Augustin, des devoirs a rendre aux morts (1). - CHAPITRE 11. UN PÈRE MORT APPARAÎT A SON FILS. AUGUSTIN APPARAÎT EN SONGE AU RHÉTEUR EULOGE, ET LUI EXPLIQUE UN PASSAGE DE CICÉRON.

CHAPITRE 11. UN PÈRE MORT APPARAÎT A SON FILS. AUGUSTIN APPARAÎT EN SONGE AU RHÉTEUR EULOGE, ET LUI EXPLIQUE UN PASSAGE DE CICÉRON.


13. Telle est la faiblesse humaine, que lorsqu'on voit un mort en songe, on s'imagine voir son âme; tandis que, si l'on voit de même en songe un homme vivant, on croit sans hésiter que ce n'est ni son âme ni son corps, mais simplement sa ressemblance qui nous a apparu. Comme s'il ne pouvait pas en être ainsi des hommes morts qui ne s'en aperçoivent pas davantage, et dont la ressemblance et non l'âme apparaît à ceux qui dorment.

Dans le temps que j'étais à Milan, j'appris le fait suivant. Un homme vint réclamer le paiement d'une dette au fils d'un père décédé, en produisant le billet de celui-ci. Le fils ne savait pas que son père avait payé avant de mourir; mais il conçut un profond chagrin, et s'étonnait de ce que son père, qui avait fait un testament au moment de sa mort, ne lui avait pas parlé de cette dette. Tandis qu'il était dans cette anxiété, son père lui apparut en songe, et lui indiqua l'endroit où se trouvait un écrit qui annulait le billet. Le jeune homme trouva l'écrit, le produisit, et se fit rendre le billet de son père, que celui-ci avait négligé de redemander lorsqu'il avait payé sa dette. Aussi croit-on en ce pays que, c'est l'âme de cet homme qui a pris soin de son fils, est venue vers lui pendant qu'il dormait, lui a appris ce qu'il ne savait pas, et l'a ainsi délivré d'une grande peine.

Mais presque dans le même temps où j'entendis ce fait, et tandis que j'étais encore à Milan, j'appris cet autre trait. Euloge, rhéteur de Carthage, qui apprit cet art à mon école, me le raconta lui-même lorsque je fus revenu en Afrique. Euloge qui expliquait alors à ses disciples les livres de la rhétorique de Cicéron, préparant un jour la leçon qu'il devait donner le lendemain, tomba sur un passage obscur n'ayant pu parvenir à le comprendre, il se coucha tout préoccupé, eut de la peine à s'endormir. Or, cette même nuit je lui expliquai en songe le passage qu'il ne comprenait pas. Mais non, ce n'était pas moi, ce n'était qu'une image de moi-même, à mon insu, tandis que je faisais tout autre chose, ou que je rêvais d'autres rêves, sans songer, à coup sûr, à me préoccuper de ce qui pouvait tracasser Euloge.

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Comment ont lieu ces visions, je l'ignore: mais qu'importe? et qui nous empêche de croire que les choses se passent de la même manière quand ce sont des morts qui apparaissent, que lorsque ce sont des vivants, c'est-à-dire que ni les uns ni les autres n'ont ni connaissance ni souci de ceux qui voient leurs images en rêve, ni du temps, ni du lieu de ces rêves?



CHAPITRE XII. VISIONS DES FRÉNÉTIQUES. -VISION DE COURMA LE CURIAL.


14. Les visions qui ont lieu pendant la veille, comme chez les frénétiques et les autres hommes atteints de toute espèce de folie qui trouble les sens, ne sont pas différentes des visions du sommeil. En effet, ceux-ci parlent seuls comme s'ils avaient affaire à des personnes présentes, ils adressent la parole aussi bien aux personnes absentes qu'aux personnes présentes, mortes ou vivantes qu'ils voient en imagination. Or, les vivants ne savent pas qu'ils apparaissent à ces insensés, ni qu'ils causent avec eux. Et en réalité ils ne sont pas près d'eux, et ils ne causent pas avec eux; ce sont les sens troublés de ces hommes qui leur procurent ces visions imaginaires. Eh bien! il en est de même des morts. Ceux qui ont quitté cette vie paraissent présents aux personnes ainsi prédisposées, tandis qu'en réalité ils sont absents et qu'ils ignorent complètement si quelqu'un les voit en imagination.


