F. de Sales, Lettres 279

LETTRE DCCXXXVIII, A MADAME LA PRESIDENTE BRULART.

279
La volonté de Dieu donne un grand prix aux moindres actions. Une faut rien aimer trop ardemment, même les vertus.

Annecy, 10 juin 1605.

Madame ma très-chère soeur,

1. me voici dans la disposition de vous écrire; mais je ne sais que dire, sinon que vous marchiez toujours gaiement dans ce chemin tout céleste où Dieu vous a mise. Je le bénirai toute ma vie des grâces qu'il vous a préparées ; préparez-lui aussi de votre côté, en reconnaissance, de grandes résignations, et portez courageusement votre coeur à l'exécution des choses que vous savez qu'il veut de vous, malgré tout ce qui pourrait s'y opposer.

Ne regardez nullement à la substance des choses que vous ferez, mais à l'honneur qu'elles ont, toutes chétives qu'elles peuvent être, d'être voulues de Dieu, d'être dans, l'ordre de sa providence et disposées par sa sagesse; en un mot, étant agréables à Dieu, et reconnues pour telles, à qui doivent-elles être désagréables ?

Soyez attentive, ma très-chère fille, à vous rendre tous les jours plus jure de coeur. Or cette pureté consiste à estimer toutes choses, et à les peser au poids du sanctuaire, qui n'est autre que la volonté de Dieu.

2. N'aimez rien trop ardemment, je vous supplie, pas même les vertus, que l'on perd quelquefois en passant les bornes de la modération. Je ne sais si vous m'entendez, mais je le crois : mon discours regarde vos désirs et votre ardeur.

Ce n'est pas le propre des roses d'être blanches, ce me semble ; car les vermeilles sont plus belles, et de meilleure odeur ; c'est au contraire le propre des lis.

Soyons ce que nous sommes, et soyons-le bien pour faire honneur au maître dont nous sommes l'ouvrage. On se moqua du peintre qui, voulant représenter un cheval, fit un taureau accompli en toutes ses parties : l'ouvrage était beau en lui-même, mais peu honorable à l'ouvrier qui avait un autre dessein, et n'avait bien fait que par hasard.

Soyons ce que Dieu veut, pourvu que nous lui soyons tout dévoués, et ne soyons pas ce que nous voulons contre son intention; car quand nous serions les plus excellentes créatures du ciel, de quoi cela nous servirait-il, si nous ne sommes pas au gré de la volonté de Dieu?



 Peut-être que je dis cela trop souvent ; mais je n'en parlerai pas tant par la suite, parce que notre Seigneur vous a déjà beaucoup fortifiée sur cet article.

Donnez-moi la satisfaction de m'avertir du sujet de vos méditations pour l'année présente. Je serai charmé de le savoir aussi bien que le fruit qu'elles produisent en vous. Réjouissez-vous en notre Seigneur, ma chère soeur, et tenez votre coeur en paix. Je salue monsieur votre mari, et suis éternellement, madame, etc.




LETTRE DCCXXXIX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A MADAME LA PRÉSIDENTE BRULART.

Garnier= 15° lettre
Comment on doit haïr ses imperfections sans se décourager ni se troubler.



Janvier 1606.

Madame ma très-chère mère, votre lettre pleine de termes d'honneur, d'amour et de confiance, me rendrait du tout à vous, si dès longtemps je n'y étais tout dédié: mais, ma très-chère mère, vous m'épargnez un peu trop le nom de fils qui est le nom du coeur pour me donner un nom respectueux qui est bien aussi nom du coeur, mais, non pas du maternel qui est celui de mes délices.

C'est la vérité, ma très-chère mère, que nous eûmes ici une grande assemblée à notre jubilé ; et, ce qui importe, qu'il s'y fit quelque fruit. J'eus dix mille consolations et point de peine, ce me semble. Seulement eussé-je bien désiré avoir l'honneur et le contentement de vous y voir, ma très-chère mère, et vous eussiez reçu l'hommage que sept ou huit de mes frères et soeurs ne vous ont encore point fait en qualité de vos très-humbles enfants et serviteurs ; mais puisqu'il ne se peut d'autre façon, je vous approcherai souvent en esprit, pour, avec vous conjointement, demander à notre Seigneur qu'il lui plaise consoler votre âme de ses bénédictions, la faisant abonder en son saint amour, et en la sacrée humilité et douceur de coeur qui ne soit jamais sans-ce saint amour.

