Augustin, lettres - LETTRE CXLIII. (Année 412)

LETTRE CXLIV. (Annéé 412)

AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SES HONORABLES ET TRÈSDIGNES SEIGNEURS, A SES BIEN-AIMÉS ET DÉSIRÉS FRÈRES DE CIRTA DANS TOUS LES DEGRÉS D'HONNEUR.

Les persistants efforts de saint Augustin avaient converti à l'unité catholique la population de Cirta ou Constantine; les principaux de cette ville écrivirent à l'évêque d'Hippone pour le lui annoncer et pour l'engager à les visiter et à jouir sur les lieux de son oeuvre de paix. On va voir avec quel sentiment chrétien saint Augustin leur répond; il ne perd pas cette occasion, de faire toucher du doigt la vérité aux donatistes non encore ramenés à l'unité.

1. Si ce qui nous affligeait tous dans votre ville a disparu, si la force de la vérité a vaincu des coeurs qui lui résistaient malgré ce qu'elle avait de notoire et en quelque sorte de public, si vous jouissez des douceurs de la paix, si (336) l'amour de l'unité ne blesse plus des yeux malades, mais s'il remplit de lumière et de force des yeux désormais guéris, ce n'est point là notre ouvrage, c'est l'ouvrage de Dieu; je ne l'attribuerais pas à des efforts humains, lors même que la conversion de cette grande multitude de chrétiens aurait eu lieu au moment où nous étions auprès de vous et où nous vous exhortions à revenir à la vérité catholique. C'est l'ouvrage de Celui qui, par ses ministres, avertit au dehors avec les signes des choses, et qui, par lui-même, instruit au dedans avec les choses elles-mêmes. Il ne faut pas que nous nous montrions moins pressés d'aller vous visiter, par la raison que le bien accompli en vous ne l'a pas été par nous, mais par Celui qui fait seul des merveilles (1); nous devons au contraire nous hâter bien plus pour aller contempler les oeuvres divines que nos propres oeuvres; si nous sommes nous-mêmes quelque chose de bon, l'honneur en revient à Dieu et non pas aux hommes; de là ces paroles de l'Apôtre: «Ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2).»

2. Vous rappelez dans votre lettre, et je me souviens d'avoir lu dans les auteurs profanes, que Xénocrate, parlant des avantages de la tempérance, fit changer tout à coup de vie à Polémon qui, non-seulement était sujet à s'enivrer, mais qui était ivre en ce moment-là. Quoique Polémon, ainsi que vous l'avez si bien compris vous-mêmes, n'ait pas été par là gagné à Dieu, mais seulement délivré d'une tyrannique et basse habitude, c'est à l'oeuvre divine et non pas à une oeuvre humaine que j'attribuerai l'heureux changement opéré en lui. Si le corps, la moins noble portion de nous-mêmes, a des biens, comme la beauté, la force,. la santé; si tous ces avantages viennent de Dieu seul qui a créé la nature et lui donne la perfection, à combien plus forte raison devons-nous penser que personne que Dieu ne peut donner les biens de l'âme! A quel degré d'orgueil et d'ingratitude ne descendrait pas l'aveuglement humain, s'il croyait que la beauté du corps est l'ouvrage de Dieu et que la chasteté de l'âme est l'ouvrage de l'homme? Il est écrit dans le livre de la sagesse chrétienne: «Je savais que nul ne peut être continent sans un don de Dieu; et il y avait de la sagesse à savoir de qui venait ce don (3).» Si donc Polémon,

1. Ps 71,18. - 2. 1Co 3,7. - 3. Sg 8,21.

passant tout à coup de la débauche à la sobriété, avait su d'où lui venait ce don, de façon à rejeter les superstitions païennes et à pieusement adorer Celui qui lui accordait une telle grâce, il n'aurait pas été seulement continent, mais encore véritablement sage et salutairement religieux; cela lui aurait servi non pas uniquement pour l'honnêteté de la vie présente, mais pour l'immortalité de la vie future. Combien moins dois-je donc m'attribuer votre conversion et celle de votre peuple que vous nous annoncez! Elle ne s'est faite ni quand je parlais dans votre ville ni même quand je m'y trouvais, mais elle est l'oeuvre de la grâce de Dieu dans les âmes où elle s'est faite véritablement. Reconnaissez-le avant toute chose, pensez-y avec piété et humilité. C'est à Dieu, mes frères, c'est à Dieu qu'il faut rendre grâce; é craignez Dieu de peur que vous ne tombiez; aimez-le, pour que vous avanciez.

3. Si, parmi vous, il en est encore que l'amour de l'homme tienne secrètement éloignés de l'unité et que la peur de l'homme n'ait ramenés qu'en apparence, que ceux-là sachent bien que la conscience humaine demeure sans voiles devant Dieu, que c'est un témoin qu'ils ne tromperont pas, un juge auquel ils n'échapperont point. Et si la question même de l'unité leur inspire encore des doutes inquiets pour leur salut, qu'ils arrachent à leur propre coeur cet aveu bien légitime: que sur l'Eglise catholique, c'est-à-dire sur l'Eglise répandue par toute la terre, ils croient plutôt les enseignements des divines Ecritures que les outrages des langues humaines. Pour ce qui est du dissentiment survenu entre des hommes (et quels qu'ils soient, ils ne sauraient porter aucune atteinte aux promesses de Dieu qui a annoncé à Abraham que toutes les, nations seraient bénies dans sa race (1), et ceci qui a été cru lorsqu'on l'annonçait est nié lorsqu'on en voit l'accomplissement); pour ce qui est, dis-je, d'une affaire particulière entre des hommes, que ces donatistes encore hésitants réfléchissent à ce raisonnement qui me paraît aussi simple qu'invincible: ou l'affaire a été jugée devant un tribunal ecclésiastique d'outre-mer, ou elle ne l'a pas été; si elle n'a pas été jugée, la société chrétienne des nations d'outre-mer, avec laquelle nous avons la joie de rester en communion est innocente, et c'est par un schisme sacrilège que les donatistes se trouvent séparés

1. Gn 26,4.

337

de ces innocents; s'il y a eu examen et jugement de l'affaire, qui ne comprend, qui ne sent, qui ne voit que les donatistes ont été vaincus dans cette Eglise d'outre-mer avec laquelle ils ne sont plus en communion? Qu'ils choisissent donc ce qu'ils aiment mieux croire, ou la sentence des juges ecclésiastiques, ou les murmures des plaideurs vaincus. Remarquez avec soin et avec toute votre pénétration, qu'il est impossible de rien répondre de raisonnable à ce dilemme si court et si facile à comprendre; et cependant ce malheureux Polémon n'en persiste que davantage dans l'ivresse de sa vieille erreur. Pardonnez à cette lettre plus longue peut-être qu'agréable, utile pourtant, je pense, si elle ne vous flatte pas, ô mes honorables et excellents seigneurs, mes frères bien-aimés et très-désirés! Quant à mon voyage sur vous, que Dieu remplisse notre désir mutuel. Les paroles ne suffiraient pas pour exprimer avec quelle ardeur nous souhaitons de vous visiter; vous voulez bien le croire, je n'en doute pas.




LETTRE CXLV. (Année 412 ou 413)

Saint Augustin, dont la vie est sans repos, parie du repos sur la terre et des charmes puissants du monde; il établit que ce n'est pas la crainte mais l'amour de la justice qui doit nous exciter à fuir le mal; en peu de lignes précises et fortes, il met en garde contre la naissante doctrine des pélagiens.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET SAINT FRÈRE ANASTASE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Nos frères Lupicin et Concordial, honorables serviteurs de Dieu, nous sont une très bonne occasion de vous saluer, et d'ailleurs, lors même que je ne vous écrirais pas, vous pourriez savoir par eux tout ce qui se passe au milieu de nous. Je n'ignore pas combien vous nous aimez dans le Christ, parce que vous-même vous n'ignorez pas combien nous vous aimons; j'aurais donc été sûr de vous faire de la peine si vous aviez vu arriver sans lettre de moi deux frères partis d'ici et dont l'étroite intimité avec nous n'aurait pas pu vous rester inconnue. Ajoutez que je vous dois une réponse, car depuis que j'ai reçu votre lettre, je ne crois pas vous avoir écrit; je ne le sais pas au milieu de tant de soins et d'affaires qui m'accablent.

2. Nous désirons beaucoup savoir comment vous allez et si le Seigneur vous accorde quelque repos, autant qu'on puise en avoir sur cette terre; si un membre est glorifié, tous les membres se réjouiront avec lui (1); et lorsqu'au milieu de nos soucis ii nous arrive de savoir quelques-uns de nos frères avec un peu de repos, nous éprouvons comme un grand soulagement, et il nous semble vivre en eux plus doucement et plus paisiblement. Toutefois les peines croissantes de cette fragile vie redoublent en nous le désir du repos éternel. Car ce monde est plus dangereux dans ses caresses que dans ses épreuves qu'il nous impose; il faut nous défier de lui, bien plus quand il nous invite à l'aimer que quand il nous force à le mépriser. Tout ce que le monde renferme est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie (2); souvent ceux-là mêmes qui préfèrent à ces choses les choses spirituelles, invisibles, éternelles, se laissent aller à un certain amour de la terre, et n'empêchent pas les joies du monde de se mêler jusqu'à un certain point à l'accomplissement de leurs plus saints devoirs. Autant les biens futurs sont les meilleurs pour la charité, autant les biens présents exercent sur notre infirmité le plus d'empire. Plût à Dieu que ceux qui ont appris à les voir et à en gémir méritassent de les vaincre et d'échapper à leur tyrannie! La volonté humaine ne saurait y parvenir sans la grâce de Dieu; on ne peut pas dire qu'elle soit libre tant qu'elle demeure soumise à des passions qui la dominent et l'enchaînent. Car celui qui nous lie fait de nous son esclave (3); «si le Fils vous délivre,» nous dit le Fils de Dieu lui-même, «vous serez alors vraiment libres (4).»

3. C'est pourquoi la loi, en enseignant et en prescrivant ce qui ne peut être accompli sans la grâce, montre à l'homme sa propre infirmité; l'homme ainsi convaincu de faiblesse, cherche un Sauveur qui guérisse sa volonté et la rende capable de faire ce qu'elle ne pouvait pas auparavant. Ainsi la loi mène à la foi, la foi obtient l'Esprit dispensateur des grâces, l'Esprit répand la charité, la charité accomplit la loi. C'est pour cela que la loi est appelée un pédagogue (5),sous la menaçante sévérité duquel celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (6). Mais comment invoqueront-ils Celui en qui ils ne croient pas (7)? De peur que la

1. 1Co 12,26. - 2. 1Jn 2,16. - 3. 2P 2,19. - 4. Jn 8,36. - 5. Ga 3,24. - 6. Jl 2,32. - 7. Rm 10,14.

338

lettre sans l'esprit ne tue, l'Esprit qui vivifie est donné aux croyants et à ceux qui invoquent le Seigneur; et la charité de Dieu se répand dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous est donné (1), afin que s'accomplisse ce que dit le même Apôtre: «La charité est la plénitude de la loi (2).» La loi est donc bonne à celui qui en use comme il faut (3); celui-là en use comme il faut qui, comprenant pourquoi elle a été donnée, est amené par ses menaces à la grâce libératrice. Quiconque, ingrat envers cette grâce par laquelle l'impie est justifié, compte sur ses propres forces pour accomplir la loi, n'est pas soumis à la justice de Dieu, car il l'ignore et veut établir la sienne propre (4); la loi cesse d'être pour lui un secours pour la délivrance et n'est plus que le lien du péché. Ce n'est pas que la loi soit un mal, mais c'est que «le péché,» comme il est écrit, «donne la mort par le bien même de la loi (5)» à des âmes remplies de sentiments pareils. La loi en effet ajoute à la gravité de la faute lorsque celui qui agit mal connaît par la loi toute l'étendue du mal qu'il fait.

4. Mais c'est en vain qu'on se croit vainqueur du péché quand c'est seulement par la crainte de la peine qu'on ne pèche pas; quoique au dehors on ne fasse pas oeuvre de passion mauvaise, le mal pourtant demeure au dedans comme un ennemi. Comment trouver innocent devant Dieu celui qui voudrait faire ce que Dieu défend, si l'on supprimait le châtiment qu'il redoute? Il est coupable dans sa volonté elle-même celui qui veut faire ce qui n'est pas permis et qui ne s'en abstient que parce qu'il ne peut le faire impunément. Autant qu'il est en lui, il aimerait mieux qu'il n'y eût pas une justice défendant et punissant les péchés. Et s'il aimait mieux qu'il n'y eût pas de justice, nul doute qu'il la détruirait s'il le pouvait. Comment serait-il juste, cet ennemi de la justice qui, si le pouvoir lui en était donné, supprimerait la justice qui ordonne pour échapper à ses menaces et à ses arrêts? Celui-là donc est ennemi de la justice qui ne pèche point par la crainte de la peine; il en sera l'ami si c'est par amour pour elle qu'il ne pèche pas; car alors véritablement il craindra de pécher. Craindre l'enfer ce n'est pas craindre de pécher mais de brûler. Mais on craint de pécher, lorsqu'on a horreur du péché même

1. 2Co 3,6. - 2. Rm 5,5. - 3. Rm 13,10. - 4. 1Tm 1,8. - 5. Rm 10,3. - 6. Rm 7,13.

comme de l'enfer. C'est là cette crainte chaste du Seigneur qui demeure dans tous les siècles (1). Cette terreur de la peine a son tourment et n'est pas dans la charité; la charité parfaite met dehors la terreur (2).