15. Il existe un autre phénomène semblable à celui-ci: c'est celui qui se produit dans certaines personnes que la vie des sens abandonne dans des moments donnés, plus complètement encore que pendant le sommeil, et qui éprouvent alors des visions semblables. Elles aussi voient apparaître les images des morts et des vivants. Or, lorsqu'elles reviennent à elles-mêmes, et qu'elles racontent qu'elles ont vu tel ou tel mort, on croit qu'elles se sont trouvées vraiment avec eux. Ceux qui les écoutent ne remarquent pas qu'elles ont vu aussi des images de personnes vivantes, absentes, et qui n'en savent rien. Il y avait dans le municipe de Tullinus, près d'Hippone, un pauvre curial du nom de Courma; c'était un paysan des plus simples et qui aurait pu difficilement faire un décemvir. Etant devenu malade il tomba en syncope et parut comme mort durant plusieurs jours. On l'aurait enseveli comme privé de vie, sans un léger souffle si faible qu'à peine le saisissait-on en approchant la main de ses narines. Il ne remuait aucun membre, ne prenait aucun aliment; on avait beau le piquer, ni ses yeux ni aucun des sens de son corps n'en était affecté.

Toutefois il avait des visions pareilles à celles qu'on éprouve en dormant; et après plusieurs jours, étant sorti de cet état, il se mit à les raconter. Et d'abord au moment où il ouvrit les yeux, il se mit à dire: Qu'on aille tout de suite chez Courma le forgeron, voir ce qui s'y passe. On y court et on trouve cet autre Courma mort au moment même où le premier avait repris ses sens, et venait en quelque sorte de ressusciter. Alors il apprit à l'assistance attentive que l'autre avait reçu l'ordre de comparaître au moment où lui-même avait été congédié, et qu'il avait entendu dire dans ce lieu d'où il revenait: Ce n'est pas Courma le curial, mais Courma le forgeron qu'on a ordonné d'amener en ce séjour des morts. Dans sa vision, semblable à un songe, il vit aussi les morts traités suivant la diversité de leurs mérites, et il en reconnut plusieurs qu'il avait connus vivants. Etaient-ce vraiment des morts qu'il voyait? Je le croirais peut-être s'il n'avait pas aussi vu dans cette espèce de songe plusieurs personnes qui vivent encore, savoir, plusieurs clercs de son pays et leur prêtre; il entendit au même lieu celui-ci lui dire de venir à Hippone se faire baptiser par moi; ce qui fut fait, ajoutait-il. Dans cette même vision où il vit plus tard des morts, il avait donc vu aussi un prêtre, des clercs, et moi-même qui ne sommes certainement pas morts. Or, pourquoi ne croirait-on pas qu'il a vu des morts absents comme nous, et à leur insu comme il nous a vus à notre insu; et par conséquent, qu'il n'a pas vu les morts eux-mêmes, mais leurs images, comme il a vu aussi des images de lieux. En effet, il. vit encore le champ où était ce prêtre avec les clercs, et Hippone où il crut être baptisé par moi. Or, il n'était certainement pas présent en ces lieux quand il s'y voyait être. Car il n'a pas su ce qui s'y passait en ce moment; et il l'aurait su sans doute, s'il s'était vraiment trouvé là. Ce qu'on voit dans cet état, ce n'est donc pas la présence réelle des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais comme une ombre et une représentation imagée des objets.