Pour vous parler selon votre conscience, ma très-chère mère, ne vous fâchez point, ni ne vous étonnez point de voir encore vivre en votre âme toutes les imperfections que vous m'avez contées: non, je vous en supplie, ma très^hère mère ; car bien qu'il les faille rejeter et détester pour s'en amender, il ne faut pas s'affliger d'une affliction fâcheuse, mais d'une affliction courageuse et tranquille ; ce qui engendre un propos bien rassis et solide de correction. Ce propos ainsi pris en repos et avec maturité de considérations, nous fera prendre les vrais moyens pour l'exécuter, entre lesquels je confesse que la modération des affections ménagères est grandement utile : je ne dis pas le total abandonnement, mais je dis la modération; car par cette modération nous savons trouver les heures franches pour l'oraison, pour un peu de lecture dévote, pour élever par diverses considérations notre coeur à Dieu, pour reprendre de temps en temps le maintien intérieur et la posture cordiale de la paix, de la douceur et humilité. Mais le grand secret en ceci, c'est d'employer toutes choses. Laissez sept ou huit jours pour bien rasseoir votre âme, et lui faire prendre profondément ses résolutions. Surtout, ma très - chère mère, il faut combattre la haine et le mécontentement envers le prochain, et s'abstenir d'une imperfection insensible, mais grandement nuisible, de laquelle peu de gens s'abstiennent, qui est, que s'il nous arrive de censurer le prochain, ou de nous plaindre de lui, ce qui nous devrait rarement arriver, nous ne finissons jamais, mais recommençons toujours, et répétant nos plaintes et doléances sans fin, qui est signe d'un coeur piqué, et qui n'a pas encore de vraie, charité. Les coeurs forts et puissants ne deuillent que pour des grands sujets, et encore pour ces grands sujets, ne gardent guère le sentiment, au moins avec trouble et empressement. Courage, ma très-chère mère, ces petites années que nous avons encore ici-bas nous seront, Dieu aidant, les meilleures et les plus avantageuses pour l'éternité.

 Cependant je vous donne tous les meilleurs souhaits-que mon âme peut fournir, et les présente à la majesté divine de notre Seigneur, afin qu'il lui plaise vous donner, avec la patience qu'il vous a départie il y a longtemps, le doux et très-humble agrément de vos travaux, que les plus grands Saints ont eu à leur fin ; et que moissonnant beaucoup de mérites célestes en l'arrière-saison de votre âge, vous vous trouviez riche devant la divine face, quand vous la verrez. Croyez, je vous supplie, ma très-chère mère, que mon âme vous aime et honore spécialement, et que les foibles prières que je pourrai contribuer à votre consolation, ne vous seront point épargnées. Aimez-moi bien aussi, ma chère mère ; et pendant votre maladie tenez-vous à l'ombre de la croix, et voyez-y souvent le pauvre Sauveur languissant. Là, les maladies et langueurs sont salutaires et aimables, où Dieu même nous a sauvés par les langueurs. Madame ma chère mère, je suis, etc.



LETTRE DCGXL, A MADAME LA PRÉSIDENTE BRULART.

353
Avis aux femmes mariées sur les devoirs du mariage, les aumônes, la confession, la communion, etc.

(S juin) vers mi-septembre 1606.

Ma très-chère dame et très-aimée soeur,

1. à l'arrivée de M. de Sauzéa, j'ai reçu mille consolations par le récit qu'il m'a fait de tout ce qui se passe de delà, particulièrement pour votre regard. Allez toujours outre, ma chère fille, et ne vous détournez point ni à droite, ni à gauche. Je suis dans une occupation qui me tient la bride si courte, que je ne me puis guère échapper pour vous écrire selon mon souhait, ni à madame notre abbesse. Je répondrai donc brièvement à ce que vous me demandez.

 Communiez assurément, selon le conseil de MM. de Bertille et Galemant, puisque vous vous y sentez inclinée et consolée. Ne vous mettez nullement en peine de l'apparence qu'il y a de quelque irrévérence pour l'exercice de la condition dans laquelle vous êtes; car, ma chère fille, il n'y a nulle irrévérence, mais seulement une apparence. Cet exercice-là n'est nullement déshonnête devant les yeux de Dieu : au contraire, il lui est agréable, il est saint, il est méritoire, au moins pour la partie qui rend le devoir et n'en recherche pas l'acte, mais seulement y condescend pour obéir à celui à qui Dieu a donné l'autorité de se faire obéir pour ce regard.

2. Ma chère fille, il ne faut pas juger des choses selon notre goût, mais selon celui de Dieu : c'est le grand mot. Si nous sommes saints selon notre volonté, nous ne le serons jamais bien ; il faut que nous le soyons selon la volonté de Dieu. Or la volonté de Dieu est que pour l'amour de lui vous fassiez librement ainsi, et que vous aimiez franchement l'exercice de votre état. Je dis que vous l'aimiez et chérissiez, non pour ce qui est extérieur, et qui peut regarder la sensualité en elle-même, mais pour l'intérieur, parce que Dieu l'a ordonné, parce que sous cette vile écorce la sainte volonté de -Dieu s'accomplit.

