Jean, Vive Flamme B Couplet.1 $.17


Puisque désormais tu n'es plus cruelle.

18 À savoir, puisque désormais tu n'affliges, ni n'étreins, ni ne tourmentes comme tu faisais avant. Car il faut savoir que cette flamme de Dieu, quand l'âme était en état de purgation spirituelle, ce qui est quand elle va entrer en contemplation, n'était pas si aimable ni si douce qu'elle est maintenant dans cet état d'union. Et pour expliquer comment cela se fait, il faut nous y arrêter quelque temps.

19 Il faut donc savoir qu'avant que ce divin feu d'amour s'introduise et s'unisse en la substance de l'âme par une purification et pureté complète et parfaite, cette flamme, qui est l'Esprit Saint, va blessant l'âme, anéantissant et consumant les imperfections de ses mauvaises habitudes ; et telle est l'opération du Saint Esprit en laquelle il la dispose en vue de la divine union et la transformation d'amour en Dieu. Car il faut savoir que le même feu d'amour qui, par la suite, s'unit à l'âme en la glorifiant, est celui qui avant l'assaillait en la purifiant; aussi bien que le même feu qui pénètre le bois est celui qui avant l'assaillait et le battait de sa flamme, le desséchant et le dénuant de ses affreux accidents, jusqu'à le disposer avec sa chaleur, de telle sorte qu'il puisse le pénétrer et le transformer en feu. Et cela les spirituels l'appellent voie purgative ; en cet exercice, l'âme souffre beaucoup de dommage et ressent de lourdes peines dans l'esprit (qui d'ordinaire rejaillissent sur le sens), en sentant cette flamme très rigoureuse. Car en cet état de purgation, cette flamme n'est pas claire, mais obscure, et si elle lui donne quelque lumière, c'est afin de voir et de sentir ses misères et défauts ; elle n'est pas suave non plus, mais pénible, car bien que parfois elle lui laisse une chaleur d'amour, c'est avec tourment et oppression ; et elle ne lui est pas douce, mais pénible, car, bien que parfois par sa bonté elle lui donne quelque goût pour la fortifier et l'encourager, avant et après que cela arrive, elle le paie avec une autre grande épreuve ; et cette flamme ne la nourrit pas, ni ne l'apaise, mais la consume et l'accuse, la faisant défaillir en la connaissance de soi, et ainsi, elle ne lui apporte pas la gloire, mais plutôt elle la rend misérable et pleine d'amertume en la lumière spirituelle de la connaissance de soi qu'elle lui donne, Dieu envoyant du feu, comme dit Jérémie, en ses os, et l'enseignant (Lm 1,13), et comme dit aussi David, l'éprouvant par le feu (Ps 16,3).

20 Et ainsi pendant ce temps l'âme souffre concernant l'entendement de grandes ténèbres, concernant la volonté de grandes sécheresses et angoisses, et en la mémoire une pénible connaissance de ses misères, pour autant que l'oeil spirituel est très clair en la connaissance de soi; et en la substance de l'âme, elle souffre abandon et grande pauvreté, sécheresse, froideur, et parfois chaleur, ne trouvant allégement en rien, ni une pensée qui la console, ni même de pouvoir élever le coeur à Dieu, cette flamme lui étant devenue si fâcheuse à l'instar de Job qui se plaint, Dieu l'ayant traité de cette façon, en disant: Tu es devenu cruel pour moi (Jb 30,21) ; car lorsque l'âme souffre ces choses ensemble, il lui semble vraiment que Dieu s'est rendu cruel contre elle et rude.

21 Nous ne pouvons exagérer ce que l'âme souffre durant ce temps, à savoir presqu'autant qu'en purgatoire. Et je ne saurais maintenant donner à entendre ce tourment, combien il est grand et jusqu'où arrive ce qui se passe en elle et ce qu'elle éprouve, sinon avec ce qu'à ce propos Jérémie dit avec ces paroles : Moi, homme qui vois ma pauvreté dans la verge de son indignation ; il m'a menacé et m'a conduit dans les ténèbres et non dans la lumière : il a de cette sorte tourné et converti sa main contre moi. Il a vieilli ma peau et ma chair et a brisé tous mes os; il a bâti tout autour de moi et m'a environné de fiel et d'épreuve ; il m'a placé parmi les ténèbres, comme les morts sempiternels ; il a bâti autour de moi pour que je ne sorte pas, il a alourdi mes chaînes; et en outre, après que j'ai eu crié et prié, il a rejeté ma prière; il a fermé mes chemins avec des pierres carrées, et bouleversé mes traces et mes sentiers (Lm 3,1-9). Jérémie dit tout cela et en dit là beaucoup plus. Or, pour autant que Dieu se sert de ce genre de médecine et de cure pour guérir l'âme de ses nombreuses infirmités afin de lui donner santé, nécessairement elle doit peiner selon le degré de son infirmité en une telle purge et cure, car il lui met ici le coeur sur les braises, afin d'extirper tout genre de démon et de l'en affranchir (Tb 6,8) ; et ainsi toutes ses infirmités sortent ici à la lumière, les mettant en cure et les lui découvrant devant ses yeux.