Enfin, après bien d'autres visions,cet homme (289) raconta qu'il avait été introduit dans le paradis, et qu'on lui avait dit au moment où on le renvoyait vers les siens: Va te faire baptiser, si tu veux être un jour dans ce séjour des bienheureux. Puis, comme on l'avertissait de se faire baptiser par moi, il répondit que la chose était faite. Mais celui qui lui parlait répliqua Va te faire baptiser en réalité; car tu ne t'es vu baptiser qu'en songe. Plus tard cet homme guérit, et vint à Hippone. Pâques était proche; il se fit inscrire avec les autres parmi les postulants, étant inconnu de moi comme beaucoup d'autres; et il ne raconta sa vision ni à moi ni à aucun des miens. Il fut baptisé, et après les saints jours, il retourna chez lui. Ce ne fut qu'après deux ans ou même plus que toutes ces choses vinrent à ma connaissance. Le premier qui m'en parla fut un de mes amis qui était aussi celui de Courma, un jour que la conversation, à table, roulait sur ces matières. J'insistai ensuite pour le voir et entendre le récit de sa propre bouche, en présence d'hommes honorables, ses concitoyens, qui attestèrent tout, et sa maladie étonnante durant laquelle il était resté plusieurs jours comme mort, et la mort de cet autre Courma le forgeron dont j'ai parlé plus haut, et tous les détails qu'il me donnait et que les témoins se rappelaient et assuraient lui avoir entendu raconter alors.

Pour conclure, il a donc vu son baptême, et moi-même, et Hippone, et la basilique, et le baptistère, non dans leur réalité, mais dans certaines ressemblances des choses; il a vu de même plusieurs autres hommes vivants, à l'insu de ces vivants. Pourquoi donc n'aurait-il pas vu de même les morts, à l'insu de ces morts?



CHAPITRE XIII. LES AXES DES MORTS N'INTERVIENNENT PAS DANS LES AFFAIRES DES VIVANTS.


16. Mais pourquoi ne verrions-nous pas là des opérations angéliques, et l'économie de la Providence de Dieu faisant ainsi un bon emploi du ministère des bons et des mauvais anges selon l'insondable profondeur de ses jugements? Ainsi les esprits mortels seraient éclairés ou illusionnés, consolés ou effrayés dans la mesure de miséricorde ou de punition méritée par chacun et fixée par Celui à qui l'Eglise n'attribue pas en vain dans ses chants la miséricorde et la justice (1).


1. Ps 100,1

On prendra comme on voudra ce que je vais dire. S'il était vrai que les âmes des morts s'intéressent aux affaires des vivants, et que ce fussent elles-mêmes qui apparaissent en songe, ma tendre mère, pour ne parler que de moi, ne me délaisserait jamais durant mon sommeil, elle qui m'a suivi, pendant sa vie, et sur terre et sur mer. Loin de moi la pensée qu'une vie meilleure l'ait rendue cruelle, au point de ne pas venir consoler la tristesse de son fils, quand quelque chagrin lui serre le coeur, son fils, qu'elle aima uniquement, et qu'elle ne voulut jamais voir affligé! Mais le psaume sacré fait retentir un chant plein de vérité dans ces paroles: «Le Seigneur m'a recueilli, parce que mon père et ma mère m'ont délaissé (1)». Si nos parents nous ont délaissés, comment donc s'intéressent-ils à nos peines et à nos affaires? Et si nos parents ne s'y intéressent pas, qui sont, parmi les morts, ceux qui savent ce que nous faisons ou ce que nous souffrons. Le prophète Isaïe dit: «C'est Vous qui êtes notre père; car Abraham ne sait plus qui nous sommes, et Israël a cessé de nous connaître (2)» . Si ces grands patriarches ont ignoré le sort de ce peuple sorti d'eux, de cette postérité qui leur fut promise comme une récompense de leur foi, comment peut-on dire encore que les morts interviennent dans les affaires et les actions des vivants pour les connaître et y participer? Et en quel sens avancer qu'il est heureux de mourir avant que viennent les maux futurs, si l'on est encore sensible après la mort à toutes les calamités humaines? Ou bien est-ce une erreur, et devons-nous croire à la parfaite quiétude de ceux que tourmente la vie inquiète des vivants? Pourquoi donc Dieu a-t-il promis au très-pieux roi Josias, comme un grand bienfait, de le retirer du monde avant que viennent fondre sur le peuple et la contrée les maux dont il les menaçait? Le Seigneur s'exprime en. ces termes: «Voici ce que dit le Seigneur Dieu d'Israël: Les paroles que j'ai prononcées sur ce lieu et sur ceux qui l'habitent, disant qu'il deviendra désert et maudit, t'ont pénétré de crainte en ma présence; tu as déchiré tes vêtements, tu as pleuré devant moi; et je t'ai écouté, dit le Seigneur des armées: il n'en sera point ainsi; voici que je te réunirai à tes pères, et tu seras enseveli en paix; et tes yeux ne verront pas tous ces maux que


