Jean, Vive Flamme B Couplet.2 $.36


COUPLET 3


Ô flambeaux de feu
dans les splendeurs de qui
les profondes cavernes du sens,
qui était obscur et aveugle,
avec de singulières excellences
chaleur et lumière ensemble donnent à son bien-aimé.


EXPLICATION

1 Dieu veuille nous assister de son aide, qui est certainement bien nécessaire pour expliquer la profondeur de ce couplet; et celui qui le lira aura besoin de faire attention, parce que, s'il n'a pas l'expérience peut-être lui semblera-t-il quelque peu obscur et trop long; comme aussi, s'il en a l'expérience, il le trouvera volontiers clair et savoureux. Dans ce couplet, l'âme exalte et remercie son Époux des grandes faveurs qu'elle reçoit de l'union qu'elle a avec Lui, au moyen de laquelle elle dit ici qu'elle reçoit de nombreuses et grandes connaissances de soi-même, toutes amoureuses, avec lesquelles les puissances et le sens de son âme sont éclairés et énamourés, qui avant cette union étaient obscurs et aveugles, peuvent désormais être éclairés et avec chaleur d'amour, comme ils le sont, afin de pouvoir donner lumière et amour à Celui qui les a éclairés et énamourés. Parce que le véritable amoureux est alors content quand tout ce qu'il est en soi, tout ce qu'il vaut et possède et reçoit, il l'emploie pour son aimé ; et plus il a de quoi, plus il éprouve de goût à le donner. Et de cela l'âme se réjouit ici, parce qu'elle peut se servir des splendeurs et de l'amour qu'elle reçoit pour resplendir devant son Aimé et l'aimer. Voici le vers :


Ô flambeaux de feu !

2 D'abord, il faut savoir que les flambeaux ont deux propriétés, qui sont d'éclairer et de donner chaleur. Pour entendre quels sont ces flambeaux dont l'âme parle ici et comment ils éclairent et brûlent en elle, en lui donnant de la chaleur, il faut savoir que Dieu en son être unique et simple est toutes les vertus et grandeurs de ses attributs : car il est tout-puissant, il est sage, il est bon, il est miséricordieux, il est juste, il est fort, il est amoureux, etc., et autres attributs infinis et vertus que nous ne connaissons pas ; or, étant Lui toutes ces choses en son être simple, étant Lui uni avec l'âme, quand Il juge bon de lui en découvrir la connaissance, elle aperçoit distinctement en Lui toutes ces vertus et grandeurs, à savoir, omnipotence, sagesse, bonté, miséricorde, etc. Et comme chacune de ces choses est l'être même de Dieu en un seul de ses suppôts qui est le Père ou le Fils ou l'Esprit Saint, chacun de ces attributs étant Dieu même et Dieu étant lumière infinie et feu divin infini (ainsi qu'il a été dit plus haut), de là vient que chacun de ces innombrables attributs resplendit et donne chaleur comme Dieu, et ainsi chacun de ces attributs est un flambeau qui éclaire l'âme et lui donne chaleur d'amour.

3 Et pour autant qu'en un seul acte de cette union l'âme reçoit les connaissances de ces attributs, en même temps Dieu même est pour l'âme de nombreux flambeaux, qui l'éclairent distinctement et lui donnent chaleur, car elle a de chacun une connaissance distincte, et de chacun elle est enflammée d'amour. Et ainsi en tous ces flambeaux l'âme aime en particulier, enflammée de chacun et de tous ensemble, car tous ces attributs sont un seul être, comme nous avons dit; et ainsi, tous ces flambeaux sont un seul flambeau qui, selon ses vertus et attributs, éclaire et brûle comme de nombreux flambeaux. Pour cela l'âme en un seul acte de la connaissance de ces flambeaux aime par chacun, et en lui elle aime par tous ensemble, ayant en cet acte la qualité d'amour par chacun, et de chacun et de tous ensemble et par tous ensemble ; parce que la splendeur que lui donne ce flambeau de l'être de Dieu en tant qu'il est tout-puissant, lui donne lumière et chaleur d'amour de Dieu en tant qu'il est tout-puissant, et suivant cela, Dieu est désormais à l'âme un flambeau d'omnipotence qui lui donne lumière et toute connaissance touchant cet attribut ; et la splendeur que lui donne ce flambeau de l'être de Dieu, en tant qu'il est sagesse, l'éclaire et lui donne chaleur d'amour de Dieu en tant que sage, et ainsi Dieu lui sert désormais d'un flambeau de sagesse ; et la splendeur que ce flambeau de Dieu, en tant qu'il est bonté, lui apporte, donne à l'âme lumière et chaleur d'amour de Dieu en tant qu'il est bon, et selon cela, Dieu lui est désormais un flambeau de bonté ; et ni plus ni moins, il lui est flambeau de justice, et de force, et de miséricorde, et de tous les autres attributs qui se présentent ici conjointement à l'âme en Dieu. Et la lumière qu'elle reçoit conjointement de tous ensemble lui communique la chaleur de l'amour de Dieu, au moyen duquel elle aime Dieu parce qu'il est toutes ces choses ; et de cette façon, en cette communication et manifestation que Dieu fait de soi à l'âme, qui est à mon avis la plus grande qu'il puisse lui faire en cette vie, il lui sert d'un nombre infini de flambeaux qui lui donnent connaissance et amour de Dieu.

4 Ces flambeaux, Moïse les vit sur le mont Sinaï, où, Dieu passant, il se prosterna en terre et commença à en clamer et dire quelques-uns, disant ainsi : Empereur, Seigneur, miséricordieux, clément, patient, de grande compassion, véritable, qui gardes miséricorde à des milliers, qui ôtes les péchés et les méchancetés et les fautes, car il n'y a personne de lui-même innocent devant toi (Ex 34,6-7). Où l'on voit que les principaux attributs et les principales vertus que Moïse connut alors en Dieu furent l'omnipotence, la souveraineté, la divinité, la miséricorde, la justice, la vérité et la rectitude de Dieu, ce qui fut une très haute connaissance de Dieu. Et parce qu'à la mesure de la connaissance lui fut aussi communiqué l'amour, ce fut un très haut délice d'amour et de fruition qu'il eut alors.

5 Où il faut noter que le délice que l'âme reçoit dans le ravissement d'amour, communiqué par le feu de la lumière de ces flambeaux, est admirable et immense, car il est d'autant plus copieux qu'il provient de nombreux flambeaux, que chacun embrase d'amour, et la chaleur de l'un aide celle de l'autre, et la flamme de l'un aide celle de l'autre, comme aussi la lumière de l'un, celle de l'autre, parce que par un attribut quelconque on connaît l'autre; et ainsi tous sont une seule lumière et un seul feu; et ici l'âme immensément absorbée en flammes délicates, blessée subtilement d'amour en chacune d'elles, et en toutes ensemble plus blessée et plus vive en amour de vie de Dieu, lui étant aisé de très bien voir que cet amour est de vie éternelle - qui est la réunion de tous les biens -comme ici d'une certaine manière le sent l'âme, l'âme connaît bien ici la vérité de ce mot de l'Époux dans les Cantiques, quand il dit que les flambeaux de l'amour sont des flambeaux de feu et de flammes (Ct 8,6): que tu es belle en ta démarche et ta chaussure, fille de prince! (Ct 7,1). Qui pourra raconter la magnificence et le caractère exclusif de ton délice et de ta majesté en l'admirable splendeur et amour de tes flambeaux.

6 L'Écriture divine raconte qu'un de ces flambeaux passa devant Abraham jadis et lui causa une très grande terreur ténébreuse, car c'était le flambeau de la justice rigoureuse qu'Il devait exercer plus tard contre les Cananéens (Gn 15,12-17); car tous ces flambeaux de connaissances de Dieu qui t'éclairent aimablement et amoureusement toi, ô âme fortunée ! combien plus de lumière et de délice te causeront-ils qu'il ne causa de terreur et de ténèbre à Abraham! Et combien grand, et combien avantageux et de combien de sortes sera ton délice, puisqu'en tous de tous tu reçois fruition et amour, Dieu se communiquant à tes puissances selon ses attributs et ses vertus ! Parce que, quand quelqu'un aime un autre et lui fait du bien, il lui fait du bien et l'aime selon sa condition et ses propriétés ; et ainsi ton Époux, étant en toi, t'accorde les faveurs selon ce qu'il est: parce qu'étant omnipotent, il te fait du bien et t'aime avec sa toute-puissance; et étant sage, tu sens qu'il te fait du bien et t'aime avec sagesse; et étant infiniment bon, tu sens qu'il t'aime avec bonté ; étant saint, tu sens qu'il t'aime et te fait des faveurs avec sainteté ; et étant le juste, tu sens qu'il t'aime et te fait des faveurs justement; étant le miséricordieux, le compatissant et le clément, tu sens sa miséricorde, sa pitié et sa clémence ; et étant l'être fort et élevé et délicat, tu sens qu'il t'aime fortement, hautement et délicatement; et comme il est net et pur, tu sens qu'avec pureté et netteté il t'aime; et comme il est véritable, tu sens qu'il t'aime pour de vrai ; et comme il est libéral, tu sens qu'il t'aime et te fait des faveurs avec libéralité sans aucun intérêt, seulement pour te faire du bien ; et comme il est la vertu de la souveraine humilité, il t'aime avec une souveraine bonté et avec une souveraine estime de toi, et t'égalant à lui, se découvrant lui-même, à toi avec allégresse, par le moyen de ces connaissances, avec son visage plein de grâces et te déclarant en cette union, non sans grande jubilation de ta part : « Je suis à toi et pour toi, j'ai plaisir d'être tel que je suis afin d'être à toi et de me donner à toi ».

7 Qui donc dira ce que tu sens, ô bienheureuse âme ! te sachant ainsi aimée et avantagée avec une telle estime ? Ton ventre, qui est ta volonté, est, comme celui de l'épouse, semblable à un monceau de blé qui est couvert et environné de lis (Ct 7,2) ; parce que, en ces grains de pain de vie que tu savoures ensemble, les lis des vertus qui t'environnent te délectent. Car ce sont les filles du roi dont parle David qui t'ont délectée avec la myrrhe, l'ambre et les autres essences aromatiques (Ps 44,9-10) ; parce que les connaissances que l'Aimé te communique de ses grâces et vertus sont ses filles dans lesquelles tu es si plongée et absorbée; que tu es aussi la source d'eaux vives qui découlent avec impétuosité du mont Liban (Ct 4,15), qui est Dieu; en quoi tu es merveilleusement réjouie selon toute l'harmonie de ton âme et même de ton corps, étant toute devenue un paradis d'irrigation divine, pour que s'accomplisse aussi en toi la parole du psaume qui dit : L'impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu (Ps 45,5).