5. On déteste le péché en raison de l'amour qu'on a pour la justice; on ne devient pas capable de ce sentiment par la lettre de la loi qui épouvante, mais par la grâce de l'Esprit qui guérit. Alors se fait en nous ce que nous recommande l'Apôtre: «Je vous parle humainement à cause de l'infirmité de votre chair: de même que vous avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'iniquité pour l'iniquité, de même faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification (3).» C'est comme si l'Apôtre avait dit: De même que nulle crainte ne vous forçait à pécher, mais que vous n'y étiez entraînés que par la passion et le plaisir, que la peur du supplice ne vous excite pas à bien vivre, mais que ce soit le plaisir et l'amour de la justice, Et ceci, ce me semble, n'est pas encore la justice parfaite, mais la justice dans sa force première. Ces mots: «Je vous parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair», laissent entendre qu'il aurait autre chose à dire si ceux à qui il s'adresse pouvaient le porter, En effet, nous devons faire pour la justice bien plus qu'on ne fait d'ordinaire pour le péché. Or, la peine qui peut en arriver au corps n'empêche pas la volonté mauvaise, elle empêche seulement que l'oeuvre du péché ne s'accomplisse, et quelqu'un qui serait sûr d'un prompt châtiment ne se déterminerait pas à commettre publiquement un acte de coupable impureté, Mais il faut aimer la justice, de façon que les peines du corps n'aient pas la puissance de nous en séparer et que même entre les mains; d'ennemis cruels, nos oeuvres luisent devant les hommes: ceux à qui elles peuvent plaire en glorifieront notre Père qui est aux cieux (4).

6. Voilà pourquoi saint Paul, cet ami à ferme de la justice, s'écrie: «Qui nous séparera de la charité du Christ! Sera-ce l'affliction? la détresse? la persécution? la faim? la nudité? le péril? le glaive? comme il est écrit: «Nous sommes chaque jour livrés à la mort à cause de vous; nous sommes regardés comme des brebis destinées à la boucherie (5). Mais au milieu de tous ces maux nous triomphons

1. Ps 18,10. - 2. 1Jn 4,18. - 3. Rm 6,19. - 4. Mt 5,16. - 5. Ps 43,22

339

par Celui qui nous a aimés; car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la violence, ni la hauteur, ni la profondeur, ni nulle autre créature ne pourra jamais nous séparer de la charité de Dieu qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).» Remarquez que l'Apôtre ne dit pas Qui nous séparera du Christ? Mais, voulant montrer par où nous sommes unis au Christ, il dit: «Qui nous séparera de la charité du Christ?» C'est donc par la charité que nous tenons au Christ, et non point par la crainte, de la peine. L'Apôtre rappelle ensuite ce qui parait le plus capable, mais ce qui n'a pas la force de nous séparer, et finit en appelant charité de Dieu ce qu'il avait appelé charité du Christ. Et qu'est-ce que la charité du Christ, si ce n'est l'amour de la justice? Il a été dit du Christ. «Dieu nous l'a donné pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption, afin que, selon ce qui est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2).» De même donc qu'il y a une extrême perversité à se jeter dans les oeuvres immondes d'une volupté grossière, malgré la crainte des châtiments corporels; de même il y a un amour extrême de la justice à ne pas se laisser détourner, par la menace, des supplices, des saintes oeuvres de l'éclatante charité.

7. Cette charité de Dieu, à laquelle il faut penser sans cesse, se répand dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné, «pour que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (3).» Lors donc que nous nous sentons pauvres et dénués de cette charité par laquelle véritablement la loi s'accomplit, nous ne devons pas chercher dans notre propre indigence ce qui nous manque, mais nous devons par la prière, demander, chercher, frapper à la porte (4), afin que Celui, en qui est la source de vie, nous enivre par l'abondance de sa maison et nous abreuve du torrent de ses délices s. Ainsi rafraîchis et fortifiés, nous sortirons de notre abîme de tristesse bien plus, nous mettrons notre gloire dans nos afflictions, sachant que l'affliction produit la patience; la patience, l'épreuve; l'épreuve, l'espérance, et que l'espérance n'est pas confondue; ce n'est pas de nous-mêmes que nous pouvons cela, c'est parce que la charité de Dieu

1. Rm 8,35-39. - 2. 1Co 1,30-31. - 3. Rm 5,5 1Co 1,31. - 4. Mt 7,7. - 5. Ps 35,9-10.

se répand dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (1).

8. J'ai eu du plaisir à vous dire, au moins par lettre, ce que je n'avais pu vous dire quand nous étions ensemble; ce n'est pas pour vous, dont les pensées sont humbles et ne sont pas des pensées d'orgueil (2), c'est pour ceux qui donnent trop à la volonté humaine, qui croient qu'elle leur suffit pour accomplir la loi, sans aucune inspiration de la grâce, et dont la doctrine tend à persuader à la misérable et pauvre nature humaine qu'elle peut se dispenser de prier, de peur d'entrer en tentation. Ils n'osent pas dire ceci ouvertement; mais qu'ils le veuillent ou non, cela résulte de leur doctrine (3). Pourquoi nous a-t-il été dit: «Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation (4)?» Pourquoi le Sauveur nous apprenant à prier, nous prescrit-il de dire: «Ne vous laissez pas succomber à 1a tentation (5),» s'il suffit de la volonté humaine, et s'il n'est pas besoin de la grâce divine pour ne point succomber? Je n'ajouterai rien de plus. Saluez les frères qui sont avec vous, et priez pour nous, afin que nous ayons cette santé dont il est parlé dans l'Evangile: «Il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour les malades; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (6).» Priez donc pour nous, pour que nous soyons justes: l'homme ne peut pas être juste sans qu'il le sache et je veuille, et il le sera aussitôt s'il le veut pleinement; mais cette volonté même, il ne l'aura pas, à moins que la grâce de Dieu ne le guérisse et ne vienne à son secours.

1. Rm 5,3-5. - 2. Rm 12,16. - 3. Nous n'avons,pas besoin de faire remarquer qu'il s'agit ici des pélagiens. - 4. Mt 26,41. - 5. Mt 6,13. - 6. Mt 9,12-13.




LETTRE CXLVI. (Au commencement de l'année 413).

Pélage, au concile de Diospolis, en 415, chercha à tirer parti d'une lettre de saint Augustin à son adresse; voici cette petite lettre de simple politesse que l'évêque d'Hippone a rapportée dans son livre des Gestes de Pélage et dont pas un mot ne pouvait autoriser les doctrines du moine breton.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET CHER FRÈRE PÉLAGE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Je vous rends grâce d'avoir bien voulu me donner la joie de recevoir de vos lettres, et de (340) m'avoir appris que vous vous portez bien. Que le Seigneur vous accorde les biens par lesquels vous soyez toujours bon, et puissiez-vous vivre éternellement avec lui, mon bien-aimé seigneur et très-cher frère. Quoique je ne me reconnaisse pas digne des louanges que votre bienveillance me donne, il m'est impossible pourtant de ne pas en être touché; mais je vous demande de prier pour moi, afin que je devienne, à l'aide du Seigneur, tel que vous croyez que je suis. (Et d'une autre main) Souvenez-vous de nous, conservez votre santé, et puissiez-vous plaire au Seigneur, ô bien-aimé seigneur et très-cher frère!




LETTRE CXLVII. (Année 412)

Cette lettre, adressée à une femme dont nous avons déjà prononcé le nom, et la lettre suivante adressée à Fortunatien, évêque de Sicca, ont pour but d'établir que Dieu ne peut être vu des yeux du corps, et que la vue de Dieu dans la vie future est réservée à ceux qui auront le coeur pur. Saint Augustin, dans le deuxième livre de la Revue de ses ouvrages, chap. 12,mentionne la lettre à Pauline qui a l'étendue d'un livre, et fait observer qu'il n'y a pas traité la question de savoir si, après la résurrection de la fin des temps, Dieu pourra être vu des yeux du corps spirituel. «Mais, ajoute l'évêque d'Hippone, je crois avoir suffisamment éclairci cette question si difficile dans le dernier livre, c'est-à-dire dans le vingt-deuxième livre de la Cité de Dieu.» Saint Augustin, dans la Revue, mentionne aussi sa lettre à Fortunatien qu'il appelle un mémoire, mais sans en faire le sujet d'aucune remarque. La lettre à Pauline, indépendamment de sa valeur théologique, est un long effort du génie pour franchir le monde des corps et s'élever dans le monde de l'âme; les principes de la métaphysique chrétienne sont là. Le témoignage du sens intime se trouve invoque dans cet écrit comme motif de certitude. Plus d'une fois saint Augustin se répète, évidemment pour se faire comprendre d'une femme, et, à plus de quatorze siècles de distance, nous avons une grande considération pour cette Pauline, que l'évêque d'Hippone jugea digne de recevoir communication de ses pensées sur un sujet aussi difficile c'est un grand exemple pour les femmes chrétiennes de notre temps.

AUGUSTIN A PAULINE, SALUT.

1. Je me souviens de ce que vous m'avez demandé et de ce que je vous ai promis, Pauline, pieuse servante de Dieu, et je ne dois pas négliger d'acquitter ma dette. Vous m'avez prié de vous écrire quelque chose d'étendu sur la question de savoir si le Dieu invisible peut être vu des yeux du corps; je n'aurais pu vous le refuser sans offenser votre zèle religieux; mais j'ai tardé à remplir ma promesse, soit à cause d'autres occupations, soit parce que le sujet de votre demande méritait qu'on y pensât longtemps. Dans l'examen de cette grande chose, il ne fallait pas seulement réfléchir sur ce qu'il y avait à croire et à dire, mais encore sur les moyens de persuader ceux qui ont des opinions différentes, et cette double obligation rendait la tâche plus difficile; enfin j'ai cru devoir mettre un terme à ce long retard, dans l'espoir que Dieu viendrait à mon aide bien plus en écrivant qu'en différant. Et d'abord il me paraît que dans cette recherche il y a plus à gagner dans une bonne vie que dans les meilleurs discours. Ceux qui ont appris de Notre-Seigneur Jésus-Christ à être doux et humbles de coeur (1), profitent plus par la méditation et la prière qu'en lisant et en écoutant. Toutefois il ne faut pas renoncer à l'usage du discours; mais lorsque celui qui plante et qui arrose a fait son couvre, il laisse le reste à Celui qui donne l'accroissement: ceux qui plantent et qui arrosent sont aussi son ouvrage.

2. Que ce soit donc en vous l'homme intérieur qui se recueille et qui écoute. Il se renouvelle de jour en jour tandis que l'homme extérieur se détruit (2), soit par la macération, soit par la maladie, soit par un accident, soit par le poids de l'âge qui abat à la fin les santés les plus solides et les plus longues vies. Elevez donc votre esprit qui se renouvelle dans la connaissance de Dieu selon l'image de Celui qui l'a créé (3); c'est là que, par la foi, le Christ habite en vous (4); c'est là qu'il n'y a plus ni juif, ni gentil, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme (5): c'est là que vous ne mourrez pas quand vous vous séparerez de votre corps, parce que là vous n'avez pas vieilli quoique vous soyez déjà chargée d'années. Que votre intérieur soit donc attentif, et comprenez ce que je vais dire. Je ne veux pas que vous suiviez ici mon autorité et que vous jugiez nécessaire de croire quelque chose parce que je l'aurai dit; soumettez-vous aux Ecritures canoniques sur les points dont vous ne reconnaîtrez pas encore par vous-même la vérité, ou croyez à la lumière qui vous éclaire intérieurement pour vous faire mieux comprendre.

3. Afin de mieux vous y préparer, je vous donnerai un exemple tiré du sujet même qui va nous occuper. Nous croyons qu'on peut voir Dieu, non avec les yeux du corps comme on voit le soleil, ni avec le regard de l'intelligence comme chacun voit intérieurement qu'il est vivant, qu'il veut, qu'il cherche, qu'il sait ou qu'il ne sait pas. Vous-même, en lisant

1. Mt 21,29. - 2. 2Co 4,6. - 3 Col 3,10. - 4. Ep 3,17. - 5. Ga 3,28.

341

cette lettre, vous vous souvenez d'avoir vu le soleil des yeux du corps; vous pouvez même le voir tout de suite, s'il est à l'horizon et qu'il puisse vous apparaître de l'endroit où vous êtes. Mais pour voir ce qui se découvre à l'esprit, c'est-à-dire que vous vivez, que vous voulez voir Dieu, que vous cherchez à le voir, que vous savez que vous vivez, que vous voulez et que vous cherchez, et que vous ne savez pas comment on voit Dieu, vous ne vous servez pas des yeux du corps et vous n'avez pas besoin de choisir un point pour mieux regarder ces choses; vous voyez ainsi votre vie, votre volonté, vos recherches, votre science, et aussi votre ignorance, car il ne faut pas dédaigner de voir même qu'on ne sait pas. C'est donc en vous-même que vous voyez ces choses et que vous les avez sans aucune ligne de figure et sans aucune couleur; elles vous y apparaissent d'une façon d'autant plus nette et plus sûre que vous les contemplez d'un regard plus simple et plus intérieur. Puisque donc nous ne pouvons maintenant voir Dieu ni avec les yeux du corps, comme ce qui est au ciel et sur la terre, ni avec les yeux de l'esprit comme les choses dont je parlais tout à l'heure et que vous voyez en vous-même avec une entière certitude, pourquoi croyons-nous qu'on peut voir Dieu si ce n'est parce que nous ajoutons foi à ces paroles de l'Ecriture: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1);» et parce que cette pensée est appuyée d'autres témoignages des livres saints auxquels nous regarderions comme un crime de ne pas croire et que sans aucun doute la piété nous oblige à admettre?

4. Notez bien cette distinction; par conséquent si dans ce discours, je rappelle des choses que vous voyez avec les yeux de la chair, que vous percevez ou que vous vous souvenez d'avoir perçues par quelque autre sens, comme on perçoit la couleur, le bruit, l'odeur, la saveur, la chaleur et tout ce que nous pouvons connaître par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher; ou bien si j'en rappelle que vous voyez du regard de l'esprit, comme vous voyez votre vie, votre volonté, votre pensée, votre mémoire, votre intelligence, votre science, votre foi et tout ce qui s'aperçoit par l'esprit, et qu'il ne vous soit pas possible d'en douter, non point parce que vous les croirez, mais parce que vous les verrez, reconnaissez alors

1. Mt 5,10.

que je vous les ai montrées. Quant à ce que je ne montrerai pas comme on montre ce qui se voit par les yeux du corps ou par les yeux de l'esprit, et qui pourtant sera nécessairement vrai ou faux, sans que la vue du corps ou la vue de l'esprit puisse en juger, on pourra seulement le croire ou ne pas le croire. Il faudra le croire sans hésiter si l'autorité des divines Ecritures, que l'Eglise appelle canoniques, vient manifestement à l'appui. Mais quand il s'agira d'autres témoignages, qui cherchent à produire la persuasion, il vous sera permis d'y adhérer ou de ne pas y adhérer; vous vous déterminerez d'après la foi qu'ils méritent.

