce qui est possible pour atténuer la souffrance: empêcher, dans la mesure où cela est possible, la souffrance des innocents; calmer les douleurs; aider à surmonter les souffrances psychiques. Autant de devoirs aussi bien de la justice que de l'amour qui rentrent dans les exigences fondamentales de l'existence chrétienne et de toute vie vraiment humaine. Dans la lutte contre la douleur physique, on a réussi à faire de grands progrès; la souffrance des innocents et aussi les souffrances psychiques ont plutôt augmenté au cours des dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour surmonter la souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas dans nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons – est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le réaliser: seul un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire en se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et donc que ce pouvoir qui « enlève le péché du monde » (Jn 1,29) est présent dans le monde. Par la foi dans l'existence de ce pouvoir, l'espérance de la guérison du monde est apparue dans l'histoire. Mais il s'agit précisément d'espérance et non encore d'accomplissement; espérance qui nous donne le courage de nous mettre du côté du bien même là où cela semble sans espérance, avec la certitude que, faisant partie du déroulement de l'histoire comme cela apparaît extérieurement, le pouvoir de la faute demeure aussi dans l'avenir une présence terrible.


37 Revenons à notre thème. Nous pouvons chercher à limiter la souffrance, à lutter contre elle, mais nous ne pouvons pas l'éliminer. Justement là où les hommes, dans une tentative d'éviter toute souffrance, cherchent à se soustraire à tout ce qui pourrait signifier souffrance, là où ils veulent s'épargner la peine et la douleur de la vérité, de l'amour, du bien, ils s'enfoncent dans une existence vide, dans laquelle peut-être n'existe pratiquement plus de souffrance, mais où il y a d'autant plus l'obscure sensation du manque de sens et de la solitude. Ce n'est pas le fait d'esquiver la souffrance, de fuir devant la douleur, qui guérit l'homme, mais la capacité d'accepter les tribulations et de mûrir par elles, d'y trouver un sens par l'union au Christ, qui a souffert avec un amour infini. Dans ce contexte, je voudrais citer quelques phrases d'une lettre du martyr vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857), dans lesquelles devient évidente cette transformation de la souffrance par la force de l'espérance qui provient de la foi. « Moi, Paul, lié de chaînes pour le Christ, je veux vous raconter les tribulations dans lesquelles je suis chaque jour enseveli, afin qu'embrasés de l'amour divin, vous bénissiez avec moi le Seigneur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde (cf. Ps 135,3 [136]). Cette prison est vraiment une vive figure de l'enfer éternel. Aux liens, aux cangues et aux entraves viennent s'ajouter des colères, des vengeances, des malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes mauvais, des serments injustes, des médisances, auxquels se joignent aussi l'ennui et la tristesse. Mais celui qui a déjà délivré les trois enfants des flammes ardentes est aussi demeuré avec moi; il m'a délivré de ces maux et il me les convertit en douceur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde. Par la grâce de Dieu, au milieu de ces supplices qui ont coutume d'attrister les autres, je suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ est avec moi [...]. Comment puis-je vivre, voyant chaque jour les tyrans et leurs satellites infidèles blasphémer ton saint nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins (cf. Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix foulée aux pieds des mécréants. Où est ta gloire? À cette vue, enflammé de ton amour, j'aime mieux mourir et que mes membres soient coupés en morceaux en témoignage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta puissance, délivre-moi et aide-moi, afin que, dans ma faiblesse, ta force se fasse sentir et soit glorifiée devant le monde [...]. En entendant ces choses, vous rendrez, remplis de joie, d'immortelles actions de grâces à Dieu, auteur de tous les dons, et vous le bénirez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde [...]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions votre foi et la mienne: au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va jusqu'au trône de Dieu; c'est l'espérance qui vit toujours en mon cœur ». 28 C'est une lettre de l'enfer. S'y manifeste toute l'horreur d'un camp de concentration, dans lequel, aux tourments de la part des tyrans, s'ajoute le déchaînement du mal dans les victimes elles-mêmes qui, de cette façon, deviennent ensuite des instruments de la cruauté des bourreaux. C'est une lettre de l'enfer, mais en elle se réalise la parole du psaume: « Je gravis les cieux: tu es là; je descends chez les morts: te voici... J'avais dit: “Les ténèbres m'écrasent...”, “...même les ténèbres pour toi ne sont pas ténèbres, et la nuit comme le jour est lumière” » (Ps 138,8-12 [139], voir aussi Ps 22,4 [23]). Le Christ est descendu en « enfer » et ainsi il est proche de celui qui y est jeté, transformant pour lui les ténèbres en lumière. La souffrance, les tourments restent terribles et quasi insupportables. Cependant l'étoile de l'espérance s'est levée – l'ancre du cœur arrive au trône de Dieu. Le mal n'est pas déchaîné dans l'homme, mais la lumière vainc: la souffrance – sans cesser d'être souffrance – devient malgré tout chant de louange.