1. Ps 26,10 - 2. Is 63,16

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je ferai fondre sur ce lieu et sur ceux qui l'habitent (1)». Effrayé des menaces de Dieu, ce roi avait pleuré, il avait déchiré ses vêtements, et le voilà rassuré contre les maux à venir par l'annonce d'une mort prématurée; il reposera dans la paix, de telle sorte qu'il ne verra aucun de ces maux. Ainsi les morts sont dans un lieu où ils ne voient pas ce qui se passe ni ce qui arrive aux hommes en cette vie. Comment donc peuvent-ils voir leurs tombeaux, ou leurs corps, comment peuvent-ils voir s'ils sont ensevelis ou s'ils sont gisants sans sépulture? Comment peuvent-ils prendre part aux misères des vivants? Car, ou bien ils subissent eux-mêmes leurs propres châtiments, s'ils en ont mérité; ou bien, suivant la promesse faite à ce Josias, ils reposent en paix, dans ces lieux où ils n'endurent aucune souffrance ni en eux-mêmes ni par les autres, parce qu'ils sont délivrés de ces maux qu'ils enduraient en eux-mêmes et dans les autres durant cette vie terrestre.



CHAPITRE XIV. OBJECTION.


17. Mais, dira quelqu'un, si les morts n'ont aucun souci des vivants, comment se fait-il que ce mauvais riche tourmenté dans les enfers pria le patriarche Abraham d'envoyer Lazare à ses cinq frères encore vivants, pour les prévenir, afin qu'ils ne vinssent pas à leur tour dans ce lieu de tourments? Mais, répondrai-je, suit-il des paroles du mauvais riche qu'il sut, ce que ses frères faisaient ou souffraient au même moment? Il s'intéressait des vivants, quoiqu'il ignorât ce qui se passait parmi eux, tout comme nous nous intéressons aux morts, sans connaître ce qu'ils font. En effet, si nous ne prenions aucun intérêt aux morts, à coup sûr nous n'adresserions pas pour eux à Dieu des supplications. Enfin Abraham n'envoya pas Lazare aux vivants; il répondit au contraire, qu'ils avaient Moïse et les prophètes, et qu'ils eussent à les écouter pour être préservés des supplices.

Ici nous nous demanderons de nouveau comment le patriarche Abraham ignorait ce qui se passait ici-bas; il savait que Moïse et les prophètes, c'est-à-dire leurs livres y étaient, et qu'en obéissant à leurs prescriptions on évitait les tourments de l'enfer; il savait enfin que le mauvais riche avait vécu dans les délices,


1. 2R 22,18-20

et le pauvre Lazare dans les peines et les douleurs. Car il dit encore au premier Souviens-toi, mon fils, que tu as eu des biens durant ta vie, et que Lazare n'a eu que des maux. Voilà donc qu'il savait un fait qui s'était passé chez les vivants et non chez les morts. Mais il ne l'avait pas su au moment où il avait lieu chez les vivants; il avait pu l'apprendre par Lazare qui l'avait fait connaître aux morts; voilà ce qu'il faut dire pour ne pas faire mentir le prophète qui a écrit: «Abraham ne nous connaît plus».



CHAPITRE XV. COMMENT LES MORTS PEUVENT SAVOIR CE QUI SE PASSE ICI-BAS.