5. En effet, si nous ne croyons à rien de ce que nous n'avons pas vu, à rien de ce que nous n'avons pas perçu nous-mêmes par les yeux du corps ou de l'esprit, ou appris par les saintes Ecritures, comment saurons-nous qu'existent les villes où nous ne sommes jamais allés? Comment saurons-nous que Rome a été fondée par Romulus, et pour parler de temps plus voisins de nous, que Constantinople a été fondée par Constantin? Comment saurons-nous quels parents nous ont mis au monde et quels ont été nos ancêtres? Les choses de ce genre nous sont connues, non point par les yeux du corps comme nous connaissons le soleil, ou par l'oeil de l'esprit comme nous connaissons notre volonté, ou par l'autorité des saints Livres comme nous savons qu'Adam a été le premier homme, que le Christ est né, qu'il est mort et qu'il est ressuscité; mais elles nous sont connues par d'autres témoignages dont nous ne pensons pas pouvoir douter. Si nous nous trompons en pareil cas, en croyant ce qui n'est pas ou en ne croyant pas ce qui est, nous estimons que nous nous trompons sans danger, pourvu que la foi par laquelle la piété se forme ne reçoive aucune atteinte. Ces préliminaires ne touchent pas encore à la question que vous m'avez proposée, mais ils ont pour but de vous apprendre, à vous et à ceux entre les mains de qui tombera cet écrit, de quelle façon vous devez juger mes ouvrages et les ouvrages de qui que ce puisse être: il ne faut pas que vous pensiez savoir ce que vous ne savez point, et que vous croyiez légèrement ce qui ne vous paraît évident ni par les sens du corps ni par la vue de l'esprit, et, en dehors de ces deux moyens de certitude, ce qui ne serait pas imposé à votre (342) foi par l'autorité des Ecritures canoniques.

6. Arrivons-nous à la question? N'y a-t-il plus rien dont il faille prévenir le lecteur? Quelques-uns pensent que ce que nous appelons croire, lorsque ce que l'on croit est vrai, n'est autre chose que de voir avec l'esprit. S'il en était ainsi, nous nous serions trompés dans notre avant-propos où nous marquons la différence entre voir quelque chose par les yeux du corps, comme le soleil dans le ciel, une montagne, un arbre, un objet quelconque sur 11 terre, ou voir avec le regard de l'esprit une chose non moins évidente, comme notre volonté nous apparaît intérieurement à nous-mêmes quand nous voulons quelque chose, notre pensée quand nous pensons, notre mémoire quand nous nous souvenons et tout autre objet spirituel présent à l'esprit; nous nous serions trompés, dis-je, en marquant la différence entre voir selon ces deux manières et croire ce qui n'a jamais été présent aux yeux du corps ni de l'esprit, comme la création d'Adam sans père et sans mère, la naissance du Christ avec une vierge pour mère, sa mort et sa résurrection. Ces faits se sont passés dans le domaine des corps, et nous aurions pu les voir des yeux de la chair si nous avions été présents: maintenant ils ne sont plus là comme cette lumière du jour qui se voit avec les yeux, ou cette volonté qui se voit avec l'esprit. Mais parce que la distinction que j'ai faite n'est pas fausse, on n'aurait à reprocher à mon préambule que de n'avoir pas exposé assez clairement la différence entre croire et voir quelque chose de présent avec l'esprit pour empêcher de penser que ce soit tout un.

7. Quoi donc? pour marquer la différence qu'il y a entre voir et croire, n'est-ce pas assez de dire qu'on voit les choses présentes et qu'on croit les absentes? Ce sera assez si par les choses présentes nous entendons celles qui se trouvent près des sens de l'esprit ou du corps: de là même vient qu'on les nomme présentes. C'est ainsi que je vois la lumière du jour avec les sens du corps, et ma volonté avec les sens de l'esprit parce qu'elle m'est présente au dedans. Mais si quelqu'un me fait connaître sa volonté, sa bouche et le son de sa voix me sont seuls présents; la volonté qu'il m'exprime est elle-même cachée aux yeux de mon corps et à ceux de mon esprit; j'y crois, je ne la vois pas: si je pense que cet homme ment, je ne crois pas à sa parole, quand même par hasard il dirait la vérité. On croit donc les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles paraissent appuyées d'un suffisant témoignage; on voit celles qui sont près des sens du corps et de l'esprit, ou présentes. Quoique les sens du corps soient au nombre de cinq, la vue est principalement attribuée aux yeux, et c'est le mot dont nous nous. servons pour exprimer l'action des autres sens: l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher. Nous ne disons pas seulement: Voyez quelle lumière! mais nous disons aussi: Voyez quel bruit, voyez quelle odeur, voyez quel goût, voyez quelle chaleur! Parce que j'ai dit qu'on croit les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, il ne faut pas ranger de ce nombre celles que nous avons vues quelquefois, et que nous sommes sûrs d'avoir vues, quoiqu'il ne nous en reste plus que le souvenir; car elles font partie de ce qui a été vu et non pas de ce qu'on doit croire; c'est pourquoi elles nous sont connues, non point d'après le témoignage d'autrui, mais d'après nos propres souvenirs, et nous savons avec certitude que nous les avons vues.

8. Notre science se compose donc de ce gui se voit et de ce qui se croit. Pour les choses que nous avons vues ou que nous voyons, nous avons notre propre témoignage; pour les choses que nous croyons, le témoignage d'autrui nous porte à la foi, lorsque, pour nous faire connaître ce que nous ne voyons ni ne nous souvenons d'avoir vu, on nous adresse des paroles, des écrits, des preuves quelconques dont la vue nous porte à croire ce que nous n'avons point vu. C'est avec raison que nous disons que nous savons non-seulement ce que nous avons vu ou nous voyons, mais encore ce que nous croyons d'après des témoignages dignes de foi. Or, si nous pouvons dire que nous savons ce que nous croyons de certain, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec l'esprit ce que nous croyons avec raison, lors même que c'est en dehors de nos sens, car la science est attribuée à l'esprit, soit que l'on perçoive et que l'on connaisse par les sens du corps ou par l'esprit lui-même et la foi elle-même se voit par l'intelligence, quoiqu'on ne voie pas ce que l'on croit, comme l'expriment ces paroles de l'apôtre Pierre: «Vous croyez en Celui que vous ne voyez pas maintenant (1), et ces autres du Seigneur: Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2)!»

1. 1P 1,8. - 1. Jn 20,29.

343

9. Donc, lorsqu'on dit à un homme: Croyez que le Christ est ressuscité d'entre les morts; s'il croit, faites attention à ce qu'il voit, faites attention à ce qu'il croit, et distinguez les deux. Il voit l'homme dont il entend la voix, et la voix fait partie de ce qui frappe les sens, selon ce que nous avons dit plus haut. Il y a ici deux choses, le témoin et le témoignage; l'un frappe les yeux, l'autre les oreilles. Mais peut-être ce témoin est appuyé de l'autorité d'autres témoignages, c'est-à-dire des divins Livres, ou de tout autre écrit qui le porte à la foi. Les Ecritures frappent ses yeux s'il les lit, elles frappent ses oreilles s'il les écoute. Mais il voit avec l'esprit le sens des mots qu'il lit ou qu'il entend; il voit sa propre foi, par laquelle il répond qu'il croit sans hésiter; il voit sa pensée, par laquelle il se représente le profit qu'il pourra tirer de ce qu'il croit; il voit sa volonté par laquelle il s'est décidé à embrasser la religion chrétienne; il voit aussi dans son intelligence une certaine imagé de la résurrection elle-même, sans laquelle on ne pourrait pas comprendre tout fait matériel qu'on vous raconte, qu'on le croie ou non.

Mais vous faites, je pense, la différence entre la manière dont il voit sa propre foi et la manière dont il voit dans son esprit une image de la résurrection qu'un autre peut voir aussi sans y croire.

10. Il voit donc toutes ces choses, en partie par le corps, en partie par l'esprit. Il ne voit pas la volonté de celui qui l'invite à croire ni la résurrection du Christ elle-même, mais il y croit; et cependant on dira qu'il voit la résurrection d'un certain regard de l'esprit, bien plus d'après l'autorité des témoignages que par la présence de ce qu'il croit. Car ce qu'il voit est présent à son esprit où à ses sens; ce qu'il croit ne l'est pas. Cependant la volonté de celui qui l'invite à croire est actuelle et demeure dans celui qui parle, celui-ci la voit en lui-même, mais celui qui écoute ne la voit pas, il y croit. Quant à la résurrection du Christ, elle appartient au passé; elle ne fut pas vue des hommes qui vécurent alors; car ceux qui revirent en pleine vie le Christ qu'ils avaient vu mort, n'assistèrent pas cependant à la résurrection au moment où elle s'accomplissait; ils y crurent avec certitude après avoir vu et touché vivant le Christ qu'ils avaient vu mort. Pour nous, nous croyons le tout, et qu'il est ressuscité, et que des hommes l'ont alors vu et touché, et qu'il vit maintenant dans les cieux, qu'il ne meurt plus, et que désormais la mort ne peut plus rien sur lui (1). Mais la chose elle-même n'est pas présente à nos sens, comme le ciel et la terre, et ne se découvre pas à l'oei1 de notre esprit, comme nous apparaît la foi même par laquelle nous croyons cela.

11. Je pense vous avoir assez fait comprendre, dans ces préliminaires, ce que c'est que de voir par l'esprit ou par le corps, et combien il est différent de croire. Croire est un acte de l'esprit et l'esprit le voit: notre foi est visible à notre intelligence. Néanmoins, ce qui se croit n'est pas présent aux yeux de notre chair, comme le corps dans lequel le Christ est ressuscité; ni aux yeux de l'esprit d'un autre; ainsi votre foi n'est pas visible à mon intelligence, et pourtant je ne la mets pas en doute; elle échappe aux yeux de mon corps comme aux yeux du vôtre; mais vous pouvez la voir avec votre esprit comme je vois la mienne sans que vous le puissiez. Car nul ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (2), jusqu'à ce que le Seigneur vienne et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres, et qu'il mette en évidence les pensées du coeur (3), afin que non-seulement chacun voie ses propres pensées, mais encore celles d'autrui. Quand l'Apôtre a dit que nul ne sait ce qui se passe dans l'homme que l'esprit de l'homme qui est en lui-même, il a voulu faire entendre que nul ne le sait comme nous voyons ce qui est en nous; car s'il s'agit de ce que nous croyons sans le voir, nous connaissons la foi de plusieurs, et plusieurs connaissent la nôtre.

12. Si nous avons assez marqué cette distinction, venons à la question même. Nous savons qu'on peut voir Dieu, puisqu'il est écrit «Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (4)!» Peut-être n'aurais-je pas dû dire: Nous savons, mais: nous croyons; car nous n'avons jamais vu Dieu avec les yeux du corps comme la lumière du jour, ni avec les yeux de notre esprit, comme la foi par laquelle nous le croyons; et si nous ne doutons pas qu'on puisse le voir, c'est uniquement parce que nous croyons aux Ecritures qui l'enseignent. Cependant, l'apôtre saint Jean a dit: «Nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le

1. Rm 6,9. - 2. 1Co 2,11. - 3. 1Co 4,5. - 5. Mt 5,8.

344

verrons comme il est (1).» Par là saint Jean déclarait savoir ce qui n'était encore que dans l'avenir, et il le savait non pas pour l'avoir vu, mais pour l'avoir cru. C'est pourquoi nous avons eu raison de dire que nous savons qu'on peut voir Dieu, quoique nous ne l'ayons pas vu et que nous l'ayons cru par la divine autorité des Ecritures.

13. Que veut donc dire la même autorité dans ces paroles; «Jamais personne n'a vu Dieu (2)?» Répondra-t-on qu'il s'agit ici de voir Dieu dans l'avenir et non d'avoir vu Dieu dans le passé? Car il a été dit: «Ils verront Dieu,» et non pas ils ont vu Dieu; et saint Jean n'a pas dit: nous l'avons vu, mais «nous le verrons comme il est.» Il n'y a donc pas contradiction avec ces paroles: «Jamais personne n'a vu Dieu.» Ceux qui, par la pureté du coeur, auront voulu être enfants de Dieu, verront Celui qu'ils n'ont jamais vu. Mais que signifient ces mots: «J'ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée (3)?» Ne sont-ils pas opposés à ce passage: «Jamais personne n'a vu Dieu (4)?» Et ce qui est dit de Moïse «qu'il parlait à Dieu face à face, comme un ami parle à son ami (5),» et l'endroit où Isaïe dit qu'il «a vu le Seigneur des armées assis sur un trône (6),» et d'autres passages semblables qu'on pourrait tirer des saints Livres, tout cela n'est-il pas en contradiction avec les paroles de saint Jean: «Jamais personne n'a vu Dieu?» L'Evangile même ne semble-t-il pas se contredire? Si jamais personne n'a vu Dieu, comment le Sauveur a-t-il pu dire avec vérité: «Celui qui me voit, voit mon Père (7). Leurs anges voient toujours la face de mon Père (8)?»

14. Par quel principe accorder ici ce qui semble se contredire et s'exclure? Car il est impossible que les Ecritures mentent sur un point, quel qu'il soit. Dirons-nous que ces mots: «Jamais personne n'a vu Dieu,» ne doivent s'entendre que des hommes, comme ces autres: «Personne ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (9);» car il est évident que ce passage ne peut s'appliquer à Dieu, puisqu'il est écrit que le Christ n'avait pas besoin que nul ne lui rendît témoignage de l'homme, parce qu'il savait lui-même ce qu'il y avait dans l'homme (10); et l'Apôtre a pleinement

1. Jn 3,2. - 2. Jn 1,18 1Jn 4,12. - 3. Gn 32,30. - 4. Jn 1,18. - 5. Ex 32,11. - 6. Is 6,1. - 7. Jn 14,9. - 8. Mt 18,10. - 9. 1Co 2,11. - 10. Jn 2,25.

expliqué cela lorsqu'il a dit: «Personne parmi les hommes rie l'a vu ni ne peut le voir (1).» Si donc il a été dit: «Jamais personne n'a vu Dieu,» comme si on avait dit: personne parmi les hommes n'a vu Dieu, il n'y aura plus de difficulté à l'égard de ce passage: «Leurs anges voient toujours la face de mon Père;» et nous pouvons croire que les anges voient Dieu, mais que nul homme ne l'a jamais vu. Toutefois, comment Dieu a-t-il été vu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Job, de Moïse, de Michée, d'Isaïe (2), et d'autres encore auxquels Dieu aurait pu apparaître d'après le véridique témoignage des Ecritures, si jamais personne parmi les hommes n'a vu ni ne peut voir Dieu?

