Augustin, de la correction et de la grâce. - CHAPITRE VIII. LA VOLONTÉ OBTIENT LA LIBERTÉ PAR LA GRACE.
17. Si l'on me demande pourquoi Dieu n'a pas donné la persévérance à ceux qui ont reçu de lui la charité pour vivre chrétiennement, j'avoue humblement sur ce point mon entière ignorance. Pénétré de mon néant, je recueille avec humilité ces paroles de l'Apôtre: «O homme! qui êtes-vous donc pour oser répondre à Dieu (1)?» Et encore: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (2)!». Quand donc il plaît au Seigneur de nous révéler ses jugements, rendons-lui d'humbles actions de grâces; et quand il les cache à nos,yeux, loin de murmurer, soyons persuadés que cette conduite de sa part est pour nous des plus salutaires.
Pour vous qui, dans ces questions téméraires, vous posez en ennemi de la grâce, que dites-vous vous-même? Heureusement; toutefois, vous affirmez que vous êtes chrétien, et vous vous flattez d'être catholique. Si donc vous confessez que la persévérance dans le bien jusqu'à la mort est un don de Dieu, quand il s'agit de savoir pourquoi celui-ci reçoit ce don, tandis que cet autre ne le reçoit pas, n'ai-je pas lieu de croire que vous et moi nous sommes sur ce point dans une égale ignorance, et qu'il nous est impossible de sonder les jugements impénétrables de Dieu?
Ou bien, si la persévérance ou la non-persévérance vous paraît dépendre exclusivement de ce libre arbitre de l'homme dont vous vous faites le panégyriste, non pas avec le concours, mais au détriment de la grâce de Dieu; si, dis-je, cette persévérance devient à vos yeux, non pas un don de Dieu, mais un simple effet de la volonté humaine, qu'opposerez-vous donc à ces paroles du Sauveur: «Pierre, j'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point (3)?» Direz-vous que, malgré la prière de Jésus-Christ, la foi de Pierre aurait défailli
1. Rm 9,20 - 2. Rm 11,33 - 3. Lc 22,32
si cet Apôtre l'avait voulu, c'est-à-dire s'il avait refusé d'y persévérer jusqu'à sa mort? c'est-à-dire, si sa volonté était devenue tout autre que le Sauveur demandait qu'elle fût? Qui ne sait que la foi de Pierre aurait péri, et que lui-même aurait cessé d'être fidèle, si sa volonté avait défailli, et que sa foi devait rester intacte si sa volonté continuait à rester ce qu'elle était? Mais nous savons aussi que la volonté est préparée par le Seigneur; voilà pourquoi la prière de Jésus-Christ en faveur de Pierre ne pouvait rester stérile. Quand donc il demande que sa foi ne défaille point, que demande-t-il autre chose, si ce n'est, pour Pierre, l'insigne faveur d'avoir dans la foi une volonté très-libre, très-forte, invincible et d'une persévérance à toute épreuve? Voilà comment nous défendons, selon la grâce et non pas contre elle, la liberté de la volonté. En effet, la volonté humaine n'obtient pas la grâce par la liberté, mais la liberté par la grâce; c'est à la grâce qu'elle doit cette précieuse persévérance et cette force invincible.
18. Quoi donc! à quelques-uns de ses enfants qu'il a régénérés en Jésus-Christ, auxquels il a donné la foi, l'espérance, la charité, Dieu n'accorde pas la persévérance, et à des infidèles, il pardonne des crimes si nombreux et si grands, il leur accorde sa grâce, il en fait ses enfants! Comment ne pas s'en étonner? comment ne pas être saisi de stupeur? Ce qui doit également vous étonner, et pourtant ce qui est de toute vérité et d'une telle évidence que les ennemis mêmes de la grâce ne sauraient le nier, c'est que l'on voit des enfants, appartenant à des familles chrétiennes et amies de Dieu, mourir avant d'avoir pu recevoir la grâce du baptême, qu'un seul acte de sa volonté aurait pu leur procurer, puisque tout est soumis à son irrésistible puissance. On voit ce même Dieu priver de son royaume des enfants, tandis qu'il y appelle leurs pères, et qu'il permet que des enfants de païens ou d'impies tombent entre les mains des chrétiens, reçoivent le baptême et parviennent à ce royaume dont leurs pères seront exclus pour toujours. Pourtant il est hors de doute que ces enfants sont incapables de mérites bons ou mauvais, du moins quant à leur volonté propre, dont ils ne peuvent faire aucun usage. Tout cela néanmoins entre dans les jugements de Dieu, jugements incompréhensiles
1. Pr 8 selon les Sept.
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et justes, que nous ne pouvons ni mépriser, ni approfondir. Tout cela se rapporte à la prédestination et à la persévérance dont nous parlons. A la vue de ces mystères, écrions-nous donc: «O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que vos jugements sont incompréhensibles!»