18. Il faut donc le reconnaître: les morts ne savent pas les choses d'ici-bas, au moins dans le moment où elles se font; plus tard, ils peuvent les apprendre de ceux qui en mourant s'en vont d'ici pour aller les rejoindre. Apprennent-ils tout de cette manière? Non, mais seulement les choses que .ceux-ci peuvent se rappeler et par conséquent leur apprendre, et qu'il est nécessaire que les autres sachent. Les morts peuvent encore savoir quelque chose de ce qui se passe ici-bas par les anges qui y sont présents; et ils l'apprennent d'eux dans la mesure jugée convenable par Celui à qui tout est soumis. Car si les anges ne pouvaient être présents dans les lieux habités par les vivants et par les morts, le Seigneur Jésus aurait-il pu dire: «Il arriva que le pauvre mourut, et que son corps fut porté par les anges dans le sein d'Abraham (1)?» Ils pouvaient donc être tantôt ici-bas et tantôt là, ceux qui transportèrent Lazare selon l'ordre de Dieu. Les morts ont encore un autre moyen de savoir quelques-unes des choses d'ici-bas, qu'il est nécessaire à eux ou aux autres qu'ils sachent; c'est la révélation du Saint-Esprit. Par elle, ils peuvent connaître non-seulement le passé et le présent, mais encore l'avenir. Ainsi en a-t-il été non de tous les hommes, mais des seuls prophètes tandis qu'ils vivaient ici-bas; toutefois ils ne connaissaient pas toutes choses, mais seulement celles que la divine Providence jugeait bon de leur révéler.

Il peut aussi arriver que les morts soient envoyés chez les vivants, comme en un sens inverse, saint Paul du milieu des vivants fut


1. Lc 16,22-29

ravi au ciel (1). Les divines Ecritures en rendent témoignage. En effet, le prophète Samuel, défunt, prédit l'avenir au roi Saül, vivant (2). Selon plusieurs, je le sais, le prophète en personne ne put être évoqué par l'art magique, et ce fut quelque malin esprit complice des oeuvres perverses du roi, qui fit apparaître une image du prophète. Mais le livre de l'Ecclésiastique, qu'on dit avoir été écrit par Jésus, fils de Sirach, et que plusieurs attribuent à Salomon, à cause d'une certaine ressemblance de style, rapporte, parmi les louanges des anciens pères, que Samuël prophétisa même après sa mort (3). Veut-on contester l'autorité de ce livre parce qu'il n'est pas dans le canon des Hébreux? Alors qu'objectera-t-on contre le fait de Moïse, qui meurt certainement dans le Deutéronome (4), et qui dans l'Evangile apparaît aux vivants, avec Elie, qui n'est pas mort (5)?

1. 1Co 12,2 -2. 1S 28,7-9 - 3. Si 46,23 - 4. Dt 34,5 - 5. Mt 17,3


CHAPITRE XVI. COMMENT LES MARTYRS VIENNENT A NOTRE SECOURS.