22 Les faiblesses et les misères qu'avant l'âme tenait secrètes et cachées en soi - avant elle ne les voyait ni sentait - maintenant avec la lumière et la chaleur du feu divin elle les voit et les sent; comme l'humidité qui était dans le bois ne se connaissait pas jusqu'à ce que le feu donne en lui et le fasse suer, et fumer et crépiter; ainsi fait l'âme imparfaite à l'égard de cette flamme. Parce que, ô chose admirable ! se lèvent en l'âme à ce moment-là contraires contre contraires : ceux de l'âme contre ceux de Dieu qui assaillent l'âme, et (comme disent les philosophes) étant proches, ils se découvrent et se font la guerre dans le sujet de l'âme, les uns essayant de chasser les autres pour régner dans l'âme, à savoir: les vertus et propriétés de Dieu en extrême perfection contre les habitudes et propriétés du sujet de l'âme en extrême imperfection, elle souffrant deux contraires en soi; car, comme cette flamme est d'une lumière extrême, en investissant l'âme, sa lumière luit dans les ténèbres de l'âme, qui aussi sont extrêmes, et l'âme alors sent ses ténèbres naturelles et ses vices qui s'opposent à la lumière surnaturelle, et elle ne sent pas la lumière surnaturelle, parce qu'elle ne l'a pas en soi comme elle a ses ténèbres, et les ténèbres ne comprennent pas la lumière (Jn 1,5). Et ainsi, ces ténèbres, les siennes, elle les percevra pour autant que la lumière les investit, car les âmes ne peuvent voir leurs ténèbres si la lumière divine ne les assaille pas, jusqu'à ce que, la lumière les chassant, l'âme demeure illustrée et se voie transformée en lumière, son oeil spirituel ayant été purifié et fortifié par la lumière divine. Car l'immense lumière pour une vue impure et faible lui était totalement ténèbres, paralysant au plus haut point la puissance sensible ; et ainsi cette flamme lui était cruelle en la vue de l'entendement.

23 Et parce que cette flamme est de soi amoureuse à l'extrême, et tendre et qu'elle investit la volonté amoureusement, et que de soi la volonté est sèche et dure à l'extrême, et que ce qui est dur se reconnaît auprès du tendre et la sécheresse auprès de l'amour, cette flamme amoureuse et tendre investissant tendrement la volonté, la volonté découvre sa dureté et sa sécheresse naturelles envers Dieu ; et elle ne sent pas l'amour ni la tendresse de la flamme, étant prévenue à cause de sa dureté et sécheresse - dans lesquelles ne trouvent place ces autres contraires de tendresse et d'amour - jusqu'à ce que, étant chassées par eux règnent en la volonté amour et tendresse de Dieu. Et de cette manière cette flamme était rigoureuse à la volonté, en lui faisant sentir et souffrir son endurcissement et sa sécheresse. Et, ni plus ni moins, parce que cette flamme est très ample et immense et la volonté étroite et courte, la volonté sent sa petitesse et étroi-tesse tandis que la flamme l'investit, jusqu'à ce que donnant en elle, elle la dilate, l'élargisse et la rende capable de cette flamme. Et aussi parce que cette flamme est savoureuse et douce, et que la volonté avait le palais de l'esprit perverti par les humeurs des affections désordonnées, cette flamme lui était désagréable et amère et elle ne pouvait goûter de la nourriture exquise de l'amour de Dieu. Et de cette manière aussi la volonté sent son étroitesse et son manque de goût à l'égard de cette flamme très ample et très savoureuse, et elle n'en sent pas la saveur, car elle ne la sent pas en soi, mais ce qu'elle a en soi, qui est sa misère. Et, finalement, parce que cette flamme est pleine d'immenses richesses et bonté et délices, et que l'âme de soi est très pauvre et n'a aucun bien ni de quoi se satisfaire, elle connaît clairement ses misères et pauvreté et malice auprès de ces richesses et bonté et délices, et ne connaît pas les richesses, bonté et délices de la flamme, car la malice ne peut comprendre la bonté, ni la pauvreté les richesses, etc., jusqu'à ce que cette flamme achève de purifier l'âme et par sa transformation l'enrichisse, la glorifie et délecte. De cette manière, avant cette flamme était rigoureuse pour l'âme, au-delà de ce qui peut se dire, des contraires se battant les uns contre les autres en elle : Dieu, qui est toutes les perfections, contre les habitudes imparfaites de l'âme, afin que la transformant en soi, il l'adoucisse, la pacifie et l'éclaire, comme le feu fait au bois quand il a pénétré en lui.

