Bernard Amour de Dieu 8030

CHAPITRE XI. L'amour parfait ne sera le partage des saints qu'après la résurrection générale.

8030 30. Mais que faut-il penser des âmes actuellement délivrées de leur corps? je les crois plongées tout entières dans l'océan sans fond de la lumière éternelle et de l'éternité lumineuse. Mais si elles aspirent encore, ce qu'on ne saurait nier, à se réunir au corps qu'elles ont animé, si elles en nourrissent le désir et l'espérance, il est évident qu'elles ne sont pas entièrement différentes de ce qu'elles étaient, et qu'il leur reste encore quelque chose en propre, qui attire bien peu sans doute, mais néanmoins qui attire leur attention. Aussi tant que la mort ne sera pas absorbée dans sa victoire, que la lumière éternelle n'aura pas envahi de toutes parts le domaine de la nuit et que la gloire céleste n'éclatera pas aussi dans nos corps, les âmes ne peuvent se jeter et passer tout entières en Dieu, les liens du corps les retiennent toujours enchaînées, sinon par la vie et le sentiment, du moins par une certaine affection naturelle qui ne leur laisse ni la volonté ni le pouvoir d'atteindre à la consommation. Aussi jusqu'à ce que leurs corps leur soient rendus, les âmes n'éprouveront pas cette défaillance en Dieu qui est pour lut elles la suprême perfection, elles ne rechercheraient pas cette union si, pour elles, tout était consommé, sans l'avoir obtenue; mais si c'est un progrès pour l'âme de quitter son corps, c'est une perfection de le reprendre. Enfin, la mort des justes est précieuse aux yeux de Dieu (Ps 115,15); si on peut parler ainsi de la mort, que ne peut-on dire de la vie, et surtout de cette vie-là? Il n'y a rien d'étonnant que l'âme croie pouvoir retirer quelque gloire de son corps en songeant que, tout mortel et infirme qu'il soit, il a contribué beaucoup à ses mérites. Comme il disait vrai celui qui s'écriait: Ceux qui aiment Dieu font tout concourir au bien (Rm 8,28)! Ainsi l'âme qui aime Dieu tire avantage de son corps faible et infirme, qu'il soit vivant, mort ou ressuscité; pendant la vie il produit avec elle des fruits de pénitence; dans la mort il lui sert pour son repos, et après la résurrection il concourt à la consommation de son bonheur. Elle a donc raison de ne pas se trouver parfaite sans lui, puisqu'elle le voit concourir avec elle au bien dans chacun de ces trois états.
8031 31. Le corps est donc pour l'âme un bon et fidèle compagnon: s'il est pour elle un fardeau, il est en même temps un aide; quand il cesse de l'aider il cesse également de peser sur elle; enfin il lui revient en aide et n'est plus un fardeau pour elle. Le premier état est laborieux, mais utile; le second inoccupé, mais en aucune façon ennuyeux, et le troisième est glorieux. Ecoutez comment l'Époux des Cantiques invite l'âme à cette triple succession: «Mes amis, mangez et buvez, enivrez-vous, mes bien chers amis (Ct 5,1).» Les âmes qu'il invite à manger sont celles qui travaillent dans leur corps; l'ont-elles quitté pour se reposer dans la mort, il les convie à boire, il les presse de s'enivrer quand elles l'ont repris, et s'il les appelle ses bien chères amies, c'est r pour indiquer qu'elles sont toutes remplies de charité; car aux premières, il dit seulement: Mes amies, attendu que celles qui gémissent, encore sous le poids de leur corps ne lui sont chères qu'à proportion de l'amour qu'elles éprouvent elles-mêmes; Quant à celles qui sont` délivrées des entraves du corps, elles lui sont d'autant plus chères qu'elles ont acquis plus d'indépendance et de facilité pour l'aimer. Mais, en comparaison des âmes placées dans l'une ou dans l'autre de ces conditions, il tient pour très-chères comme elles le lui sont en effet, celles qui ont revêtu leur seconde robe en reprenant leur corps dans la gloire, et se sentent portées à aimer Dieu avec d'autant plus de liberté et de joie, qu'il ne reste plus rien derrière elles qui les rappelle et retarde leur élan. Or il n'en est ainsi dans aucun des deux premiers cas; en effet, le corps dans l'un fait sentir son poids et sa fatigue à l'âme et, dans l'autre, il est pour elle l'objet d'une espérance où se mêle quelque désir personnel.