28 Bréviaire romain, Office des Lectures, 24 novembre.


38 La mesure de l'humanité se détermine essentiellement dans son rapport à la souffrance et à celui qui souffre. Cela vaut pour chacun comme pour la société. Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants et qui n'est pas capable de contribuer, par la compassion, à faire en sorte que la souffrance soit partagée et portée aussi intérieurement est une société cruelle et inhumaine. Cependant, la société ne peut accepter les souffrants et les soutenir dans leur souffrance, si chacun n'est pas lui-même capable de cela et, d'autre part, chacun ne peut accepter la souffrance de l'autre si lui-même personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la souffrance, un chemin de purification et de maturation, un chemin d'espérance. Accepter l'autre qui souffre signifie, en effet, assumer en quelque manière sa souffrance, de façon qu'elle devienne aussi la mienne. Mais parce que maintenant elle est devenue souffrance partagée, dans laquelle il y a la présence d'un autre, cette souffrance est pénétrée par la lumière de l'amour. La parole latine con-solatio, consolation, l'exprime de manière très belle, suggérant un être-avec dans la solitude, qui alors n'est plus solitude. Ou encore la capacité d'accepter la souffrance par amour du bien, de la vérité et de la justice est constitutive de la mesure de l'humanité, parce que si, en définitive, mon bien-être, mon intégrité sont plus importants que la vérité et la justice, alors la domination du plus fort l'emporte; alors règnent la violence et le mensonge. La vérité et la justice doivent être au-dessus de mon confort et de mon intégrité physique, autrement ma vie elle-même devient mensonge. Et enfin, le « oui » à l'amour est aussi source de souffrance, parce que l'amour exige toujours de sortir de mon moi, où je me laisse émonder et blesser. L'amour ne peut nullement exister sans ce renoncement qui m'est aussi douloureux à moi-même, autrement il devient pur égoïsme et, de ce fait, il s'annule lui-même comme tel.