19. Nous avons ainsi les éléments nécessaires pour résoudre ce problème: Puisque, en thèse générale, les morts ignorent ce que font les vivants, comment les martyrs interviennent-ils dans les affaires humaines, ainsi que le prouvent leurs bienfaits à l'égard de ceux qui les invoquent? En effet, le confesseur Félix, donc vous entourez le tombeau au milieu de vous d'une si pieuse affection, a non-seulement fait sentir son intervention par des bienfaits réels, mais il a apparu aux yeux des hommes eux-mêmes, lorsque Nole était assiégée par les barbares: nous l'avons appris, non par des bruits incertains, mais de témoins irrécusables. Il faut le reconnaître, ces phénomènes divins se produisent tout à fait en dehors de l'ordre accoutumé qui régit chaque espèce de créatures. L'eau fut changée en vin, au moment où le Seigneur le voulut (Jn 2,9): est-ce une raison pour nous d'apprécier les propriétés de l'eau et la place qu'elle occupe dans l'ordre des éléments d'après ce rare ou plutôt cet unique miracle? Lazare est ressuscité? Jn 11,44 s'ensuit-il que tout mort ressuscite quand il lui plaît ou que ceux qui dorment dans le tombeau peuvent être réveillés par les vivants, comme ceux qui dorment dans leur lit le sont par ceux qui sont éveillés? Autres sont les limites des choses humaines, autres les signes des vertus de Dieu: autre ce qui se fait naturellement, autre ce qui s'opère miraculeusement; bien que Dieu soit présent à la nature quand elle opère, et que la nature ne soit pas absente, quand le miracle opère à son tour. Ainsi, de ce que les martyrs interviennent auprès de quelques personnes, pour les guérir ou les secourir, il ne s'ensuit pas que tous les morts puissent intervenir dans les affaires des vivants. Au contraire, puisque les morts ne peuvent ainsi intervenir en vertu de leur propre nature, ces faits nous donnent à comprendre que c'est à la puissance divine qu'il faut attribuer l'action des martyrs sur les affaires des vivants.


20. De quelle manière a lieu cette intervention dont on ne peut douter? comment les martyrs viennent-ils en aide à ceux qui sont certainement l'objet de leur protection? voilà une question qui surpasse les forces de mon intelligence. Sont-ils eux-mêmes présents, en personne, au même moment, dans des lieux si divers et si éloignés les uns des autres, auprès de leurs monuments, et partout ailleurs, où leur intervention se fait sentir? Ou bien restent-ils dans ces demeures préparées à leurs mérites, loin de tout commerce humain, priant en général pour tous les besoins des suppliants (comme nous prions nous-mêmes pour les morts, sans être auprès d'eux, sans savoir où ils sont ni ce qu'ils font), et pendant ce temps-là le Dieu tout-puissant, présent partout, sans être circonscrit en nous ni éloigné de nous, exauce-t-il les prières des martyrs, et par le ministère des anges qui pénètrent en tous lieux, distribue-t-il ces sortes de soulagements à ceux d'entre les hommes qu'il en juge dignes dans cette vallée de larmes? Est-ce de cette manière que par son admirable puissance et son ineffable bonté, il exalte les mérites de ses martyrs, où il veut, quand il veut, et comme il veut, mais surtout, ainsi que nous le voyons par leurs tombeaux, parce qu'il sait que cela nous est expédient pour exalter la foi de Jésus-Christ qu'ils ont confessée en souffrant? Voilà, je le répète, une question, un sujet trop élevé pour que je puisse y atteindre, trop obscur pour que je puisse l'approfondir. En un mot, y a-t-il présence des martyrs? ou les anges viennent-ils se substituer à eux? Lequel des deux Ou est-ce tous les deux, c'est-à-dire tantôt l'un, tantôt l'autre? Voilà ce que je n'ose pas (292) décider; je préférerais interroger ceux qui le savent. Car quelqu'un le sait, mais ce n'est pas celui qui croit le savoir et qui l'ignore en effet. Il s'agit ici des dons de Dieu, et Dieu les distribue comme il lui plaît, selon ce que dit l'Apôtre en parlant de la manière dont l'Esprit-Saint se manifeste à chacun pour l'utilité de tous: «A l'un est donné par l'Esprit le langage de la sagesse; à l'autre est donné par le même Esprit le langage de la science; un autre reçoit la foi par le même Esprit; un autre la grâce de guérir les maladies; un autre le don de faire des miracles; un autre le don de prophétie; un autre le discernement des esprits; un autre le don de parler diverses langues; un autre le don d'interpréter les discours. Or, c'est l'unique et même Esprit qui opère toutes ces choses en tous, leur distribuant à chacun son propre don, selon sa volonté (1Co 12,7-11)». Parmi tous ces dons spirituels, énumérés par l'Apôtre, se trouve donc le discernement des esprits; quiconque l'a reçu, celui-là sait les choses dont nous parlons comme il faut les savoir.