8032 32. L'âme fidèle commence donc par manger son pain, mais hélas! à la sueur de son front (Gn 3,19); en effet tant qu'elle demeure dans le corps elle ne marche que par la foi, qui doit agir parla charité, car sans les oeuvres la foi est morte. Or, ce sont ces oeuvres qui sont sa nourriture selon ce que dit le Seigneur: «Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père (Jn 4,34).» Quand elle a quitté sa dépouille mortelle, elle cesse de manger le pain de la douleur, et, comme à la fin du repas, elle commence à boire à longs traits le vin de l'amour; mais ce breuvage n'est pas tout à fait sans mélange, selon l'Époux du Cantique, qui dit: «J'ai bu mon vin avec mon lait (Ct 5,1),» parce qu'au vin de l'amour de Dieu, l'âme qui désire se réunir à son corps, mais à son corps devenu glorieux, mêle le lait plein de douceur d'une affection naturelle: elle ressent bien déjà l'influence des fumées du vin de la charité divine qu'elle boit, mais çà ne va pas encore jusqu'à l'ivresse; le lait mêlé au vin en tempère la force; l'ivresse trouble l'esprit et lui fait perdre jusqu'au souvenir de lui-même; et l'âme qui songe à la résurrection future du corps qui lui a appartenu, n'a point encore entièrement perdu le souvenir d'elle-même. Mais après avoir obtenu la seule chose qui lui manquait encore, qu'est-ce qui peut désormais l'empêcher de se quitter en quelque sorte elle-même, pour se plonger tout entière en Dieu, et de se ressembler d'autant moins qu'il lui est donné de devenir plus semblable à Dieu? Pouvant alors approcher ses lèvres de la coupe de la sagesse, dont il est dit: «Que mon calice qui porte l'ivresse est beau (Ps 22,5)!» il ne faut pas s'étonner si elle s'enivre de l'abondance qui est dans la maison de Dieu; libre de tout souci en ce qui la concerne, elle boit à longs traits et tranquillement, dans le royaume du Père, le vin pur et nouveau du Fils.
8033 33. Or c'est la sagesse qui donne ce triple festin où elle ne sert que les mets de la charité; elle donne du pain à manger à ceux qui travaillent encore, du vin à boire à ceux qui déjà goûtent le repos et elle verserai l'ivresse à ceux qui sont entrés dans le royaume du ciel; ce qu'on fait aux tables ordinaires elle le fait à la sienne, et ne sert à boire qu'après que ses convives ont pris de la nourriture. Tant que nous sommes dans cette vie, revêtus d'un corps mortel, nous ne faisons encore que manger le pain que nos bras ont gagné, et nous ne l'avalons qu'après l'avoir péniblement broyé sous la dent; à peine avons-nous rendu le dernier soupir, que nous commençons à boire dans la vie spirituelle, où nous nous versons, avec un laisser-aller plein de douceur, le breuvage qui nous est donné; puis quand nous avons recouvré notre corps rendu à la vie, nous buvons l'ivresse à pleins bords dans une vie qui 'ne doit pas finir. Voilà le sens de ces paroles de l'Époux: «Mes amis, mangez et buvez; enivrez-vous, mes bien-aimés (Ct 5,1)!» Mangez pendant cette vie, buvez après votre mort, enivrez-vous après la résurrection, vous qu'alors j'appelle avec raison mes bien-aimés, puisque vous êtes ivres d'amour. Comment ne le seraient-ils pas quand ils sont admis aux noces de l'Agneau, assis à sa table, buvant et mangeant dans son royaume, alors qu'il fait paraître devant lui son Eglise pleine de gloire, sans tache, ni rides, ni rien de semblable (Ep 5,27)? C'est alors qu'il enivre ses plus chers amis en leur versant un torrent de voluptés (Ps 35,9); car pendant les vives et chastes étreintes de l'Époux et de l'Épouse, un torrent de bonheur arrose et réjouit la cité de Dieu (Ps 45,5), ce qui selon moi ne désigne pas autre chose que le Fils même de Dieu, qui passe comme s'il servait des convives (Lc 12,37) ainsi qu'il l'a promis, afin que les justes mangent et se réjouis, sent en présence de Dieu et se livrent à des transports d'allégresse (Ps 67,4). Voilà d'où vient cette satiété, que le dégoût ne suit pas; cette ardeur insatiable et pourtant calme et paisible de voir; cet éternel et incomparable désir d'avoir, qui n'a pas sa source dans la privation, enfin cette ivresse sans excès, qui se plonge et se noie, non dans le vin, mais en Dieu et dans la Vérité. L'âme est donc arrivée pour toujours au quatrième degré de l'amour, quand elle n'aime plus que Dieu et qu'elle l'aime souverainement; car, en ce cas, nous ne nous aimons plus pour nous, mais pour lui, en sorte qu'il est la récompense, mais la récompense éternelle de ceux qui l'aiment et l'aiment pour toujours.