39 Souffrir avec l'autre, pour les autres; souffrir par amour de la vérité et de la justice; souffrir à cause de l'amour et pour devenir une personne qui aime vraiment – ce sont des éléments fondamentaux d'humanité; leur abandon détruirait l'homme lui-même. Mais encore une fois surgit la question: en sommes-nous capables? L'autre est-il suffisamment important pour que je devienne pour lui une personne qui souffre? La vérité est-elle pour moi si importante pour payer la souffrance? La promesse de l'amour est-elle si grande pour justifier le don de moi-même? À la foi chrétienne, dans l'histoire de l'humanité, revient justement ce mérite d'avoir suscité dans l'homme d'une manière nouvelle et à une profondeur nouvelle la capacité de souffrir de la sorte, qui est décisive pour son humanité. La foi chrétienne nous a montré que vérité, justice, amour ne sont pas simplement des idéaux, mais des réalités de très grande densité. Elle nous a montré en effet que Dieu – la Vérité et l'Amour en personne – a voulu souffrir pour nous et avec nous. Bernard de Clairvaux a forgé l'expression merveilleuse: Impassibilis est Deus, sed non incompassibilis, 29 Dieu ne peut pas souffrir, mais il peut compatir. L'homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-même s'est fait homme pour pouvoir compatir avec l'homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu'un qui partage la souffrance et la patience; de là se répand dans toute souffrance la con-solatio; la consolation de l'amour participe de Dieu et ainsi surgit l'étoile de l'espérance. Certainement, dans nos multiples souffrances et épreuves nous avons toujours besoin aussi de nos petites ou de nos grandes espérances – d'une visite bienveillante, de la guérison des blessures internes et externes, de la solution positive d'une crise, et ainsi de suite. Dans les petites épreuves, ces formes d'espérance peuvent aussi être suffisantes. Mais dans les épreuves vraiment lourdes, où je dois faire mienne la décision définitive de placer la vérité avant le bien-être, la carrière, la possession, la certitude de la véritable, de la grande espérance, dont nous avons parlé, devient nécessaire. Pour cela nous avons aussi besoin de témoins, de martyrs, qui se sont totalement donnés, pour qu'ils puissent nous le montrer – jour après jour. Nous en avons besoin pour préférer, même dans les petits choix de la vie quotidienne, le bien à la commodité – sachant que c'est justement ainsi que nous vivons vraiment notre vie. Disons-le encore une fois: la capacité de souffrir par amour de la vérité est la mesure de l'humanité; cependant, cette capacité de souffrir dépend du genre et de la mesure de l'espérance que nous portons en nous et sur laquelle nous construisons. Les saints ont pu parcourir le grand chemin de l'être-homme à la façon dont le Christ l'a parcouru avant nous, parce qu'ils étaient remplis de la grande espérance.

29 Sermons sur le Cantique, Sermon 26, 5: PL 183, 906.


40 Je voudrais encore ajouter une petite annotation qui n'est pas du tout insignifiante pour les événements de chaque jour. La pensée de pouvoir « offrir » les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur attribuant ainsi un sens, était une forme de dévotion, peut-être moins pratiquée aujourd'hui, mais encore très répandue il n'y a pas si longtemps. Dans cette dévotion, il y avait certainement des choses exagérées et peut-être aussi malsaines, mais il faut se demander si quelque chose d'essentiel qui pourrait être une aide n'y était pas contenu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces personnes étaient convaincues de pouvoir insérer dans la grande compassion du Christ leurs petites peines, qui entraient ainsi d'une certaine façon dans le trésor de compassion dont le genre humain a besoin. De cette manière aussi les petits ennuis du quotidien pourraient acquérir un sens et contribuer à l'économie du bien, de l'amour entre les hommes. Peut-être devrions-nous nous demander vraiment si une telle chose ne pourrait pas redevenir une perspective judicieuse pour nous aussi.


III. Le Jugement comme lieu d'apprentissage et d'exercice de l'espérance


41 Dans le grand Credo de l'Église, la partie centrale, qui traite du mystère du Christ à partir de sa naissance éternelle du Père et de sa naissance temporelle de la Vierge Marie pour arriver par la croix et la résurrection jusqu'à son retour, se conclut par les paroles: « Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts ». Déjà dès les tout premiers temps, la perspective du Jugement a influencé les chrétiens jusque dans leur vie quotidienne en tant que critère permettant d'ordonner la vie présente, comme appel à leur conscience et, en même temps, comme espérance dans la justice de Dieu. La foi au Christ n'a jamais seulement regardé en arrière ni jamais seulement vers le haut, mais toujours aussi en avant vers l'heure de la justice que le Seigneur avait annoncée plusieurs fois. Ce regard en avant a conféré au christianisme son importance pour le présent. Dans la structure des édifices sacrés chrétiens, qui voulaient rendre visible l'ampleur historique et cosmique de la foi au Christ, il devint habituel de représenter sur le côté oriental le Seigneur qui revient comme roi – l'image de l'espérance –, sur le côté occidental, par contre, le jugement final comme image de la responsabilité pour notre existence, une représentation qui regardait et accompagnait les fidèles sur le chemin de leur vie quotidienne. Cependant, dans le développement de l'iconographie, on a ensuite donné toujours plus d'importance à l'aspect menaçant et lugubre du Jugement, qui évidemment fascinait les artistes plus que la splendeur de l'espérance, souvent excessivement cachée sous la menace.


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