Mon Dieu ! que nous nous trompons souvent ! Je vous dis encore une fois qu'il ne faut point regarder à la condition extérieure des actions, mais à l'intérieure, c'est-à-dire si Dieu les veut ou ne les veut pas. Les conceptions mondaines se brouillent et se mêlent toujours parmi nos pensées. En la maison d'un prince, ce n'est pas tant d'être souillon de cuisine comme d'être gentilhomme de la chambre ; mais en la maison de Dieu, les souillons et souillardes sont les plus dignes bien souvent, parce que encore qu'ils se souillent, c'est pour l'amour de Dieu, c'est pour sa volonté et son amour; et cette volonté donne le prix à nos actions, non pas à l'extérieur.

Je me confonds souvent en cette considération, me voyant en une condition si excellente au service de Dieu : faut-il que l'action qui est si basse en l'extérieur soit si haute en mérite ? et mes prédications, mes confirmations, si relevées en l'extérieur, soient si basses en mérite pour moi, faute d'amour et de dilection ? J'ai dit ceci de la sorte, afin que vous sachiez que la communion n'est nullement incompatible avec l'obéissance, en quelque sorte d'action qu'on l'exerce. En l'ancienne Eglise on communiait tous les jours, et néanmoins S. Paul ordonne aux mariés qu'ils ne se défraudent point l'un l'autre pour le devoir du mariage (
1Co 7,3-5). Cela soit dit pour une fois, et qu'il vous suffise que c'îst la vraie vérité.

Mais la partie qui recherche pèche-t-elle point si elle sait que l'autre ait communié? Je dis que non, nullement, surtout quand les communions sont fréquentes. Ce que j'ai dit de l'Église primitive en fait foi, et la raison est toute claire. Il y a plus ; c'est que, si la partie communiée recherchait elle-même le jour de sa communion, le péché ne serait que très-véniel et très-léger, à cause d'un peu d'irrévérence qui en reviendrait : mais ne recherchant pas, ains condescendant, c'est grand mérite ; la grâce de la communion s'en accroît, tant s'en faut qu'elle amoindrisse. C'est assez.

3. Pour l'aumône, vous devez savoir si c'est l'intention de M. votre mari que vous en fassiez à proportion de vos facultés et des moyens de votre maison. Et, parce qu'il me semble que vous m'avez dit qu'oui, il n'y a nulle difficulté non-seulement que vous la pouvez, mais que vous la devez faire. Quant à la quantité, cela ne se peut mieux juger que par vous-même ; il faut considérer vos moyens et vos charges, et sur cela proportionner vos aumônes selon les nécessités des pauvres : car, en temps de famine, la maison demeurant sobrement pourvue, il faut être plus libéral à donner; en temps d'abondance, il est moins requis, et plus loisible de beaucoup épargner.

4. Pour écrire la confession, cela est indifférent : mais pour vous, je vous assure que vous n'en avez nul besoin ; car je me ressouviens que vous fîtes exactement et bien la générale, même sans l'avoir écrite : ains plusieurs n'approuvent pas qu'on écrive, c'est-à-dire aiment mieux qu'on s'accuse par coeur.

Les confessions annuelles sont bien bonnes ; car elles nous rappellent à la considération de notre misère, nous font reconnaître si nous avançons ou reculons, et nous font rafraîchir plus vivement nos bons propos : mais il les faut faire sans inquiétude et scrupule, non tant pour être absoute que pour être encouragée ; et n'est pas requis de faire si exactement l'examen, mais seulement de gros en gros. Si vous les pouvez faire de la sorte, je vous les conseille ; si moins, je ne désire point que vous les fassiez.

5. Vous me demandez encore, ma chère soeur, un petit mémorial des vertus plus propres à une femme mariée ; mais de cela je n'en ai pas le loisir : un jour je vous en mettrai quelque chose par écrit, car je désire de tout mon coeur de vous servir ; et bien que je sache que vous ne manquez pas de bons conseils, ayant la communication que vous avez avec tant de saintes et savantes âmes, si est-ce que, puisque vous voulez encore le mien, je vous le dirai.

 Quant à ramener ma soeur, ce ne sera pas sitôt, puisque ma mère l'a laissée à notre madame l'abbesse encore pour cette année. Vous faites trop de faveur à cette petite et vile créature de là désirer auprès de vous; mais ma mère juge que la vie des champs est plus propre pour les filles de ce pays que celle des villes; c'est cela qui lui fit prendre résolution d'en importuner plutôt madame de Chantal que vous ; et, pour moi, je vous tiens pour si amies vous deux, qu'avec laquelle qu'elle soit je croirai qu'elle sera encore avec l'autre.

