Augustin, lettres - LETTRE CXLIX. (Année 414).
Dans le XVIe chapitre de l'Histoire de saint Augustin, nous avons eu occasion de parler de Démétrias, cette jeune romain d'un sang illustre, qui fit voeu de virginité à Carthage; ce fût comme un grand événement dont l'Italie, l'Afrique et l'Orient retentirent. Juliana et Proba l'annoncèrent à l'évêque d'Hippone qui n'avait pas été étranger à la pieuse résolution à la jeune romaine. Voici la réponse; que leur adressa saint Augustin.
AUGUSTIN A SES TRÈS-HONORABLES, TRÈS - ILLUSTRES ET TRÈS-DIGNES FILLES LES DAMES PROBA ET JULIANA, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Vous avez rempli de joie notre coeur:joie d'autant plus douce que vous nous êtes plus chères, et d'autant plus grande qu'elle a été plus prompte. La renommée annonce la sainteté virginale de votre race partout où vous êtes connues, c'est-à-dire partout; mais vous avez devancé son vol rapide par votre lettre, qui a été une information plus fidèle et plus certaine, et vous nous avez fait tressaillir d'allégresse pour ce grand bien qui vient de s'accomplir, avant même que nous eussions pu douter du bruit parvenu autour de nous. Com. ment dire assez dignement qu'il est incomparablement plus glorieux et plus profitable pour votre sang de donner des vierges au Christ que des consuls au monde? S'il est grand et beau de marquer de son nom le cours des temps, combien il est plus grand et plus magnifique de s'élever par la pureté du coeur et le saint éclat de la virginité! Qu'une jeune fille, noble d'origine, plus noble parce qu'elle est sainte, se réjouisse bien plus d'obtenir par une union divine l'une des premières places dans les cieux, que si, par une union humaine, elle donnait le jour à des enfants appelés aux plus hautes dignités! La descendante d'Anicius, voulant rendre heureuse son illustre famille, a plus noblement agi en restant dans l'ignorance du mariage qu'en multipliant sa race; elle a mieux fait d'imiter dans sa chair la vie des anges que d'accroître le nombre des mortels, La fécondité qui fait grandir l'esprit est plus avantageuse et plus heureuse que l'autre; le lait du sein maternel ne vaut pas la blancheur de l'âme; il est plus beau d'enfanter le ciel par ses prières que la terre par ses entrailles. Vous, mes filles, qui êtes si honorées comme dames, jouissez en elle de ce qui vous a manqué; (377) qu'elle persévère jusqu'à la fin, demeurant attachée à l'Epoux qui ne doit pas finir. Maîtresse, qu'elle soit imitée par un grand nombre de personnes de son service; noble, par celles qui ne le sont pas; humble au faîte de l'élévation, par celles qui sont exposées aux périls des grandeurs; que les vierges qui souhaitent pour elles la gloire des Anicius choisissent la sainteté. Quelque violente ambition qu'on puisse en avoir, comment arriver à cette gloire? mais si on désire pleinement la sainteté on l'aura bientôt. Que la droite du Très-Haut vous protège et vous rende heureuses, très-honorables dames et très-éminentes filles. Nous saluons dans l'amour du Seigneur et avec les égards dus à vos mérites, les enfants de votre sainteté, celle surtout qui les surpasse tous par la piété. Nous avons reçu avec beaucoup de reconnaissance le don (1) qui est un souvenir de la prise de voile.
1. Apophoretum. On désignait sous le nom de apophoreta chez les Romains les présente que les conviés emportaient à la suite des festins des Saturnales et ceux qu'on envoyait aux amis quand on avait donné des jeux publics. Le monde romain devenu chrétien garda cet usage dans les cérémonies de prise de voile et de profession, terminées par un pieux festin: les conviés emportaient des présents, et la famille en envoyait même au loin à des amis.