15. Quelques-uns, voulant prouver que les impies aussi verront Dieu, pensent que Dieu a été vu du démon même, d'après un endroit du livre de Job où il est dit que le démon était venu en présence de Dieu avec les anges (3). Mais on demandera ici pourquoi il a été écrit «Bienheureux ceux qui oint le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (4),» et pourquoi encore ce passage de l'épître aux Hébreux: «Cherchez la paix avec tout le monde et la sanctification sans laquelle personne ne pourra voir Dieu (5).» Je serais bien étonné si ceux qui pensent que les impies verront Dieu et que le diable l'a vu, allaient jusqu'à prétendre que le diable et les impies ont le coeur pur et qu'ils ont coutume de chercher avec tout le monde la paix et la sanctification.

16. Pour peu qu'on y réfléchisse, on reconnaîtra que ces paroles de Notre-Seigneur «Celui qui m'a vu a vu mon Père (6),» ne sont pas en contradiction avec l'endroit où il est dit que «jamais personne n'a vu Dieu (7).» Le Sauveur n'a pas dit: Parce que vous m'avez vu, vous avez vu mon Père; mais par ces mots: «Celui qui m'a vu a vu mon Père,» il a voulu montrer l'unité de substance du Père et du Fils, afin qu'on ne pensât pas qu'il y eût entre eux quelque dissemblance; par conséquent, comme il a dit en toute vérité: «Celui qui m'a vu a vu mon Père;» et comme jamais aucun homme n'a vu Dieu, il est certain que nul n'a jamais vu le Père, ni le Fils, en tant que le Fils est Dieu et ne fait qu'un seul Dieu avec le Père; car en tant qu'homme, il a

1. 1Tm 6,16. - 2. Gn 18,1 Gn 26,2 Gn 32,30 Jb 28,1 Ex 33,11 1R 22,19 Is 6,1. - 3. Jb 1,6 Jb 2,1. - 4. Mt 5,8. - 5. He 3,14. - 6. Jn 14,9. - 7. Jn 1,18.

345

été vu sur la terre et il a conversé avec les hommes (1).

17. Mais c'est une grande question que de concilier le souvenir de tant de personnages de l'Ancien Testament qui ont vu Dieu, avec cette vérité que jamais personne n'a vu Dieu, et que personne parmi les hommes ne l'a vu ni ne peut le voir. Considérez la difficulté de la question que vous m'avez proposée et sur laquelle vous me demandez quelque chose d'étendu à l'occasion d'une petite lettre de moi qui vous a paru devoir être soigneusement et longuement expliquée. Voulez-vous que je vous donne ici, quoique peut-être vous le connaissiez, ce qu'ont pensé sur la vue de Dieu d'illustres commentateurs des divines Ecritures? Il se pourrait que leurs sentiments parussent suffire à vos désirs. Daignez faire attention au court passage qui va suivre. Le bienheureux Ambroise, évêque de Milan, explique l'endroit de l'Evangile où l'ange apparut dans le temple au prêtre Zacharie, et vous allez voir comment il a parlé de la vue de Dieu.

18. «Ce n'est pas sans raison, dit-il, que l'ange est vu dans le temple; l'avènement du véritable Prêtre était déjà annoncé, et le sacrifice céleste, où devaient servir les anges, se préparait. Le mot d'apparition est bien ici à sa place, puisque ce fut tout à coup que Zacharie vit l'ange; qu'il s'agisse de Dieu ou des anges, c'est le terme accoutumé des divines Ecritures pour exprimer la vue d'une chose qui n'a pas pu se prévoir. Ainsi il est dit dans la Genèse (2): Dieu apparut à Abraham auprès du chêne de Membré. On dit apparaître parce qu'il s'agit de l'aspect soudain de ce qu'on n'attendait pas. On ne voit pas de la même manière que les choses sensibles Celui qui est invisible de sa nature et à la volonté duquel il appartient d'être vu; car il n'est pas vu s'il ne le veut pas; il est vu s'il le veut. Dieu apparut à Abraham parce qu'il le voulut; il n'apparut pas à d'autres parce qu'il ne le voulut pas. Pendant qu'Etienne était lapidé par le peuple, il vit le ciel s'ouvrir; il vit aussi Jésus debout à la droite de Dieu (3), et le peuple ne le vit pas. Isaïe vit le Dieu des armées (4), mais un autre ne put pas le voir, parce que Dieu apparaît à qui il lui plaît. Et pourquoi parler des hommes, lorsque les vertus et les puissances célestes sont

1. Ba 3,38 Jn 1,14. - 2. Gn 18,1. - 3. Ac 7,55. - 4. Is 6,1.

«aussi comprises dans cette parole: «Personne n'a jamais vu Dieu,» et que les célestes puissances restent bien au-dessous de ce qu' a raconté lui-même le Fils unique qui est dans le sein du Père? Si jamais personne n'a vu Dieu le Père, il faut donc convenir que c'est le Fils qui a été vu dans l'Ancien Testament; dès lors que les hérétiques ne nous disent plus que le Fils n'a commencé d'être qu'en naissant d'une Vierge, puisqu'avant cette naissance il était vu. Assurément on ne pourra pas nier que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, si toutefois la vision du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien Testament, ne se soient montrés sous une forme, non pas tirée de leur nature, mais choisie par leur volonté. C'est ainsi que nous lisons dans l'Evangile que le Saint-Esprit est apparu sous la forme d'une colombe (1). Et si jamais personne n'a vu Dieu, c'est que personne n'a vu la plénitude de la divinité qui est en Dieu, et que nul ne peut la mesurer des yeux du corps ou des yeux de l'esprit; car le mot vu se rapporte à l'un et à l'autre. Enfin, lorsque l'Evangile ajoute: Le Fils unique a raconté lui-même, il s'agit de la vue de l'intelligence plus que de la vue du corps. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une frappe les yeux, l'autre l'esprit. Mais que dirai-je de la Trinité? Le séraphin apparut quand il le voulut, et Isaïe seul entendit sa voix. Maintenant un ange apparaît, il est présent mais non pas visible; il n'est pas en notre puissance de le voir, mais il est en sa puissance de se faire voir. Quoique nous n'ayons pas la puissance de le voir, nous avons la grâce de le mériter. Et celui qui a eu la grâce a mérité le pouvoir; nous ne méritons pas ce pouvoir parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu. Et quoi d'étonnant que dans le siècle présent le Seigneur ne se montre que quand il le veut? Même dans la résurrection il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est pourquoi: Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2)! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux, sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu! Si donc ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. En effet, les indignes ne verront pas Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le

1. Mt 3,16. - 2. Mt 5,8.

346

voir. Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps; on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher. Lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. Enfin, tous les apôtres ne voyaient pas le Christ; et c'est pourquoi il dit: Il y a si longtemps que je suis avec «vous, et vous ne me connaissez pas encore (1)! Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur et la charité du Christ qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père. Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous avons connu le Christ (2), c'est selon l'Esprit. Le Christ Notre-Seigneur est lui-même l'Esprit qui marche devant nous (3); il daigne, par sa miséricorde, nous remplir selon toute la plénitude de Dieu (4), afin que nous puissions le voir (5).»

19. Si vous comprenez bien ces paroles, que vous reste-t-il à me demander? Ce qui paraissait difficile est résolu. On a marqué dans quel sens il a été dit que «jamais personne n'a vu Dieu» et dans quel sens les anciens justes ont vu Dieu. «Jamais personne n'a vu Dieu,» parce que Dieu est invisible de sa nature; et quand les saints personnages de l'Ancien Testament ont vu Dieu, ils l'ont vu parce qu'il l'a voulu, comme il l'a voulu, et sous la forme qu'il lui a plu de choisir, tandis que sa nature demeurait cachée. Si sa propre nature leur était apparue, et uniquement parce qu'il l'aurait voulu, où serait la vérité de ces paroles: «Jamais personne n'a vu Dieu,» puisque, par sa volonté, sa nature elle-même se serait tant de fois montrée à nos pères? Si on dit que c'est le Fils qui a été vu des anciens justes, et que le mot de l'Ecriture ne s'applique qu'à Dieu le Père, saint Ambroise en prendra occasion de réfuter certains hérétiques, les photiniens; ils prétendent que le Fils de Dieu a commencé d'être, en naissant d'une vierge, et ne veulent pas croire qu'il ait existé auparavant. Saint Ambroise avait l'oeil ouvert sur d'autres hérétiques, les ariens, plus habiles et plus dangereux, dont l'erreur prendrait de la consistance si on croyait que la nature du Père soit invisible et celle du Fils visible; il affirme que l'une et l'autre nature sont invisibles

1. Jn 14,9. - 2. 2Co 5,16. - 3. LA 4,20. - 4. Ep 3,18-19. - 4. Saint Ambroise, Commentaires de saint Luc, livre I.

et aussi celle du Saint-Esprit. C'est ce qu'il déclare brièvement mais admirablement dans ces paroles: «On ne pourra pas nier que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, si toutefois la vue du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien Testament, aient été vus sous une figure, non pas formée de leur nature, mais choisie par leur volonté.» Il aurait pu dire: «non pas montrée dans sa nature,» mais il a mieux aimé dire: «formée de sa nature,» de peur qu'on ne pensât que Dieu formait de sa propre essence les figures sous lesquelles il lui plaisait de se montrer; car on en aurait conclu que sa substance est sujette au changement: que la miséricorde et la bonté de Dieu ne permettent jamais qu'une bouche fidèle prononce un tel blasphème!

20. Dieu est donc invisible sa nature, non-seulement le Père, mais encore la Trinité elle-même qui ne fait qu'un seul Dieu. Et parce qu'il est non-seulement invisible mais encore immuable, Dieu apparaît à qui il veut, sous la forme, qu'il lui plaît, sans que sa nature cesse d'être invisible et immuable. Quand les âmes sincèrement pieuses désirent ardemment voir Dieu, ce n'est pas, je pense, vers une figure de ce genre qu'elles aspirent, et sous laquelle il veut apparaître sans qu'elle soit lui-même; mais elles aspirent à voir cette substance par laquelle il est ce qu'il est. Moise, fidèle serviteur de Dieu, laissait voir la flamme de ses saints désirs lorsque, s'adressant à Dieu avec qui il parlait face à face comme un ami, il lui disait: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi (1).» Quoi donc? N'est-ce pas à Dieu même qu'il parlait? Si ce n'eût pas été à lui-même, il n'aurait pas dit: «Montrez-vous à moi,» mais: montrez-moi Dieu; et s'il avait vu sa nature et sa substance, encore moins il aurait dit: «Montrez-vous à moi.» Dieu avait donc pris une forme sous laquelle il avait voulu apparaître; mais il n'apparaissait pas dans sa propre nature, que Moïse désirait voir, et qui est promise aux saints pour l'autre vie. Aussi, ce qui fut répondu à Moïse est vrai, parce que personne ne peut voir la face de Dieu et vivre; c'est-à-dire que dans cette vie personne de vivant ne peut voir Dieu comme il est. Plusieurs l'ont vu, mais sous une figure choisie par sa volonté et non pas formée de sa nature. Comprenez donc ces paroles de saint Jean: «Mes bien-aimés, maintenant nous sommes

1. Ex 33,13, selon les Septante.

347

enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore. Nous savons que lorsqu'il paraîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est (1):» non pas comme les hommes l'ont vu, lorsqu'il l'a voulu et sous la forme qu'il a voulue, et non dans sa nature qui demeurait cachée lors même qu'il était vu; mais «comme il est.» C'est ce que Moïse demandait quand, lui parlant face à face, il lui disait: «Montrez-vous à moi.»

Toutefois jamais personne, non pas seulement avec les yeux du corps, mais même avec l'intelligence, n'a vu et compris Dieu dans sa plénitude.

Car autre chose est voir, autre chose est tout comprendre en voyant. Voir c'est reconnaître la présence de quelque chose; tout comprendre en voyant, c'est voir de manière à ce que rien de ce qu'on regarnie ne vous échappe et qu'on en saisisse toute l'étendue; c'est ainsi que vous n'ignorez rien de votre volonté présente, et que vous pouvez voir votre anneau tout entier. J'ai choisi ces deux exemples, dont l'un appartient à la vue de l'esprit et l'autre aux yeux du corps; car la vue, comme dit saint Ambroise, se rapporte à l'un et à l'autre, aux yeux et à l'intelligence.