Quelle consolation de savoir que de plus en plus M. votre mari reçoit de la douceur et suavité de votre société ! C'est là une des vertus des femmes mariées, et celle seule que S. Paul inculque (1Co 7,34 Ep 5,23-24 Tt 2,3-5).

Je vous supplie, ma chère fille, ne me traitez point avec cérémonie; car je suis vôtre tout sincèrement. Notre Seigneur soit à jamais le coeur, l'âme et la vie de nos coeurs ! Amen.



LETTRE DCCXLI, A DEMOISELLE CLEMENT.

368
Difficultés qu'elle éprouve pour être religieuse.

Annecy, 14 décembre 1606.

Mademoiselle,

1. ce m'est toujours bien de la consolation de savoir que votre coeur s'avance en l'amour de notre Seigneur, comme M. de N. m'en a assuré, bien qu'il ne m'en ait parlé qu'en bloc, ne m'ayant particularisé qu'un désir que vous avez d'être religieuse. Le désir est bon, sans doute ; mais il faut que vous ne lui permettiez pas de vous inquiéter, puisque pour le présent vous ne le pouvez pas réduire en effet : si notre Sauveur veut qu'il réussisse, il le procurera par des moyens convenables, qu'il sait, et que nous ne savons pas encore.

Mais cependant, faites bien la besogne qui est devant vos yeux maintenant; c'est-à-dire continuez à faire tout doucement vos exercices spirituels : rendez votre esprit et votre coeur cent fois le jour entre les mains de Dieu, lui recommandant votre travail en toute sincérité : voyez quelles occasions vous rencontrez tous les jours pour servir sa divine Majesté, soit pour votre avancement, soit pour celui du prochain, et les employez fidèlement ; car, voyez-vous, ma fille, vous pouvez beaucoup profiter, si vous aimez bien Dieu et sa gloire.

2. Je sais que l'abandonnement de votre père vous afflige ; mais répétez souvent, et de coeur et de bouche, la parole du prophète : Mon père et ma mère mont délaissé, et le Seigneur m'a élevé à soi (
Ps 26,10). C'est une croix, sans doute, à une fille, que d'être ainsi abandonnée du secours des hommes ; mais c'est une croix très-sainte, et qui est la plus propre pour gagner plus entièrement l'amour de Dieu. Il faut avoir un grand courage en cet heureux amour divin, et une grande confiance sur l'assurance que nous avons que jamais ce céleste Epoux ne manque aux âmes qui espèrent en lui.

Je vous envoie à ce propos une petite croix au milieu de laquelle il y a une sainte Thècle martyre, à la vue de laquelle image vous vous animerez à souffrir beaucoup pour notre Seigneur, Ce n'est pas pour échange de votre beau présent, mais seulement pour souvenance de l'amour affectionné que je porte à votre âme en notre Seigneur, auquel je vous prie de me recommander souvent, comme votre très-assuré et bien humble en notre sainte croix.



LETTRE DCCXLII, A MADAME LA PRÉSIDENTE BRULART.

377
(Tirée du monastère de la Visitation de Saint-Denis.) Il lui recommande l'éducation de sa jeune soeur.

Annecy, 30 janvier 1607.

Madame ma très-chère soeur et fille bien-aimée,

1. je m'en vais vous dire tout ce que je pourrai le plus vitement et brièvement que je saurai, car je n'ai nul loisir, l'homme de M. de Sainte-Claire m'étant arrivé en un temps que je n'ai que ce soir pour écrire, je pense, vingt lettres. Il vous tarde que vous sachiez de mes nouvelles : mais je ne puis penser à quoi il tient que vous n'en ayez plus souvent ; car j'écris à toutes occasions, et mon affection n'en laisse pas écouler une seule, qu'elle ne me violente pour l'employer.

La pauvre madame de Sainte-Claire et son mari m'écrivent combien d'assurances charitables ils reçoivent de vous : je m'en réjouis en Dieu, pour l'amour duquel je vous les ai recommandés, et vous le servez.

M. votre bon père m'écrit qu'afin que ma petite soeur n'oublie les exercices de dévotion, vous et madame de Vilers lui en faites des répétitions et la conduisez : là-dessus, je lui dis deux ou trois mots de joie, afin qu'il lui plaise de le permettre ; que s'il vous la remet pour l'avoir près de vous, je n'en serai que plus aise, puisqu'elle ne sera pas moins auprès de lui, et sera plus près de vous et de mademoiselle votre fille (
357 ,4), que je pense ne devoir être guère plus âgée qu'elle. Vous voyez de quelle cérémonie j'use avec vous; car je ne fais rien qu'accepter.