19. Nous ne sommes point étonnés de ne pouvoir pénétrer ses voies impénétrables. En effet, passant sous silence ces innombrables bienfaits que Dieu accorde aux uns et refuse aux autres, quoiqu'il n'y ait en lui aucune acception de personnes (1), et quoique ces dons ne soient mérités d'aucune manière, par exemple, l'agilité, la force, la bonne santé, la beauté du corps, le talent et autres qualités de l'esprit; par exemple encore, ces dons extérieurs, l'opulence, la noblesse, les honneurs et autres biens du même genre qu'il appartient à Dieu,seul de nous conférer; passant également sous silence le baptême des enfants, baptême absolument nécessaire pour entrer dans le royaume des cieux, quoique nous ne puissions savoir pourquoi il est donné à tel enfant, tandis qu'il est refusé à tel autre, quoiqu'il dépende absolument du pouvoir absolu de Dieu et qu'il soit la condition essentielle du bonheur éternel; passant, disons-nous, sous silence tous ces bienfaits, nous nous occupons exclusivement de la persévérance, c'est-à-dire de ceux qui, au lieu de persévérer dans le bien, se jettent dans une voie mauvaise et y meurent.
Que nos adversaires nous disent, s'ils le peuvent, pourquoi ces hommes, pendant qu'ils vivaient dans la foi et la piété, n'ont pas été soustraits par Dieu aux dangers de ce monde, dans la crainte que leur méchanceté ne vînt à changer leur intelligence, et que le mensonge ne trompât leur âme. Est-ce que Dieu n'en avait pas le pouvoir, ou bien ignorait-il qu'ils devaient s'abandonner au mal? Une telle explication serait tout à la fois une folie et un crime. Pourquoi donc Dieu ne les a-t-il pas rappelés à lui? Qu'ils nous répondent, ceux qui se rient de nous entendre nous écrier dans notre étonnement: «Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables!» Ou bien Dieu agit ainsi selon son bon plaisir, ou bien l'Ecriture est menteuse quand elle nous dit de la mort prématurée de l'homme juste: «Il a été ravi à la terre, dans
1. Rm 2,11
la crainte que la malice ne changeât son intelligence ou que le mensonge ne trompât son âme (1)». Pourquoi donc Dieu fait-il cette grâce aux uns, tandis qu'il la refusé aux autres, lui en qui il ne saurait y avoir ni iniquité, ni acception de personnes, et qui est parfaitement le maître d'arracher l'homme ou de le laisser à cette épreuve qui constitue notre vie sur la terre (2)? Les Pélagiens sont contraints d'avouer que c'est à Dieu que l'homme doit de terminer sa vie avant de quitter le bien pour se livrer au mal; mais ils ignorent pourquoi cette faveur est accordée aux uns et refusée aux autres. Qu'ils avouent donc également avec nous que, d'après les Ecritures, dont j'ai cité les témoignages, la persévérance dans le bien est une grâce que Dieu seul peut nous accorder; et quand ils voient cette grâce accordée aux uns et refusée aux autres, s'ils en ignorent, comme nous, la raison, qu'ils se gardent bien de murmurer contre Dieu.
20. Ne nous scandalisons pas de voir que Dieu n'accorde point à quelques-uns de ses enfants le don de la persévérance. Il n'en serait point ainsi s'ils étaient du nombre de ces prédestinés que Dieu a appelés selon son décret éternel et qui sont réellement les enfants de la promesse. Quand ces hommes vivent chrétiennement, nous disons d'eux qu'ils sont les enfants de Dieu; mais comme ils doivent se livrer à l'impiété et y mourir, la prescience de Dieu ne tient pas à leur égard le même langage. Les vrais enfants de Dieu ont cessé de vivre avec nous pour vivre avec Dieu; de là cette parole de saint Jean: «Jésus devait mourir pour son peuple, et non-seulement pour son peuple, mais encore afin de réunir les enfants de Dieu dispersés (3)». Cette unité devait se faire par la foi à la prédication de l'Evangile; et cependant même avant que a prodige fût accompli, ils étaient déjà les enfants de Dieu, et leur nom était écrit d'une manière indélébile dans la pensée du Père céleste.