22. Or, si personne n'a jamais vu Dieu, parce que, selon le commentateur dont nous examinons les paroles, «personne n'a vu la plénitude de sa divinité, personne ne l'a mesurée des yeux ni de l'esprit; car voir se rapporte à l'un et à l'autre,» il reste à chercher comment les anges voient Dieu; «leurs anges, ai-je déjà rappelé d'après l'Evangile, voient toujours la face de mon Père (2).» Si les anges ne voient pas Dieu comme il est, mais si sa nature leur demeure cachée et qu'il ne leur apparaisse que dans la forme qu'il veut, il faut chercher de plus en plus comment nous le verrons tel qu'il est et comme Moïse désira le voir, lorsqu'en sa présence il lui demandait de se montrer à lui. La suprême récompense qui nous est promise après la résurrection, c'est que nous serons égaux aux anges de Dieu (3); mais si eux-mêmes ne voient pas Dieu tel qu'il est, comment le verrons-nous, quand, à la résurrection, nous deviendrons leurs égaux? Voyez ce qu'enseigne avec raison notre Ambroise: «Enfin, dit-il, lorsqu'on ajoute: le Fils unique l'a raconté lui-même, il s'agit de la vue des intelligences plus que de la vue

1. 1Jn 3,2. - 2. Mt 18,10. - 3. Lc 20,36.

des yeux. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une est saisie par les yeux, l'autre par l'esprit.» Celui qui peu auparavant avait dit que la vue se rapportait à l'un et à l'autre, la donne maintenant, non point à l'esprit mais aux yeux; ce n'est pas, je crois, faute de peser ses paroles, mais c'est parce que, dans notre langage accoutumé, nous attribuons la vue aux yeux comme la forme aux corps: l'usage applique plus souvent ce langage aux choses qui occupent des espaces et s'offrent avec des couleurs. Si nulle forme n'était visible à l'esprit, le Psalmiste n'aurait pas dit au Sauveur: «Vous surpassez en beauté les enfants des hommes (1);» car cela n'a pas été dit selon la chair à l'exclusion de la beauté spirituelle. Il y a donc une beauté qui appartient à l'oeil de l'esprit; mais parce que cette expression s'emploie plus fréquemment pour les corps ou pour ce qui leur ressemble, saint Ambroise a dit: «La forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une est saisie par les yeux, l'autre par l'esprit.» C'est pourquoi, grâce aux révélations ineffables du Fils unique qui est dans le sein du Père, la créature raisonnable, devenue pure et sainte, est remplie d'une ineffable vue de Dieu, à laquelle nous parviendrons quand nous serons égaux aux anges. Car personne n'a jamais vu Dieu, de la même manière que les choses visibles, que nous connaissons par nos sens; et s'il est arrivé qu'il ait été vu ainsi, ce n'a été que sous une forme choisie par sa volonté, tandis que sa nature demeurait immuable et voilée. Maintenant peut-être quelques anges le voient comme il est; mais nous-mêmes nous le verrons tel, lorsque nous serons devenus leurs égaux.

23. Saint Ambroise ajoute que les puissances des cieux, comme les séraphins, ne sont vues que quand elles le veulent et comme elles veulent, et par là il nous fait entendre combien la Trinité est invisible: «Cependant, dit-il, quoique nous n'ayons pas la puissance de la voir, nous avons la grâce de le mériter. Et celui qui a eu la grâce a mérité le pouvoir: nous ne méritons pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu.» Ici saint Ambroise ne nous enseigne pas quelque chose qui vienne de lui, c'est l'Evangile même qu'il explique; il ne veut pas dire que parmi les croyants à qui il a été donné de

1. Ps 44,3.

348

devenir enfants de Dieu, les uns le verront et que les autres ne le verront pas, car c'est à tous qu'appartient cette parole: «Nous le verrons comme il est;» mais le saint évêque en disant: «Nous ne méritons pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu,» a entendu parler de ce monde où Dieu a daigné apparaître, non dans sa nature, mais sous la forme qu'il lui a plu de choisir, à Abraham, à Isaïe et à d'autres saints, tandis qu'il ne se montre nullement ainsi à une foule innombrable d'autres qui cependant font partie de son peuple et auxquels il promet l'héritage éternel. Dans le siècle futur, au contraire, ceux qui hériteront du royaume qui leur a été préparé dès le commencement, verront tous Dieu avec un coeur pur, et les coeurs purs habiteront seuls dans ce royaume.

24. Remarquez donc ce que dit saint Ambroise lorsqu'il commence à parler de ce siècle: «Et quoi d'étonnant si, dans le siècle présent, le Seigneur ne se montre que quand il le veut? Même dans la résurrection, il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le coeur pur; et c'est pourquoi il a été dit: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux, sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu! Si donc ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. Car les indignes ne verront pas Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir.» Vous voyez avec quelle circonspection saint Ambroise parle maintenant de ceux qui, dans le siècle futur, verront Dieu; tous ne le verront pas, mais seulement ceux qui en sont dignes. Car ceux qui sont indignes du royaume où l'on verra Dieu ressusciteront comme ceux qui en sont dignes, parce que «tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et se lèveront;» mais avec quelle grande différence! «Ceux qui ont fait le bien ressusciteront pour la vie, ceux qui ont fait le mal pour le jugement (1).» Le mot de jugement signifie ici peine éternelle; il est dit ailleurs: «Celui qui ne croit pas est déjà jugé (2).»

25. Quant à ces mots de saint Ambroise «Celui qui n'aura pas voulu voir Dieu, ne pourra pas le voir,» que signifient-ils sinon qu'on ne veut pas voir Dieu lorsqu'on ne veut pas donner à la purification du coeur les soins

1. Jn 5,28-29. - 2. Jn 3,18.

que demande une si grande chose? Aussi remarquez ce qu'il ajoute: «Ce n'est pas dans «un lieu que Dieu se voit, c'est dans un coeur «pur.» Que peut-on dire de plus clair et de plus net? Le diable et ses anges et avec eux tous les impies sont donc, sans l'ombre d'un doute, exclus de cette vue de Dieu, parce qu'ils n'ont pas le coeur pur; c'est pourquoi lorsqu'on lit dans le livre de Job que les anges vinrent en présence de Dieu et que le diable vint avec eux (1), on ne doit pas croire que le diable ait vu Dieu. Il est dit qu'ils vinrent en présence de Dieu et non pas Dieu en leur présence; or les choses qui viennent en notre présence sont celles que nous voyons et non pas celles qui nous voient. Les anges vinrent donc, comme on le lit dans beaucoup d'exemplaires, pour qu'ils parussent devant Dieu, et non point pour que Dieu parût devant eux. Ce n'est pas ici le lieu de nous arrêter pour montrer, selon nos forces, comment cela a pu se faire pour un temps, puisque toute chose se trouve toujours en présence de Dieu.

26. Il s'agit maintenant de chercher comment on voit Dieu, non pas sous la forme qu'il lui a plu de choisir en ce monde lorsqu'il a parlé à Abraham et à d'autres justes et même au fratricide Caïn (2), mais comment on le voit dans le royaume où ses enfants le verront tel qu'il est. Alors, en effet, ils seront rassasiés dans leurs désirs; c'est de ces saints désirs que brûlait Moïse, quand il ne lui suffisait pas de parler à Dieu face à face, et qu'il disait: «Montrez-vous à moi à découvert, afin que je vous voie (3);» c'est comme s'il eût dit ce que le Psalmiste chante avec le même désir: «Je serai rassasié quand votre gloire m'aura apparu (4).» Saint Philippe était consumé des mêmes ardeurs, et il souhaitait d'être ainsi rassasié, lorsqu'il disait: «Montrez-nous le Père et c'est assez pour nous (5).» Enflammé d'amour pour cette même vue de Dieu, Ambroise disait aussi: «On ne voit pas Dieu dans un lieu,» comme auprès du chêne de Mambré ou sur le mont Sinaï, «mais dans un coeur pur.» Et sachant ce qu'il désire, ce qu'il brûle d'obtenir, ce qu'il espère, il ajoute: «On ne cherche pas Dieu avec les yeux du corps» comme l'ont vu Abraham, Isaac, Jacob et d'autres dans ce monde; «on ne l'embrasse pas du regard,» car il est dit:

1. Jb 1,6 Jb 2,1. - 2. Gn 18,1 Gn 4,6-15. - 3. Ex 33,13. - 4. Ps 15,15. - 5. Jn 14,8.

349

Vous me verrez par derrière (1); «on ne le touche pas» comme dans la lutte de Jacob (2); «on ne l'entend pas,» comme l'ont entendu tant de saints et le démon même, «et on ne le voit pas marcher,» comme parfois il marchait le soir dans le paradis terrestre (3).

27. Vous voyez comment le saint homme s'efforce d'arracher nos âmes aux impressions des sens, pour les rendre capables de voir Dieu. Et toutefois que peut-il faire en plantant et en arrosant ainsi au dehors, si Dieu, qui donne l'accroissement, n'agit à l'intérieur (4)? Qui donc, sans le secours de l'Esprit de Dieu, peut penser qu'il existe quelque chose de plus réel que tout ce qui frappe les sens, quelque chose qui ne se voit pas dans un lieu ne doit pas se chercher avec les yeux, ne s'entend pas, ne se touche pas; quelque chose dont on ne puisse apercevoir la marche, et qui se voit pourtant, mais seulement des coeurs purs? Ambroise, en parlant ainsi, n'avait pas en vue la vie présente; car de ce monde, où Dieu ne s'est jamais montré tel qu'il est, mais sous la forme qu'il a voulu et à ceux auxquels il a voulu apparaître, le saint homme a suffisamment et clairement distingué la vie du siècle futur lorsqu'il a dit: «Et quoi d'étonnant, si dans le siècle présent, le Seigneur n'est vu que quand il le veut? Même dans la résurrection, il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le coeur pur, et c'est pourquoi: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu!» C'est ici qu'il a commencé à parler du siècle futur où Dieu sera vu, non pas de tous ceux qui ressusciteront, mais de ceux qui ressusciteront pour la vie éternelle; non des indignes dont il a été dit: «Que l'impie disparaisse, pour qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur (5),» mais de ceux qui sont dignes et dont le Seigneur a dit, lorsqu'il était présent au milieu des hommes et que les hommes ne le voyaient pas: «Celui qui m'aime garde mes commandements; celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et je me montrerai à lui (6);» non pas de ceux à qui il sera dit: «Allez dans le feu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges,» mais de ceux à qui le Sauveur dira: «Venez les bénis de mon Père; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès

1. Ex 33,23. - 2. Gn 32,24-30. - 3. Gn 3,8. - 4. 2Co 3,7. - 5. Is 26,10 version des Septante. - 6. Jn 14,21-23.

le commencement du monde.» Car les indignes «iront dans les flammes éternelles, mais les justes dans l'éternelle vie (1).» Et qu'est-ce que la vie éternelle si ce n'est ce que nous en dit Celui qui est lui-même la vie: «La vie éternelle c'est dé vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (2);» mais de vous connaître comme le Christ a promis de se montrer à ceux qui aiment en lui un seul Dieu avec son Père, et non pas de la même manière qu'il a été vu en ce monde dans un corps par les bons et les méchants?

28. Au jugement futur, il apparaîtra comme on le vit montant au ciel, c'est-à-dire sous la forme du Fils de l'homme; ils le verront ainsi ceux à qui il dira: «J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger (3),» car les juifs aussi verront celui qu'ils ont percé (4), et ne le verront pas sous cette forme de Dieu, qu'il n'a pas cru usurper en se disant égal à Dieu (5). Il apparaîtra sous cette forme de Dieu aux élus qui le verront comme il est, non parce qu'ils auront été pauvres d'esprit en cette vie, parce qu'ils auront été doux, parce qu'ils auront pleuré, parce qu'ils auront eu faim et soif de la justice, parce qu'ils auront été miséricordieux, parce qu'ils auront été pacifiques, parce qu'ils auront souffert persécution pour la justice, quoiqu'ils soient aussi fout cela, mais parce qu'ils ont le coeur pur. Ce qui est dit dans les autres Béatitudes est accompli par ceux qui ont le coeur pur; mais la vue de Dieu n'est spécialement promise qu'à la pureté du coeur; c'est par cette pureté que sera vu Celui qui n'occupe aucun espace, qu'on ne cherche pas avec les yeux du corps, qu'on n'embrasse pas du regard, qu'on ne touche pas, qu'on n'entend pas et dont on n'aperçoit pas la marche. Car «jamais personne n'a vu Dieu» dans cette vie, tel qu'il est, ni même dans la vie des anges, comme les choses visibles qui frappent les yeux du corps; ce que nous savons de Dieu, nous le tenons du Fils unique qui est dans le sein du Père; et les révélations ineffables du Fils unique n'appartiennent pas aux yeux du corps, mais à la vue des âmes.

29. Mais, de peur que notre désir n'aille d'un sens à un autre, des yeux aux oreilles, saint Ambroise, après nous avoir dit «qu'on

1. Mt 25,41 Mt 34,46. - 2. Jn 17,3. - 3. Mt 25,42. - 4. Za 12,10. -5. Ph 2,6.

350

ne cherche pas Dieu avec les yeux du corps, qu'on ne l'embrasse pas du regard, qu'on ne le touche pas,» ajoute «qu'on ne l'entend pas;» par là il veut nous faire entendre, si nous pouvons, que le Fils unique, qui est dans le sein du Père, raconte les ineffables grandeurs de Dieu, en tant qu'il est le Verbe; ce n'est pas un son qui retentisse à l'oreille, c'est l'image de Dieu se faisant connaître aux intelligences, afin que, par une lumière intérieure et ineffable, éclate cette parole: «Celui qui m'a vu à vu le Père (1);» c'est ce que le Christ disait à Philippe lorsque celui-ci le voyait et ne le voyait pas. Ambroise, ardemment désireux d'une vision semblable, poursuivait ainsi: «Et lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas.» Il n'a pas dit: Lorsqu'il est absent, mais «lorsqu'on le croit absent.» Car il n'est jamais absent, lui qui remplit le ciel et la terre; il n'est ni enfermé par de petits espaces ni répandu dans de plus grands, mais il est partout tout entier et nul endroit ne le contient. Celui qui, par l'élévation de son esprit, comprend cela, voit Dieu, même lorsqu'il le croit absent. Mais que celui qui ne peut pas le comprendre, prie et tâche de mériter d'y atteindre;qu'il ne frappe pas à la porte d'un commentateur afin de lire ce qu'il n'aura pas lu, mais qu'il s'adresse au Dieu Sauveur, afin qu'il puisse ce qu'il ne peut pas. Ces mots: «Et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas,» Ambroise les explique de la façon suivante: «Enfin, tous les apôtres ne voyaient pas le Christ: et c'est pourquoi il dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne reconnaissez pas encore!» Voilà comment Dieu était présent sans être vu.