24 Cette purgation se produit en peu d'âmes aussi forte; seulement en celles que le Seigneur veut élever au plus haut degré de l'union, parce qu'il dispose chacune avec une purge plus ou moins forte, selon le degré auquel il veut l'élever, et selon aussi son impureté et imperfection. Et ainsi, cette peine ressemble à celle du purgatoire, car comme se purgent là-bas les esprits en vue de pouvoir voir Dieu par une claire vision en l'autre vie, de même, en sa manière, se purgent ici les âmes afin de pouvoir se transformer en Lui par amour en cette vie.

25 La raison de cette purgation et comment elle est en plus et comment en moins, et quand elle est selon l'entendement et quand selon la volonté, et comment selon la mémoire et quand et comment aussi selon la substance de l'âme, et aussi quand elle est totale et selon toutes les puissances, quand elle concerne la purgation de la partie sensitive, et comment se connaîtra quand c'est l'une, quand c'est l'autre, en quel temps, en quel point ou occasion du chemin spirituel elle commence, comme nous l'avons traité en la Nuit obscure de la montée du mont Carmel8 et qu'il n'importe pas maintenant pour notre propos, je ne le dis pas. Il suffit de savoir maintenant que le même Dieu qui veut entrer dans l'âme par union et transformation d'amour, est celui qui avant l'assaillait et la purifiait avec la lumière et la chaleur de sa divine flamme - ainsi que le feu qui pénètre le bois est celui qui auparavant le disposait, comme nous avons dit -, et ainsi, la même qui maintenant lui est suave étant à l'intérieur investie en elle lui était avant rigoureuse en l'investissant de l'extérieur.

8 La Montée et la Nuit, considérées come un seul ouvrage en diptyque.


26 Et c'est ce que l'âme veut laisser entendre quand elle dit le présent vers: Puisque désormais tu n'es plus cruelle, ce qui en somme est comme si elle disait: Puisque désormais non seulement tu ne m'es plus obscure comme avant, mais que tu es la divine lumière de mon entendement, avec laquelle déjà je peux te voir; et non seulement tu ne fais plus défaillir ma faiblesse, mais au contraire tu es la force de ma volonté avec laquelle je peux t'aimer et jouir de toi, étant toute convertie en amour divin ; et désormais tu n'es plus à charge ni embarras pour la substance de mon âme, mais plutôt tu en es la gloire et les délices et son épanouissement, puisque l'on peut dire ce qui se chante dans les divins Cantiques, en ces paroles : Qui est celle-ci qui monte du désert abondante en délices, appuyée sur son Aimé, versant de l'amour ici et là ? (Ct 8,5) ; puisque cela est ainsi,


achève maintenant, si tu veux.

27 À savoir: achève maintenant de consommer avec moi parfaitement le mariage spirituel moyennant ta vision béatifique - car c'est cela que demande l'âme - : en effet, bien qu'à la vérité, l'âme en cet état si haut soit d'autant plus conforme et satisfaite qu'elle est plus transformée en amour, et qu'elle ne goûte aucune chose, ni n'arrive à rien demander si ce n'est pour son Aimé - puisque la charité, comme dit saint Paul (1Co 13,5), ne désire pas pour soi ses choses, mais seulement pour l'aimé), toutefois comme elle vit encore en espérance, elle ne peut manquer de sentir un vide, elle pousse un gémissement (quoique doux et agréable) à proportion de ce qui lui manque pour la possession parfaite de l'adoption des fils de Dieu (Rm 8,23), où, sa gloire étant consommée, son appétit sera rassasié. Car celui-ci, pour grande que soit la liaison qu'il a avec Dieu, jamais il n'aura de repos et de rassasiement jusqu'à ce que paraisse sa gloire (Ps 16,15), surtout en ayant déjà savouré le goût et en étant avide, comme il arrive en cet état ; et cette faim est telle que si Dieu n'avait bien soin ici de protéger le corps, en maintenant la nature de sa droite - comme il fit avec Moïse dans le rocher, afin que sans mourir il pût voir sa gloire (Ex 33,22) -, à chaque flambée de ces braises, la nature se romprait et il mourrait, la partie intérieure n'ayant pas de quoi souffrir un feu de gloire si grand et si relevé.