La mort de Marcellin et de son frère Apringius, qui avait été proconsul d'Afrique, fut un grand crime; nous en avons raconté les détails dans l'Histoire de saint Augustin, chap. XV. Marin, vainqueur du rebelle Héraclien pour le compte d'Honorius, arrivé à Carthage avec toute l'autorité que lui donnaient sa mission et ses succès, traita l'illustre et pieux Marcellin comme un ennemi de l'empereur et se montra aussi rusé qu'impitoyable. L'histoire accuse Cécilien, ancien Préfet d'Italie, d'avoir été le complice du comte Marin; il gardait des rancunes contre Marcellin et son frère. La rumeur contemporaine a pleinement autorisé ce soupçon. La lettre qu'on va lire a toute la valeur d'une pièce historique, relativement au meurtre odieux de l'ancien président de la conférence de Carthage. Cécilien, à qui saint Augustin avait cessé d'écrire, s'était plaint à l'évêque d'Hippone de son silence; le grand et saint homme, dans sa réponse, dit qu'il n'est pas du nombre de ceux qui croient à la culpabilité de Cécilien, mais sa façon de lui rappeler des souvenirs et de lui poser des questions laisse autour de Cécilien bien des ombres. Un passage de la fin de cette lettre nous apprend que Cécilien n'était encore que catéchumène.
AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON FILS CÉCILIEN, QU'IL DOIT HONORER PARTICULIÈREMENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La plainte renfermée dans votre lettre m'est d'autant plus douce qu'elle marque plus d'affection. Si je tâchais de m'excuser d'avoir gardé le silence, que ferais-je sinon de montrer que vous n'avez eu aucun motif de m'adresser vos reproches? Mais comme j'aime mieux que vous ayez remarqué avec chagrin que je me suis tu, malgré les grands soins de votre charge qui, je le croyais, ne devaient pas vous permettre de vous en apercevoir, je déserterais ma cause si je m'efforçais de me justifier. Si vous n'aviez pas eu raison de vous fâcher de ce que je ne vous ai point écrit, c'est que vous ne feriez pas grand cas de moi et que ma parole ou mon silence vous seraient indifférents. M'en vouloir de ne pas vous écrire c'est ne pas m'en vouloir. Ce que j'éprouve donc en ce moment c'est moins le regret de ne pas vous avoir écrit que la joie de vous voir désirer que je vous,écrive. Je ne m'afflige pas; je m'honore du souvenir que garde de moi un ancien ami, et, ce que vous ne devez pas dire, mais ce que je ne puis taire, un si grand personnage qui habile des pays éloignés et qui porte le fardeau des affaires publiques. Pardonnez donc à celui qui vous rend grâce de ne pas l'avoir jugé indigne que vous vous plaigniez de son silence. Je croirai désormais qu'au milieu de tant d'affaires qui ne sont pas les vôtres, mais celles du public, c'est-à-dire de tout le monde, bien loin de vous être à charge, mes lettres pourront être agréables à votre bienveillance, qui l'emporte en vous sur la grandeur.
2. Celle du saint pape Innocent (1), si vénérable par ses mérites, que des frères m'avaient transmise, avait, j'en suis certain, passé par vos mains; et cependant rien de vous ne l'accompagnait; j'en avais conclu que, chargé de soins si importants, vous ne teniez plus à continuer notre correspondance. Il semblait convenable qu'une lettre de vous se trouvât jointe à celle du saint homme que vous vouliez bien m'envoyer. J'étais donc décidé à ne plus vous importuner de mes lettres, à moins d'une occasion où il m'eût été impossible de refuser une lettre de recommandation pour vous, car nous avons coutume de donner des lettres de recommandation à tous ceux qui nous en demandent; c'est comme une profession qui ne laisse pas d'être importune, mais qui cependant n'est pas condamnable. Ainsi ai-je fait en faveur d'un ami; dans une lettre que j'ai déjà reçue, il me remercie de l'avoir recommandé à vos bontés,et moi je vous remercie de l'avoir bien accueilli.
1. Innocent Ier, originaire d'Albano, successeur de saint Anastase, élu pape en 402, mort en 417. Le plus douloureux événement de son pontificat fut la prise et le saccagement de Rome par Alaric.