Mais quant à votre fille, l'ai-je jamais vue? Je crois que non, et qu'elle était avec la soeur de M. votre mari en un monastère, pendant que j'étais à Dijon. Mais si je ne l'ai pas vue encore, je la vois en esprit, et l'honore et chéris comme toute mienne, en celui qui m'a rendu tout vôtre et tout sien. Sa lettre ressent a votre coeur, et m'a beaucoup consolé ; si c'est celle-là de laquelle vous me demandiez de la communier, je puis bien dire qu'oui, qu'elle est bien capable.

2. Vous me demandez si vous communierez deux jours l'un après l'autre, quand il arrive de grosses fêtes joignantes au jour ordinaire de votre communion. Je vous avais dit que vous en fissiez selon l'avis de vos confesseurs ; mais puisqu'ils ne sont pas d'accord, je vous dirai, comme j'ai dit à notre madame de Chantal, quand les fêtes seront grandes, nonobstant la communion ordinaire, il ne faut pas laisser de les célébrer par une communion extraordinaire. Car comment pourrons-nous bien célébrer une grande fête sans ce festin ? Ce que je vous renvoyais à vos confesseurs, c'est que je ne sais pas clairement les particularités de votre nécessité. Je sais bien que vous en avez de fort capables-là, et celui des carmélites, et aux jésuites, et celui de votre paroisse.

Cette multitude de pensées qui tracassent votre esprit ne doivent nullement être attaquées; car, quand auriez-vous achevé de les défaire l'une après l'autre? il faut seulement de temps en temps, je veux dire plusieurs et plusieurs fois le jour, les démentir toutes ensemble, et les rejeter en gros, et puis laisser l'ennemi faire tant de fracas qu'il voudra à la porte de votre coeur; car, pourvu qu'il n'entra point, il n'importe. Demeurez donc en paix parmi la guerre, et ne vous troublez point; Dieu est pour vous. Je le supplie qu'il vous rende toute à lui et pour lui. Amen. Je suis sans fin et à jamais, votre, etc.

A Annecy, le 30 janvier 1607.

4. Vous avez raison de vous accuser de la superfluité et excès dont vous usez à toutes les compagnies ; mais apportez-y donc de la modération, et voyez de garder cette règle. : c'est que vous traitiez en sorte, qu'eu égard à votre qualité et de ceux que vous traitez, vous ne fassiez pas comme les moins libéraux et magnifiques de votre condition ni aussi comme les plus magnifiques et libéraux. Je suis enclin à ce vice-là, mais je m'en garde fort exactement : il est vrai que les règles ecclésiastiques m'y servent de loi et de garant.



LETTRE DCCXLIII, A (UNE DE SES SOEURS) LA FEMME DU PRESIDENT BRULART.

397
Eviter les empressements dans la dévotion, et pratiquer les mortifications qui se présentent d'elles-mêmes, de quelque nature qu'elles soient, plutôt que d'en chercher d'autres.

Viuz-en-Sallaz, 20 juillet 1607.

Madame ma très-chère soeur,

1. il ne m'est pas possible de me contenir de vous écrire à toutes sortes d'occasions qui s'en présentent. Ne vous empressez point ; non, croyez-moi, exercez-vous à servir notre Seigneur avec une forte et soigneuse douceur : c'est la vraie méthode de ce service. Ne voulez pas tout faire, mais seulement quelque chose, et sans doute vous ferez beaucoup. Pratiquez les mortifications desquelles le sujet se présente plus souvent à vous ; car c'est une besogne qu'il faut faire la première : après celle-là nous en ferons d'autres. Baisez souvent de coeur les croix que notre Seigneur vous a lui-même mises sur les bras. Ne regardez point si elles sont plus croix, quand elles sont d'un bois vil, abject, puant. C'est grand cas que ceci me revient toujours en l'esprit, et que je ne sais que cette chanson. Sans doute, ma chère soeur, c'est le cantique de l'Agneau (cf.
Ap 5): il est un peu triste, mais il est harmonieux et beau. Mon père, qu'il soit fait, non pas selon que je veux, mais selon que vous voulez (Mt 26,39).

2. Madeleine cherche notre Seigneur en le tenant : elle le demande à lui-même; elle ne le voyait pas en la forme qu'elle voulait ; c'est pourquoi elle ne se contente pas de le voir ainsi, et le cherche pour le trouver autrement; elle le voulait voir en son habit de gloire, et non pas en un vil habit de jardinier ; mais néanmoins enfin elle connut que c'était lui, quand il lui dit : Marie (Jn 20,13-16).