30. Mais pourquoi n'a-t-il pas osé dire: Enfin les apôtres ne voyaient pas le Christ, et pourquoi a-t-il dit: «Tous les apôtres,» comme si quelques-uns d'entre eux l'eussent vu dans sa nature divine, selon laquelle lui et son Père ne font qu'un? Peut-être songeait-il à ces paroles de Pierre: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant,» et à cette réponse du Sauveur: «Tu es heureux, Simon fils de Jean, parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ce que tu viens de dire, mais mon Père qui est dans les cieux.» J'ignore si cette révélation se fit dans l'esprit de Pierre par la foi qui croyait une si grande vérité ou

1. Jean 14,18.

par l'intuition qui la voyait, car il se montra encore si petit à son Maître qu'il craignit de perdre par la mort celui qu'il avait, peu auparavant, reconnu pour le Fils du Dieu vivant, c'est-à-dire pour la source de la vie (1).

31. On peut demander comment là substance même de Dieu a pu être vue de quelques hommes encore vivants, puisqu'il a été dit à Moïse: «Personne ne peut voir ma face et vivre (2).» Mais, par la volonté de Dieu, l'âme humaine peut être transportée de cette vie à la vie angélique, avant que la mort l'ait séparée de là chair. Ainsi fut ravi celui qui entendit d'ineffables paroles qu'il n'est pas permis à l'homme de répéter; il se trouva si fortement enlevé aux impressions de cette vie qu'il ne sut pas dire si son âme était restée dans son corps ou si elle l'avait quitté, si, comme il arrive dans une complète extase, son âme avait passé dans une autre vie, tout en restant unie au corps, ou si là séparation avait été entière comme elle s'accomplit par la mort (3). Il s'ensuit donc que personne ne peut voir la face de Dieu et vivre, car il faut que l'âme soit tirée de cette vie pour qu'il lui soit donné d'avoir de telles visions; et qu'il n'est pas incroyable que d'aussi hautes faveurs divines aient été accordées à des saints qui demeuraient comme morts, mais pas de façon à laisser des cadavres qu'il fallût ensevelir. Telle a été, à mon avis, la pensée du docteur qui n'a pas voulu dire: Les apôtres ne voyaient pas le Christ, mais qui a dit: «Tous les apôtres ne voyaient pas le Christ:» il a cru que quelques-uns d'entre eux avaient pu, même alors, être favorisés de cette vue de Dieu dont il parlait; il songeait certainement au bienheureux Paul, qui était apôtre aussi, quoique le dernier, et qui n'a pas gardé le silence sur son ineffable révélation.

32. Il serait toutefois étonnant que Moïse, l'ancien et fidèle serviteur de Dieu, lorsqu'il devait porter encore le poids des fatigues de la terre et conduire le peuple juif, n'eût pas obtenu de voir la gloire du Seigneur, comme il le demandait. «Si j'ai trouvé grâce devant a vous, lui avait-il dit, montrez-vous à moi à découvert.» Car il lui fut fait alors la réponse qui convenait, savoir qu'il ne pouvait pas voir la face de Dieu que nul de vivant ne verrait: cette réponse signifiait que la vue de

1. Mt 16,16-17 Mt 16,21-22. - 2. Ex 33,20. - 3. 2Co 12,2-4.

351

Dieu était réservée pour une vie meilleure. De plus, ces paroles de Dieu représentaient le mystère de la future Eglise du Christ. Car Moïse a été la figure de la portion des juifs qui devaient croire en Jésus-Christ crucifié; voilà pourquoi il lui a été dit: quand je serai passé, «vous me verrez par derrière.» D'autres témoignages en cet endroit de l'Ecriture an, poncent, d'une manière aussi admirable que mystérieuse; l'Eglise qui devait venir après, mais il serait trop long de nous y arrêter. Ce que j'avais entrepris de dire sur l'accomplissement du désir de Moïse se trouve marqué au livre des Nombres; c'est dans le passage où le Seigneur reproche à la soeur de. Moïse son opiniâtreté; il dit qu'il apparaît à d'autres prophètes dans des visions ou en songe, mais qu'il se montre à Moïse sans voiles; l'Ecriture ajoute: «Et il vit la gloire du Seigneur (1).» Pourquoi cette exception en faveur de Moïse, sinon parce que Dieu jugea digne d'une telle contemplation le conducteur de son peuple,le fidèle ministre de sa maison, celui qui avait désiré le voir tel qu'il est et goûter des félicités réservées aux élus à la fin des temps?

33. Le saint homme dont nous examinons les paroles, s'est souvenu, je crois, de ces divers exemples lorsqu'il a dit: «Tous les apôtres ne voyaient pas le Christ;» il laissait entendre que quelques-uns d'entre eux avaient pu le voir, même en ce temps-là, dans sa nature divine, et afin de prouver que tous les apôtres n'avaient pas vu ainsi le Sauveur, il ajoute aussitôt: «Et c'est pourquoi il dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore!» Voulant ensuite indiquer qui sont ceux qui peuvent voir Dieu comme il est, il continue en ces termes: «Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur, et la charité du Christ, qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père.»

34. Voici comment j'ai coutume d'entendre ces paroles de l'Apôtre: je vois dans la largeur les bonnes oeuvres de la charité; dans la longueur, la persévérance jusqu'à la fin; dans la hauteur, l'espérance des récompenses célestes; dans la profondeur, les insondables jugements de Dieu, qui nous cachent comment la grâce arrive aux hommes; et j'applique ainsi cette explication à ce qu'il y a de mystérieux dans la forme même de la croix: la largeur, c'est le

1. Nombres, 12,6-8.

bois posé en travers et où les mains sont ouvertes et clouées: elles signifient les bonnes oeuvres; la longueur, c'est l'espace compris entre le haut de la croix et la partie où le bois s'enfonce dans la terre; le corps de la victime y est suspendu et comme debout; cette attitude représente la persistance, la persévérance: la hauteur, c'est le point où la tête s'appuie et qui s'élève depuis la partie transversale jusqu'au sommet; il marque l'attente des biens supérieurs. Il ne faut pas en effet que ce soit en vue des biens temporels que nous pratiquions les bonnes oeuvres et que nous y persévérions, mais en vue des félicités éternelles que la foi espère, la foi qui opère par l'amour. Enfin la profondeur, c'est la partie de la croix cachée dans la!erre; de là part et se lève tout ce qui se voit; ainsi, par la secrète volonté de Dieu, l'homme est appelé à la participation d'une si grande grâce, l'un d'une manière, l'autre d'une autre, et la charité du Christ, qui surpasse toute science, je la trouve là où est la paix, qui est au-dessus de tout entendement (1). Que dans l'interprétation des paroles de l'Apôtre, ce commentateur de l'Evangile soit de mon sentiment ou qu'il en ait un qui convienne mieux, vous voyez au moins, si je ne me trompe, que mon explication ne s'écarte pas des règles de la foi.

35. Quand saint Ambroise disait: «Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur et la charité du Christ, qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et a vu le Père;» c'est de la vue spirituelle, dont nous nous occupons en ce moment, qu'il parlait ainsi; mais, de peur d'être mal compris des esprits grossiers qui auraient pu croire qu'il s'agissait d'une vue corporelle, il a ajouté: «Pour nous, nous n'avons pas connu le Christ selon la chair, mais selon l'esprit; car le Christ Notre-Seigneur est l'esprit qui nous précède.» Ces mots: «Nous avons connu» s'entendent dans le sens de la foi qui appartient à la vie présente, et non point dans le sens de la contemplation, qui appartient à la vie future; car nous connaissons tout ce que nous a appris une foi sincère et inébranlable, sans avoir été illuminés par la claire vision. Après avoir dit qu'il n'a pas connu le Christ selon la chair, d'après les paroles de l'Apôtre, et après avoir ajouté avec le prophète que le Christ Notre-Seigneur est

1. Voir ci-dessus, lett. 140, n. 62-64.

352

l'esprit qui nous précède, saint Ambroise continue ainsi: «Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir de toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir!» Il est évident que la connaissance dont il parle ici est une oeuvre de la foi, de cette foi qui est la vie du juste (1), et non pas une connaissance acquise par la contemplation, qui nous fera voir Dieu comme il est; car cette heureuse contemplation, il se la souhaite ensuite à lui-même et nous la souhaite pour la vie future: «Que le Seigneur daigne, par sa miséricorde, nous remplir de toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir.»

36. Quelques-uns, d'après les paroles de l'Apôtre, ont compris cette plénitude de Dieu, de manière à croire que nous serions dans l'avenir tout ce qu'est Dieu. Vous reconnaissez ces paroles comme étant celles de saint Paul dans l'Epître aux Ephésiens (2), quand il les invite «à connaître la charité du Christ qui surpasse toute science, afin qu'ils soient remplis de toute la plénitude de Dieu (3).» Les partisans de cette opinion demandent comment nous serions «remplis de toute la plénitude de Dieu,» si nous devions avoir quelque chose dé moins que Dieu, si nous devions être, en quoi que ce soit, moins que lui. Dans leur sentiment, cette plénitude nous rendra égaux à Dieu. Je sais que vous repoussez et que vous détestez cette erreur de l'esprit humain, et vous faites bien. Mais, si Dieu veut, nous montrerons tout à l'heure, dans la mesure de nos forces, comment il faut entendre cette plénitude dont il est dit que nous serons remplis selon toute la plénitude de Dieu.

37. Voyez maintenant si tout ce qui précède ne résout pas la question que vous m'avez proposée et qui paraissait difficile.

Si vous demandez: Peut-on voir Dieu? je réponds: On le peut. Si vous demandez d'où je le sais? je réponds qu'il est écrit dans l'Ecriture, qui ne peut pas mentir: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu!» Je pourrais citer d'autres témoignages de ce genre. Si vous demandez comment on dit que Dieu est invisible, puisqu'on peut le voir? je réponds qu'il est invisible par sa nature, mais qu'on peut le voir quand il veut et comme il veut, car il a été vu de plusieurs, non tel qu'il est, mais sous la formé qu'il lui a plu de choisir. Si vous demandez comment un

1. He 10,38. - 2. Ep 3,19. - 3. Ep 3,19

homme comme Caïn vit Dieu lorsque Dieu l'interrogea sur son crime et le condamna (1), ou comment le diable vit Dieu lorsqu'il se présenta devant lui avec les anges, puisque la pureté de coeur est la condition pour voir Dieu, je réponds que Dieu peut se faire entendre par des voix, sans se montrer pour cela; ils ne le voyaient pas ceux qui l'entendaient dire: «Je l'ai glorifié, et je le glorifierai encore (2).» Toutefois il ne serait pas étonnant que même des hommes n'ayant pas le coeur pur vissent Dieu sous la forme qu'il lui plairait de choisir, tandis que sa nature demeurerait invisible et immuable. Si vous demandez: «Peut-on le voir quelquefois tel qu'il est?» je réponds que cela a été promis à ses enfants, dont il a été dit: «Nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est.» Si vous demandez par où nous le verrons, je réponds: par où le voient les anges auxquels alors nous serons égaux. Personne n'a jamais vu et ne pourra jamais voir Dieu, comme les choses visibles qui nous environnent; car Dieu habite une lumière inaccessible, et, de sa nature, il est invisible comme il est incorruptible; l'Apôtre lui donne de suite ces deux attributs quand il l'appelle «le Roi invisible et incorruptible des siècles (3);» incorruptible maintenant, il ne peut pas cesser de l'être; de même il est et sera toujours invisible. Ce n'est pas dans un lieu qu'on le voit, mais dans un coeur pur; on ne le cherche pas des yeux du corps, on ne l'embrasse pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne l'aperçoit pas marcher. Mais le Fils unique qui est dans le sein du Père, raconte, sans qu'on l'entende comme un son dans l'espace, la nature et la substance de la divinité, et c'est ainsi qu'il les montre invisiblement aux yeux qui sont dignes et capables d'une si grande contemplation. Les yeux-là sont les yeux éclairés du coeur dont parle l'Apôtre (4), et dont le Psalmiste a dit: «Eclairez mes yeux, de peur que je ne m'en«dorme dans la mort (5).» Car le Seigneur est esprit (6), et celui qui s'attache au Seigneur ne fait avec lui qu'un même esprit (7). Ainsi donc celui qui peut invisiblement voir Dieu, peut spirituellement s'unir à Dieu.

38. Vous n'avez, je pense, plus rien à chercher pour la question que vous m'avez proposée.

1. Gn 4,6. - 2. Jn 12,28. - 3. 1Tm 1,17 1Tm 6,16. - 4. Ep 1,18. - 5. Ps 12,4. - 6. 2Co 3,17. - 7. 1Co 6,17.

353

Mais, dans tout notre discours, faites attention à ce que vous voyez, à ce que vous croyez, et à ce que vous ne savez pas encore, soit parce que je ne l'aurai pas dit, soit parce que vous ne l'aurez pas compris, soit parce que vous ne l'aurez pas jugé admissible. Pour les choses dont vous avez vu la vérité, demandez-vous encore à vous-même comment vous les avez vues; vous souvenez-vous que ce soit avec les yeux du corps comme les choses de la terre ou du ciel? Ou bien n'avez-vous jamais pu y atteindre par les sens, mais est-ce uniquement avec votre intelligence que vous en avez reconnu la vérité, la certitude, comme vous reconnaissez votre volonté sur laquelle je puis croire ce que vous me dites, sans que je puisse la voir moi-même comme vous la voyez? En faisant ces différences, remarquez par où vous les faites. Quoique les unes se voient avec les yeux du corps, les autres avec l'esprit, cette distinction cependant est vue de l'esprit et non point du corps; et les choses que démêle l'intelligence n'ont pas besoin du secours des sens pour que nous en reconnaissions la vérité. Celles qui se voient au contraire des yeux du corps ne peuvent faire partie de notre savoir, si l'esprit n'est pas là pour les recevoir au moment où elles s'annoncent; et ce qu'il est censé recevoir ainsi, il le laisse en dehors; mais il en confie à la mémoire les images, c'est-à-dire les représentations incorporelles du corps; lorsqu'il le veut et le peut, il les en tire comme d'un dépôt, les traduit devant sa pensée et les juge. Ce qu'il a laissé au dehors sous une forme corporelle, il le distingue, lorsqu'il le peut, de l'image intérieure qu'il en conserve; il se rend compte de l'absence de l'un et de la présence de l'autre. C'est ainsi qu'en mon absence vous vous retracez mon visage; cette image vous est présente, mais mon visage ne l'est pas; ce qui est absent est un corps, ce qui est présent en est une ressemblance incorporelle.