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3. Si j'avais quelque mauvaise pensée sur vous au sujet de l'affaire (1), dont votre lettre ne dit rien, et que pourtant elle semble me rappeler, à Dieu ne plaise que je vous demandasse un service ni pour moi ni pour d'autres! Ou je me tairais, en attendant une occasion de m'entretenir de vive voix avec vous; ou si je vous écrivais, je le ferais de manière que vous pourriez à peine en témoigner du déplaisir. Vous et moi nous avions fait les plus vives instances pour que cet homme épargnât à notre coeur un grand déchirement et à sa conscience un grand crime; mais après son impie et cruelle perfidie, je quittai aussitôt Carthage; je cachai mon départ de peur que les larmes et les gémissements de tant de fidèles et de personnes importantes qui s'étaient réfugiées dans l'église pour échapper à son glaive, et qui auraient pu croire ma présence de quelque utilité pour eux, ne me contraignissent d'intercéder en leur faveur: il m'eût fallu demander pour eux la vie sauve à celui que je n'aurais pas pu reprendre avec assez de dignité pour le salut de son âme. Toutefois les murs de l'église les défendaient suffisamment. Quant à moi, j'étais placé entre la crainte que cet homme ne supportât point le seul langage que je dusse lui adresser et la crainte d'être obligé de faire ce qui ne convenait pas. Je plaignais vivement aussi la situation du vénérable évêque d'une aussi grande Eglise que celle de Carthage: on voulait lui faire un devoir de paraître dans une humble attitude en présence de celui qui venait de nous tromper si criminellement, et le but de cet abaissement eût été d'obtenir que les autres fussent épargnés; je ne me sentais pas la force, je l'avoue, de supporter un si grand mal, et c'est pourquoi je partis.
4. Le même motif qui me fit quitter Carthage me forcerait à garder le silence avec vous, si je croyais que vous eussiez poussé cet homme à un tel crime pour vous venger de cruelles. injures. Ceux-là le croient qui ignorent de quelle manière, combien de fois vous nous avez parlé et ce que vous nous avez dit, lorsque nous demandions avec tant d'anxiété qu'il ménageât d'autant plus votre réputation qu'il vous était plus étroitement uni, et que vos visites et vos entretiens particuliers avec lui
1. Le meurtre de Marcellin.
étaient plus fréquents: la fin réservée à ceux qu'on disait être vos ennemis aurait pu faire croire qu'il n'avait pas été question d'autre chose entre vous deux. Pour moi je ne le crois pas; ceux de mes frères qui vous ont entendu dans nos entretiens et qui ont vu votre bon coeur percer dans votre manière de nous écouter et dans tout votre extérieur, ne le croient pas non plus. Mais, je vous en conjure, pardonnez à ceux qui pensent autrement; car ce sont des hommes, et il y a dans le coeur des hommes tant de plis et de replis que les gens soupçonneux, pendant qu'on les blâme avec raison, croient devoir s'applaudir de leur pénétrante finesse. Des motifs de soupçons subsistaient; nous savions que vous aviez reçu une grave injure de la part de l'un des deux (1) que cet homme avait fait tout à coup arrêter. Son frère, dans la personne duquel cet homme a persécuté l'Église, passait pour vous avoir fait je ne sais quelle dure réponse. On croyait que tous les deux vous étaient suspects. Lorsqu'ils se retirèrent après avoir comparu devant lui (le comte Marin (2)), vous restâtes là, et ce fut après un entretien secret entre vous deux, que l'ordre fut aussitôt donné d'arrêter les deux frères. On parlait de l'amitié qui vous unissait l'un à l'autre, amitié qui datait de longtemps. Une si grande intimité et la fréquence de vos entretiens seul à seul autorisaient les mauvais bruits. La puissance de cet homme était grande alors. La calomnie avait beau jeu. Ce n'était pas une grande affaire que de trouver quelqu'un pour dire, sous la promesse de l'impunité, ce qu'il lui commanderait. En ce moment-là tout concourait à ce que, même sur la déposition d'un seul témoin, on pût sans risque faire disparaître de ce monde n'importe qui, comme coupable d'un crime odieux et très-aisé à croire.