8 Ô chose admirable, qu'en ce temps cette âme regorge d'eaux divines, en elles elle déborde comme une source abondante, qui de toutes parts regorge des eaux divines (Jn 4,14) ! Parce que, bien qu'à la vérité cette communication dont nous parlons soit la lumière et le feu de ces flambeaux de Dieu, toutefois ce feu ici est (comme nous avons dit) si suave que, bien qu'il soit un feu immense, il est comme des eaux de la vie qui étanchent la soif de l'esprit avec l'impétuosité qu'il désire. De manière que ces flambeaux de feu sont des eaux vives de l'esprit comme celles qui vinrent sur les Apôtres (Ac 2,3) qui, bien que flambeaux de feu, étaient aussi des eaux pures et limpides ; car ainsi les appelle le prophète Ézéchiel, quand il prédit cette venue de l'Esprit Saint, en disant: Je répandrai - dit Dieu à cet endroit - sur vous les eaux et mettrai mon esprit au milieu de vous (Ez 36,25-26). Et ainsi quoique feu, il est aussi eau, car ce feu est figuré par le feu du sacrifice que cacha Jérémie dans la citerne, qui tant qu'il était caché était de l'eau, et quand on le sortait à l'extérieur pour sacrifier, était du feu (2M 1,20-22 2M 2,1-22) ; et ainsi cet esprit de Dieu, en tant qu'il est caché dans les veines de l'âme est comme une eau suave et délectable qui étanche la soif de l'esprit, et quand on pratique le sacrifice d'aimer Dieu, ce sont flammes vives de feu, qui sont les flambeaux de l'acte de la dilection et des flammes que nous invoquions avant au sujet de l'Époux dans les Cantiques (Ct 8,6). C'est pourquoi ici l'âme les appelle flammes, parce que non seulement elle les goûte en elle comme des eaux, mais aussi elle les exerce en amour de Dieu comme des flammes. Et, pour autant que, pendant que ces flambeaux se communiquent à l'esprit, l'âme se trouve enflammée et mise en l'exercice d'amour, en acte d'amour, elle les appelle plutôt flambeaux que eaux, en disant ô flambeaux de feu ! Tout ce qui peut se dire en ce couplet est moins que ce qu'il y a, car la transformation de l'âme en Dieu est indicible. Tout est dit en cette parole : que l'âme est faite Dieu de Dieu par participation de Lui et de ses attributs, qui sont ceux qu'elle appelle ici flambeaux de feu.

Dans les splendeurs de qui.

9 Pour entendre quelles sont ces splendeurs des flambeaux dont l'âme parle ici et comment l'âme resplendit en eux, il faut savoir que ces splendeurs sont les connaissances amoureuses que les flambeaux des attributs divins donnent de soi à l'âme, auxquels étant unie selon ses puissances, elle resplendit aussi comme eux, transformée en splendeurs amoureuses. Et cette illumination de splendeurs en lesquelles l'âme resplendit avec chaleur d'amour, n'est pas comme celle que font les flambeaux matériels, qui avec leurs flammes éclairent les choses qui sont à l'entour, mais comme celles qui sont à l'intérieur des flammes, car l'âme est à l'intérieur de ces splendeurs ; et pour cela elle dit : dans les splendeurs de qui, ce qui est dire à l'intérieur. Et non seulement cela, mais (comme nous avons dit) elle est transformée et faite splendeurs ; et ainsi, nous dirons que c'est comme l'air qui est à l'intérieur de la flamme, embrasé et transformé en la flamme, car la flamme n'est autre chose que de l'air enflammé, et les mouvements et splendeurs que fait cette flamme ne sont pas seulement ceux de l'air ni seulement ceux du feu dont elle est composée, mais ensemble de l'air et du feu, et le feu les fait faire à l'air qu'il tient enflammé en soi.

10 Suivant ceci nous comprendrons comment l'âme avec ses puissances est éclairée à l'intérieur des splendeurs de Dieu ; et les mouvements de ces flammes divines, qui sont les vibrations et les flambées que nous avons dites plus haut, ce n'est pas l'âme seule qui les fait, transformée dans les flammes de l'Esprit-Saint, ni non plus ce n'est pas Lui seul, mais Lui et l'âme joints, Lui mouvant l'âme, comme le feu à l'air enflammé. Et ainsi ces mouvements de Dieu et de l'âme ensemble ne sont pas seulement des splendeurs, mais aussi des glorifications en l'âme, parce que ces mouvements et ces flambées sont les jeux et les fêtes joyeuses, que dans le second vers du premier couplet nous disions l'Esprit Saint faisait dans l'âme, en lesquels il semble qu'il veut toujours achever de lui donner la vie éternelle et achever de la conduire à sa parfaite gloire en l'introduisant désormais vraiment en soi. Car tous les biens des premiers aux derniers, des plus grands aux plus petits que Dieu fait à l'âme, toujours il les fait avec dessein de l'élever à la vie éternelle ; comme aussi tous les mouvements et flambées que fait la flamme avec l'air enflammé sont afin de l'élever avec soi au centre de sa sphère, et tous ces mouvements qu'elle fait sont un effort opiniâtre pour l'enlever plus à soi, mais comme l'air est en sa propre sphère, elle ne l'emporte pas ; ainsi quoique ces motions de l'Esprit Saint soient efficaces pour absorber l'âme en beaucoup de gloire, elle n'y parvient pas encore jusqu'à ce qu'arrive le temps où elle sortira de la sphère de l'air de cette vie de chair et puisse entrer dans le centre de l'esprit de la vie parfaite en Christ.

11 Il faut donc savoir que ces mouvements sont plus mouvements de l'âme que mouvements de Dieu, car Dieu ne se meut pas. Et ainsi ces visions de gloire qui se donnent à l'âme sont stables, parfaites et continues, avec une ferme sérénité en Dieu ; comme aussi elles seront ensuite dans l'âme, sans altération de plus ou de moins et sans intervention de mouvements, et alors l'âme verra clairement comment, quoiqu'il lui semble que Dieu se mouvait là en elle, il ne se meut pas en lui-même, de même que le feu ne se meut pas en sa sphère, et comment, pour ne pas être parfaite en gloire, elle avait ces mouvements et flambées en ces sentiments de gloire.

12 Par ce qui a été dit et par ce que nous allons dire maintenant, on entendra plus clairement combien grande est l'excellence des splendeurs de ces flambeaux dont nous parlons, parce que ces splendeurs s'appellent d'un autre nom obombrations. Pour l'intelligence de ceci il faut savoir que obombration veut dire autant que action d'ombre, et faire ombre, autant que prendre sous sa protection, favoriser et dispenser des bienfaits ; parce que couvrir d'ombre, est signe que la personne à qui elle est, est proche pour favoriser et protéger. Et pour cela, cette grande faveur que Dieu fit à la Vierge Marie en la conception du Fils de Dieu, l'ange saint Gabriel l'appelle obombration de l'Esprit Saint, en disant : L'Esprit Saint viendra sur toi et la vertu du Très-Haut te fera ombre (Lc 1,35).

13 Pour bien entendre comment se fait cette action d'ombre de Dieu et cette obombration de grandes splendeurs - ce qui est tout un -, il faut savoir que chaque chose a et fait l'ombre conformément à sa taille et à ses propriétés. Si la chose est opaque et obscure, elle fait une ombre obscure, et si la chose est claire et mince, elle fait l'ombre claire et légère ; et ainsi l'ombre d'une ténèbre sera une autre ténèbre à la mesure de cette ténèbre, et l'ombre d'une lumière sera une autre lumière à la mesure de cette lumière.

14 Donc étant donné que ces vertus et attributs de Dieu sont des flambeaux allumés et resplendissants, étant si proches de l'âme comme nous avons dit, ils ne peuvent manquer de la toucher avec leurs ombres, qui doivent elles aussi être allumées et éclatantes, à la mesure des flambeaux qui la font, et ainsi ces ombres seront des splendeurs. De manière que, selon cela, l'ombre que fait à l'âme le flambeau de la beauté de Dieu sera une autre beauté à la mesure et selon la propriété de cette beauté de Dieu, et l'ombre que fait la force sera une autre force à la mesure de celle de Dieu, et l'ombre que fait la sagesse de Dieu sera une autre sagesse de Dieu à la mesure de celle de Dieu, et ainsi des autres flambeaux ; ou, pour mieux dire, elle sera la même sagesse et la même beauté et la même force de Dieu en ombre parce que l'âme ne peut pas ici-bas les comprendre parfaitement ; en cette ombre, comme elle est si conforme et semblable à Dieu, que c'est Dieu même en ombre, l'âme connaît bien l'excellence de Dieu.

15 Suivant cela, quelles seront les ombres que l'Esprit Saint fera à cette âme des grandeurs de ses vertus et attributs, étant si proche d'elle que non seulement il la touche de son ombre, mais qu'il est uni avec elles en ombres et splendeurs, entendant et goûtant Dieu en chacune d'elles, selon sa propriété et sa mesure en chacune d'elles ? En effet elle connaît et savoure la puissance divine dans l'ombre de l'omnipotence, et elle entend et goûte la sagesse divine dans l'ombre de la sagesse divine, et elle entend et goûte la bonté infinie dans l'ombre qui l'entoure de bonté infinie, etc. ; finalement, elle goûte la gloire de Dieu dans l'ombre de gloire, qui fait savoir la propriété et la mesure de la gloire de Dieu, tout cela se passant dans les ombres claires et embrasées de ces flambeaux clairs et embrasés, tous en un seul flambeau d'un être seul et simple de Dieu, qui resplendit présentement de toutes ces manières.

16 Oh! que sentira donc cette âme ici qui, expérimentant ici la connaissance et communication de cette figure que vit Ézéchiel en cet animal à quatre visages et en ce chariot à quatre roues, voyant comme son aspect est comme des charbons allumés et comme un aspect de flambeaux, et voyant la roue, qui est la sagesse de Dieu, pleine d'yeux dedans et dehors, qui sont les connaissances divines et les splendeurs de ses vertus ; et percevant en son esprit ce bruit que faisait son passage, qui était comme le bruit d'une multitude et de plusieurs armées, ce qui signifie les nombreuses grandeurs de Dieu que l'âme connaît ici distinctement, au seul bruit d'un seul passage que Dieu fait par elle ; et finalement savourant ce bruit du battement de ses ailes qui dit le prophète était comme un bruit de nombreuses eaux et comme un bruit du Dieu très haut, ce qui signifie l'impétuosité que nous avons dite des eaux divines, qui, le battement des ailes de l'Esprit Saint en la flamme d'amour réjouissant l'âme, l'investissent, jouissant ici de la gloire de Dieu, en sa ressemblance et en son ombre, comme dit aussi ce prophète, que la vision de cet animal et de cette roue était semblable à la gloire du Seigneur! (Ez 1-2). Combien élevée se sent ici cette âme heureuse, quand elle se reconnaît honorée, combien elle se voit admirée en sa sainte beauté, qui pourra le dire ? Se voyant assaillie de cette façon avec une si grande affluence, dans les eaux de ces divines splendeurs elle reconnaît aisément que le Père éternel lui a concédé avec une main généreuse l'irrigation supérieure et inférieure, comme à Axa fit son père, quand elle soupirait (Jos 15,18-19) ; puisque ces eaux pénètrent en les arrosant l'âme et le corps, qui sont les parties inférieure et supérieure.