28 Pour cela cet appétit et sa demande ne sont plus ici accompagnés de peine car l'âme n'est pas alors susceptible d'en avoir, mais d'un désir suave et délectable, en demandant la conformité de son esprit et du sens ; et pour cela l'âme dit en ce vers : achève désormais si tu veux, car la volonté et l'appétit sont tellement faits un avec Dieu qu'ils estiment que leur gloire consiste en ce que la volonté de Dieu se fasse. Mais les manifestations de gloire et d'amour qui se devinent en ces touches sont arrêtées à la porte d'entrée de l'âme, n'y pouvant pas loger à cause de la petitesse de ce logis terrestre, elles sont telles que ce serait plutôt bien peu d'amour de ne pas demander l'entrée en cette perfection et en cet accomplissement d'amour. Parce que, outre cela, l'âme voit alors que dans cette force de délectable communication de l'Époux, l'Esprit Saint la provoque et la convie par le moyen de cette immense gloire qu'il lui offre devant les yeux, avec des façons admirables et des affections très suaves, lui disant en son esprit ce qu'il dit à l'épouse dans les Cantiques ; elle-même le rapporte en disant: Voyez ce que me dit mon Époux: Lève-toi, hâte-toi, mon amie, ma colombe, ma beauté, et viens; puisque déjà l'hiver est passé, la pluie s'en est allée et s'est éloignée, et les fleurs ont apparu en notre terre, et le temps de tailler est venu. La voix de la tourterelle a été entendue en notre terre; le figuier a produit ses fruits, les vignes fleuries ont épandu leurs odeurs. Lève-toi, ma mie, ma gracieuse, et viens, ma colombe, dans les trous de la pierre, en la caverne de l'enceinte ; montre-moi ton visage, que ta voix retentisse à mes oreilles, parce que ta voix est douce et ton visage est beau (Ct 2,10-14). Toutes ces choses l'âme les sent et les comprend distinctement en une haute perception de gloire, que lui montre l'Esprit Saint en ce suave et tendre flamboiement, avec le désir de l'introduire en cette gloire. Et pour cela elle, ici, provoquée, répond en disant : Achève désormais, si tu veux ; en cela elle demande à l'Époux ces deux requêtes qu'il nous enseigne dans l'Évangile, à savoir: Adveniat regnum tuum ; fiat voluntas tua9 (Mt 6,10) ; et ainsi, c'est comme si elle disait: Achève, à savoir, de me donner ce royaume ; si tu veux, c'est-à-dire, si telle est ta volonté.

9 Que ton règne arrive, que ta volonté soit faite.


Et pour qu'il soit ainsi,

Brise la toile de cette douce rencontre ;

29 cette toile est celle qui empêche cette grande affaire, car c'est chose aisée d'arriver à Dieu, les empêchements ôtés et les toiles brisées qui désunissent l'âme et Dieu. Les toiles qui peuvent empêcher cette jonction, et que l'on doit briser afin qu'elle se fasse et que l'âme possède Dieu parfaitement, nous pouvons dire qu'elles sont trois, à savoir: temporelle, en laquelle sont comprises toutes les créatures ; naturelle, en laquelle sont comprises les opérations et inclinations purement naturelles ; la troisième, sensitive, en laquelle est seulement comprise l'union de l'âme avec le corps, qui est la vie sensitive et animale, de laquelle saint Paul dit : Nous savons que si cette maison terrestre qui est nôtre est dissoute, nous avons la demeure de Dieu dans le ciel (2Co 5,1). Les deux premières toiles nécessairement doivent être rompues pour arriver à cette possession de l'union de Dieu, en laquelle toutes les choses du monde sont niées et renoncées, et tous les appétits et affections naturels mortifiés, et les opérations de l'âme de naturelles rendues désormais divines. Tout cela a été brisé et réalisé en l'âme par les rencontres rigoureuses de cette flamme quand elle était rigoureuse, car en la purgation spirituelle dont nous avons parlé plus haut, l'âme achève de rompre ces deux toiles, et de là elle en vient à s'unir avec Dieu comme maintenant, et il ne reste plus qu'à briser la troisième, de la vie sensitive. C'est pour cela qu'elle dit ici toile, et non toiles, car il n'y a plus que celle-là à rompre ; comme elle est si subtile et délicate et spiritualisée par cette union de Dieu, la flamme ne l'attaque plus avec rigueur comme elle faisait aux deux autres, mais savoureusement et doucement. Aussi l'âme l'appelle ici douce rencontre, elle est d'autant plus douce et savoureuse, qu'il lui semble qu'elle va briser la toile de la vie.