Il en est d'autres encore que nous appelons enfants de Dieu à cause de la grâce qu'ils ont reçue temporairement, et qui cependant su sont pas regardés par Dieu comme ses enfants
1. Sg 4,11 - 2. Jb 7,1 - 3. Jn 11,51-52
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C'est de ces hommes que saint Jean disait: «Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres; car s'ils eussent été des nôtres ils fussent demeurés avec nous (1)». L'Apôtre ne dit pas: Ils sont sortis d'avec nous, et parce qu'ils ne sont pas demeurés avec nous ils n'étaient pas des nôtres; voici ses paroles: «Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres»; en d'autres termes: on les voyait parmi nous, mais ils n'étaient pas des nôtres. Supposant alors qu'on lui en demande la preuve, il ajoute: «S'ils eussent été des a nôtres, ils fussent demeurés avec nous». Or, les enfants de Dieu s'écrient: Saint Jean a parlé, et il tenait le premier rang parmi les enfants de Dieu. Si donc les enfants de Dieu disent de ceux qui n'ont pas eu la persévérance: «Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres», et ajoutent: «S'ils eussent été des nôtres, ils fussent demeurés avec nous», n'est-ce pas comme s'ils disaient: Ils n'étaient pas les enfants de Dieu, même quand ils faisaient profession et qu'ils portaient le nom d'enfants de Dieu? S'ils n'étaient pas les enfants de Dieu, ce n'est point qu'ils eussent simulé une justice qu'ils n'avaient pas, mais c'est parce qu'ils n'ont point persévéré dans cette justice. L'Apôtre ne dit pas: S'ils eussent été des nôtres, ils auraient eu avec nous une justice véritable et non point simulée; mais, dit-il, «s'ils eussent été des nôtres, ils fussent demeurés avec nous». Ce qu'il voulait, c'est qu'ils persévérassent dans le bien. Ainsi donc ils étaient dans le bien, mais parce qu'ils n'y sont pas demeurés, c'est-à-dire parce qu'ils n'y ont pas persévéré jusqu'à la fin, «ils n'étaient pas des nôtres», même quand ils étaient avec nous. En d'autres termes, ils n'étaient pas du nombre des enfants, même quand ils partageaient la foi des enfants; car ceux qui sont vraiment les enfants de Dieu ont été connus par la prescience et prédestinés pour devenir conformes à l'image de son fils; et ils ont été appelés selon le décret, afin de devenir des élus. Car celui qui périt, ce n'est pas l'enfant de la promesse, mais l'enfant de perdition (2).
21. Ces chrétiens, dont parle saint Jean appartenaient donc à la multitude des appelés; mais ils n'étaient pas du petit nombre des élus. Par conséquent, à ceux qui ne sont pas ses enfants prédestinés Dieu n'a pas donné la
1. 1Jn 2,19 - 2. Jn 17,12
persévérance, car ils auraient cette persévérance s'ils étaient du nombre de ses enfants véritables; et alors même, qu'auraient-ils qu'ils ne l'aient reçu, leur dit en toute vérité l'apôtre saint Paul (1)? D'un autre côté, de tels enfants auraient été donnés par le Père à son Fils, selon cette autre parole: «Afin que rien ne périsse de tout ce que vous m'avez donné, «et qu'ils aient la vie éternelle (2)». Nous devons donc regarder comme ayant été donnés à Jésus-Christ tous ceux qui sont destinés à la vie éternelle. Tels sont ces prédestinés et ces appelés selon le décret, et dont aucun ne périt. Par conséquent, il ne saurait arriver qu'aucun d'entre eux meure en état de péché mortel, puisqu'il est destiné et donné à Jésus-Christ de telle sorte qu'il ne périsse pas et qu'il obtienne la vie éternelle. De même parmi ceux que nous regardons comme ses ennemis, ou les enfants de ses ennemis, il en est qui arrivent au bonheur de la régénération et qui meurent avec cette foi précieuse qui agit par la charité. Or, avant même qu'ils aient reçu la grâce, ils sont déjà les enfants de Dieu par la prédestination, ils sont déjà donnés à Jésus-Christ Fils de Dieu, afin qu'ils ne périssent pas et qu'ils aient la vie éternelle.
22. Le Sauveur a dit également: «Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes véritablement mes disciples (3)». Peut-on compter dans ce nombre Judas qui n'est point demeuré dans la parole de Jésus-Christ? Peut-on compter également dans ce nombre ces auditeurs à qui venait d'être révélé le précepte de manger la chair de Jésus-Christ et de boire son sang, et dont la conduite à cette occasion nous est ainsi dépeinte dans l'Evangile: «Jésus prononça ces paroles dans la synagogue, à Capharnaüm. Or, plusieurs des disciples qui l'écoutaient s'écrièrent: Cette parole est dure, qui pourrait l'entendre? Et Jésus sachant en lui-même qu'ils murmuraient contre la doctrine qu'il venait de formuler, leur dit: Cela vous scandalise? Et que diriez-vous si vous voyiez le Fils de l'homme remontant vers le séjour qu'il a quitté? C'est l'esprit qui vivifie, et la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie. Mais il en est parmi vous qui refusent de croire. Or, depuis le commencement Jésus savait quels étaient ceux qui avaient la foi et quel était celui qui le trahirait. Il disait
1. 1Co 4,7 - 2. Jn 12,15 Jn 6,39 - 3.
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donc: Voilà pourquoi j'ai proclamé que personne ne vient à moi, s'il n'en a reçu la grâce de mon Père. Depuis ce moment plusieurs de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l'accompagner (1)». L'Évangile ne donne-t-il pas à ces réfractaires le nom de disciples? Et pourtant ils n'étaient pas véritablement ses disciples, puisqu'ils n'ont pas demeuré dans sa parole, selon ce mot de l'Évangile: «Si vous demeurez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples». Comme ils n'ont point eu la persévérance, ils n'ont été véritablement ni les disciples de Jésus-Christ, ni les enfants de Dieu, quoique nous donnions ce titre à ceux que nous voyons vivre chrétiennement après avoir été régénérés. Ils ne sont véritablement dignes du nom qui leur a été donné, qu'à la condition de demeurer fidèles à la doctrine dont ils portent le nom. Au contraire, s'ils n'ont pas la persévérance, c'est-à-dire s'ils ne demeurent pas dans la parole qu'ils ont commencé à recueillir, ils ne méritent plus le nom qu'ils portent, et ils ne sont pas ce qu'ils paraissent être; ils ne le sont pas du moins aux yeux de Celui qui sait ce qu'ils deviendront, c'est-à-dire qu'après avoir été justes ils deviendront et resteront pécheurs.