17 Ô admirable excellence de Dieu ! alors que ces flambeaux des attributs divins sont un être simple et en lui seul se savourent, ils se voient et se savourent distinctement, aussi embrasés chacun autant que l'autre, et chacun étant substantiellement l'autre. Ô abîme de délices d'autant plus abondant que tes richesses sont plus rassemblées en l'unité et simplicité infinie de ton être unique, d'où de telle manière se connaît et goûte l'un, que cela n'empêche pas la connaissance et le goût parfait de l'autre, mais plutôt chaque grâce et vertu qu'il y a en toi est lumière pour connaître de toi quelque autre grandeur ; car à cause de ta limpidité, ô sagesse divine ! maintes choses se voient en toi quand on en voit une seule, parce que tu es le dépôt des trésors du Père, la splendeur de la lumière éternelle, miroir sans tache et image de sa bonté (Sg 7,26).

18. Dans les splendeurs de qui

les profondes cavernes du sens.

18 Ces cavernes sont les puissances de l'âme: mémoire, entendement et volonté - qui sont d'autant plus profondes qu'elles sont plus capables de grands biens, puisqu'elles ne se remplissent avec rien moins que l'infini - qui, par ce qu'elles souffrent quand elles sont vides, nous pourrons voir en quelque façon ce dont elles jouissent et se délectent quand elles sont pleines de Dieu, puisque par un contraire on est éclairé de l'autre. Premièrement, il faut noter que, ces cavernes des puissances, quand elles ne sont pas vides et purifiées et nettes de toute affection de créature, elles ne sentent point le grand vide de leur profonde capacité, car, en cette vie, pour petite que soit la chose qui s'attache à elles, elle suffit pour les obstruer et les envoûter, de sorte qu'elles ne sentent pas leur dommage, ni n'aperçoivent pas leurs biens infinis, ni ne reconnaissent pas leur capacité. Et c'est chose étonnante, qu'étant capable de biens infinis, le moindre d'entre eux est suffisant pour les obstruer, de façon qu'elles ne peuvent les recevoir jusqu'à ce qu'elles soient vides en tout point, ainsi que nous allons le dire ; mais quand elles sont vides et nettes, la soif et la faim qu'elles endurent et l'angoisse du sens spirituel sont intolérables, car comme les replis de ces cavernes sont profonds, ils souffrent une peine fort profonde, parce que la nourriture dont ils déplorent l'absence est bien riche puisque, comme je dis, c'est Dieu. Et ce si grand tourment arrive d'ordinaire vers les fins de l'illustration et de la purification de l'âme, avant qu'elle n'arrive à l'union, où elle est enfin satisfaite; parce que, comme l'appétit spirituel est vide et purgé de toute créature et de toute affection envers elle, l'inclination naturelle étant perdue, il est proportionné au divin et son vide est désormais disposé; et, comme on ne lui communique pas encore le divin, par l'union à Dieu, la peine de ce vide et de cette soif arrive à plus qu'à mourir, principalement quand par quelques vues ou fentes, quelque rayon de Dieu se découvre à lui, et ne lui est pas communiqué. Et ce sont ceux-là qui sont travaillés d'un amour impatient, qui ne peuvent demeurer longtemps sans recevoir ou mourir.

19 Quant à la première caverne que nous mettons ici, qui est l'entendement, son vide est la soif de Dieu, et elle est si grande quand il est disposé, que David la compare à celle du cerf - n'en trouvant point de plus grande à quoi la comparer -, dont on raconte qu'elle est très véhémente, en disant: Comme le cerf désire les sources des eaux, ainsi mon âme te désire toi, Dieu (Ps 41,1) ; et cette soif est des eaux de la sagesse de Dieu, qui est l'objet de l'entendement.

20 La seconde caverne est celle de la volonté et le vide de celle-ci est si grand qu'il fait défaillir l'âme, selon ce que dit aussi David, par ces paroles : Je désire les tabernacles du Seigneur et mon âme défaille (Ps 83,3) ; et cette faim est celle de la perfection de l'amour à laquelle l'âme prétend.

21 La troisième caverne est la mémoire et le vide de celle-là est une consomption et une fusion de l'âme pour la possession de Dieu ; comme le note Jérémie en disant : Memoria memor ero, et tabescet in me anima mea ; soit : Je me souviendrai de lui avec ma mémoire et je m'en souviendrai beaucoup et mon âme se fondra en moi-même (Lm 3,20); repassant ces choses en mon coeur, je vivrai en espérance de Dieu.

22 Or, profonde est la capacité de ces cavernes, puisque ce qui peut être reçu en elles, qui est Dieu, est profond et infini; et ainsi d'une certaine manière leur capacité sera infinie, et ainsi leur soif est infinie, leur faim aussi est profonde et infinie, leur consomption et leur peine sont une mort infinie ; et quoiqu'on ne souffre pas aussi intensément qu'en l'autre vie, toutefois on souffre une vive image de cette privation infinie, puisque l'âme est en une certaine disposition pour recevoir sa plénitude; bien que cette peine soit d'une autre nature, parce qu'elle se situe au sein de l'amour de la volonté, ce qui n'est pas pour alléger la peine, puisque plus l'amour est grand, plus il est impatient pour la possession de son Dieu qu'il espère à chaque instant d'un intense désir.

23 Mais, Dieu me soit en aide ! puisqu'il est vrai que lorsque l'âme désire Dieu avec une entière vérité elle a déjà ce qu'elle aime, comme dit saint Grégoire après saint Jean, comment peine-t-elle pour ce qu'elle a déjà? car dans le désir dont parle saint Pierre que les anges ont de voir le Fils de Dieu (1P 1,12) il n'y a aucune peine ni anxiété, car ils le possèdent déjà; et ainsi il semble que, si l'âme possède Dieu d'autant plus qu'elle le désire - et la possession de Dieu donne délice et satiété à l'âme, comme les anges qui, leur désir étant comblé en la possession, se réjouissent, leur âme étant toujours comblée avec l'appétit, sans dégoût de satiété, pour cela, comme il n'y a pas de dégoût, ils désirent toujours, et comme il y a possession ils ne peinent pas -, ainsi l'âme devrait ici dans ce désir sentir d'autant plus de rassasiement et de délectation que son désir est plus grand, puisque d'autant plus elle possède Dieu, et non sentir de la douleur et de la peine.

24 En cette question, il convient de bien noter la différence qu'il y a entre posséder Dieu en soi par grâce seulement, et de le posséder aussi par union, car l'un consiste à s'aimer bien, et l'autre est de plus communication intime, et cette différence est aussi grande que celle qu'il y a entre les fiançailles et le mariage ; car aux fiançailles, il y a seulement un « oui » égal et une seule volonté des deux parties et des bijoux et des parures de la fiancée que lui donne gracieusement le fiancé ; mais dans le mariage, il y a de plus communication des personnes et union. Et dans les fiançailles, bien que le fiancé fasse des visites à la fiancée et lui offre des présents, comme nous avons dit, il n'y a pas union des personnes, ce qui est le but des fiançailles.

25 Ni plus ni moins, quand l'âme est arrivée à une si grande pureté en soi et en ses puissances que la volonté est très pure et purgée des autres goûts et appétits étrangers selon les parties inférieure et supérieure, et qu'elle a entièrement donné le « oui » concernant tout cela en Dieu, la volonté de Dieu et celle de l'âme ne faisant désormais plus qu'une en un consentement personnel et libre, elle est arrivée à posséder Dieu par grâce de volonté, tout autant qu'il se peut par voie de volonté et de grâce ; et en cela consiste le don que Dieu fait dans le « oui » d'elle, de son véritable « oui » et entier de sa grâce. Et ceci est un haut état de fiançailles spirituelles de l'âme avec le Verbe, dans lequel l'Époux lui fait de grandes récompenses et la visite amoureusement très souvent, et alors elle reçoit grandes faveurs et délices. Mais cela n'a rien à voir avec ceux du mariage, car toutes ne sont que dispositions pour l'union du mariage ; en effet, quoiqu'il soit vrai que cela se passe en l'âme qui est très purgée de toute affection de créature - car les fiançailles spirituelles ne se font pas (comme nous disons) avant cela - toutefois l'âme a encore besoin d'autres dispositions positives de Dieu, de ses visites et de ses dons, dans lesquels il va la purifier davantage et l'embellir et l'affiner afin d'être décemment disposée pour une si haute union. Et en cela se passe du temps, dans les unes plus et dans les autres moins, parce que Dieu le fait selon le mode de l'âme. Et cela est figuré par ces jeunes filles qui furent choisies par le roi Assuérus, car bien qu'on les eût déjà retirées de leur pays et de la maison de leurs parents, avant qu'elles fussent admises à la couche du roi, on les tenait encore enfermées un an - quoique dans le palais -, de manière que pendant une demi-année elles se préparaient avec certains onguents de myrrhe et autres essences, et l'autre demi-année avec d'autres onguents plus précieux, et après cela elles allaient au lit du roi (Est 2,3-13).

26 Donc, durant le temps de ces fiançailles et l'attente du mariage dans les onctions de l'Esprit Saint, quand les plus précieux onguents de dispositions pour l'union avec Dieu existent, les anxiétés des cavernes de l'âme ont l'habitude d'être extrêmes et délicates ; car comme ces onguents sont alors une disposition très prochaine pour l'union avec Dieu - parce qu'ils sont apparentés à Dieu, et par là ils donnent plus de saveur à l'âme et la rendent plus subtilement avide de Dieu - de là vient que le désir est plus subtil et plus profond parce que le désir de Dieu est une disposition pour s'unir à Dieu.

27 Oh, que cet endroit est propice pour donner avis aux âmes que Dieu conduit à ces délicates onctions, qu'elles prennent garde à ce qu'elles font et en quelles mains elles se confient, pour qu'elles ne retournent pas en arrière ! mais c'est hors du propos que nous tenons. Toutefois la pitié et la compassion que je porte en mon coeur sont si grandes de voir les âmes retourner en arrière, non seulement en ne se laissant pas oindre de manière que l'onction passe plus avant, mais même perdant les effets de l'onction, que je ne puis m'abstenir de leur donner ici des avis concernant ce qu'elles doivent faire afin d'éviter un si grand dommage, bien que nous nous attardions un peu avant de revenir à notre propos (j'y reviendrai aussitôt après), néanmoins tout servira pour l'intelligence des propriétés de ces cavernes. Et comme c'est chose fort nécessaire, non seulement pour ces âmes qui marchent si prospères, mais aussi pour toutes les autres qui cherchent leur Aimé, je veux le dire.