39. Donc après avoir attentivement et fermement compris et distingué ces choses que vous voyez, considérez cet es que vous croyez dans ce même diseurs que je, vous adresse depuis que cette lettre est commencée; pour celles que vous croyez sans les voir, pesez et examinez les témoignages qui déterminent voire foi. Car vous ne vous en rapportez pas à moi comme à Ambroise, dont les livres m'ont fourni de si grands témoignages. Ou si vous pensez qu'il faille nous écouter également tous les deux, nous comparerez-vous à l'Evangile, et mettrez-vous sur la même ligne nos ouvrages et les Ecritures canoniques? Si vous jugez bien, vous reconnaîtrez, certainement, qu'il y a loin de nous à une semblable autorité. J'en suis plus loin que lui, mais quelque confiance que votas puissiez avoir en l'un et -en l'autre de nous, vous ne nous comparez pas aux Livres divins. Aussi ces paroles.: «Personne n'a jamais vu Dieu; Dieu habite une lumière inaccessible; nul homme ne l'a jamais vu et ne pourra le voir; heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu!» ces paroles, dis-je, et d'autres que j'ai citées de l'Ecriture, vous les croyez plus fermement que celles-ci d'Ambroise: «Dieu ne se voit pas dans un lieu, ne se cherche pas des yeux du corps, ne s'embrasse pas du regard, ne se touche pas; on ne l'entend pas, on ne l'aperçoit pas marcher.» Il a compris ou a cru que tel est le Dieu qui se voit avec un coeur pur: je déclare que ce sentiment est aussi le mien.

40. Votre foi n'accueille pas de la même manière ces paroles d'Ambroise et ces paroles divines. Peut-être gardant sur nous quelque scrupule, craignez-vous que nous n'ayons mal compris certaines choses des Livres saints, et que nous n'ayons substitué nos conjectures à la vérité. Il est possible que vous vous disiez en vous-même: si on voit Dieu avec un coeur pur, pourquoi ne le verrait-on pas dans un lieu? Pourquoi ceux qui ont le coeur pur ne verront-ils pas Dieu des yeux du corps, quand ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité et que nous serons égaux aux anges de Dieu? Vous ne savez peut-être pas jusqu'à quel point vous devez nous croire ou non, et vous prenez garde de vous tromper en croyant trop ou trop peu: quant aux divines Ecritures, vous n'hésitez pas à croire, mime sans comprendre encore. Toutefois vous considérez et vous voyez exactement en vous-même vos motifs de croire ou de ne pas croire, la difficulté de savoir les choses, les troubles de l'incertitude, la soumission pieuse qui est due aux divines parole s; vous ne doutez pas que tous ces mouvements ne soient clans votre âme, comme je vous l'ai dit ou plutôt comme vous le savez vous-même. C'est pourquoi vous soyez votre foi, vous voyez votre incertitude, vous voyez votre désir et votre volonté d'apprendre; et (354) tandis que l'autorité divine vous porte à croire ce que vous ne voyez pas, vous voyez que vous le croyez pourtant sans balancer: vous séparez et vous distinguez toutes ces choses.

41. Voudrez-vous donc comparer en quelque manière les yeux du corps à ces yeux de votre coeur par lesquels vous reconnaissez que toutes elles sont vraies et certaines, et vous sont présentes invisiblement? Mais c'est avec le regard intérieur, et non pas autrement, que vous jugez de ce qui rayonne aux yeux du corps et que vous jugez même de leur degré de pénétration, que vous comprenez la distance du visible à l'invisible; non pas jusqu'à ces hautes vérités que vous devez croire sans les entendre, mais de ces choses que j'ai marquées ci-dessus, qui ne sont pas des objets de pure foi, et qui deviennent présentes à 1'oeil de votre âme. Puisque donc les yeux intérieurs sont les juges des yeux du dehors qui ne sont que leurs messagers et leurs ministres, puisque les yeux intérieurs voient beaucoup de choses que ne voient pas les yeux du dehors et que ceux-ci ne voient rien sans le contrôle supérieur de ceux-là, qui donc ne mettrait pas l'oeil de l'âme bien au-dessus des yeux de la chair?

42. Cela étant, dites-moi, je vous prie: lorsqu'il se fait en vous une oeuvre si grande, lorsque vous distinguez les choses intérieures des extérieures et que vous préférez infiniment celles-là à celles-ci; lorsque, laissant les unes au dehors, vous restez en vous-même avec les autres et que sans espace ni lieu vous leur marquez à chacune sa place, croyez-vous être dans la nuit ou dans quelque lumière? car moi je pense qu'il est impossible que vous voyiez sans lumière tant et de si grandes choses, si vraies, si évidentes, si certaines. Regardez donc la lumière même dans laquelle toutes ces choses vous apparaissent, et voyez s'il est un seul des yeux du corps qui puisse y atteindre: assurément non. Examinez encore; y a-t-il dans cette lumière des espaces ou des intervalles de lieux? Répondez. Vous n'y trouvez rien de tel, je le crois, si vous avez soin d'écarter de la vue intérieure toute trace d'images corporelles que les sens y apportent. Mais ceci est peut-être difficile. Les images grossières, entretenues par les habitudes de la vie matérielle, se précipitent en troupe jusque sur l'oeil de notre âme; faisant effort pour résistera cette invasion, armé de l'autorité divine, je me suis écrié en gémissant dans ma courte lettre. «Que la chair enivrée de pensées charnelles écoute ceci: Dieu est esprit (1).» Par là j'ai entendu m'avertir moi-même plus que tout autre et me mettre en garde contre de complaisantes illusions. En effet nous inclinons très-aisément vers ce qui fait le fond de nos habitudes; une des marques de la faiblesse de l'homme, c'est de se plaire intérieurement dans les images dont les corps lui laissent l'impression; dans ces occupations grossières l'âme ne trouve ni force ni vie, mais elle y devient malade et s'y couche en quelque sorte et y languit.

43. Ainsi donc, si vous ne pouvez pas écarter de votre âme les images corporelles comme des nuages qui l'obscurcissent, observez-les soigneusement en vous-même: regardez par la pensée le ciel et la terre comme vous avez coutume de les regarder des yeux du corps; ces images du ciel et de la terra retracées aux yeux de votre esprit, remarquez que ce sont des représentations et non pas des corps. Jugez donc ainsi contre vous-même pour vous-même, si vous ne pouvez de toute façon chasser de votre âme les formes imaginaires des corps; et laissez-vous. convaincre par où vous êtes vaincue. Personne assurément n'est livré à de pareilles images au point de croire que le soleil, la lune, les étoiles, les fleuves, les mers, les montagnes, les collines, les villes, les murs de sa maison ou de sa chambre et tout ce qu'il voit des yeux de la chair, soit dans sa mémoire ou devant sa pensée en toute réalité, et qu'il s'y trouve des espaces pour contenir tous ces corps dans leur repos ou leur mouvement. Or, si dans notre esprit, les représentations des corps et des lieux n'ont pas d'espaces qui les renferment, et ne sont pas placées, dans notre mémoire, à divers intervalles, à plus forte raison les choses qui n'ont aucune ressemblance avec les corps, la charité, la joie, la longanimité, la paix, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence n'occupent-elles aucun espace, ne sont-elles pas séparées par des distances, et l'oeil de l'âme n'a pas à y chercher des points vers lesquels il doive se diriger. Tout n'y est-il pas réuni sans difficulté, et tout n'y est-il pas connu par ses termes sans qu'il faille aller d'un pays à un autre? Dites-moi en quel lieu vous voyez la charité; elle vous est cependant connue, autant que vous pouvez la

1. Lettre XCI1,n. 5.

355

considérer du regard de l'âme; vous n'en connaissez pas la grandeur pour en avoir fait le tour comme d'une grande masse; lorsqu'elle vous parle au dedans pour vous inviter à vivre selon ses inspirations, aucun son ne frappe votre oreille; pour la voir, vous n'ouvrez pas les yeux du corps; pour la retenir fortement, vous ne serrez pas vos bras de chair; quand elle se présente à votre pensée, vous ne l'entendez pas marcher.

44. Ainsi la charité, quelque petite qu'elle soit, réside dans notre volonté et se montre clairement à nous; on ne la voit pas dans un lieu, on ne la cherche pas des yeux du corps, on ne l'embrasse pas du regard, on ne la touche pas, on ne l'entend pas parler, on ne l'aperçois pas marcher: à plus forte raison Dieu lui-même qui amis en nous la charité comme un gage! Car si notre homme intérieur, faible image de Dieu, non engendré de lui, mais créé par lui, quoique se renouvelant de jour en jour, habite déjà pourtant dans une lumière inaccessible aux yeux du corps; si nul espace de lieu ne sépare les choses que nous voyons dans cette lumière avec l'oeil de l'âme et que nous distinguons les unes des autres: à plus forte raison les sens du corps ne peuvent atteindre à Dieu qui habite une lumière inaccessible et ne se montre qu'à des coeurs purs! Lors donc que, non-seulement par raison mais encore par amour, nous préférerons cette lumière à toute lumière corporelle, nous vaudrons mieux en raison de l'énergie de cette préférence, jusqu'à ce que les langueurs de notre âme soient guéries par Celui qui nous pardonne toutes nos iniquités. Devenus spirituels dans cette vie vivante par, excellence, nous pourrons tout juger, et personne ne nous jugera (1). Mais l'homme animal ne comprend pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu; pour lui c'est folie; il ne comprend pas les choses parce que c'est par la lumière spirituelle qu'on doit en juger (2).

45. Si nous ne pouvons pas encore préférer la lumière qui juge à celle dont elle juge, la vie de l'intelligence à la vie des sens, une nature comme celle de notre esprit, gardant son unité dans tout ce qu'elle contient et ne se montrant pas diversement selon les lieux, à une nature qui se compose de parties et dont une moitié est moindre que le tout, comme sont les corps, il est inutile de parler de si

1. 1Co 2,15. - 2. 1Co 2,14.

grandes choses. Mais si nous le pouvons, croyons que Dieu est quelque chose de meilleur que notre intelligence, afin que sa paix qui surpasse tout entendement conserve nos coeurs et nos esprits en Jésus-Christ (1). Cette paix qui surpasse tout entendement n'est pas assurément moindre que notre entendement, de façon qu'on la croie visible aux yeux du corps tandis que notre esprit reste invisible. La paix de Dieu est-elle quelque chose de différent de la splendeur de Dieu? cette splendeur étant le Fils unique lui-même, de qui vient aussi cette charité qui surpasse toute science et dont la connaissance nous remplira de toute la plénitude de Dieu, ne saurait être inférieure à la lumière de notre esprit, laquelle nous est accordée par ce divin rayonnement. Or si la lumière de notre âme est inaccessible aux yeux du corps, combien l'est plus encore celle qui la surpasse incomparablement! Par conséquent, puisqu'il y a quelque chose de nous qui est visible comme notre corps, quelque chose d'invisible comme l'homme intérieur, et que le meilleur de nous-mêmes, c'est-à-dire l'âme, est invisible aux yeux de la chair, comment ce qui est meilleur que le meilleur de nous-mêmes serait-il visible à ce qu'il y a de moindre en nous?

46. Après tout ceci, vous conviendrez, je pense, qu'on a eu raison de dire que Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; qu'on ne le cherche pas des yeux du corps, qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche pas, qu'on ne l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher. S'il est quelque chose ici que nous ne comprenions pas tout à fait ou que nous comprenions autrement qu'il ne faut, Dieu nous l'apprendra pourvu que nous conformions notre conduite à ce que nous savons déjà (2). Nous sommes parvenus à croire que Dieu n'est pas un corps mais un esprit (3), que jamais personne n'a vu Dieu (4), que Dieu est lumière et qu'en lui il n'y a pas de ténèbres (5), qu'en Dieu il n'y a ni changement ni ombre (6), qu'il habite une lumière inaccessible, que nul homme ne l'a vu ni ne peut le voir (7), que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu'un seul et même Dieu dans une indivisible identité de nature (8), que les coeurs purs verront Dieu (9), que nous serons

1. Ph 4,7. - 2. Ph 3,13-16. - 3. Jn 4,24. - 4. Jn 1,18. - 5. 1Jn 1,5. - 6. Jc 1,17. - 7. 1Tm 6,16. - 8. 1Jn 5,7. - 9. Mt 5,8.

356

semblables à lui quand nous le verrons comme il est (1); que Dieu est charité et que celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (2), que nous devons chercher la paix et la sanctification sans lesquelles personne ne pourra voir Dieu (3), que notre corps corruptible et mortel sera changé au jour de la résurrection et sera revêtu de l'incorruptibilité, et de l'immutabilité, qu'un corps grossier est confié à la terre et qu'un corps spirituel ressuscitera (4), parce que le Seigneur transfigurera notre corps misérable pour le rendre semblable à son corps glorieux (5); enfin nous croyons que Dieu a fait l'homme à son nuage et ressemblance (6), et que nous nous renouvelons dans l'esprit de notre âme à la connaissance de Dieu pour nous mieux retracer l'image de celui qui nous a créés (7). Ceux qui marchent par la foi à la lueur de ces témoignages et d'autres de ce genre des saintes Ecritures, qui ont fait des progrès spirituels par une intelligence venue de Dieu même ou par une grâce particulière d'en-haut, et qui ont pu comparer entre elles les choses spirituelles, reconnaissent qu'il est meilleur de voir par l'âme que par le corps, et que les choses vues de l'âme ne sont pas renfermées dans des espaces, ni séparées par des intervalles de lieux, ni moindres dans la partie que dans le tout.