Voyez-vous, ma chère soeur ma fille, c'est notre Seigneur en l'habit de jardinier que vous rencontrez tous les jours çà et là es occurrences des mortifications ordinaires qui se présentent à vous. Vous voudriez bien qu'il vous offrit d'autres plus belles mortifications. O Dieu, les plus belles ne sont pas les meilleures. Croyez-vous pas qu'il vous dit : Marie, Marie ? Non : avant que vous le voyiez en sa gloire, il veut planter dedans votre jardin beaucoup de fleurs petites et basses, mais à son gré : c'est pourquoi il est ainsi vêtu. Qu'à jamais nos coeurs soient unis au sien, et nos volontés à son bon plaisir. Je suis sans fin et sans mesure, madame ma soeur, votre, etc.

Ayez bon courage, ne vous étonnez point : soyons seulement à Dieu, car Dieu est nôtre.



LETTRE DCCXLIV, A UNE DAME,

409
Qui était contrainte, par son service à la cour d'une princesse, de quitter une partie de ses exercices de piété.

Annecy, 27 septembre 1607.

Madame,

1. il n'est nullement besoin de faire des excuses et cérémonies pour m'écrire : car vos lettres me consolent bien fort en notre Seigneur, pour lequel je vous aime sincèrement.

Je vois que vous avez de l'appréhension de vous ranger au château, d'autant que vous serez privée des commodités que vous aviez de servir Dieu par la hantise du collège des Jésuites : je vous en sais vraiment bon gré : mais si faut-il que vous ne perdiez point courage pour cela. Car encore que vous n'aurez pas tant d'aide extérieure, si est-ce que tenant toujours vos désirs et résolutions d'être toute à Dieu, bien vifs et formés en votre âme, le Saint-Esprit vous consolera par une secrète assistance, qui suppléera aux exercices que vous laissez ; puisque vous ne les laissez que pour l'honneur et la gloire de cette même divine bonté.

Je pense que vos communions vous seront permises, car je ne vois pas que cela vous puisse être refusé. Vous pourrez bien avoir une demi-heure chaque jour pour votre oraison mentale, outre la prière d'appareil qui se fait avec Madame : avec cela vous pouvez justement vous contenter, et suppléer le manquement des autres exercices, par des ferventes et fréquentes oraisons jaculatoires, ou élancements d'esprit en Dieu; et les sermons, par une dévote et attentive lecture de bons livres.

2. Au demeurant, d'être sujette et vivre en compagnie, vous donnera mille sujets de vous bien mortifier, et rompre votre volonté, qui n'est pas un petit moyeu de perfection, si vous l'employez avec humilité et douceur de coeur. Ce doivent être vos deux chères vertus, puisque notre Seigneur les a tant recommandées (cf.
Mt 9,29); et la troisième, une grande pureté du même coeur (cf. Mt 9,8); et la quatrième, une grande sincérité en vos paroles, surtout en vos confessions.

Nulle compagnie, nulle sujétion ne vous peut empêcher de parler souvent avec notre Seigneur, ses anges, et ses saints, ni d'aller souvent parmi les rues de la Jérusalem céleste, ni d'écouter les sermons intérieurs de Jésus-Christ et de votre bon ange, ni de communier tous les jours en esprit. Faites donc avec gaieté de coeur tout cela; et de mon côté, en correspondant à la confiance que vous avez en moi, je prierai sa divine Majesté qu'elle vous remplisse des grâces de son Saint-Esprit, et vous rende de plus en plus uniquement sienne. Votre, etc



LETTRE DCCXLV, A MADAME DE CHANTAL.

413
Consolations sur la mort de sa jeune soeur Jeanne de Sales, morte dans les bras de madame de Chantal. Exercices spirituels qu'il lui recommande pour toutes les semaines.


Sales, 2 novembre 1607.

1. Hé bien, ma chère fille ; mais n'est-il pas raisonnable que la très-sainte volonté de Dieu soit exécutée, aussi bien es choses que nous chérissons comme aux autres ? Mais il faut que je me hâte de vous dire que ma bonne mère a bu ce calice avec une constance toute chrétienne ; et sa vertu, de laquelle j'avais toujours bonne opinion, a de beaucoup devancé mon estime.