28 En premier, il faut savoir que, si l'âme cherche Dieu, son Aimé la cherche davantage elle ; et si elle lui envoie à lui ses désirs amoureux, qui lui sont pour Lui aussi odoriférants que le petit filet de la vapeur qui sort des parfums aromatiques de la myrrhe et de l'encens (Ct 3,6), Lui envoie à elle l'odeur de ses onguents, avec lesquels il l'attire, et la fait courir vers Lui (Ct 1,3), qui sont ses divines inspirations et touches ; qui toutes les fois qu'elles sont de lui, sont modérées et réglées avec quelque motif de la perfection de la loi de Dieu et de la foi, par la perfection de laquelle l'âme doit toujours s'approcher davantage de Dieu. Et ainsi l'âme doit savoir que le désir de Dieu en toutes les faveurs qu'il lui fait en ces onctions et odeurs de ses onguents, est de la disposer en vue d'autres onguents plus précieux et plus délicats, mais plus conformes à Dieu, jusqu'à ce qu'elle en vienne à une si pure et si délicate disposition qu'elle mérite l'union de Dieu et la transformation substantielle en toutes ses puissances.

29 Que l'âme donc soit avertie qu'en cette affaire Dieu est le principal agent et le guide d'aveugle qui doit la conduire par la main là où elle ne saurait aller, qui est aux choses surnaturelles que ni son entendement, ni sa volonté, ni sa mémoire, ne peuvent savoir comme elles sont, tout son principal souci doit être de veiller à ne pas mettre d'obstacle à Celui qui la guide, selon le chemin que Dieu lui a prescrit en vue de la perfection de la loi de Dieu et de la foi, ainsi que nous avons dit. Or cet empêchement peut lui arriver si elle se laisse conduire et guider par un autre aveugle ; et les aveugles qui pourraient la faire sortir du chemin sont trois, à savoir : le maître spirituel, et le démon, et elle-même. Et pour que l'âme entende comment cela se fait, nous allons parler un peu de chacun.

30 Quant au premier, il convient grandement à l'âme qui veut s'avancer dans le recueillement et la perfection qu'elle prenne garde entre les mains de qui elle se met, parce que tel sera le maître, tel sera le disciple, et tel le père, tel le fils. Et que l'on note que pour ce chemin, au moins en ce qui est le plus haut, et même pour la partie moyenne, à grand-peine se trouvera un guide compétent selon toutes les qualités qui sont nécessaires, parce que outre qu'il soit savant et avisé, il est nécessaire qu'il soit expérimenté ; car, pour guider l'esprit, bien que le fondement soit le savoir et le bon sens, s'il n'y a pas expérience de ce qui est pur et véritable esprit, il n'arrivera jamais à mettre l'âme dans le chemin, quand Dieu l'y appelle, et même il ne le comprendra pas.

31 De cette manière beaucoup de maîtres spirituels font beaucoup de dommage à beaucoup d'âmes, car n'entendant pas les voies et les propriétés de l'esprit, ordinairement ils font perdre aux âmes l'onction de ces délicats onguents avec lesquels l'Esprit Saint les oint et les dispose pour soi, en les instruisant par d'autres pratiques basses qu'eux-mêmes ont utilisées ou lues par-ci par-là, qui ne sont bonnes que pour ceux qui commencent. Car, ne sachant rien de plus que pour ceux-là (et même plût à Dieu qu'ils le sachent), ils ne veulent pas laisser aller les âmes (alors que Dieu veut les élever) au-delà de ces commencements et de ces pratiques discursives et imaginaires, afin que jamais elles ne se dépassent et sortent de la capacité naturelle, avec laquelle l'âme peut faire très peu d'ouvrage.

32 Or, pour que l'on comprenne mieux cette condition de commençants, il faut savoir que l'état et l'exercice de ces commençants est de méditer et de faire des actes et des exercices discursifs avec l'imagination. En cet état il est nécessaire de donner à l'âme matière à méditer et discourir et il convient que de soi-même elle fasse des actes intérieurs et profite de la saveur et du goût sensitif dans les choses spirituelles, pour que séduisant l'appétit avec la saveur des choses spirituelles, elle déracine la saveur des choses sensuelles et quitte les choses du siècle. Mais ensuite quand l'appétit est suffisamment séduit et en quelque sorte habitué aux choses de l'esprit avec quelque force et constance, alors Dieu commence, comme on dit, à sevrer l'âme et à la mettre en état de contemplation, ce qui a coutume d'arriver en quelques personnes très vite, principalement aux personnes religieuses, car, les choses du siècle ayant été niées très vite, elles adaptent à Dieu le sens et l'appétit et promeuvent leur exercice au spirituel, Dieu opérant cela en elles ; ce qui se fait quand désormais cessent les actes discursifs et méditation de la même âme et les goûts et premières ferveurs sensibles, ne pouvant plus discourir comme avant ni trouver aucun appui pour le sens, ce sens demeurant en sécheresse, pour autant que l'on transpose la richesse à l'esprit, qui ne tombe pas sous le sens. Et, comme toutes les opérations que l'âme peut de soi-même exercer naturellement dépendent des sens23, de là vient que désormais, en cet état, Dieu est l'agent et l'âme est la patiente ; car elle se comporte seulement comme celle qui reçoit et en laquelle on opère, et Dieu comme celui qui donne et comme celui qui opère en elle, lui donnant en la contemplation les biens spirituels, qui sont ensemble connaissance et amour divins, c'est-à-dire connaissance amoureuse, sans que l'âme use de ses actes et discours naturels, car elle ne peut plus intervenir en eux comme avant.

23 En vertu du principe thomiste : Principium nostroe cognitionis est a sensu.


33 C'est pourquoi à cette époque l'âme doit être gouvernée d'une façon totalement contraire à la première ; car si avant on lui donnait matière pour méditer et si elle méditait, que maintenant au contraire on la lui ôte et qu'elle ne médite plus, parce que, comme je dis, elle ne le pourra pas même si elle le veut, et, au lieu de se recueillir, elle se distraira ; et si avant elle cherchait du suc et de la ferveur et en trouvait, maintenant, qu'elle ne le veuille ni ne le cherche, car non seulement elle ne le trouvera pas par sa diligence, mais plutôt elle en tirera de la sécheresse, parce que, par l'opération qu'elle veut faire par le sens, elle se détourne d'un bien pacifique et tranquille (que secrètement on lui donne dans l'esprit), et ainsi perdant l'un, elle ne réussit pas l'autre, puisque désormais les biens, on ne les lui donne plus par le sens comme avant. C'est pourquoi en cet état on ne doit en aucune façon lui imposer qu'elle médite ni pose des actes ni recherche saveur ni ferveur, car ce serait faire obstacle au principal agent, qui, comme je dis, est Dieu, qui secrètement et paisiblement met en l'âme sagesse et connaissance amoureuse sans actes spéciaux - bien que parfois il en fasse de particuliers en l'âme avec quelque durée -; et ainsi, l'âme également doit alors marcher seulement avec attention amoureuse à Dieu, sans acte particulier, se comportant, comme nous avons dit, passivement, sans faire de son côté diligence, avec la détermination et l'attention amoureuse simple et sincère, comme qui ouvre les yeux avec une attention d'amour.

34 Et puisque Dieu en la façon de donner se comporte dès lors à son égard avec une connaissance simple et amoureuse, de même l'âme doit aussi se comporter avec Lui en la façon de recevoir, avec une connaissance et une attention simple et amoureuse, afin qu'ainsi s'unissent connaissance avec connaissance et amour avec amour, car il convient que celui qui reçoit se conforme au mode de ce qu'il reçoit, et non d'une autre manière, afin de pouvoir le recevoir et de l'avoir comme on le lui donne ; parce que, comme disent les philosophes « toute chose qui se reçoit est dans le réceptacle au mode qu'a le réceptacle ». D'où il est clair que, si l'âme ne quittait pas alors sa manière active naturelle, elle ne recevrait pas ce bien sinon à sa manière naturelle, et ainsi elle ne le recevrait pas, mais resterait seulement avec son acte naturel ; parce que le surnaturel ne participe pas au mode naturel, et n'a rien à voir avec lui. C'est pourquoi absolument si l'âme voulait encore opérer par elle-même, et apporter de son côté autre chose que l'attention amoureuse passive que nous avons dite très passive et de grande quiétude, sans faire d'acte naturel, si ce n'est quand Dieu vient à l'unir en quelque acte, elle mettrait empêchement aux biens que surnaturellement Dieu lui communique dans la connaissance amoureuse ; ce qui au début arrive en l'exercice de la purification intérieure où elle pâtit, comme nous avons dit plus haut, et après, en suavité d'amour. Cette connaissance amoureuse, si, comme je dis et ainsi est la vérité, se reçoit passivement en l'âme suivant la manière surnaturelle de Dieu et non selon la manière naturelle de l'âme, il s'ensuit que pour la recevoir cette âme doit être fort anéantie en ses opérations naturelles, débarrassée, en loisir, en repos, et pacifiée et sereine, selon le mode de Dieu ; tout comme l'air, plus il est net de nuages, plus simple et plus tranquille, et plus le soleil l'éclaire et le réchauffe. Aussi l'âme ne doit être attachée à rien : ni à l'exercice de méditation ni au discours, ni à aucun goût, soit sensible soit spirituel, ni à aucune autre quelconque préhension; car il est requis que l'esprit soit si libre et anéanti à l'égard de tout, que quelque pensée ou discours ou saveur que ce soit à quoi l'âme veuille alors s'appuyer, l'empêchera, l'inquiétera et fera bruit en ce profond silence qui doit être en l'âme, selon le sens et l'esprit, pour une audition si profonde et si délicate; de ce que Dieu parle au coeur en cette solitude - qu'il dit par Osée (Os 2,14) - en très grande paix et tranquillité, l'âme écoutant et prêtant l'oreille à ce que dit en elle le Seigneur Dieu, comme dit David (Ps 84,9), car il dit cette paix en cette solitude.

35 D'où, quand il arrive que de cette manière l'âme se sente mettre en silence et à l'écoute, elle doit oublier même l'exercice de cette attention amoureuse que j'ai dite, afin qu'elle demeure libre pour ce qu'alors le Seigneur lui veut; car de cette attention amoureuse elle doit user seulement quand elle ne se sent pas mettre en solitude (avec toute l'inaction intérieure) ou oubli ou écoute spirituelle ; cet état afin qu'on puisse le reconnaître quand il arrive est toujours accompagné d'une paisible tranquillité et absorption intérieure.