47. Voilà pourquoi saint Ambroise dit avec assurance que «Dieu ne se voit pas dans un a lieu, mais dans un coeur pur, qu'on ne le cherche pas des yeux du corps qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche pas, qu'on ne l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher.» Et parce que, dans les saintes Ecritures, il est marqué que la substance de Dieu est invisible et qu'on y raconte aussi que Dieu a été vu de plusieurs, soit d'une façon corporelle et dans des lieux déterminés, soit en esprit et dans des images incorporelles qui représentent les corps, comme dans le sommeil,ou l'extase, le saint homme a distingué la nature de Dieu de ces sortes de visions, et a dit que la volonté de Dieu les avait choisies et non pas formées de sa nature. Car Dieu apparaît ainsi comme il veut, à qui il veut, quand il veut, sans que sa nature cesse d'être immuable et cachée. Si notre volonté, demeurant cachée en elle-même et sans aucun

1. 1Jn 3,2. - 2. 1Jn 4,16. - 3. He 12,14. - 4. 1Co 15,53-54. - 5. Ph 3,21. - 6. Gn 1,27. - 7. Ep 4,23Col 3,10.

changement, a des sons de voix pour se faire connaître; combien plus aisément le Dieu tout-puissant, tout en restant immuable et caché dans sa nature, peut apparaître à qui il veut, dans la forme qu'il veut, lui qui a tout créé de rien et qui, du fond de son immutabilité, renouvelle toute chose!

48. En ce qui touche la vision par laquelle nous verrons Dieu tel qu'il est, saint Ambroise nous avertit qu'il faut pour, cela purifier nos coeurs. Dans les habitudes du langage on appelle les corps ce qui est visible; c'est pour cela qu'il est dit que Dieu est invisible, de peur qu'on ne croie qu'il est un corps; mais il ne privera pas les coeurs purs de la contemplation de sa substance: cette grande et souveraine récompense a été promise à ceux qui servent et aiment Dieu; elle l'a été par le Seigneur lui-même au temps de son visible passage sur la terre; il a promis aux coeurs purs la vue de son invisible divinité: «Celui qui m'aime, disait-il, sera aimé de mon Père; et moi je l'aimerai et je me montrerai à lui (1).» Il s'agit ici de cette nature divine par laquelle le Fils est égal au Père, invisible et incorruptible comme lui; ce sont les deux attributs de la divinité que l'Apôtre ne séparait pas l'un de l'autre, ainsi que nous l'avons dit plus haut, lorsqu'il annonçait aux hommes la gloire de Dieu avec autant de force qu'il pouvait (2). La substance divine sera-t-elle visible aux yeux du cops devenu spirituel après la résurrection? Nous laissons cela à résoudre à ceux qui sont capables de le prouver. Pour moi je m'attache davantage à la parole de Celui qui, même dans la résurrection, ne réserve pas aux yeux du corps mais aux coeurs purs la faveur de voir Dieu.

49. Pour ce qui est de la qualité du corps spirituel, promise après la résurrection, je ne refuse ni d'apprendre quelque chose ni de chercher moi-même, si toutefois, dans cet examen, nous pouvons échapper aux fautes qui naissent trop souvent des études et des disputes des hommes, lorsque, contrairement à ce qui r est écrit, ils s'enflent d'orgueil l'un contre l'autre pour autrui (3). Il ne faudrait pas qu'en cherchant entre nous comment on peut voir Dieu, nous perdissions cette paix et cette sanctification sans lesquelles personne ne pourra le voir: qu'il daigne en préserver nos lueurs et qu il leur rende et leur conserve la pureté par

1. Jn 25,21. - 2. 1Tm 1,17. - 3. 1Co 4,6.

357

laquelle ils deviendront capables de contempler sa gloire! Un punit qui ne fait pas doute pour moi et dont je ne m'occupe plus, c'est l'invisibilité de la nature de Dieu dans un lieu quel qu'il soit. Est-il possible de voir avec les yeux du corps quelque chose qui ne puisse être vu dans un lieu? Il en est qui le pensent et qui ont la prétention de le prouver; je suis prêt à les entendre avec paix et amour et à leur soumettre à cet égard mes objections. Car il y a des gens qui s'imaginent que Dieu lui-même est un corps, et qui croient que tout ce qui n'est pas corps n'a pas de substance; ceux-là, j'estime qu'on doit les repousser de toute manière. D'autres n'hésitent pas à croire que Dieu n'est pas un corps; mais ils pensent que les élus qui ressusciteront pour la vie éternelle verront Dieu des yeux du corps; ils espèrent que la qualité du corps ressuscité sera telle que ce qui était chair auparavant deviendra esprit. Il est aisé de reconnaître la différence qui sépare ces deux derniers sentiments, et de comprendre que le dernier, lors même qu'il ne serait pas irai, serait plus supportable, d'abord parce qu'il est bien plus grave de se tromper en quelque chose sur le Créateur que sur la créature; ensuite parce qu'on souffre plus facilement un effort de l'esprit de l'homme pour convertir le corps en esprit que Dieu en corps; et aussi parce que ce sentiment n'aurait rien de contraire à ce que j'ai dit dans ma lettre (1) sur l'impuissance absolue des yeux du corps à voir Dieu: car je n'ai voulu parler que de ces yeux-là; or, les yeux des élus ressuscités ne seront plus corporels si leur corps est esprit; il s'ensuivrait donc toujours que les yeux du corps ne verraient jamais Dieu, puisque, après la résurrection, ce ne serait plus le corps mais l'esprit qui le verrait.

50. Toute la question se réduit donc au corps spirituel; il s'agit de savoir jusqu'à quel point ce corps corruptible et mortel sera revêtu d'incorruptibilité et d'immortalité, et jusqu'à quel point il passera de l'état animal à l'état spirituel. Cela est digne d'un examen attentif, surtout à cause du corps du Seigneur lui-même qui, pouvant s'assujettir toutes choses, transforme notre corps misérable et le rend conforme à son corps glorieux (2). Comme Dieu le Père voit le Fils et que le Fils voit le Père, il n'y a pas à écouter ceux qui n'attribuent la vue qu'aux yeux du corps. Car il ne saurait être permis de

1. Ci-dessus lettre XCI1,n. 3. - 2. Ph 3,21.

dire que le Père ne voit pas le Fils ou qu'il prend un corps pour le voir, s'il est vrai que la vue n'appartienne qu'aux yeux du corps. Mais, au commencement du monde, avant que le Fils eût pris une forme de serviteur, Dieu n'a-t-il pas vu que la lumière était bonne, n'a-t-il pas vu le firmament, la mer, la terre, et toute herbe et tout bois, et le soleil, la lune, les étoiles, les animaux de la terre et les oiseaux du ciel, et tout ce qui a vie? N'a-t-il pas vu tout ce qu'il a fait et ne l'a-t-i1 pas trouvé bon (1)? L'Ecriture ayant dit de chaque créature que Dieu l'avait vue et l'avait trouvée bonne, je m'étonne qu'il ait pu naître une opinion pour ne reconnaître que les yeux du corps. Quelles que soient les habitudes de langage qui aient donné lieu à cette opinion, telle n'est point cependant la coutume des saintes Ecritures; si elles n'attribuaient pas la vue, non-seulement au corps mais aussi à l'esprit, et plus à l'esprit qu'au corps, elles n'appelleraient pas voyants les prophètes (2) qui ont vu non pas avec le corps, mais avec l'esprit les choses même de l'avenir.

51. Il faut prendre garde de franchir les bornes, en soutenant que non-seulement le corps cessera d'être mortel et corruptible par la gloire de la résurrection, mais que même il cessera d'être corps et deviendra esprit. Il y aurait alors deux esprits au lieu d'un, et s'il n'y avait qu'un esprit et que cette transformation ne fit pas une âme nouvelle ou n'y ajoutât rien, il serait à craindre que tout ceci n'aboutît qu'à l'idée que les corps ainsi transformés ne demeureraient pas immortels, n'existeraient plus et périraient entièrement. C'est pourquoi, en attendant qu'une recherche attentive fasse découvrir ce qu'on peut penser avec le plus de probabilité, à l'aide de Dieu et d'après les Ecritures, sur le corps spirituel après la résurrection, qu'il nous suffise de savoir que le Fils unique, Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et les hommes (3), voit te Père comme le Père le voit. Pour nous, ne nous efforçons pas de transporter de ce monde la concupiscence des yeux jusqu'à cette vue de Dieu qui nous est promise après la résurrection, mais attachons-nous pieusement à la poursuite de ce but en purifiant de plus en plus nos coeurs; ne nous représentons pas Dieu avec une face corporelle, lorsque l'Apôtre nous dit que «nous voyons maintenant à travers

1. Gn 1,4-31. - 2. 1S 9,9. - 3. 1Tm 2,3.

358

un miroir, en énigme, et que nous verrons alors face à face,» et surtout lorsqu'il ajoute. «Maintenant je le connais en partie, mais alors je le connaîtrai comme il me connaît (1).» Si nous devons alors voir Dieu des yeux du corps, ce serait donc avec des yeux corporels qu'il nous voit aujourd'hui; «car, dit l'Apôtre, je le connaîtrai alors comme il me connaît.» Qui donc ne comprend que, dans ce passage, l'Apôtre a voulu aussi désigner notre face dont il dit ailleurs: «Mais nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par son divin Esprit (2),» c'est-à-dire en passant de la gloire de la foi à la gloire de la contemplation éternelle? C'est l'effet de cette transformation par laquelle l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour; l'homme intérieur (3), dont l'apôtre Pierre nous recommande de soigner l'invisible parure: «N'embellissez pas, dit-il, votre extérieur par la frisure des cheveux, par l'or, ou les perles, ou les riches vêtements, mais occupez-vous d'orner l'homme caché dans l'âme et qui, par ses vertus, est riche devant Dieu (4).» Car la face sur laquelle les Juifs, qui ne passent pas au Christ, ont un voile qui tombe dès qu'ils marchent vers lui, est découverte en nous lorsque nous sommes transformés en son image. Or l'Apôtre dit clairement: «Un voile a été mis sur leurs coeurs (5);» là est donc la face qui, dévoilée, nous permet de voir maintenant par la foi, quoique dans un miroir et en énigme, et nous permettra alors de contempler face à face (6).

52. Si vous approuvez tout ceci, suivez avec moi la doctrine du saint homme Ambroise; elle ne se recommande pas seulement par l'autorité de ce grand homme, mais elle est appuyée de la vérité elle-même. Je ne m'y attache point de préférence, parce qu'elle vient de celui par la bouche de qui, surtout, le Seigneur m'a délivré de l'erreur, et par le ministère duquel il m'a accordé la grâce du baptême de salut; ce n'est pas de ma part un acte de prédilection envers Celui qui m'a planté et arrosé; c'est que son langage sur ce point est conforme à ce que dit à un esprit pieux et droit, quand il y réfléchit, le Dieu qui donne l'accroissement (7).

1. 1Co 13,12. - 2. 2Co 3,18. - 3. 2Co 4,16. - 4. 1P 3,3. - 5. 2Co 3,15-18. - 6. 1Co 13,12. - 7. 1Co 3,7.

«Même dans la résurrection, dit-il, il ne a sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est pourquoi: heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux, sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu! Si donc ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. Les indignes ne verront pas Dieu; celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps, on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher. Lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. Enfin tous les Apôtres eux-mêmes ne voyaient pas le Christ; et c'est pourquoi il dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore! Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, et la profondeur de la charité du Christ qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père. Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous avons connu le Christ, c'est selon l'esprit. Car le Christ Notre-Seigneur est lui-même l'Esprit qui marche devant nous. Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir selon toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir!

53. Plus vous comprendrez ces paroles du saint homme, qui n'appartiennent pas à la chair mais à l'esprit, et vous les reconnaîtrez vraies, non point parce que saint Ambroise a dit cela, mais parce que la vérité le crie sans bruit, mieux vous comprendrez par où vous êtes unie au Seigneur, et vous vous préparerez au dedans comme une incorruptible demeure pour écouter le silence de ses divines harmonies et voir son invisible nature. Car «Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu!» Il ne leur apparaîtra pas, comme un corps, sur un point quelconque de l'espace, mais quand il viendra à eux et fera en eux sa demeure, ils seront remplis ainsi de toute la plénitude de Dieu, non pas en devenant eux-mêmes Dieu dans sa plénitude, mais en étant parfaitement pleins de Dieu. Si nous ne pouvons nous représenter que des corps et que nous ne soyons pas capables pour le moins de connaître dignement par où nous (359) pouvons nous les retracer, ne cherchons pas à nous combattre, mais purifions nos coeurs de ces grossières habitudes par la prière et par les progrès spirituels. Ce n'est plus seulement le bienheureux Ambroise dont je recueillerai les paroles, mais je dirai avec saint Jérôme: «Ce ne sont pas les yeux de la chair, mais les yeux de l'esprit qui peuvent voir, non-seulement la divinité du Père, mais encore la divinité du Fils et celle du Saint-Esprit, parce qu'il n'y a qu'une nature dans la Trinité; le Sauveur lui-même a dit de ces yeux de l'esprit: Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (1)!» Le même Jérôme l'a dit ailleurs avec autant de brièveté que de vérité: «Une chose incorporelle ne se voit pas des yeux du corps.»

54. En citant ici les sentiments de si grands hommes sur une si grande chose, je ne veux pas que vous croyez qu'il faille suivre, la parole d'un homme, quel qu'il soit, comme on suit les Ecritures canoniques; mais c'est afin que ceux qui pensent autrement s'efforcent d'atteindre par l'esprit à la vérité et de chercher Dieu dans la simplicité du coeur, de peur qu'ils ne condamnent témérairement de si doctes interprètes des livres divins. Ne vous arrêtez pas à ce que disent inconsidérément certaines gens: «Que verront alors les yeux du corps, s'ils ne doivent pas voir Dieu? Seront-ils comme des yeux d'aveugles, ou bien ne serviront-ils de rien?» Ceux qui parlent ainsi ne font pas attention que s'il n'y a plus de corps dans la vie future les yeux du corps n'existeront pas assurément, mais que si les corps subsistent encore, les yeux du corps auront de quoi voir.

En voilà assez là-dessus. En lisant et relisant avec soin ce que j'ai dit depuis le commencement de ce petit ouvrage, vous n'hésiterez peut-être pas à reconnaître que vous devez vous préparer un coeur pur pour voir Dieu avec son secours. Quant au corps spirituel, si le Seigneur vient à mon aide, j'essayerai dans un autre (2) ouvrage de traiter cette question selon la mesure de mes forces.

1. 3 Is 6,8. - 2. saint Augustin a exécuté ce dessein dans le XXIIe livre de la Cité de Dieu, chap. 29.





Augustin, lettres - LETTRE CXLIII. (Année 412)