CHAPITRE XII. Fragment d'une lettre aux Chartreux sur la charité.

8034 34. Je me souviens d'avoir autrefois écrit aux saints religieux de la Chartreuse, une lettre (c'est sa onzième), où je parlais des degrés de l'amour, peut-être y disais-je d'autres choses encore, mais c'était toujours sur le même sujet, aussi ne trouvé-je pas inutile de rapporter ici quelques passages de cette lettre, d'autant mieux qu'il m'est plus facile de recopier ce que j'ai déjà écrit que de faire du nouveau. Je dis donc que la charité vraie et sincère, qui vient réellement d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, est celle qui nous fait air mer le bien du prochain comme le nôtre propre. Car celui quai n'aime que ce qui le touche, ou du moins qui l'aime plus que ce qui touche les autres, montre bien qu'il n'a pas un amour pur et qui n'aime pas le bien pour le bien, mais pour lui: il ne peut dont obéir au prophète qui lui dit: «Glorifiez le Seigneur, parce qu'il est bon (Ps 117,1).» Peut-être le glorifie-t-il parce qu'il est bon pour lui, mais il ne lui rend pas gloire parce qu'il est bon en soi; aurai doit-il être convaincu que c'est lui que le Prophète avait en vue, quand il disait, sur le tondu reproche: «Seigneur, il vous rendra gloire, quand vous lui aurez fait du bien (Ps 48).» Il y a des hommes qui glorifient le Seigneur parce qu'il est, puissant; il d s'en trouve qui lui rendent gloire parce qu'il est bon pour eux; enfin, on en voit qui célèbrent ses louanges simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux; les seconds, des mercenaires qui recherchent leur avantage, et les derniers sont de vrais fils qui ne songent qu'à leur père. Or les premiers et les seconds ne pensent qu'à eux, il n'y a que les vrais fils qui soient désintéressés dans leur amour (2Co 13,5), et c'est d'eux, je pense, qu'il a été écrit. «La loi de Dieu est sans tache et convertit les âmes (Ps 18,8);» il n'y a qu'elle en effet qui puisse arracher l'âme à l'amour d'elle-même ou du monde, pour la tourner vers l'amour de Dieu, ce qu'évidemment ne sauraient faire ni la crainte ni l'amour intéressé; ils peuvent bien influer sur le dehors et sur la conduite elle-même, mais ils ne touchent point au coeur. Il est certain qu'une âme servile fait quelquefois l'oeuvre de Dieu, mais comme elle n'agit pas spontanément, elle persévère dans son insensibilité. Il en est de même de Pâme mercenaire; mais, comme elle n'agit pas avec désintéressement, elle ne cède évidemment qu'à la pensée de son intérêt propre. Mais, quand on dit propre, on dit individuel et par conséquent borné; or, dans les recoins qui se trouvent aux bornes, aux limites, se rencontrent la rouille et les ordures. Que l'âme servile ait sa loi dans la crainte qui la domine, je le veux bien; que la mercenaire l'ait dans l'intérêt privé qui l'étouffe, quand les tentations de la concupiscence l'attirent et l'emportent vers le mal; mais ni la crainte ni l'intérêt privé n'est sans tache ou, du moins, ne peut convertir les âmes. cela n'est possible qu'à la charité qui agit sur la volonté.
8035 35. Or voici en quoi je la trouve sans tache, c'est qu'ordinairement elle ne réserve pour elle rien de ce qui lui appartient; celui qui ne garde rien pour soi, donne à Dieu, bien certainement, tout ce qu'il a; or ce que Dieu possède ne peut être vicié. Aussi cette loi de Dieu sans tache et sans souillure n'est-elle autre que la charité, qui ne cherche pas son avantage, mais l'avantage des autres. On l'appelle la loi de Dieu, soit parce qu'elle est la vie de Dieu même, soit parce que personne ne la possède s'il ne la tient de Dieu. Il n'y a pas d'absurdité à dire que cette loi est la vie de Dieu même, puisque je dis qu'elle n'est autre que la charité. En effet, d'où vient, dans la suprême et bienheureuse Trinité, cette unité ineffable et parfaite qui lui est propre? N'est-ce pas de la charité? C'est donc elle qui est la loi du Seigneur, puisque c'est elle qui maintenant, si je puis parler ainsi, place l'unité dans la Trinité la lie du lien de la paix. Cependant, il ne faut pas croire que je fais ici de la charité une qualité ou un accident en Dieu; ce serait dire, (Dieu m'en préserve) qu'en lui il y a quelque chose qui n'est pas lui; elle est la substance même de Dieu, je n'avance là rien de nouveau ou d'inouï, car Dieu est charité, selon saint Jean lui-même (1Jn 4,8). On peut donc dire, avec raison, que la charité est Dieu en même temps qu'elle est un don de Dieu. La charité donne la charité, la substance, l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle de l'accident; elle est la loi éternelle, créatrice et modératrice de l'univers; si toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, c'est par elle qu'elles l'ont été. Rien n'existe sans loi, pas même celui qui est la loi de toutes choses; il est vrai qu'il est devenu lui-même la loi qui le régit, mais une loi incréée comme lui.