23. L'Apôtre avait dit: «Nous savons que toutes choses contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu». Mais sachant que plusieurs, après avoir aimé Dieu, ne persévéreraient pas dans cet amour jusqu'à la mort, il s'empressa d'ajouter: «De ceux qui sont appelés selon le décret». En effet, ces derniers seulement demeurent jusqu'à la fin dans l'amour de Dieu, et s'ils tombent parfois, ils se relèvent et persévèrent ainsi jusqu'à la fin dans le bien qu'ils ont commencé à pratiquer. Mais, demanderons-nous, quels sont ceux que Dieu appelle selon son décret? L'Apôtre lui répond par ces paroles déjà citées: «Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, et qu'il a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés» selon son décret, «et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (2)». «Il a connu dans sa prescience, il a prédestiné, il a appelé, il a justifié»; tout cela est chose faite, car tous ont été connus et prédestinés; et beaucoup sont
1. Jn 6,60-67 - 2. Rm 8,28-30
déjà appelés et justifiés. Mais s'il s'agit de la glorification, c'est-à-dire de cette gloire dont le même Apôtre a dit: «Lorsque le Christ votre vie aura apparu, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (1)», cet acte suprême reste encore à accomplir. Sans doute, en disant: «Il a appelé et justifié», l'Apôtre n'entend pas que cet appel et cette justification se soient réalisés en tous, puisque, jusqu'à la fin du monde, il y aura des hommes à appeler et à justifier; et cependant saint Paul se sert à dessein du temps passé pour indiquer des choses futures, pour nous faire entendre que dans la pensée de Dieu ce qui doit se faire est comme s'il était déjà fait. De là ce mot du prophète Isaïe: «Dieu a fait ce qui doit arriver (2)». Par conséquent, tous ceux qui dans la prescience infinie de Dieu sont connus, prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, lors même qu'ils ne seraient pas encore, je ne dis pas seulement régénérés, mais même nés, sont déjà les enfants de Dieu, et aucun d'eux ne saurait périr. lis viennent véritablement à Jésus-Christ, parce qu'ils y viennent selon cette parole: «Tout ce que mon Père me donne viendra à moi, et celui qui vient à moi je ne le jetterai pas dehors». Et un peu plus loin: «Telle est la volonté de mon Père qui m'a envoyé, que je ne perde rien de tout ce qu'il m'a donné (3)». Par conséquent, c'est aussi de Dieu seul que peut venir la grâce de persévérer dans le bien jusqu'à la mort; or, cette grâce n'est donnée qu'à ceux qui ne périront pas, puisque ceux qui ne persévèrent pas périront.
24. Pour ceux qui aiment Dieu de cette manière, tout contribue à leur bien; tout, même les fautes que parfois ils commettent, . car ces fautes deviennent un bien pour eux, en ce sens qu'elles les rendent plus humbles et plus instruits. Dans la vie sainte qu'ils mènent, ils apprennent à mêler toujours la crainte à la joie, à ne point se glorifier comme s'ils puisaient en eux-mêmes l'assurance de persévérer, et à ne jamais dire dans leur abondance . Jamais nous ne serons ébranlés. De là cette parole que le Prophète leur adresse: «Servez le Seigneur dans la crainte, et tressaillez en lui avec tremblement, de peur qu'il ne s'irrite contre nous, et que vous ne périssiez loin des voies de la justice (4)». David
1 Col 3,4 - 2 Is 14 selon les Sept. - 3. Jn 6,37-39 - 4. Ps 2,11-12
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ne dit pas: De peur que vous ne veniez pas à la voie juste; mais: «De peur que vous ne périssiez loin des voies de la justice». N'est-ce point un avertissement solennel donné à tous ceux qui marchent dans les voies de la justice, de servir Dieu avec crainte, c'est-à-dire de craindre au lieu de se livrer à l'orgueil de la présomption (1)? N'est-ce point leur dire de ne pas s'enorgueillir, mais d'être humbles? Tel est aussi le sens de ces autres paroles: «N'ayez a point de pensées présomptueuses, mais accoutumez-vous à ce qu'il y a de plus humble (2)». Qu'ils tressaillent en Dieu, mais toujours avec crainte; qu'ils ne se glorifient de quoi que ce soit, car de nous-mêmes nous n'avons rien; et que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (3); et tout cela dans la crainte de quitter les voies de la justice dans lesquelles ils ont commencé à marcher, ce qui leur arriverait infailliblement, s'ils s'attribuaient à eux-mêmes les heureuses dispositions qu'ils possèdent. Cette même vérité nous est enseignée par l'Apôtre en ces termes: «Opérez votre salut avec crainte et tremblement». Pourquoi donc avec crainte et tremblement? Il répond: «Car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir (4)».