36 Aussi - en toute saison et tout temps -, dès que l'âme a commencé à entrer en ce simple et tranquille état de contemplation, qui arrive quand elle ne peut plus méditer ni parvenir à le faire, elle n'a pas à vouloir chercher par elle-même des méditations ni à s'appuyer sur des sucs ou saveurs spirituels, mais elle doit être fermement dégagée, l'esprit détaché de tout, surtout de cela, comme disait Habacuc qu'il devait faire pour entendre ce que Dieu lui dirait: Je me tiendrai - dit-il - debout sur mes gardes, et j'assurerai mon pas sur mon rempart, et contemplerai ce qu'il me dira (Ha 2,1). C'est comme s'il disait: j'élèverai l'esprit au-dessus de toutes les opérations et connaissances qui peuvent tomber en mes sens et ce qu'ils peuvent garder et retenir en eux, laissant tout cela en bas ; et j'assurerai le pas sur le rempart de mes puissances, ne leur laissant place à aucune opération propre, afin que je puisse recevoir par contemplation ce qui me sera communiqué de la part de Dieu ; car nous avons déjà dit que la contemplation pure consiste à recevoir.

37 Il n'est pas possible que cette très haute sagesse et langage de Dieu, qu'est la contemplation, puisse se recevoir, sinon en un esprit silencieux et séparé des goûts et connaissances discursives, car ainsi l'affirme Isaïe par ces paroles, en disant: À qui Dieu enseignera sa science et à qui fera-t-il comprendre ce qu'il dit ? À ceux qui sont sevrés - répond-il - du lait, soit des sucs et des goûts, et à ceux qui sont détachés des seins (Is 28,9), soit des connaissances et préhensions particulières.

38 Quitte, ô âme spirituelle, les poussières et les fétus et le brouillard, et nettoie l'oeil, et t'éclairera le clair soleil et tu verras clair. Mets l'âme en paix, en la retirant et délivrant du joug et de la servitude de la faible opération de sa capacité, qui est la captivité d'Égypte, où tout n'est guère plus qu'assembler les pailles pour cuire une argile (Ex 1,14), et conduis-la, ô maître spirituel, à la terre de promission où coulent lait et miel. Et considère que c'est pour cette liberté et ce saint repos des enfants de Dieu que Dieu l'appelle au désert, dans lequel elle va parée de ses plus beaux atours, ornée de bijoux d'or et d'argent, ayant déjà quitté l'Égypte qu'elle a laissée dénuée de ses richesses (Ex 12,35-36), qui est la partie sensitive; et non seulement cela, mais aussi noyé les Égyptiens (Ex 14,27-28) dans la mer de la contemplation, là où l'Égyptien du sens, n'ayant plus pied ni appui, se noie et laisse libre le fils de Dieu, qui est l'esprit, échappé des limites étroites et de la servitude de l'opération des sens, qui est son petit comprendre, son bas sentir, ses pauvres aimer et goûter, afin que Dieu lui donne la suave manne (Ex 16,14), dont la saveur, encore qu'elle ait toutes les saveurs et douceurs en lesquelles tu veux attirer l'âme en la faisant travailler, toutefois, comme elle est si délicate qu'elle fond dans la bouche, on ne la sentira pas si avec une autre douceur ou quelque autre chose elle est jointe. Donc, quand l'âme s'approche de cet état, essaie de la détacher de toutes les convoitises de sucs, saveurs et goûts et méditations spirituelles, et ne l'inquiète par aucun soin ni aucune sollicitude d'en haut et encore moins d'en bas ; la mettant en tout l'éloignement et toute la solitude possibles; car plus elle obtiendra cela et plus vite elle s'approchera de cette oiseuse tranquillité, plus abondamment l'esprit de la sagesse divine lui est infus, qui est amoureux, tranquille, solitaire, paisible, doux et enivrant pour l'esprit, dans lequel il se sent blessé et ravi tendrement et doucement, sans savoir de qui, ni d'où, ni comment. La raison en est que cela lui a été communiqué sans sa propre opération.

39 Et un petit peu de cela que Dieu opère en l'âme en cette sainte inaction et solitude est un bien inestimable et parfois beaucoup plus que l'âme ni celui qui s'en occupe ne peuvent penser; et, bien qu'on ne s'en aperçoive pas tellement encore, cela se manifestera en son temps. Au moins ce à quoi l'âme peut arriver à présent à sentir est un dépaysement et un éloignement (certaines fois plus que d'autres) concernant toutes les choses, avec un penchant à la solitude et un dégoût de toutes les créatures et du siècle, dans un souffle suave d'amour et de vie en l'esprit. Dans lequel tout ce qui n'est point cet éloignement lui paraît fade, parce que, comme on dit, l'esprit savourant, la chair est sans saveur.

40 Toutefois les biens que ces communication et contemplation silencieuses laissent imprimés dans l'âme, sans qu'elle le sente alors, comme je dis, sont inestimables, car ce sont des onctions très secrètes, et partant très délicates, de l'Esprit Saint, qui secrètement comblent l'âme de richesses et dons et grâces spirituels, car, celui qui les fait étant Dieu, il ne les fait pas moins que comme Dieu.

41 Ces onctions, donc, et délicatesses sont si fines et si élevées de la part de l'Esprit Saint, que, - pour leur délicatesse et pour leur subtile pureté, ni l'âme ni celui qui s'en occupe ne les entendent, mais seulement Celui qui les met afin de trouver davantage de plaisir en elle - avec une très grande facilité voire avec la moindre action que l'âme veuille alors faire de soi-même de mémoire, ou entendement, ou volonté, ou appliquer le sens, ou l'appétit, ou la connaissance, ou le suc, ou le goût, ces actions détournent ou empêchent ces onctions en l'âme ; ce qui est grave dommage et grande douleur et grande pitié.

42 Oh ! fait grave et bien étrange, que, le dommage ne paraissant pas, et presque rien ce qui s'est interposé en ces saintes onctions, c'est alors que le dommage est plus grand et de plus grande douleur et pitié que de voir troubler et faire perdre de nombreuses autres âmes communes qui ne sont pas en état pour un émail extra-fin et si nuancé ! aussi bien que si sur un portrait d'une parfaite et délicate peinture, une lourde main touchait avec des couleurs basses et grossières, ce serait un plus grand dommage et plus notable et plus regrettable que si l'on barbouillait beaucoup d'autres portraits de peinture commune ; car cette délicate main, qui était celle de l'Esprit Saint, que cette lourde main a écartée, qui pourra réussir à l'appliquer?

43 Et bien que ce dommage soit plus grave et plus grand qu'il ne se peut déclarer, il est si commun et si fréquent, qu'à peine se trouvera un maître spirituel qui ne le cause dans les âmes que Dieu commence à recueillir en cette manière de contemplation ; en effet, combien de fois Dieu est en train d'oindre une âme contemplative avec quelque onction très délicate de connaissance amoureuse, sereine, pacifique, solitaire, très éloignée du sens et de ce qui peut se penser - avec laquelle elle ne peut méditer ni penser à chose quelconque, ni goûter chose d'en haut ni d'en bas, pour autant que Dieu la tient occupée en cette onction solitaire, encline à l'inaction et à la solitude -, et viendra un maître spirituel qui ne sait que battre l'enclume et marteler avec les puissances comme un forgeron et, parce qu'il n'enseigne pas plus que cela et qu'il ne sait rien de plus que méditer, il dira : « Allez, retirez-vous de ce repos, qui est oisiveté et perte de temps ; prenez plutôt quelque texte et méditez, et faites des actes intérieurs, car il est nécessaire que vous fassiez de votre part ce qui est en vous, car cette autre chose n'est qu'illusions et affaires d'imbéciles ».

44 Et ainsi, n'entendant pas les degrés de l'oraison ni les voies de l'esprit, ils n'arrivent pas à voir que ces actes qu'ils conseillent à l'âme, et de vouloir la faire cheminer avec discours est déjà fait, puisque cette âme est déjà arrivée à l'abnégation et au silence du sens et du discours et est arrivée en la voie de l'esprit, qui est la contemplation, en laquelle cesse l'opération du sens et du discours propre à l'âme, et Dieu seul est l'agent et celui qui parle alors secrètement à l'âme solitaire, elle se taisant; que si l'âme étant dès lors parvenue à l'esprit de cette manière que nous disons et si on veut la faire cheminer encore avec le sens, elle doit retourner en arrière et se détourner, car celui qui est arrivé au but, s'il se met encore à cheminer afin d'arriver au but, outre d'être chose ridicule, par force il doit s'éloigner du but. Et ainsi l'âme étant arrivée par l'opération des puissances au recueillement tranquille auquel aspire tout spirituel, où cesse l'opération des mêmes puissances, ce serait non seulement chose vaine de retourner faire des actes avec les mêmes puissances pour arriver au dit recueillement, mais ce lui serait un dommage, pour autant que cela ne servirait que de distraction, délaissant le recueillement qu'elle avait déjà.

45 Donc, ces maîtres spirituels n'entendant pas, comme je dis, quelle chose est le recueillement et la solitude spirituelle de l'âme ni ses propriétés, ni qu'en cette solitude Dieu applique en l'âme ces hautes onctions, ils appliquent par-dessus ou interposent d'autres onguents d'un exercice spirituel plus bas, qui est de faire agir l'âme comme nous avons dit; de cela il y a autant de différence à celui que l'âme avait, que de l'opération humaine à l'opération divine et du naturel au surnaturel, car en l'une, Dieu opère surnaturelle-ment en l'âme, et en l'autre elle fait seulement une oeuvre qui n'est pas plus que naturelle. Et le pire est que, pour exercer son opération naturelle, elle perd la solitude et le recueillement intérieur, et par conséquent l'ouvrage excellent que Dieu peignait en l'âme; et ainsi, tout revient à donner des coups de marteau sur le fer, perdant en l'un et ne profitant pas en l'autre.