CHAPITRE XIII. De la loi de la volonté propre et de la concupiscence, qui est celle des esclaves et des mercenaires.

8036 36. Quant à l'esclave et au mercenaire, ils ont aussi l'un et l'autre une loi, mais ils ne l'ont pas reçue du Seigneur; ils se la sont faite es. à eux-mêmes, l'un en n'aimant pas Dieu, l'autre, en ne l'aimant pas par-dessus toutes choses: leur loi, je le répète, est la leur et non pas celle de Dieu, à laquelle néanmoins la leur est soumise, car s'ils ont pu se faire chacun une loi, ils n'ont pu la soustraire à l'ordre immuable de la loi divine. A mes yeux, c'est se faire une loi à soi, que de préférer sa volonté propre à la loi éternelle et commune, et, par une imitation du Créateur, que j'appellerai contraire à l'ordre, de ne reconnaître d'autre maître que soi, ni d'autre règle que sa volonté propre, à l'exemple de Dieu, qui est sa propre loi et ne dépend que de lui-même. Hélas! pour tous les enfants d'Adam, que cette volonté qui incline et courbe nos fronts jusqu'à nous rapprocher de enfers (Ps 87,4), est un lourd et insupportable fardeau! «Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)?» II m'accable au point que si le Seigneur ne me venait en aide, il s'en faudrait de bien peu que je ne fusse abîmé dans l'enfer (Ps 93,17). C'était sous le poids de ce fardeau que gémissait celui qui disait: «Pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et pourquoi me suis-je devenu à charge à moi-même (Jb 7,20)?» Par ces mots: «Je me suis devenu à charge à moi-même,» il voulait dire qu'il était devenu sa propre loi et l'auteur même de cette loi. Mais lorsqu'il commence par dire, en s'adressant à Dieu: «Vous m'avez mis en opposition avec vous, il montre qu'il ne s'est pas soustrait à l'action de la loi divine; car c'est encore le propre de cette loi éternelle et juste, que tout homme qui refuse de se soumettre à son doux empire devient son propre tyran, et que tous ceux qui rejettent le joug doux et le fardeau léger de la charité sont forcés de gémir sous le poids accablant de leur propre volonté. Ainsi la loi divine a fait d'une manière admirable, de celui qui l'abandonne, en même temps un adversaire et un sujet; car, d'un côté, il ne peut échapper à la loi de la justice, selon ce qu'il mérite, et de l'autre il n'approche de Dieu ni dans sa lumière, ni dans son repos, ni dans sa gloire: il est donc en même temps courbé sous la puissance de Dieu, et exclu de la félicité divine. Seigneur mon Dieu, pourquoi n'effacez-vous pas mon péché et pourquoi ne faites-vous pas disparaître mon iniquité, afin que, rejetant le poids accablant de ma volonté propre je respire sous le fardeau léger de la charité, et que, n'étant plus soumis aux étreintes de la crainte servile ni aux atteintes de la cupidité mercenaire, je ne sois plus poussé que par le souffle de votre esprit, de cet esprit de liberté qui est celui de vos enfants (Rm 8,14)? Qui est-ce qui me rendra témoignage et me donnera l'assurance que, moi aussi, je suis du nombre de vos enfants, que votre loi est la mienne et que je suis au monde comme vous y êtes vous-même? Car il est bien certain que, lorsqu'on observe ce précepte de l'Apôtre: «Acquittez-vous envers tous de ce que vous leur devez, ne demeurant chargés que de la dette de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres (Rm 13,8),» on est en ce monde comme Dieu lui-même s'y trouve, et l'on n'est plus alors ni esclaves, ni mercenaires, mais enfants de Dieu.