Cette crainte et ce tremblement n'étaient pas connus de celui qui s'écriait dans sa présomption: «Jamais je ne serai ébranlé». Mais comme il était l'enfant de la promesse et non pas de la perdition, il éprouva bientôt les effets de l'abandon de Dieu et s'écria: «Seigneur, dans votre volonté vous avez donné la force à ma beauté; vous avez détourné de moi votre face, et le trouble s'est emparé de ma personne (1)». Voilà donc que, devenu plus instruit, et par là même plus humble, il a repris les voies de la justice, comprenant et confessant que c'est Dieu qui dans sa volonté a donné la force à sa beauté, tandis qu'auparavant, présumant tout de lui-même et s'attribuant sa propre abondance, ilosait s'écrier: «Jamais je ne serai ébranlé». Le trouble s'est emparé de sa personne,et alors seulement il s'est retrouvé lui-même, et, saisi d'une humilité profonde, il a compris que c'est en Dieu seul qu'il devait mettre son espérance non-seulement de la vie éternelle, mais encore de la justice ici-bas et de la persévérance.
1. Rm 11,20 - 2. Rm 12,16 - 3. Jr 9,23-24 - 4. Ph 2,12-13 - 5. Ps 29,7-8
Saint Pierre aurait pu tenir le même langage. Fort de sa présomption il s'était écrié: «Je donnerai ma vie pour vous (1», s'attribuant prématurément ce que le Seigneur ne devait lui accorder que plus tard. Or, Jésus-Christ détourna de lui sa face, et Pierre tomba dans un trouble tel que, plutôt que de mourir pour lui, il le renia trois fois. Mais de nouveau Jésus-Christ se tourna vers lui, et Pierre expia sa faute dans un déluge de larmes. En effet, ces mots: «Il le regarda ( 2)», ne signifient-ils pas qu'il tourna vers lui sa face, tandis qu'il la lui avait cachée précédemment? Le trouble et la frayeur s'étaient emparés de Pierre; mais comme il apprit à ne plus compter sur lui-même, cette défiance devint pour lui un heureux principe, sous l'action de celui qui fait que toutes choses contribuent au bien de ceux qui l'aiment. Pierre était appelé selon le décret, et personne ne pouvait l'arracher des mains de Jésus-Christ à qui il avait été donné.
25. Qu'on ne dise donc plus qu'il faut s'abstenir de corriger celui qui s'écarte des voies de la justice, et se contenter de demander à Dieu pour lui le retour et la persévérance. Ce langage ne sera jamais celui d'un chrétien prudent et fidèle. En effet, si ce pécheur a été appelé selon le décret, il est certain que toutes aloses, et surtout la correction, contribueront à son bien, par l'action même de Dieu. Mais comme le supérieur qui corrige ignore si le coupable est appelé ou ne l'est pas, il doit faire avec charité ce que son devoir lui impose. Or, son devoir lui commande de corriger en laissant à Dieu le soin de faire justice ou miséricorde; miséricorde si celui qui est réprimandé a été, par la grâce, séparé de la masse de perdition, et se trouve du nombre, non point des vases de colère préparés pour la perdition, mais des vases de miséricorde que Dieu a préparés pour la gloire (3); justice enfin si le coupable est condamné avec les uns, et n'est pas prédestiné avec les autres.
26. Ici se présente une autre question dont la solution, loin d'être à mépriser, doit être entreprise et cherchée avec le secours de Dieu
1. Jn 13,37 - 2. Lc 22,61 - 3. Rm 9,22-23
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qui tient dans ses mains nous et nos discours (1). Par rapport à ce don de Dieu que nous appelons la persévérance finale, on nous demande quelle application nous pouvons en faire au premier homme gui a été créé sans aucun vice, et dans une complète innocence. Je ne dis pas: S'il n'a point eu la persévérance, comment a-t-il pu être créé sans vice, puisqu'il a été privé d'une grâce aussi nécessaire? A cette question la réponse est facile: Il n'a point eu la persévérance, parce qu'il n'est point demeuré dans ce bien qui pour lui n'était mêlé d'aucun vice; car celui qui l'a fait tomber ne survint en lui que plus tard, et avant que ce vice survînt à Adam il n'y en avait aucun dans sa nature. Autre chose est de ne pas avoir de vice, autre chose est de ne point persévérer dans cette bonté qui ne connaissait aucun vice. Car, par cela même que l'on ne dit pas qu'il soit toujours demeuré sans vice, et que l'on affirme au contraire qu'il n'est pas demeuré sans vice, on prouve assez clairement qu'il était sans vice quand il possédait ce bien qu'on lui reproche d'avoir quitté.
La grande difficulté, c'est donc de répondre à ceux qui disent: «Si dans cette rectitude originelle le premier homme avait reçu le bienfait de la persévérance, il est impossible qu'il n'ait pas persévéré; et s'il a persévéré il n'a pas péché, et par là même il est resté uni à Dieu et doué de la rectitude primitive. Or, la vérité proclame qu'Adam a péché et qu'il a perdu l'innocence et la rectitude originelle. Donc il avait cette rectitude sans avoir la persévérance; et s'il ne possédait pas la persévérance, c'est qu'il ne l'avait point reçue; comment, en effet, s'il avait eu la persévérance, n'aurait-il pas persévéré? D'un autre côté, si c'est parce qu'il ne l'avait point reçue qu'il n'a pas eu la persévérance, comment son défaut de persévérance peut-il être un crime, puisqu'il n'avait point reçu la persévérance? On ne peut pas dire qu'il n'avait point reçu la persévérance, parce que la grâce ne l'avait pas séparé de la masse de perdition. Car avant le péché d'Adam il n'y avait encore dans le genre humain aucune masse de perdition qui pût vicier notre nature dans son origine».