46 Qu'ils prennent garde ceux qui guident les âmes et qu'ils considèrent que le principal agent et guide et moteur des âmes en cette affaire n'est pas eux, mais l'Esprit Saint qui jamais ne perd le soin d'elles, et qu'ils sont seulement des instruments pour les diriger dans la perfection par la foi et la loi de Dieu, selon l'esprit que Dieu donne à chacune. Et qu'ainsi tout son soin soit non de les conformer à leur mode et condition propres à eux, mais de prendre garde s'ils connaissent le chemin et par où Dieu conduit ces âmes, et, s'ils ne le connaissent pas, qu'ils les laissent et ne les perturbent pas et, conformément au chemin et à l'esprit par où Dieu les conduit, qu'ils tâchent de les diriger toujours en une plus grande solitude et liberté et tranquillité d'esprit, leur donnant latitude pour qu'elles n'attachent point le sens corporel et spirituel à chose particulière, intérieure ou extérieure, lorsque Dieu les conduit par cette solitude, et qu'elles ne se tourmentent ni ne s'affligent, en pensant qu'elles ne font rien. Quoique l'âme alors ne le fasse, Dieu le fait en elle. Qu'ils s'efforcent de débarrasser l'âme et de la mettre en solitude et inaction, de façon à ce qu'elle ne soit attachée à aucune connaissance particulière d'en haut ou d'en bas, ou avec désir de quelque suc ou goût, ou de quelque autre préhension, de manière qu'elle demeure vide, en pure négation de toute créature, mise en pauvreté spirituelle; car c'est cela que l'âme doit faire pour sa part, comme le conseille le Fils de Dieu, en disant : Celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède, ne peut être mon disciple (Lc 14,33). Ce qui s'entend non seulement de la renonciation aux choses corporelles et temporelles selon la volonté, mais aussi de la désappro-priation des spirituelles, en quoi s'inclut la pauvreté spirituelle, en laquelle le Fils de Dieu met la béatitude (Mt 5,3). Et l'âme privée ainsi de toutes les choses, arrivant à être vide et désappropriée à leur égard, qui est, comme nous avons dit, ce que l'âme peut faire de sa part, il est impossible quand elle fait ce qui est de sa part, que Dieu manque de faire ce qui est de la sienne, en se communiquant à elle, au moins en secret et en silence. Cela est plus impossible que le rayon du soleil manque de donner en un lieu clair et découvert ; car ainsi que le soleil se lève à l'aube et donne en ta maison pour entrer si tu ouvres la fenêtre ainsi Dieu, qui pour garder Israël, ne sommeille (Ps 120,4) ni encore moins ne dort, entrera en l'âme vide et la remplira de biens divins.

47 Dieu est comme le soleil sur les âmes pour se communiquer à elles. Que ceux qui les conduisent se contentent de les y disposer selon la perfection angélique, qui est le dénuement et le vide du sens et de l'esprit, et qu'ils ne veuillent pas aller plus loin pour édifier, car cet office est seulement du Père des lumières, d'où descend tout bon présent et tout don parfait (Jc 1,17); parce que si le Seigneur, comme dit David, ne bâtit la maison, en vain travaille celui qui la bâtit (Ps 126,1). Et puisqu'il est l'artisan surnaturel, il bâtira surnaturellement en chaque âme l'édifice qu'il voudra, si tu la lui disposes, essayant de l'anéantir en ce qui est de ses opérations et affections naturelles, avec lesquelles elle n'a capacité ni force pour l'édifice surnaturel, mais plutôt alors elle se trouble plus qu'elle ne s'aide ; et cette préparation c'est de ton office de la mettre en l'âme, et celui de Dieu, comme dit le Sage, c'est de favoriser son chemin (Pr 16,1 Pr 16,9), à savoir vers les biens surnaturels, par modes et manières que ni l'âme ni toi n'entendez. Aussi ne dis pas : « Oh ! l'âme n'avance pas, car elle ne fait rien ! »; car si c'est vrai qu'elle ne fait rien, par le fait même qu'elle ne fait rien, je te prouverai moi ici qu'elle fait beaucoup, parce que si l'entendement se vide des intelligences particulières, soit naturelles, soit spirituelles, il avance, et plus il se dispense de l'intelligence particulière et des actes d'entendre, plus l'entendement avance cheminant vers le souverain bien surnaturel.

48 « Oh! - diras-tu -, il n'entend rien distinctement, et ainsi il ne pourra avancer! » Au contraire, je te dis que, s'il entendait distinctement, il n'avancerait pas ; la raison en est que Dieu, à qui va l'entendement, excède le même entendement, et ainsi est incompréhensible et inaccessible à l'entendement; c'est pourquoi quand l'entendement va en entendant, il ne s'approche pas de Dieu, mais plutôt il s'en éloigne. Et ainsi, l'entendement doit plutôt se retirer de soi-même et de son intelligence afin de s'approcher de Dieu, cheminant en foi, croyant et ne comprenant pas. Et de cette manière l'entendement arrive à la perfection, parce que c'est par la foi et non par un autre moyen qu'il se joint à Dieu ; et l'âme parvient plus à Dieu en n'entendant point qu'en entendant. Et ainsi, n'aie pas cette peine que si l'entendement ne revient pas en arrière - ce qui serait s'il voulait s'employer en connaissances distinctes et autres discours et intelligences, mais qu'il veuille rester inactif -, il avance, puisqu'il se vide de tout ce qu'il pouvait contenir, car rien de tout cela n'est Dieu, puisque, comme nous avons dit, Dieu ne peut être contenu en lui. En cet état de perfection, ne pas retourner en arrière, c'est aller de l'avant, et aller de l'avant pour l'entendement, c'est se perfectionner en foi, et ainsi devenir plus obscur, car la foi est ténèbre de l'entendement. D'où, parce que l'entendement ne peut savoir comment est Dieu, nécessairement il doit cheminer vers Lui réduit à ne pas entendre, et ainsi pour cela il va n'entendant pas, et pour se trouver bien lui convient ce que tu condamnes, à savoir, qu'il ne s'emploie pas en intelligences distinctes, puisqu'avec elles il ne peut arriver à Dieu, mais plutôt il se gêne pour aller à Lui.

49 « Oh! - diras-tu -, si l'entendement n'entend pas distinctement, la volonté sera oisive et n'aimera pas, ce qu'il faut toujours éviter dans le chemin spirituel ! la raison en est que la volonté ne peut aimer sinon ce que l'entendement entend ». Cela est vrai, surtout dans les opérations et actes naturels de l'âme, en lesquels la volonté n'aime que ce que l'entendement entend distinctement; mais dans la contemplation dont nous parlons, par laquelle Dieu, comme nous avons dit, infuse lui-même en l'âme, il n'est pas nécessaire qu'il y ait connaissance distincte, ni que l'âme fasse des actes d'intelligence, car en un seul acte, Dieu lui communique ensemble lumière et amour, ce qui est une connaissance surnaturelle amoureuse, que nous pouvons dire être comme une chaude lumière, qui échauffe, parce que cette lumière en même temps énamoure; et elle est confuse et obscure pour l'entendement, car c'est une connaissance de contemplation, qui, selon ce que dit saint Denis, est rayon de ténèbre pour l'entendement. C'est pourquoi, de la même façon que l'intelligence est dans l'entendement, l'amour aussi est en la volonté; et, comme dans l'entendement cette connaissance qu'infuse Dieu est générale et obscure sans distinction d'intelligence, la volonté aime aussi en général sans aucune distinction de chose particulière qui soit déjà comprise. Car, pour autant que Dieu est lumière et amour divins, dans la communication qu'il fait de soi à l'âme il informe également ces deux puissances, entendement et volonté, d'intelligence et d'amour; et comme Lui-même n'est pas intelligible en cette vie, l'intelligence est obscure, comme je dis, et de cette façon est l'amour en la volonté. Bien que parfois, en cette délicate communication, Dieu se communique davantage et blesse davantage en une puissance que dans l'autre, car parfois se sent plus l'intelligence que l'amour, et d'autres fois plus l'amour que l'intelligence, et parfois aussi toute intelligence sans aucun amour, et parfois tout amour sans intelligence aucune. C'est pourquoi, je dis que, en ce qui est de faire des actes naturels avec l'entendement, l'âme ne peut aimer sans comprendre; mais en ceux que Dieu fait et infuse en elle, comme il fait en celle dont nous parlons, c'est différent, car Dieu peut se communiquer en une seule puissance sans l'autre, et ainsi Il peut enflammer la volonté avec la touche de chaleur de son amour, bien que l'entendement n'entende pas, aussi bien qu'une personne pourra être chauffée par le feu bien qu'elle ne voie pas le feu.

50 De cette manière, de nombreuses fois la volonté se sentira enflammée ou attendrie ou énamourée sans savoir ni entendre chose plus particulière qu'avant, Dieu réglant en elle l'amour, comme le dit l'épouse dans les Cantiques, par ces paroles : Le roi m'introduisit dans le cellier à vin et régla en moi la charité (Ct 2,4). D'où il n'y a pas à craindre l'oisiveté de la volonté en ce cas, car, si elle cesse de faire par elle-même des actes d'amour sur des connaissances particulières, Dieu les fait en elle, l'enivrant secrètement en un amour infus, ou par le moyen de la connaissance de contemplation, ou sans elle, comme nous venons de dire ; qui sont plus savoureux et méritoires que ceux qu'elle ferait, d'autant qu'est meilleur le moteur et diffuseur de cet amour, qui est Dieu.

51 Cet amour Dieu l'infuse en la volonté, quand elle est vide et détachée des autres goûts et affections particulières d'en haut et d'en bas ; pour cela, que l'on ait soin que la volonté soit vide et détachée de ses affections, car si elle ne retourne pas en arrière, en cherchant à savourer quelque suc ou goût, bien qu'elle n'en sente pas particulièrement en Dieu, elle avance, montant à Dieu par-dessus toutes les choses, puisqu'elle ne goûte d'aucune chose. Et Dieu, quoiqu'elle ne le goûte pas très particulièrement et distinctement ni ne l'aime avec un acte tellement distinct, elle le goûte en cette infusion générale obscure et plus secrètement que toutes les choses distinctes, puisqu'alors elle voit clairement qu'aucune ne lui donne autant de satisfaction que cette quiétude solitaire ; et elle l'aime au-dessus de toutes les choses aimables, puisque tous les autres sucs et goûts de toutes celles-là, elle les délaisse et ils lui sont insipides. Et ainsi, il n'y a pas à se tourmenter, car, si la volonté ne peut s'arrêter aux sucs et goûts des actes particuliers, elle avance ; puisque ne pas retourner en arrière pour embrasser quelque chose de sensible, c'est avancer vers l'inaccessible qui est Dieu, et ainsi ce n'est pas étonnant qu'elle ne le sente pas. Et ainsi, la volonté pour aller à Dieu, doit davantage se détacher de toute chose délectable et savoureuse, que s'y appuyer ; et ainsi s'accomplit bien le précepte de l'amour, qui est d'aimer par-dessus toutes les choses; qui ne peut être sans dénuement et vide de toutes.

52 Et il n'y a pas non plus à craindre que la mémoire soit vide de ses formes et figures, car, puisque Dieu n'a ni forme ni figure, elle va en assurance vide de forme et de figure et elle s'approche davantage de Dieu; car plus elle s'appuie sur l'imagination, plus elle s'éloigne de Dieu et chemine avec plus de danger, puisque Dieu, étant incompréhensible, n'a pas sa place dans l'imagination.