CHAPITRE XIV. De la loi d'amour qui est propre aux enfants.

8037 37. On voit donc, par là, que les enfants ne sont pas sans loi, à moins qu'on ne pense le contraire, parce qu'il est dit: «La loi n'est pas faite pour les justes (1Tm 1,9)» Mais il faut savoir qu'il y a une loi promulguée dans l'esprit de servitude, celle-là n'imprime que la crainte; et qu'il en est une autre dictée par l'esprit de liberté, celle-ci n'inspire que la douceur. Les enfants ne sont pas contraints de subir la première, mais ils sont toujours sous l'empire de la seconde. Voici donc en quel sens il est dit que la loi n'est pas faite pour les justes, selon ces paroles de l'Apôtre: «Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude, pour vivre encore dans la crainte (Rm 8,15);» et comment il faut entendre, néanmoins, qu'ils ne sont pas sans la loi de charité, d'après cet autre passage: «Vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu.» Ecoutez enfin de quelle manière le juste dit en môme temps, qu'il est et qu'il n'est pas soirs la loi. «Pour ceux, dit-il, qui étaient sous la loi, j'ai vécu comme si j'eusse encore été sous la loi, bien que je n'y fusse plus en effet; mais avec ceux qui n'avaient point de loi, j'ai vécu comme si j'eusse été aussi sans loi , tandis que j'en avais une aux yeux de Dieu, la loi de Jésus-Christ (1Co 9,21).» Il n'est donc pas exact de dire: Il n'y a pas de loi pour les justes; mais il faut dire: «La loi n'est pas faite pour les justes,» c'est-à-dire, elle n'est pas faite pour les contraindre; mais celui qui leur impose cette loi pleine de douceur, la fait aimer et goûter aux justes qui l'observent sans contrainte. Voilà pourquoi le Seigneur dit si bien: «Prenez mon joug sur vous (Mt 11,29),» comme s'il disait: Je ne vous l'impose pas malgré vous; prenez-le, si vous voulez; mais, si vous ne le faites pas je vous annonce qu'au lieu du repos que je vous promets, vous ne trouverez que peines et fatigues pour vos âmes.
8038 38. C'est donc une loi douce et bonne que la charité; non-seulement, elle est agréable et légère à porter, mais elle sait aussi rendre légères et douces les deux lois de l'esclave et du mercenaire; car, au lieu de les détruire, elle les fait observer, selon ce qu'a dit le Seigneur: «Je ne suis pas venu abolir, mais perfectionner la loi (Mt 5,17).» En effet elle tempère la première, règle la seconde et les adoucit toutes les deux. Jamais la charité n'ira sans la crainte, mais cette crainte est bonne; elle ne se dépouillera pas non plus de toute pensée d'intérêt, mais ses désirs sont réglés. La charité perfectionne donc la loi de l'esclave, en lui inspirant un généreux abandon, et celle du mercenaire, en donnant une bonne direction à ses désirs intéressés; or, cet abandon généreux uni à la crainte n'anéantit pas cette dernière; il la purifie seulement et fait disparaître ce qu'elle a de pénible. A la vérité, il n'y a plus cette appréhension du châtiment, dont la crainte servile n'est jamais exempte, mais la charité lui substitue une chaste et filiale qui subsiste toujours; car, s'il est écrit: «La charité parfaite bannit toute crainte (1Jn 4,18),» on doit comprendre comme s'il y avait, bannit la crainte pénible du châtiment, dont nous avons dit que la crainte servile n'est jamais exempte. C'est une figure fort commune, qui consiste à prendre la cause pour l'effet. Quant à la cupidité, elle se trouve aussi parfaitement réglée par la charité qui se joint à elle, lorsque, cessant de désirer ce qui est mal, elle commence à préférer ce qui est meilleur; elle n'aspire au bien que pour arriver au té mieux. Quand, par la grâce de Dieu, on en est là, on n'aime le corps et tout ce qui y touche, que pour l'âme, l'âme pour Dieu et Dieu pour lui-même.