Dimanche matin (1) elle envoya prendre mon frère le chanoine (2) ; et parce qu'elle l'avait vu fort triste, et tous les autres frères aussi, le soir précédent, elle lui commença à dire : J'ai rêvé toute la nuit que ma fille Jeanne est morte. Dites-moi, je vous prie, est-il pas vrai? Mon frère, qui attendait que je fusse arrivé pour le lui dire (car j'étais à la visite) (3), voyant cette belle ouverture de lui présenter le hànap, et qu'elle était couchée en son lit : Il est vrai, dit-il, ma mère ; et cela sans plus, car il n'eut pas assez de force pour rien ajouter. La volonté de Dieu soit faite ! dit ma bonne mère ; et pleura un espace de temps abondamment ; et puis appelant sa Nicole (4) : Je me veux lever pour aller prier Dieu en la chapelle pour ma pauvre fille, dit-elle ; et tout soudain fit ce qu'elle avait dit. Pas un seul mot d'impatience, pas un clin d'oeil d'inquiétude ; mille bénédictions à Dieu, et mille résignations en son vouloir. Jamais je ne vis une douleur plus tranquille : tant de larmes que merveille; mais tout cela par de simples attendrissements de coeur, sans aucune sorte de fierté : c’était pourtant son cher enfant. Hé bien, cette mère, ne la dois-je pas bien aimer !

Hier, jour de Toussaint (5), je fus le grand confesseur de la famille, et avec le très-saint sacrement je cachetai le coeur de cette mère contre toute tristesse. Au demeurant, elle, vous remercie infiniment du soin et de l'amour maternel que vous avez exercé à l'endroit de cette petite défunte, avec obligation aussi grande que si Dieu l'eût conservée par ce moyen. Autant vous en dit toute la fraternité, laquelle de vrai s'est témoignée d'extrêmement bon naturel au ressentiment de ce trépas, surtout notre Boisy (6), que j'en aime davantage.

2. Je sais bien que vous me direz volontiers : Et vous, comme vous êtes-vous comporté? Oui, car vous désirez savoir ce que je fais. Hélas! ma fille, je suis tant homme que rien plus : mon coeur s'est attendri plus que je n'eusse jamais pensé. Mais la vérité est que le déplaisir de ma mère et le vôtre y ont beaucoup contribué ; car j'ai eu peur de votre coeur et de celui de ma mère. Mais quant au reste, oh! vive Jésus, je tiendrai toujours le parti de la Providence divine : elle fait tout bien, et dispose de toutes choses au mieux. Quel bonheur à cette fille d'avoir été ravie du monde, afin que la malice ne pervertît son esprit (
Sg 4,11), et d'être sortie de ce lieu fangeux avant qu'elle s'y fût souillée ! On cueille les fraises et les cerises avant les poires bergamotes et les capendus ; mais c'est parce que leur saison le requiert. Laissons que Dieu recueille ce qu'il a planté en son verger ; il prend tout à saison.

Vous pouvez penser, ma chère fille, combien j'aimois cordialement cette petite fille. Je l'avais engendrée à son Sauveur, car je l'avais baptisée de ma propre main, il y a environ quatorze ans.

Ce fut la première créature sur laquelle j'exerçai mon ordre de sacerdoce. J'étais son père spirituel, et me promettais bien d'en faire un jour quelque chose de bon. Et ce qui me la rendait fort chère (mais je dis la vérité), c'est qu'elle était vôtre. Mais néanmoins, ma chère fille, au milieu de mon coeur de chair, qui a eu tant de ressentiments de cette mort, j'aperçois fort sensiblement une certaine souèveté, tranquillité, et certain doux repos de mon esprit en la Providence divine, qui répand en mon âme un grand contentement en ses déplaisirs.

Or bien voilà mes mouvements représentés comme je puis.

3. Mais vous, ma chère fille, que voulez-vous dire, quand vous me dites que vous vous êtes bien trouvée en cette occasion telle que vous étiez ? Dites-moi, je vous prie : notre aiguille marine n'a-t-elle pas toujours été tendante à sa belle étoile, à son saint astre, à son Dieu ? Votre coeur, qu'a-t-il fait? Avez-vous scandalisé ceux qui vous ont vue sur ce point et en cet événement? Or cela, ma fille, dites-le moi clairement : car, vous voyez, je n'ai pas trouvé bon que vous ayez offert ni votre vie, ni celle de quelqu'un de vos autres enfants, en échange de celle de la défunte.

Non, ma chère fille, il ne faut pas seulement agréer que Dieu nous frappe ; mais il faut acquiescer que ce soit sur l'endroit qu'il lui plaira. Il faut laisser le choix à Dieu, car il lui appartient. David offrait sa vie pour celle de son Absalon (2S 19,1), mais c'est parce qu'il mourait perdu ; c'est en ce cas-là qu'il faut conjurer Dieu : mais es pertes temporelles, ô ma fille ! que Dieu touche et pince par où il voudra, et sur telle corde de notre luth qu'il choisira, jamais il ne fera qu'une bonne harmonie. Seigneur Jésus, sans réserve, sans si, sans mais, sans exception, sans limitation, votre volonté soit faite sur père, sur mère, sur fille, en tout et partout. Ah ! je ne dis pas qu'il ne faille souhaiter et prier pour leur conservation : mais de dire à Dieu, laissez ceci, et prenez cela ; ma chère fille, il ne le faut pas dire. Aussi ne ferons-nous. Non pas ; non, ma fille, moyennant la grâce de sa divine bonté.