30 D'où il est bon de connaître l'amour naturel des âmes qui arrivent à cet état; bien que la condition de la mort en ce qui est du naturel soit semblable aux autres, mais en la cause et en la façon de la mort il y a beaucoup de différence, parce que si les autres meurent d'une mort causée par la maladie ou par la longue durée des jours, celles-ci, encore qu'elles meurent de maladie ou d'un âge avancé, cela ne leur emporte pas l'âme, mais quelque impétuosité et une rencontre d'amour beaucoup plus relevée que les précédentes et plus puissante et plus efficace, puisqu'elle peut rompre la toile et enlever le joyau de l'âme. Et ainsi, la mort de telles âmes est plus suave et plus douce; plus que leur fut la vie spirituelle toute leur vie; car elles meurent avec de plus fortes impétuosités et des rencontres d'amour plus savoureuses, semblables au cygne qui chante plus suavement quand il se meurt. Pour cela David dit que la mort des saints est précieuse au regard de Dieu (Ps 115,15), car c'est ici que viennent se rassembler en un seul point toutes les richesses de l'âme, et les fleuves de l'amour de l'âme vont se jeter à la mer, là ils sont si enflés et si grossis qu'ils semblent alors des mers ; ses trésors du premier au dernier se rassemblent pour accompagner le juste qui part et se met en route pour son royaume, les louanges s'entendant alors depuis les confins de la terre, qui, dit Isaïe, sont la gloire du juste (Is 24,16).

31 Donc l'âme au temps de ces glorieuses rencontres, se sentant si près de sortir pour posséder entièrement et parfaitement son royaume, en les abondances dont elle se voit enrichie - car ici elle se connaît pure et riche et pleine de vertus et disposée pour lui, parce qu'en cet état Dieu laisse l'âme voir sa beauté et lui confie les vertus et les dons qu'il lui a donnés, car tout se convertit en amour et actions de grâces, sans risque de présomption ni de vanité, ni n'ayant plus désormais de levain d'imperfection qui corrompe la pâte (1Co 5,6) -, et comme elle voit que plus rien ne lui manque sinon de rompre cette faible toile de vie naturelle en laquelle elle se sent emprisonnée, sa liberté captive et entravée, avec le désir de se voir délivrée et de se voir avec Christ (Ph 1,23), ayant compassion de ce qu'une vie si basse et si faible la prive d'une autre si haute et si forte, elle demande qu'elle se rompe, en disant: Brise la toile de cette douce rencontre.

32 Or elle l'appelle toile pour trois raisons : la première, à cause de la liaison qu'il y a entre l'esprit et la chair; la seconde, parce qu'elle sépare Dieu et l'âme; la troisième, parce que, comme la toile n'est pas si opaque et si dense que la clarté ne puisse passer au travers, de même en cet état cette liaison semble une toile si fine, pour être déjà très spiritualisée et illustrée et purifiée que la Divinité ne manque pas de se laisser deviner par elle. Et comme l'âme sent la force de l'autre vie, elle reconnaît la faiblesse de celle-ci, qui lui semble une toile très fine, et même une toile d'araignée, comme l'appelle David, en disant: Nos années sont estimées comme l'araignée (Ps 89,9). Et même elle est beaucoup moins devant l'âme qui est ainsi agrandie, car, comme elle est placée dans le sentir de Dieu, elle sent les choses comme Dieu10, devant qui, comme dit encore David, mille années sont comme le jour d'hier qui passa (Ps 89,4), et selon Isaïe, toutes les nations sont comme si elles n'étaient point (Is 40,17). Et elles ont cette même importance devant l'âme, pour qui toutes les choses ne sont rien, et elle-même à ses yeux n'est rien. Seulement son Dieu pour elle est le tout.

10 Un groupe de prêtres séculiers de Bordeaux, dans les années 1610, traduisent : « elle voit les choses comme Dieu les voit » ; ce qui annonce la connaissance du troisième genre chez Spinoza.