CHAPITRE XV. Des quatre degrés de l'amour, et de l'état bienheureux des saints dans le ciel.

8039 39. Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est-à-dire, l'amour, doit commencer en nous par la chair; mais, si elle est dirigée dans la bonne voie, elle s'avance par degrés, sous la conduite de la grâce et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection, par l'influence de J'esprit de Dieu; car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal (1Co 15,16); au contraire, le spirituel ne vient qu'en second lieu: aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même, parce qu'il est chair et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui; puis, quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire. Ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu; et il ne l'aime encore que pour soi, non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu, et, par conséquent, à le trouver doux et bon. enfin, après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré; alors, ce n'est plus pour soi, mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là, il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus, affirment que ce n'est pas impossible; pour moi, je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute point que cela n'arrive, quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu; car, étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et, absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète: «J'entrerai dans votre gloire, ô mon Seigneur et mon Dieu, et je ne songerai plus alors qu'à vos perfections (Ps 70,16).» Il savait bien que, des qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu, il serait dépouillé de toutes les infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles, et, qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu.
8040 40. Alors tous les membres du Christ pourront dire, en parlant d'eux, ce que Paul disait de notre chef: «Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (2Co 5,16).» En effet, comme la chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu, on ne s'y tonnait point selon la chair. Ce n'est pas que notre chair ne doive y entrer un jour; mais elle n'y sera admise que dépouillée de toutes ses infirmités, l'amour de la chair sera absorbé par celui de l'esprit, et toutes les faiblesses des passions humaines, qui existent à présent, seront transformées en une puissance toute divine. Alors le filet que la charité jette aujourd'hui dans cette grande et vaste mer, pour en tirer sans cesse des poissons de tout genre, une fois ramené sur le rivage, rejettera les mauvais et ne retiendra plus que les bons. La charité remplit ici-bas, de toutes sortes de poissons, les vastes replis de son filet, puisqu'en se proportionnant à tous, selon les temps, en traversant et en partageant d'une certaine manière la bonne comme la mauvaise fortune de tous ceux qu'elle embrasse, elle s'est habituée à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de même qu'à verser des larmes avec ceux qui sont dans l'affliction; mais, quand elle aura tiré son filet sur le rivage éternel, elle rejettera comme de mauvais poissons, tout ce qu'elle souffre de défectueux et ne conservera que ce qui peut plaire et flatter. Alors on ne verra plus saint Paul devenir faible avec les faibles ou brûler pour ceux qui se scandalisent, puisqu'il n'y aura plus ni scandales ni infirmités d'aucune sorte. Il ne faut pas croire non plus qu'il versera encore des larmes sur les pécheurs qui n'auront pas fait pénitence ici-bas: comme il n'y aura plus de pécheurs, il ne sera plus nécessaire de faire pénitence. Ne pensez pas qu'il gémira alors et versera des larmes sur ceux qui brûleront éternellement avec le diable et ses satellites; car il n'y aura ni pleurs ni affliction dans cette sainte cité, qu'un torrent de délices arrose et que le Seigneur chérit plus que toutes les tentes de Jacob; dans ces tentes si on goûte quelquefois la joie de la victoire, on n'y est jamais hors de combat et sans danger de perdre la palme avec la vie; mais dans la patrie il n'y a plus de place ni pour les revers ni pour les gémissements et les larmes, comme nous le disons dans ces chants de l'Eglise: «C'est le séjour de ceux qui se réjouissent, et le lieu d'une inaltérable allégresse (Ps 86,7 et Is 61,7).» Il ne sera pas même question de la miséricorde de Dieu dans ce séjour où désormais ne doit régner que la justice; et on n'y sentira plus de compassion, puisque la miséricorde en sera bannie et que la miséricorde n'aura plus de quoi s'exercer.




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