5. Cependant le bruit courait que le pouvoir de l'Église pourrait les délivrer, et nous étions joués par de fausses promesses; on nous disait que le comte Marin, non-seulement trouvait bon, mais même demandait qu'un évêque fût envoyé à la cour en leur faveur; on nous faisait entendre qu'il ne serait rien statué à leur égard avant que la cour se fût prononcée. Enfin, la veille du jour où ils furent mis à mort, votre excellence vint vers moi; vous me fîtes espérer
1. Apringius. - 2. Le comte Marin, dont saint Augustin ne prononce pas une seule fois le nom dans cette lettre.
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plus vivement que vous ne l'aviez fait jusque là qu'il pourrait vous accorder leur mise en liberté au moment de votre départ; vous lui aviez sérieusement et sagement remontré que vos fréquents et secrets entretiens vous compromettaient plus qu'ils ne vous faisaient honneur, et que, si les deux frères périssaient, personne ne douterait que leur mort n'eût été le résultat de vos délibérations. Pendant que vous me déclariez que vous lui aviez dit ces choses, vous vous interrompîtes, et, vous tournant vers les lieux où l'on célèbre les sacrements des fidèles, vous affirmâtes par serment, à ma grande surprise, la vérité de vos paroles; à cet instant-là, je me serais amèrement reproché un soupçon contre vous, et aujourd'hui encore, après une catastrophe si horrible et si imprévue, quand je me rappelle avec quel air et quelles démonstrations vous me parliez alors, je ne pourrais sans honte laisser entrer dans mon coeur une pensée accusatrice. Vous me disiez que cet homme avait été si touché de vos paroles qu'il allait vous accorder le salut des deux prisonniers comme le viatique de l'amitié.
6. Aussi je l'assure à votre charité, le lendemain qui fut le jour où se révéla le criminel dessein longtemps médité, quand tout à coup on m'annonça que les deux frères venaient de sortir du cachot pour être conduits devant le juge, l'involontaire émotion que j'éprouvai fit place à d'autres sentiments; repassant dans mon esprit ce que vous m'aviez dit la veille, et songeant à la fête du bienheureux Cyprien qui devait se célébrer le jour suivant, je crus que le comte Marin avait choisi ce jour pour accorder ce que vous lui aviez demandé, et qu'il avait voulu monter à l'endroit (1) où périt un si grand martyr, afin de réjouir l'Eglise universelle du Christ en se montrant plus grand par la puissance de laisser vivre que par la puissance de faire mourir; mais voilà que vers moi se précipite un messager par lequel j'apprends que les deux frères ont été livrés au bourreau avant même que j'aie eu le temps de demander des nouvelles de leur comparution devant le juge. Le lieu du meurtre était proche et n'était pas destiné aux supplices, mais plutôt il servait d'ornement à la ville; il y avait eu là auparavant quelques exécutions, de peur que le choix de cette place pour l'effusion d'un tel
1. Mappalia. Ce mot punique a été la désignation de plusieurs lieux en Afrique.
sang ne parût une nouveauté trop odieuse; c'est ce qu'on a cru avec raison. La promptitude des ordres donnés et l'extrême voisinage du lieu de l'exécution ont prouvé l'intention de soustraire les deux victimes à la sollicitude de l'Eglise. En craignant l'intervention de cette mère, le comte Marin a assez fait voir qu'il ne craignait pas de lui causer une telle affliction je savais que; par son baptême, il était devenu enfant de la sainte Eglise. Après un dénoûment si lamentable, quand on avait pris tant de soin de me donner la veille, et par vous-même, quoique à votre insu, une sécurité presque entière, quel homme, jugeant comme la foule des hommes a coutume de juger, pourrait douter que vous nous ayez vous-même donné des paroles et que vous leur ayez enlevé la vie? Aussi, comme je l'ai dit, je ne crois point que vous ayez eu part à ce crime, mais vous êtes bon et vous pardonnerez à ceux qui le croient.