53 Donc, ces maîtres spirituels n'entendant pas les âmes qui vont en cette contemplation tranquille et solitaire, car ils ne sont pas arrivés à elle ni ne savent ce qu'est sortir des discours de méditations, comme j'ai dit, ils pensent qu'elles sont oiseuses, et les en détournent et empêchent la paix de la contemplation paisible et tranquille que Dieu lui-même leur donnait, en les faisant aller par le chemin de la méditation et du discours de l'imagination et leur faisant faire des actes intérieurs. Ce en quoi ces âmes trouveront alors grande répugnance, sécheresse et distraction, car elles tiennent à rester en cette sainte inaction et recueillement tranquille et pacifique. Dans lequel, comme le sens ne trouve de quoi saisir, ni de quoi goûter ni que faire, ils les persuadent aussi qu'ils se procurent des sucs et ferveurs, alors qu'ils devraient leur conseiller le contraire; comme elles ne peuvent faire ces choses ni y entrer comme avant (car désormais ce temps est passé, et ce n'est plus leur chemin), elles s'affligent doublement pensant qu'elles vont à leur perte, et eux-mêmes les aident à le croire, et leur dessèchent l'esprit et ôtent les précieuses onctions où dans la solitude et tranquillité Dieu les mettait, et, comme j'ai dit, c'est un grand dommage, et ils les chargent de douleur et les couvrent de boue, puisqu'ils perdent d'un côté et de l'autre peinent sans profit.

54 Ceux-là ne savent pas ce qu'est l'esprit. Ils font à Dieu grande injure et outrage en mettant leur main grossière là où Dieu agit; car il lui a coûté beaucoup à Dieu de conduire ces âmes jusque-là, et Il apprécie beaucoup de les avoir conduites à cette solitude et vide de leurs puissances et opérations afin de pouvoir leur parler au coeur qui est ce que toujours Il désire; les prenant Lui désormais en sa main, étant désormais Lui celui qui règne en l'âme avec abondance de paix et de quiétude, faisant cesser les actes naturels des puissances, avec lesquels travaillant toute la nuit elle ne faisait rien, leur nourrissant désormais l'esprit sans opération du sens, car le sens ni son oeuvre ne sont capables de l'esprit.

55 Et combien Il apprécie cette tranquillité et cet endormissement ou annihilation du sens, il est aisé de le voir en cette adjuration si remarquable et si efficace qu'il fait dans les Cantiques, en disant: Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreaux et les biches des champs, que vous n'éveilliez et ne réveilliez mon aimée jusqu'à ce qu'elle veuille (Ct 3,5); en quoi Il donne à entendre combien Il aime l'endormissement et l'oubli solitaire, puisqu'Il fait intervenir ces animaux si solitaires et si retirés. Mais ces spirituels ne veulent pas que l'âme repose ni ne demeure en paix, mais au contraire qu'elle travaille et opère toujours de façon qu'elle ne laisse pas de place pour que Dieu agisse, et que ce qu'il fait se perde et s'efface avec l'opération de l'âme, ils sont devenus les petits renards qui saccagent la vigne fleurie (Ct 2,15) de l'âme ; et pour cela le Seigneur se plaignait de ceux-là par Isaïe, en disant : Vous autres avez ravagé ma vigne (Is 3,14).

56 Mais peut-être ceux-là errent-ils avec un bon zèle, car leur savoir n'arrive pas à plus. Mais ils ne sont pas pour cela excusables dans les conseils qu'ils donnent témérairement, sans entendre d'abord le chemin et l'esprit que suit l'âme, et, ne l'entendant pas, en engageant leur lourde main en chose qu'ils n'entendent pas, ne la laissant pas à qui l'entend; ce qui n'est pas chose de petite importance et de petite faute de faire perdre à une âme des biens inestimables, et parfois de la laisser complètement ruinée par leur téméraire conseil. Et ainsi, celui qui témérairement se trompe, alors qu'il est dans l'obligation de réussir, comme chacun l'est dans sa fonction, n'échappera pas au châtiment, selon le dommage qu'il aura fait. Car les affaires de Dieu doivent se traiter avec beaucoup de sagesse et les yeux bien ouverts, surtout en chose de si grande importance et en affaire si élevée comme est celle de ces âmes, où se joue un gain presque infini à réussir et une perte presque infinie à échouer.

57 Mais si alors tu prétends que tu as quelque excuse (bien que moi je ne la voie pas), au moins tu ne pourras pas dire qu'en a celui qui, conduisant une âme, ne la laisse jamais sortir de son pouvoir, au nom de vains motifs qu'il connaît, qui ne resteront pas sans châtiment; puisqu'il est certain que, comme cette âme doit s'avancer en profitant dans le chemin spirituel (à quoi toujours Dieu l'aide), elle doit changer de style et de mode d'oraison et a besoin d'une autre doctrine désormais plus haute que la sienne et d'un autre esprit. Parce que tous ne sont pas aptes pour tous les degrés et le comportement concernant le chemin spirituel, ni n'ont l'esprit assez accompli qu'ils connaissent en tout état de la vie spirituelle comment l'âme doit être conduite et gouvernée ; au moins il ne doit pas penser que rien ne lui manque, qu'il sait tout, ni que Dieu voudra renoncer à conduire cette âme plus avant. Quiconque qui sait dégrossir le bois, ne sait pas tailler la statue, et quiconque qui sait la tailler, ne sait pas la profiler et la polir, et quiconque qui sait la polir ne saura pas la peindre, et quiconque qui sait la peindre ne saura pas y mettre la dernière main et perfection ; car chacun d'eux ne peut faire à la statue plus qu'il ne sait, et s'il voulait outrepasser il risquerait de la gâcher.

58 Voyons donc si toi, étant seulement apte à dégrossir, ce qui est mettre l'âme dans le mépris du monde et la mortification de ses appétits, ou étant tout au plus un tailleur, qui saura la mettre en de saintes méditations, et qui ne sais pas plus, comment conduiras-tu cette âme jusqu'à l'ultime perfection de délicate peinture, qui désormais ne consiste ni à dégrossir, ni à tailler, ni même à profiler, mais en l'oeuvre que Dieu doit faire en elle ? Et ainsi il est certain que si à ta doctrine - qui est toujours d'une seule manière - tu fais qu'elle soit toujours attachée, ou elle doit retourner en arrière, ou au moins elle n'avancera pas. Car, que deviendra, je te le demande, la statue si toujours tu dois t'y exercer sans plus que marteler et dégrossir, qui en l'âme est l'exercice des puissances? Quand doit s'achever cette statue? Quand ou comment doit-on laisser Dieu la peindre? Est-il possible que tu professes tous ces métiers, et que tu te tiennes pour si accompli, que jamais cette âme n'ait besoin de plus que toi?

59 Et prenons le cas que tu aies compétence pour une certaine âme (car peut-être elle n'aura pas le talent pour passer plus avant), il est comme impossible que tu l'aies pour toutes celles que tu ne laisses pas sortir de tes mains. Car Dieu conduit chacune par différents chemins ; à peine se trouvera un esprit qui en la moitié de son mode convienne avec le mode de l'autre. Car, qui pourra comme saint Paul, être tout à tous, pour les gagner tous ? (1Co 9,22). Et toi, de telle manière tu tyrannises les âmes et de la sorte les prives de liberté et t'attribues à toi la plénitude de la doctrine évangélique, que, non seulement tu essaies qu'elles ne te quittent pas, mais, ce qui est pire, si d'aventure une fois tu apprends que quelqu'une soit allée communiquer quelque chose à un autre que peut-être il ne convenait pas qu'elle te communiquât - ou que Dieu l'y a conduite pour qu'il lui enseigne ce que tu ne lui enseignes pas - tu en deviens jaloux (je ne le dis pas sans honte) comme entre eux ceux qui sont mariés, qui ne sont pas jaloux à cause de l'honneur de Dieu et du profit de cette âme (car il ne convient pas que tu présumes qu'en te manquant de cette manière elle ait manqué à Dieu), mais d'une jalousie née de ta superbe et présomption, ou d'un autre motif imparfait de ta part.

60 Grandement Dieu s'indigne contre de telles gens et leur promet châtiment par Ézéchiel, en disant : Vous vous nourrissiez du lait de mon troupeau et vous couvriez avec sa laine, et vous ne faisiez pas paître mon troupeau ; je redemanderai - dit-il - mon troupeau de votre main (Ez 34,3 Ez 34,10).

61 Ils doivent donc les maîtres spirituels donner liberté aux âmes, et sont obligés de leur montrer bon visage quand elles voudront chercher mieux ; car ils ne savent pas eux par où Dieu voudra faire progresser une certaine âme, surtout quand elle ne goûte plus leur doctrine, qui est un signe qu'elle n'en profite pas, car ou bien Dieu la fait avancer par un autre chemin que le maître la guide, ou bien le maître spirituel a changé de style ; et ces maîtres doivent le lui conseiller, autrement cela naît d'un sot orgueil et présomption ou de quelque autre prétention.

62 Mais laissons maintenant cette manière, et parlons d'une autre plus pestilentielle que ceux-là ont, ou dont usent d'autres pires qu'eux; car il arrivera que Dieu se mette à oindre quelques âmes avec des onguents de saints désirs et des motifs de quitter le monde et de changer la vie ou leur façon de faire et de servir Dieu, méprisant le siècle - en cela Dieu apprécie beaucoup d'être parvenu à les mener jusque-là, car les choses du siècle ne sont pas de la volonté de Dieu -, et eux alors, avec des raisons humaines et des considérations tout à fait contraires à la doctrine de Christ et à son humilité et à son mépris de toutes les choses, portés par leur intérêt propre ou leur goût personnel, ou par crainte là où il n'y a pas à craindre, ou bien ils rendent la chose difficile, ou bien ils la retardent, ou ce qui est pire, ils s'efforcent de la leur ôter du coeur; et, comme ils ont l'esprit peu dévot, très revêtu du monde et peu adouci en Christ, comme ils n'entrent pas par la porte étroite de la vie, ils ne laissent pas non plus entrer les autres. Ceux-là notre Sauveur les menace par saint Luc, en disant : Malheur à vous autres qui avez pris la clé de la science et vous, vous n'y entrez pas, ni ne laissez entrer les autres (Lc 11,52); car ceux-là, à la vérité, servent de barrière et de pierre de scandale à la porte du ciel, empêchant que n'entrent ceux qui leur demandent conseil, sachant que Dieu leur a commandé, non seulement de les laisser entrer et de les y aider, mais encore de les obliger d'y entrer, disant par saint Luc : Insiste, fais-les entrer afin que ma maison se remplisse de convives (Lc 14,23); et eux au contraire s'efforcent qu'ils n'y entrent pas. De cette manière, c'est un aveugle qui risque d'empêcher la vie de l'âme qui est l'Esprit Saint; ce qui arrive chez les maîtres spirituels en bien plus de manières qu'il n'est dit ici, les uns consciemment, les autres inconsciemment. Mais les uns et les autres ne resteront pas sans châtiment, car, ayant une charge, ils sont obligés de savoir et de veiller à ce qu'ils font.