27. Nous tournant donc vers ce Dieu, souverain Maître de toutes choses, qui a fait
1. Sg 7,16
bonnes toutes les créatures, qui a prévu les moyens de tirer le bien du mal, qui a vu que sa bonté toute-puissante brillerait avec beaucoup plus d'éclat s'il tirait le bien du mal, plutôt que d'empêcher l'existence du mal lui-même, confessons hautement et croyons qu'en formant les Anges et les hommes, il a voulu montrer tout d'abord ce que pouvait leur libre arbitre, pour mieux prouver ensuite la puissance de sa grâce et la rigueur de sa justice. Certains anges, ayant à leur tête celui que nous appelons le démon, abusant de leur libre arbitre, se sont révoltés contre Dieu. Mais s'ils repoussèrent sa bonté qui les rendait heureux, ils ne. purent échapper à sa justice qui les frappa de châtiments éternels. Quant aux autres anges, le bon usage qu'ils firent de leur libre arbitre les retint dans la vérité, et ils méritèrent d'apprendre qu'ils étaient pour toujours confirmés dans la justice et la vérité. Si nous-mêmes nous avons pu savoir parles saintes Ecritures qu'aucun des saints anges ne peut tomber désormais; combien plus est-il vrai de dire que cette connaissance leur fut révélée d'une manière encore plus sublime? Nous avons reçu pour nous-mêmes la promesse de jouir éternellement de la vie bienheureuse; et de ressembler aux anges; en vertu de cette promesse nous sommes assurés qu'il n'y aura plus pour nous aucune possibilité de tomber, lorsqu'après le jugement nous serons entrés dans le royaume des cieux; si les anges n'avaient pas cette même assurance, leur félicité, loin d'être égale, deviendrait inférieure à la nôtre. Or, la vérité suprême ne nous a pro. mis que l'égalité avec les anges (1).
Il est donc certain que les anges connaissent par la vision intuitive ce que nous ne con. naissons encore que par la foi, à savoir qu'ils sont confirmés en grâce, et qu'aucun d'eux ne saurait plus déchoir. Quant au démon et à ses anges, quoiqu'ils eussent été heureux avant leur chute, et qu'ils eussent ignoré qu'ils devaient tomber dans le comble du malheur, toujours est-il qu'il restait quel que chose à ajouter à leur béatitude, si par leur libre arbitre ils fussent demeurés dans la vérité, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenu si cette plénitude du souverain bonheur, qui leur était réservée comme une récompense de leur persévérance; je veux dire qu'en
1. Mt 22,30
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vertu d'une abondante charité versée en eux par le Saint-Esprit, toute chute fût devenue pour eux absolument impossible, et ils auraient eu la pleine connaissance de cette impossibilité. Jusque-là ils ne possédaient pas cette plénitude du bonheur; mais parce qu'ils ignoraient leur misère future, leur félicité, quoique moindre, n'en était pas moins réelle, et exempte de tout vice quel qu'il fût. En admettant qu'ils eussent connu leur crime futur et l'éternel châtiment qui devait en être la suite, tout bonheur leur eût été impossible, car l'appréhension d'un si grand mal eût été plus que suffisant pour les rendre malheureux.
28. De même l'homme fut doué du libre arbitre, et quoiqu'il ignorât sa chute future, il était cependant heureux, parce qu'il sentait qu'il avait le pouvoir de ne pas mourir, et de ne point tomber dans l'infortune. Si, par son libre arbitre, il eût voulu persévérer dans cet état de rectitude et d'innocence, sans avoir fait l'expérience de la mort et de l'infortune, il eût reçu, comme récompense de sa persévérance, cette plénitude du bonheur qui constitue l'un des caractères de la félicité des anges, je veux dire la certitude bien connue par lui de ne pouvoir jamais déchoir de sa grandeur. Il règne au ciel un bonheur complet et sans nuage; or, même dans le ciel, on ne pourrait être heureux, si l'on y était poursuivi parla crainte de tomber dans le crime et l'infortune. Mais parce que, abusant de son libre arbitre, l'homme s'est révolté contre Dieu, il a été frappé d'une juste condamnation, qui du coupable devait s'étendre à toute sa race, dont il était le représentant et comme le résumé. Parmi ses descendants, ceux qui sont délivrés par la grâce de Dieu, sont également délivrés de la condamnation qui pesait sur eux par le fait même de leur origine. Par conséquent, supposé que nul ne fût délivré, personne n'aurait le droit d'accuser Dieu d'injustice. Or, si les élus sont en petit nombre, comparativement aux réprouvés, toujours est-il qu'en soi ce nombre est très-grand; et quant à la grâce qu'ils obtiennent, elle est purement gratuite et mérite de leur part la plus vive reconnaissance, de telle sorte que personne ne se prévale de ses propres mérites, qu'il ne s'échappe aucune parole d'orgueil (1), et que celui qui se glorifie se glorifie uniquement dans le Seigneur.