CHAPITRE XVII. LE MOINE JEAN.

21. Tel fut, croyez-le, ce moine du nom de Jean, que consulta Théodose l'Ancien sur l'issue de la guerre civile; car il avait aussi le don de prophétie. Je ne doute pas, pour moi, que chacun ne puisse recevoir quelqu'un de ces dons, et même qu'un seul n'en puisse avoir plusieurs. Or, voici ce qui arriva au moine Jean. Une femme très-religieuse était tourmentée d'un vif désir de le voir, et elle lui faisait demander cette faveur par son mari. Jean refusait, parce qu'il n'avait jamais permis aux femmes de le visiter. Le mari insistait vivement. Va, dit le moine, va dire à ta femme qu'elle me verra la nuit prochaine, mais pendant son sommeil. C'est ce qui eut lieu; et il lui donna tous les avis qui convenaient à une fidèle épouse. Lorsqu'elle fut éveillée, elle dépeignit à son mari l'homme qu'elle avait vu, et il était bien tel que celui-ci le connaissait: elle lui raconta en outre tout ce qu'il lui avait dit. Je tiens le fait de quelqu'un qui l'a su d'eux-mêmes, homme grave et noble, et parfaitement digne de foi. Mais si j'avais vu moi-même le saint moine, qui, dit-on, écoutait très-patiemment toutes les questions qu'on lui faisait, et y répondait avec une sagesse exquise, je l'aurais interrogé à mon tour, et lui aurais posé une question analogue à celle qui nous occupe. Etait-ce lui-même qui avait apparu à cette femme durant son sommeil, c'est-à-dire était-ce son esprit avec l'image de son corps, comme nous nous voyons nous-mêmes en songe; ou bien cette vision eut-elle lieu tandis qu'il veillait, occupé à autre chose, ou, s'il dormait, rêvant d'autre chose; ou bien fût-ce par un ange, ou de quelque autre manière? Enfin avait-il su le fait à l'avance, par une révélation de l'Esprit prophétique, et jusqu'à pouvoir en donner l'assurance?

En effet, s'il apparut lui-même en songe à la personne, il ne le put certainement que par une grâce miraculeuse, et non pas naturellement; en vertu du don de Dieu, et non pas de son propre pouvoir. Si la femme l'a vu en songe pendant qu'il était occupé d'autre chose, ou endormi et ayant d'autres rêves, ce fait a son pendant dans les Actes des Apôtres. C'est de cette manière, en effet, que le Seigneur Jésus, parlant de Saul à Ananie, lui fit connaître que Saul l'avait vu en songe venir vers lui, tandis qu'Ananie lui-même n'en savait rien (Ac 9,10-15). Quelque solution que l'homme de Dieu m'eût donnée, je l'eusse incontinent interrogé sur les martyrs. Apparaissent-ils en personne dans les songes, ou bien de toute autre manière à ceux qui les voient, sous la forme qu'il leur plaît de prendre, notamment quand les démons dont les hommes sont possédés confessent qu'ils sont tourmentés par eux et leur demandent merci? Ou bien ces apparitions se font-elles à un signe de la volonté divine par les puissances angéliques, pour l'honneur et la considération des saints et pour l'utilité des hommes, tandis que les martyrs, jouissant du souverain repos, vaquent à des contemplations bien plus hautes et meilleures, séparés de nous tout ça priant pour nous? A Milan, auprès des saints martyrs Gervais et Protais, les démons appelaient Ambroise par son nom, aussi bien que ces saints morts, Ambroise évêque, encore vivant, et lui criaient merci, tandis qu'il était occupé ailleurs et ne savait ce qui se passait. Enfin je demanderais à Jean si certaines apparitions ont lieu par la présence même des martyrs et d'autres par celle des auges; puis, si nous pouvons, et à quels - 293 - signes, distinguer les unes des autres; ou bien, si ceux-là seuls peuvent les reconnaître et les discerner, qui ont reçu ce don de l'Esprit de Dieu qui attribue à chacun ce qu'il lui plaît. Jean c'est ma pensée, traiterait toutes ces questions comme je le désire; et alors, ou je serais instruit par sa parole de maître, et j'aurais la connaissance et la certitude des vérités qu'il m'apprendrait; ou je croirais, sur sa parole de savant, ce qui ne pourrait devenir l'objet de ma science. Que s'il venait à me répondre par le texte de l'Ecriture: «Ne cherche pas des vérités trop hautes pour ta petitesse, ne te mesure pas avec des vérités trop fortes pour ta faiblesse, et contente-toi d'occuper toutes tes pensées de la méditation des commandements du Seigneur (Si 3,22)», je lui rendrais grâce encore. Car lorsqu'il s'agit de choses obscures et incertaines que nous ne pouvons pas saisir, ce n'est pas un mince avantage d'acquérir la certitude évidente de l'inutilité de nos recherches, et de savoir qu'une chose qu'on croyait utile à connaître et qu'on voulait apprendre, peut être ignorée sans inconvénient.