33 Mais il y a ici une chose à remarquer: Pour quelle raison demande-t-elle ici qu'il brise la toile, plutôt que il la coupe ou la détruise, puisque tout semble une même chose ? Nous pouvons dire que c'est pour quatre raisons : la première, pour parler avec plus de propriété, car c'est le propre de la rencontre de briser plutôt que de couper et détruire. La deuxième, parce que l'amour est ami de la force d'amour et d'une touche forte et impétueuse, ce qui s'accomplit mieux dans le briser que dans le couper ou le détruire. La troisième, parce que l'amour désire que l'acte soit très bref, pour qu'il s'accomplisse plus tôt, et il a d'autant plus de force et de valeur qu'il est plus bref et plus spirituel, car la puissance unie est plus forte que si elle est dispersée; et l'amour s'introduit de la même manière que la forme en la matière, qui s'introduit en un instant, et jusqu'alors l'amour n'avait aucun acte, mais seulement des dispositions pour cela. Et ainsi, les actes spirituels se produisent comme en un instant dans l'âme, car ils sont infus de Dieu, mais les autres que l'âme exerce d'elle-même, peuvent plutôt s'appeler dispositions de désirs et d'affections successives qui n'arrivent jamais à être des actes parfaits d'amour ou de contemplation, sinon parfois quand (comme je dis) Dieu les forme et perfectionne en un temps fort bref dans l'esprit; pour cela le Sage dit que la fin de l'oraison est meilleure que le début (Qo 7,9), et ce qui se dit communément : que l'oraison brève pénètre les cieux (Si 35,21). Aussi l'âme qui est déjà disposée peut faire des actes beaucoup plus nombreux et plus intenses en peu de temps que l'âme qui n'est pas disposée ne saurait faire en beaucoup de temps, et même eu égard à la grande disposition qu'elle a, elle a coutume de demeurer un long temps en l'acte d'amour et de contemplation ; mais pour celle qui n'est pas disposée, le tout va à disposer l'esprit; et, même après, d'ordinaire, le feu n'arrive pas à pénétrer le bois, soit pour sa grande humidité, soit pour le peu de chaleur dont il dispose, soit pour l'un et pour l'autre; mais en l'âme disposée, à chaque instant pénètre l'acte d'amour, car l'étincelle à tout coup prend en la mèche sèche ; et ainsi, l'âme énamourée aime mieux la brièveté du briser que la durée du couper et détruire. La quatrième raison est afin que se termine plus promptement la toile de la vie, parce que le couper et le détruire se font avec plus de réflexion, car on attend que la chose soit mûre ou terminée ou quelque autre prétexte, et le briser, on n'attend ni que la chose semble mûre ni rien de cela.

34 Et c'est ce que demande l'âme énamourée, qui ne souffre pas ces délais de qui attend que la vie se termine naturellement ou qu'elle soit tranchée en tel ou tel temps, car la force de l'amour et la disposition qu'elle voit en elle lui font désirer et demander que se rompe aussitôt la vie par quelque assaut ou impétuosité surnaturelle d'amour. L'âme sait très bien, en cet état que c'est le propre de Dieu d'enlever à soi, avant le temps, les âmes qu'il aime beaucoup, perfectionnant en elles en peu de temps, par le moyen de cet amour, ce qu'elles pourraient acquérir en tout le cours de leur vie, en leur train ordinaire. Car c'est ce que dit le Sage : Celui qui est agréable à Dieu est devenu l'aimé, et, vivant parmi les pécheurs, il fut ravi ; pour que la malice ne lui change pas l'entendement ou que son goût ne trompe pas son âme. Consumé en peu de temps, il a assumé beaucoup de temps. Parce que son âme était agréable à Dieu, pour autant 1l s'est hâté de le tirer du milieu, etc. (Sg 4,10-14). Jusqu'ici sont les paroles du Sage, en lesquelles se verra avec quelle propriété et quelle raison l'âme use de ce terme, briser, puisqu'en elles l'Esprit Saint use de ces deux termes : ravir et se hâter qui sont incompatibles avec tout délai. Avec se hâter, il donne à entendre la hâte avec laquelle Dieu perfectionna en peu de temps l'amour du juste, et avec ravir il donne à entendre qu'il l'enlève avant son temps naturel. Pour cela c'est une grande affaire pour l'âme d'exercer en cette vie les actes d'amour, pour que, se consommant en peu de temps, elle ne s'attarde pas longtemps, ici ou là-bas, sans voir Dieu.