Je vous vois, ce me semble, ma chère fille, avec votre coeur vigoureux, qui aime et qui veut puissamment. Je lui en sais bon gré : car ces coeurs à demi-morts, à quoi sont-ils bons ? Mais il faut que nous fassions un exercice particulier, toutes les semaines une fois, de vouloir et d'aimer la volonté de Dieu plus vigoureusement (je passe plus avant), plus tendrement, plus amoureusement que nulle chose du monde ; et cela non seulement es occurrences supportables, mais aux plus insupportables. Vous en trouverez je ne sais quoi dans le petit livre du Combat spirituel, que je vous ai si souvent recommandé.

Hélas! ma fille, à la vérité dire, cette leçon est haute ; mais aussi Dieu, pour qui nous l'apprenons, est le Très-Haut. Vous avez, ma fille, quatre enfants ; vous avez un beau-père, un si cher frère, et puis encore un père spirituel : tout cela vous est fort cher, et avec raison ; car Dieu le veut. Hé bien, si Dieu vous ravissait tout cela, n’auriez-vous pas encore assez d'avoir Dieu? n'est-ce pas tout, à votre avis ? quand nous n'aurions que Dieu, ne serait-ce pas beaucoup ?

Hélas! le fils de Dieu, mon cher Jésus, n'en eut presque pas tant sur la croix, lorsqu'ayant tout quitté et laissé pour l'amour et obéissance de son Père, il fut comme quitté et laissé de lui (cf. Mt 27,46); et, le torrent des passions emportant sa barque à la désolation, à peine sentait-il l'aiguille, qui non seulement regardait, mais était inséparablement unie à son Père. Oui, il était un avec son Père ; mais la partie inférieure n'en savait ni apercevait du tout rien : essai que jamais la divine bonté n'a fait ni fera en aucune autre âme, car elle ne le pourrait supporter.

Hé bien donc, ma fille, si Dieu nous ôtait tout, si ne s'ôtera-t-il jamais à nous, pendant que nous ne le voudrons pas. Mais il y a de plus ; c'est que toutes nos pertes et nos séparations ne sont que pour ce petit moment (cf. 2Co 4,17). Oh vraiment, pour si peu que cela, il faut avoir patience.

Je m'épanche, ce me semble, un peu trop. Mais quoi ? je suis mon coeur, qui ne pense jamais trop dire avec cette si chère fille.

4. Je vous envoie un écusson pour vous agréer ; et puisqu'il vous plait de faire faire le service là où cette fille repose en son corps, je le trouve bon ; mais sans grandes pompes, sinon celles que justement la coutume chrétienne exige : car à quoi bon tout le reste ? Vous ferez par après tirer en liste tous ces frais et ceux de sa maladie, et me l'enverrez ; car je le veux ainsi: et cependant on priera Dieu en deçà pour cette âme, et lui ferons joliment ses petits honneurs. Nous n'enverrons point à son quarantal (1) : non, ma fille, il ne faut pas tant de mystère pour une fille qui n'a jamais tenu aucun rang en ce monde ; car ce serait se faire moquer. Vous me connaissez ; j'aime la simplicité et en la mort et en la vie. Je serai bien aise de savoir le nom et le titre de l'église où elle est. Voilà tout pour ce sujet. Votre, etc.


(1) 28 octobre.
(2) Jean-François de Sales, successeur du saint évêque.
(3) S. François était occupé à la visite de son diocèse. Le 28 octobre il visitait l'église de Saint-Jean-Baptiste d'Arbusigny; et il apprit la fâcheuse nouvelle de la mort de sa soeur le 30, étant à Saint-Pierre de Monctier ou à Saint-George de Mornex, par où il termina sa course cette fois-là, pour se rendre auprès de madame sa mère pour la consoler.
(4) Nicole Rolland, sa femme de chambre.
(5) C'était le jeudi cette année-là.
(6) Gallois de Sales, seigneur de Boisy.
(1) C'est sans doute un service qui se faisait solennellement quarante jours après la mort d'une personne. Il y a de semblables pratiques en divers lieux, et il se fait de ces services solennels trois jours, huit jours, trente jours, un an après la mort, etc.




F. de Sales, Lettres 279