1. Rm 3,19
29. Quoi donc? Adam aurait-il été privé de la grâce de Dieu? Non, il a reçu cette grâce en grande abondance, mais sous un mode différent du nôtre. Il jouissait des biens qu'il tenait de la bonté de son Créateur; ces biens ne lui étaient acquis par aucun mérite de sa part, et ils étaient sans mélange d'aucun mal. Maintenant, au contraire, les justes quoique délivrés par la grâce se trouvent assaillis par des maux de tout genre, du milieu desquels ils ne cessent de crier vers Dieu: «Délivrez-nous du mal (1)». Du sein de sa félicité le premier homme n'avait nul besoin de la mort de Jésus-Christ; aujourd'hui il n'y a que le sang de l'Agneau qui puisse nous purifier de la souillure héréditaire et de nos propres péchés. Adam n'avait pas besoin de ce secours que les justes implorent en ces termes: «Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi du péché qui est dans mes membres. «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2)». Dans ces justes de la terre, la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (3); et dans cette lutte à la fois difficile et périlleuse, ils demandent la force de combattre et de vaincre par la grâce de Jésus-Christ. Adam, au contraire, n'éprouvait pas en lui-même ces luttes et ces combats, et il jouissait de la paix la plus profonde dans son séjour de bonheur.
30. La grâce dont les justes ici-bas ont besoin, si elle ne doit pas être plus joyeuse, doit du moins être plus puissante; et quelle grâce plus puissante que le Fils unique de Dieu, égal à son Père, éternel comme lui, fait homme pour les hommes, exempt de tout péché soit originel, soit personnel et crucifié pour les hommes pécheurs? Quoiqu'il soit ressuscité le troisième jour et pour ne plus mourir, cependant lui qui a donné la vie aux morts, a subi la mort pour les mortels, afin que, rachetés par son sang, et appuyés sur ce gage infaillible, ils pussent s'écrier: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Celui qui n'a pas épargné son
1. Mt 6,13 - 2. Rm 7,23-25 - 3. Ga 5,17
310
propre Fils, et l'a livré pour nous tous, a comment avec lui ne nous aurait-il pas donné toutes choses (1)?» Le Verbe a donc revêtu notre nature, c'est-à-dire l'âme raisonnable et la chair de l'homme, et cette opération mystérieuse n'a pu être déterminée par aucun mérite antérieur; c'est gratuitement et librement que le Fils de Dieu s'est fait homme, ne formant plus avec son humanité qu'une; seule et même personne, comme il n'était qu'une seule personne de toute éternité dans le sein de son Père. Il n'est sur ce mystère aucun homme qui porte l'aveuglement et l'ignorance jusqu'à dire que, après être né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, le Fils de l'homme, par le bon usage qu'il fit de son libre arbitre, et par son exemption de tout péché, a mérité d'être le Fils de Dieu; ce qui serait absolument contraire à cette parole de l'Evangile: «Le Verbe s'est fait chair (2)». Où donc le Verbe s'est-il fait chair, si ce n'est dans le sein virginal de Marie, puisque c'est là qu'a pris naissance l'humanité qu'il a revêtue? La Vierge demandait comment s'accomplirait ce qui lui était annoncé par l'ange; et cet ange lui répondit: «Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre; voilà pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (3)». «Voilà pourquoi»; ce n'est donc pas à cause des oeuvres, car quelles oeuvres peut faire celui qui n'est pas encore né? «Voilà pourquoi», c'est-à-dire, parce que «le Saint-Esprit surviendra en vous, et que la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu».
Cette naissance parfaitement gratuite a uni dans l'unité de personne l'homme à Dieu, la chair au Verbe; elle fut suivie de bonnes oeuvres de toute espèce, mais elle ne fut méritée par aucune. On n'avait pas à craindre que cette nature humaine, mystérieusement revêtue par le Verbe dans l'unité de personne, abusât de son libre arbitre pour pécher, puisque cette nature humaine ainsi revêtue par le Verbe, quoique douée encore d'une volonté propre, ne pouvait abuser de cette volonté, exclusivement dirigée par la personnalité divine et humaine. Par ce Médiateur, Dieu a montré que si les méchants deviennent
1. Rm 8,31-32 - 2. Jn 1,34 - 3. Lc 1,35
éternellement bons, c'est lui-même qui opère gratuitement en eux cette transformation précieuse, en leur appliquant le sang de Jésus-Christ, ce sang divin qui n'a jamais été souillé de la faute originelle ou d'un péché personnel.