CHAPITRE XVIII. CONCLUSION.


22. Concluons. Soyons assurés que nous n'atteindrons les morts auxquels nous rendons des devoirs que par l'autel, la prière et l'aumône. Voilà les supplications solennelles et les sacrifices qui leur sont utiles. Sans doute ils ne profitent pas à tous, mais à ceux-là seulement qui ont mérité d'être ainsi secourus tandis qu'ils vivaient. Or, comme nous ne sommes pas à même de faire cette distinction, nous devons nous acquitter de ces devoirs envers tous ceux qui ont été régénérés, de peur d'omettre quelqu'un à qui ils peuvent et doivent être utiles. Il vaut mieux les rendre inutilement à ceux à qui ils ne peuvent ni nuire, ni profiter, que d'en laisser manquer ceux qui en profiteraient. Chacun doit s'en acquitter envers ses proches avec d'autant plus de soin qu'on en agit de même à son égard. Quant aux soins de la sépulture du corps, quels qu'ils soient, ils ne sont d'aucun secours pour le salut; mais c'est un devoir d'humanité, fondé sur ce sentiment en vertu duquel personne ne hait sa propre chair. Aussi doit-on, autant qu'on le peut, prendre ce soin de la chair de nos semblables lorsqu'ils l'ont délaissée. Ceux qui ne croient pas à la résurrection de la chair, ne manquent pas à ce devoir; à plus forte raison les fidèles doivent-ils le remplir à l'égard d'un corps, mort il est vrai, mais destiné à la résurrection et à une durée éternelle. N'attesteront-ils pas ainsi en outre cette foi à la résurrection? Quant à ensevelir les corps auprès des mémoires ou monuments dés martyrs, je ne vois pas, pour moi, que les défunts puissent en retirer d'autre secours que celui de la pieuse affection qui les recommande au patronage des martyrs, et qui, à cette occasion, supplie pour eux avec plus de ferveur.


23. Telle est la réponse qu'il a été en mon pouvoir de faire à la question que vous avez cru devoir me poser. Si elle a été plus longue qu'il ne convient, pardonnez-le-moi; j'en ai ainsi agi parce que j'étais heureux de causer plus longtemps avec vous. Ecrivez-moi, je vous prie, afin que je sache quel accueil votre dilection, vénérable frère, aura fait à ce livre. Du reste, je n'en doute pas, il vous agréera mieux en considération de celui qui vous le porte, je veux dire notre frère et notre comprêtre Candidien, que votre lettre m'a fait connaître; je l'ai accueilli de tout mon coeur, et je ne le laisse aller qu'à regret. Car il nous a beaucoup consolés dans la charité du Christ tandis qu'il était auprès de nous, et, je vous l'avouerai, c'est à ses instances que vous devez d'avoir été obéi. Mon coeur est agité par de si graves préoccupations que, sans ses recommandations assidues, ma mémoire aurait failli, et vous n'auriez sans doute pas reçu la réponse à votre question.

Traduction de M. DEFOURNY.




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