35 Mais voyons aussi maintenant pourquoi elle appelle cet assaut intérieur de l'Esprit rencontre plutôt que de quelque autre nom. Et la raison en est que l'âme sentant en Dieu un désir infini (comme nous avons dit) que sa vie se finisse, et que le temps de sa perfection n'étant pas arrivé, cela ne se fait pas, elle ne manque pas de voir que pour l'accomplir et tirer de la chair, Il livre en elle ces assauts divins et glorieux à la manière de rencontres, car comme leur but est de la perfectionner et tirer de la chair, elles sont vraiment des rencontres avec lesquelles toujours il pénètre, déifiant la substance de l'âme, la faisant divine, en cela l'être de Dieu absorbe l'âme par-dessus tout être. Et la raison en est que Dieu la rencontre et la pénètre vivement dans l'Esprit Saint, dont les communications sont impétueuses quand elles sont ardentes, ainsi qu'il arrive en cette rencontre. Cette rencontre, comme l'âme goûte de Dieu vivement, elle l'appelle douce, non que maintes autres touches et rencontres qu'elle reçoit en cet état manquent d'être douces, mais pour l'éminence qu'a celle-ci au-dessus de toutes les autres, car Dieu la fait (comme nous avons dit) afin de la délivrer et glorifier rapidement; d'où des ailes lui naissent pour dire: Brise la toile, etc.

36 Donc en résumant maintenant tout le couplet, c'est comme si elle disait: Ô flamme de l'Esprit Saint, qui pénètres si intimement et si tendrement la substance de mon âme et la cautérises de ta glorieuse ardeur ! puisque tu es désormais si aimable que tu te montres avec le désir de te donner à moi en vie éternelle, si auparavant mes demandes n'arrivaient pas à tes oreilles, quand avec angoisses et fatigues d'amour - dans lesquelles peinaient mon sens et mon esprit à cause de ma grande faiblesse et impureté et du peu de force de mon amour - je te priais de me délier et de m'enlever avec toi, parce que mon âme te désirais ardemment car l'amour impatient ne me permettait pas de me conformer à la condition de la vie que tu voulais que je vive encore; et si les assauts d'amour passés n'étaient pas suffisants, n'étant pas de la qualité qu'il fallait pour l'obtenir, maintenant que je suis si fortifiée en amour, que non seulement mon sens et mon esprit ne défaillent point en toi, mais que plutôt fortifiés par toi, mon coeur et ma chair se réjouissent en Dieu vivant (Ps 83,2), avec une grande conformité des parties, d'où vient que je demande ce que tu veux que je demande, et ne demande pas ce que tu ne veux pas, et même ne le puis et ne me vient point en la pensée de le demander; et puisqu'elles sont désormais à tes yeux plus efficaces et de plus grand prix, mes demandes, puisqu'elles viennent de toi et que tu m'incites à les faire ; et qu'avec goût et joie en l'Esprit Saint je te le demande, mon jugement sortant désormais de ton visage (Ps 16,2), ce qui est quand tu prises et exauces les prières : brise la toile délicate de cette vie et ne permets pas qu'elle soit prolongée jusqu'à ce que l'âge et les ans la tranchent naturellement, afin qu'au plus tôt je te puisse aimer avec toute la plénitude et tout le rassasiement que mon âme désire, sans terme ni fin.



COUPLET 2


Ô cautère délectable !
Ô savoureuse plaie !
Ô douce main, ô touche délicate
qui sent la vie éternelle
et paie toute dette;
en tuant, la mort tu l'as changée en vie.


EXPLICATION

1 En ce couplet, l'âme donne à entendre comment les trois personnes de la très sainte Trinité, Père et Fils et Esprit Saint, sont celles qui accomplissent en elle cette oeuvre divine d'union ; ainsi la main et le cautère et la touche, en substance, sont une même chose. Et elle leur donne ces noms en tant qu'ils conviennent selon l'effet que chacune produit: le cautère est l'Esprit Saint, la main est le Père, et la touche le Fils. Et ainsi l'âme ici magnifie le Père, le Fils et l'Esprit Saint, célébrant trois grandes faveurs et bienfaits qu'Ils font en elle, pour lui avoir changé sa mort en vie, en la transformant en Soi : la première faveur est une savoureuse plaie et elle l'attribue à l'Esprit Saint, et pour cela l'appelle cautère délectable ; la seconde est un goût de vie éternelle, et elle l'attribue au Fils, et pour cela elle l'appelle touche délicate ; la troisième est de l'avoir transformée en soi, qui est la dette avec laquelle l'âme se trouve bien payée, et elle attribue celle-ci au Père, et pour cela l'appelle douce main. Et, bien qu'elle nomme ici les trois en raison des propriétés de leurs effets, elle parle seulement à une quand elle dit: en vie tu les as changées, car toutes trois opèrent en un, et ainsi tout, elle l'attribue à une et tout à toutes. Suit le vers :


Ô cautère délectable !