31. La grâce qui l'aurait empêché de vouloir pécher, le premier homme ne l'avait pas reçue; mais s'il avait voulu persévérer dans celle qui lui avait été accordée, il n'aurait jamais péché; sans cette grâce, il ne pouvait être bon, quelque eût été le concours de son libre arbitre, mais cette grâce elle-même, il pouvait la perdre par son libre arbitre. Dieu ne voulut pas le priver de cette grâce, et la déposa dans son libre arbitre. Car par lui-même le libre arbitre a plein pouvoir de pécher; mais il est incapable de faire le bien, s'il n'est aidé par le secours de la grâce. Si donc le premier homme n'eût pas repoussé ce secours par son libre arbitre, il fût resté bon; mais ayant repoussé ce secours, il en fut aussitôt dépouillé. Ce secours était tel, que l'homme pouvait le rejeter, s'il le voulait, et le conserver, s'il le voulait; mais il n'était pas libre de l'avoir comme et quand il le voudrait.
Telle est cette première grâce donnée au premier Adam, mais combien n'est-elle pas plus puissante dans le second Adam? Par cette grâce donnée à Adam,l'homme pouvait avoir la justice, s'il le voulait; la seconde grâce est plus puissante, car elle fait elle-même que nous voulions; elle fait que nous voulions avec tant d'énergie, et que nous aimions avec tant d'ardeur que l'esprit devient sûre ment vainqueur de la chair, qui convoite contre nous par une volonté contraire. Quoi qu'il en soit, elle n'était point sans importance, cette première grâce par laquelle nous fut dévoilée la puissance du libre arbitre; car elle lui aidait tellement, que sans ce se. cours le libre arbitre ne pouvait persévérer dans le bien, tout en restant parfaitement libre de repousser ce secours, s'il le voulait, Quant à la seconde grâce, elle est d'autant plus grande que ce serait peu pour l'homme de recouvrer par elle sa liberté perdue; que ce serait peu de ne pouvoir sans elle, ou embrasser le bien, ou y persévérer, s'il le veut; il faut encore que cette volonté même, il la trouve dans cette grâce.
32. Ainsi donc, Dieu avait donné à l'homme (311) la bonne volonté, car cette volonté faisait nécessairement partie de cette rectitude dans laquelle il l'avait créé. De plus, il lui avait donné un secours sans lequel l'homme, l'eût-il voulu, n'aurait pu persévérer dans cette rectitude: quant à la puissance de vouloir, il l'avait déposée dans son libre arbitre. Il pouvait donc persévérer, s'il le voulait, car il possédait le secours qui lui conférait ce pouvoir, et sans lequel toute persévérance lui eût été impossible, lors même qu'il eût voulu persévérer. Mais comme il refusa de persévérer, il devint coupable, tandis qu'il eût bien mérité, s'il eût voulu persévérer. Tels les saints anges; car tandis que les rebelles tombaient par leur libre arbitre, les bons persévéraient par ce même libre arbitre, et méritaient la récompense due à leur persévérance, c'est-à-dire la plénitude du bonheur avec la certitude absolue que jamais ils ne pourraient déchoir. Si ce secours eût manqué à l'ange ou à l'homme au moment de sa création, comme il était de l'essence de toute créature qu'elle ne pût persévérer sans le secours divin, l'ange et l'homme seraient tombés sans aucune faute de leur part, puisqu'ils auraient été privés d'un secours sans lequel toute persévérance leur devenait impossible.
Aujourd'hui, dans la condition où nous sommes, la privation d'un tel secours est déjà le châtiment anticipé du péché; tandis que le don qui nous en est fait, est un don purement gratuit, sans aucun mérite de notre part. Il y a plus encore, car ce don que Dieu nous fait par Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne nous est pas seulement nécessaire en ce sens que, sans lui, nous ne puissions persévérer si nous en avions la volonté; mais en ce sens encore que c'est par lui que nous obtenons cette volonté de persévérer. Cette grâce que Dieu nous donne pour faire le bien, et pour persévérer, nous accorde non-seulement de pouvoir ce que nous voulons, mais encore de vouloir ce que nous pouvons. Or, il n'en fut pas de même pour le premier homme, la grâce n'avait pas pour lui cette double efficacité. En effet, pour recevoir le bien, il n'avait pas besoin de la grâce, puisqu'il ne l'avait pas perdue; mais pour y persévérer, il avait besoin du secours de la grâce, sans lequel toute persévérance lui devenait impossible; il avait reçu la grâce de pouvoir, s'il voulait, mais il n'eut pas celle de vouloir ce qu'il pouvait; car s'il avait eu cette dernière grâce, il eût persévéré. Il pouvait donc persévérer, s'il le voulait; s'il ne l'a pas voulu, la faute en est à son libre arbitre, car alors il était parfaitement libre de pouvoir vouloir le bien et vouloir le mal. Or, qu'y aura-t-il de plus libre que le libre arbitre, quand il ne pourra plus se faire l'esclave du péché? et pourtant cette liberté fût devenue la récompense du premier homme, s'il eût persévéré, comme elle a été la récompense des saints anges. Maintenant donc que le péché a fait perdre tous les mérites, toute délivrance est l'oeuvre propre du don de la grâce, laquelle devait être la récompense du mérite.
Augustin, de la correction et de la grâce. - CHAPITRE VIII. LA VOLONTÉ OBTIENT LA LIBERTÉ PAR LA GRACE.