63 Le deuxième aveugle qui avons-nous dit pourrait gêner l'âme en ce genre de recueillement est le démon, qui veut que, comme il est aveugle, l'âme aussi le soit; en ces hautes solitudes, en lesquelles s'infusent les délicates onctions de l'Esprit Saint (en quoi il éprouve une grande peine et une grande envie, parce qu'il voit que non seulement l'âme s'enrichit, mais qu'elle prend son vol et qu'il ne peut plus en rien la saisir, pour autant que l'âme est seule, dénuée et étrangère à toute créature et à une de ses traces), il tâche de mettre en ce recueillement quelques voiles de connaissances et brouillards de sucs sensibles (parfois bons) pour appâter davantage l'âme et la faire revenir ainsi à une pratique distincte et un travail du sens, et qu'elle fasse attention à ces sucs et connaissances bonnes qu'il lui présente et qu'elle les embrasse, afin d'aller à Dieu appuyée sur eux. Et en cela facilement il la distrait et la tire de cette solitude et recueillement, en quoi, comme nous avons dit, l'Esprit Saint opère ces grandeurs secrètes; en effet, comme l'âme d'elle-même est encline à sentir et à goûter, principalement si elle le recherche et n'entend pas le chemin qu'elle suit, facilement elle s'attache à ces connaissances et sucs que lui présente le démon, et s'écarte de la solitude en laquelle Dieu la mettait. Parce que, comme en cette solitude et quiétude des puissances de l'âme, elle ne faisait rien, il lui semble que cet autre procédé est meilleur, puisqu'alors elle fait quelque chose. Et c'est ici une grande pitié que - l'âme ne se comprenant pas -afin de manger une petite bouchée de connaissance particulière ou de suc, elle se prive que Dieu la mange tout entière ; car c'est ce que fait Dieu en cette solitude dans laquelle il la met, parce qu'il l'absorbe en soi par le moyen de ces onctions spirituelles solitaires.

64 De cette manière, avec un peu plus que rien, le démon cause de très grands dommages, faisant perdre à l'âme de grandes richesses, la tirant avec un petit peu d'appât (comme le poisson) de l'océan des eaux simples de l'esprit, où elle était plongée et immergée en Dieu sans trouver pied ni appui; et en cela il la tire au bord, où il lui donne appui et soutien et où elle prend pied, afin qu'elle aille sur ses pieds, à terre avec travail, et qu'elle ne nage plus dans les eaux de Siloé, qui coulent en silence (Is 8,6), baignée dans les onctions de Dieu. Et le démon fait tant de cas de ceci, qu'il y a de quoi s'étonner, car bien qu'un peu de dommage de ce côté soit plus grand que d'en faire de nombreux dommages en beaucoup d'autres âmes (comme nous avons dit), à peine se trouvera une âme qui aille par ce chemin à laquelle il ne fasse de grands dommages et ne fasse tomber en grandes pertes. Car ce méchant se met ici fort subtilement sur le passage qu'il y a du sens à l'esprit, trompant et appâtant l'âme avec le sens même, lui mettant devant, comme nous avons dit, des choses sensibles. L'âme ne pense pas qu'il y ait en cela une perte, c'est pourquoi elle cesse d'entrer dans l'intérieur de l'Époux, restant à la porte pour voir ce qui se passe dehors en la partie sensitive. Tout ce qui est en haut - dit Job (Jb 41,25) - le démon le voit, à savoir la hauteur spirituelle des âmes afin de la combattre. D'où, si d'aventure quelque âme entre en ce haut recueillement, et que par les moyens que nous avons dits il ne peut la distraire, au moins avec des horreurs, des craintes ou douleurs corporelles, bruits et fracas extérieurs, il s'efforce qu'elle regarde vers le sens, afin de la tirer au-dehors et la divertir de l'esprit intérieur jusqu'à ce que, ne pouvant plus il la laisse. Mais c'est avec tant de facilité qu'il détourne et gâte les richesses à ces précieuses âmes, que, bien qu'il apprécie cela plus que d'en abattre de nombreuses autres, il ne le tient pas pour beaucoup à cause de la grande facilité avec laquelle il le fait et le peu qui lui coûte. C'est à ce propos que nous pouvons entendre ce que Dieu dit de lui à Job : Il engloutira un fleuve, et ne s'étonnera pas; et il a confiance que le Jourdain tombera en sa bouche - ce qui s'entend du plus haut de la perfection - devant ses yeux mêmes il l'attrapera comme avec un hameçon, et avec des alènes, il lui percera les narines (Jb 40,18); soit, avec les pointes des connaissances avec lesquelles il la blesse, il lui dissipera l'esprit; car l'air qui sort ramassé par les narines, quand elles sont percées, se disperse en divers endroits. Et plus loin il dit: Les rayons du soleil seront au-dessous de lui et il mettra l'or sous ses pieds comme de la fange (Jb 41,21) ; car d'admirables rayons de connaissances divines il fait perdre aux âmes illustrées, et enlève et disperse l'or précieux des émaux divins aux âmes riches.

65 Donc, ô âmes, quand Dieu vous fait des faveurs si excellentes qu'il vous élève à cet état de solitude et de recueillement, vous retirant de votre sentir laborieux, ne revenez plus au sens ; laissez vos opérations, car, si avant elles vous aidaient pour renoncer au monde et à vous-mêmes quand vous étiez commençants, maintenant que Dieu vous fait la faveur d'être l'ouvrier, elles vous seraient un grand obstacle et embarras ; car, pourvu que vous ayez soin de n'appliquer vos puissances en chose aucune, les dégageant de tout, et ne les embarrassant pas, qui est ce que de votre part vous avez seulement à faire en cet état - joint avec la simple attention amoureuse que j'ai dite plus haut, de la manière que je l'ai dite alors, qui est quand vous n'aurez plus de répugnance à ne l'avoir pas, parce que vous ne devez faire aucune violence à l'âme si ce n'est pour la dégager de tout et la libérer, afin que vous n'altériez la paix et la tranquillité -, Dieu vous les nourrira d'une réfection céleste, puisque vous ne les embarrassez pas.

66 Le troisième aveugle est l'âme même qui, ne se comprenant pas, comme nous l'avons dit, elle-même se trouble et se fait du tort; parce que, comme elle ne sait opérer que par le sens et le raisonnement de la pensée, quand Dieu veut la mettre en ce vide et solitude où elle ne peut user des puissances ni faire d'actes, comme elle voit qu'elle ne fait rien, elle essaie de faire quelque chose, et ainsi l'âme se distrait, et se remplit de sécheresse et de dégoût, elle qui goûtait l'inaction de la paix et le silence spirituel en lequel Dieu en secret l'embellissait. Et il arrivera que Dieu s'obstine à la tenir en cette silencieuse quiétude et qu'elle s'obstine aussi avec l'imagination et avec l'entendement à vouloir opérer par elle-même ; en quoi elle est comme l'enfant que sa mère veut porter dans ses bras, et lui, crie et se démène pour aller sur ses pieds, et ainsi ni lui n'avance ni ne laisse avancer la mère ; ou comme quand le peintre voulant peindre une statue et qu'un autre la remue, ou il ne fera rien, ou la peinture sera barbouillée.

67 L'âme doit considérer en cette quiétude que, même si alors elle ne s'aperçoit pas qu'elle avance et fait quelque chose, elle avance beaucoup plus que si elle allait sur ses pieds, car Dieu la porte dans ses bras, et ainsi quoiqu'elle chemine au pas de Dieu, elle ne sent pas le pas ; et quoiqu'elle-même n'opère rien avec les puissances de son âme, elle fait beaucoup plus que si elle le faisait, car Dieu est l'ouvrier. Et qu'elle ne s'en aperçoive pas, ce n'est pas merveille, car ce qu'opère Dieu en l'âme durant ce temps, le sens ne peut le saisir, parce que c'est en silence ; car, comme dit le Sage, les paroles de la sagesse s'entendent en silence (Qo 9,17). Que l'âme s'abandonne dans les mains de Dieu et ne se mette pas en ses propres mains ni en celles des deux autres aveugles, car, pourvu qu'elle fasse ainsi et qu'elle n'occupe pas ses puissances en aucune chose, elle ira en sûreté.

68 Revenons donc maintenant au sujet de ces profondes cavernes des puissances de l'âme, où nous disions que la souffrance de l'âme a l'habitude d'être grande quand Dieu la oint et la dispose avec les plus précieux onguents de l'Esprit Saint afin de l'unir avec lui ; ils sont alors si subtils et d'une si délicate onction, que pénétrant l'intime substance du fond de l'âme, ils la disposent et lui donnent une telle saveur que la souffrance et la défaillance causées par le désir avec l'immense vide de ces cavernes sont immenses. Où nous devons noter que, si les onguents qui disposent ces cavernes de l'âme pour l'union du mariage spirituel avec Dieu sont aussi excellents que nous avons dit, quelle, pensons-nous que sera la possession d'intelligence, d'amour et de gloire qu'auront alors en ladite union avec Dieu l'entendement, la volonté et la mémoire24? Certainement, à la mesure de la soif et de la faim qu'avaient ces cavernes, seront alors leur satisfaction et leur rassasiement et leur délice, et à la mesure de la délicatesse des dispositions sera la perfection de la possession de l'âme et la fruition de son sens.

24 Les fruits de l'union sont: sagesse pour l'entendement, amour pour la volonté, gloire pour la mémoire.


69 Par le sens de l'âme on entend ici la vertu et la force que possède la substance de l'âme pour sentir et goûter les objets des puissances spirituelles avec lesquelles elle savoure la sagesse et l'amour et la communication de Dieu. Et pour cela ces trois puissances, mémoire, entendement et volonté, l'âme les appelle en ce vers profondes cavernes du sens, parce que, par leur moyen et en elles, l'âme sent et goûte profondément les grandeurs de la sagesse et des excellences de Dieu ; pour cela l'âme les appelle ici fort proprement cavernes profondes, parce que, comme elle sent qu'en elles sont contenues les profondes intelligences et les splendeurs des flambeaux de feu, elle connaît qu'elle a une capacité et des cavités à la mesure des choses distinctes qu'elle reçoit des connaissances, des saveurs, des jouissances, des délices, etc., de Dieu. Toutes ces choses sont reçues et placées dans ce sens de l'âme, qui, comme je dis, est la vertu et la capacité que l'âme a pour sentir tout, le posséder et en jouir, les cavernes des puissances le gérant, de même qu'au sens commun de la fantaisie aboutissent avec les formes de leurs objets les sens corporels, et elle est leur réceptacle et archive ; ainsi ce sens commun de l'âme, qui est devenu réceptacle et archive des grandeurs de Dieu, est d'autant plus illustré et plus riche, qu'il parvient à cette claire et lumineuse possession.


Jean, Vive Flamme B Couplet.2 $.36