2 Ce cautère, comme nous avons dit, est ici l'Esprit Saint, parce que, comme dit Moïse dans le Deutéronome, notre Seigneur Dieu est un feu consumant (Dt 4,24), à savoir, feu d'amour; comme il est d'une force infinie, il peut d'une façon inestimable consumer et transformer en soi l'âme qu'il touche. Mais il embrase et absorbe chacune selon qu'il la trouve disposée : l'une plus et l'autre moins ; et cela autant qu'il veut et comme et quand il veut. Et, comme Il est un feu infini d'amour, quand Il veut toucher l'âme un peu étroitement, l'ardeur de l'âme est à un si haut degré d'amour, qu'il lui semble à elle qu'elle brûle plus fort que toutes les ardeurs du monde ; c'est pourquoi en cette union elle appelle l'Esprit Saint cautère, parce que, comme dans le cautère le feu est plus intense et plus véhément et fait un plus grand effet que dans les autres corps en ignition, ainsi l'acte de cette union, pour provenir d'un feu d'amour beaucoup plus enflammé que tous les autres, pour cela elle l'appelle cautère en comparaison de ceux-là ; et, pour autant que ce feu divin en ce cas tient l'âme transformée en soi, non seulement elle sent le cautère, mais tout entière elle est devenue un cautère de feu véhément.

3 Et c'est une chose admirable et digne d'être racontée, alors que ce feu de Dieu est si véhémentement consumant qu'il consumerait avec une plus grande facilité mille monde que le feu d'ici-bas une poignée d'étoupe, il ne consume pas et ne détruit pas l'âme en laquelle il brûle de cette façon, et moins encore lui donne quelque tourment, mais plutôt selon la mesure de la force de l'amour, il la déifie et la délecte, brûlant et resplendissant en elle suavement. Et cela est ainsi à cause de la pureté et perfection de l'esprit avec lequel il brûle dans l'Esprit Saint, comme il arriva dans les Actes des Apôtres (Ac 2,3), où ce feu survenant avec grande véhémence embrasa les disciples qui, comme dit saint Grégoire, intérieurement brûlèrent en amour suavement11. Et c'est ce que donne à entendre l'Église quand elle dit à ce même propos : Le feu descendit du ciel, non en brûlant, mais en resplendissant; non en consumant, mais en illuminant12. Parce qu'en ces communications, comme la fin de Dieu est d'exalter l'âme, il ne la fatigue et ne la resserre pas, mais il la délecte et la dilate; il ne la noircit ni ne la réduit en cendres, comme le feu fait au charbon, mais il l'éclaircit et l'enrichit; c'est pourquoi elle dit que c'est un cautère délectable.

11 Homil. 30 in Evang. : P.L. 76, 1220.
12 Bréviaire romain, Resp. 1 Mat. fer V oct. Pent.


4 Et ainsi, l'âme heureuse qui par un grand bonheur parvient à ce cautère, savoure tout, goûte tout, fait tout ce qu'elle veut, et elle prospère, et rien ne prévaut devant elle, rien ne la touche; parce que cette âme est celle dont l'Apôtre dit: Le spirituel juge tout, et lui n'est jugé par personne, etc. (1Co 2,15) ; et encore : L'esprit recherche tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu (1Co 2,10). Car c'est la propriété de l'amour: rechercher minutieusement tous les biens de l'Aimé.

5 Ô grande gloire pour vous âmes qui méritez de parvenir à ce feu souverain ! puisqu'il a une force infinie pour vous consumer et anéantir, il est certain que, ne vous consumant pas, il vous accomplit immensément en gloire. Ne vous étonnez pas que Dieu conduise quelques âmes hautement jusqu'ici - puisque le soleil se singularise à faire quelques effets merveilleux13 - qui, comme dit l'Esprit Saint, de trois manières embrase les monts (Si 43,4), c'est-à-dire les saints. Donc, ce cautère étant aussi délectable, comme on l'a donné à entendre ici, combien croyons-nous que sera consolée l'âme qui en aura été touchée? celle-ci voulant le dire, ne le dit pas, mais elle en reste avec l'estime dans le coeur et avec l'exaltation en la bouche avec ce terme Ô ! en disant : Ô cautère délectable !

13 Cette comparaison dénote-t-elle une influence de Plotin? Mais à l'encontre du soleil, Dieu chez Jean de la Croix n'est pas seulement bienfaisant, il est bienveillant, tandis que chez Plotin l'Un comme le soleil est seulement bienfaisant : il n'a aucun souci de ce qui lui est inférieur.



Jean, Vive Flamme B Couplet.1 $.17