7. Que jamais il n'entre dans mon coeur ni dans ma conduite d'intercéder auprès de vous ou de vous demander un service en faveur de quelqu'un, si je vous croyais coupable d'un crime si grand et d'une cruauté si noire! Mais, je l'avoue, si, après cette atrocité, vous êtes resté comme auparavant l'ami de cet homme-là, pardonnez à ma douleur de vous le dire en toute liberté: vous me forcez de croire ce que je n'ai pas voulu croire jusqu'ici. Repoussant l'idée de votre complicité, je dois repousser celle de la continuation de vos rapports avec lui. Votre ami, par l'usage inattendu d'une puissance dont il avait été tout à coup investi, n'a pas plus atteint la vie des deux frères qu'il n'a atteint votre réputation. En parlant ainsi, je ne cherche point, par un oubli de mon caractère et de mon état, à exciter contre lui votre haine, mais je vous invite à une meilleure manière de D'aimer. Celui qui agit avec les méchants de manière à les faire repentir de leur iniquité, les sert par son indignation; car de même que les flatteries des méchants sont nuisibles, ainsi il y a profit dans la sévérité des gens de bien. Avec le même fer dont il a si audacieusement tué les autres, il a frappé son âme plus gravement et plus profondément: il le trouvera et le sentira inévitablement après cette vie, à moins que le repentir ne le ramène et qu'il n'use bien de la patience de Dieu. Dieu permet souvent que la vie présente soit arrachée aux gens de bien par le crime des méchants, afin (380) qu'on ne croie pas que ce soit un mal de la perdre. Mourir dans la chair, qu'est-ce que cela peut faire à ceux qui doivent mourir? Ceux qui prennent des précautions pour ne pas mourir, que font-ils si ce n'est d'un peu retarder leur mort? Tout ce qui nuit à ceux qui meurent leur vient de leur vie et non pas de leur mort; si, en sortant de ce monde, ils ont une âme en état d'être secourue de la grâce chrétienne, leur mort n'est pas la fin d'une bonne et douce vie, mais le passage à une vie meilleure.
8. Les moeurs de l'aîné (1), semblaient plus attachées au siècle qu'au Christ; toutefois depuis son mariage on avait remarqué un grand amendement dans sa vie de jeune homme et d'homme du monde. Peut-être est-ce un effet de la miséricorde de Dieu qu'il ait été le compagnon de son frère (2) dans la mort. Quant à celui-ci, il a vécu religieusement, et son coeur et ses jours ont été profondément chrétiens. Il avait cette réputation lorsqu'il vint présider dans la cause de l'Église; il la garda au milieu de nous. Combien il avait d'intégrité dans les moeurs, de fidélité dans l'amitié, de goût pour la science religieuse, de sincérité dans la foi, de chasteté dans le mariage, de modération dans le jugement, de patience envers ses ennemis, d'affabilité envers ses amis, d'humilité envers les saints, de charité envers tous, de facilité à rendre service, de réserve dans ses demandes, d'amour pour le bien, de douleur quand il avait péché! Quelle belle honnêteté, quelle splendeur de grâce, quel soin pour l'accomplissement des devoirs pieux, quelle bonté secourable, quelle douce disposition à pardonner, quelle confiance dans la prière! Avec quelle modestie il parlait de ce qu'il savait utile au salut; avec quelle attention il s'appliquait au reste! Quel mépris des choses présentes! Quelle espérance et quel désir des biens éternels! Le lien du mariage l'empêcha seul de tout quitter pour s'enrôler dans la milice chrétienne; il y était déjà engagé lorsqu'il commença à souhaiter un état meilleur, et il ne lui était point permis de s'affranchir de cette situation quoique inférieure à ce qu'il eût voulu.
9. Un jour son frère, détenu dans la même prison, lui dit: «Si je souffre de la sorte parce que je l'ai mérité par mes péchés, vous,
1. Apringius. - 2. saint Marcellin.
dont nous connaissons la vie si sérieusement et si ardemment chrétienne, comment avez-vous mérité le même malheur?» Marcellin lui répondit: «Croyez-vous que je regarde comme peu de chose, si toutefois ce témoignage que vous rendez de ma vie est vrai, croyez-vous, dis-je, que je regarde comme peu de chose la grâce que Dieu m'accorde de souffrir ce que je souffre, même jusqu'à l'effusion du sang, afin que mes péchés soient punis ici-bas et que le compte ne m'en soit pas demandé au jugement futur?» Ces paroles pouvaient peut-être donner à penser que Marcellin se sentait coupable de quelques secrets péchés d'impureté. Je dirai donc ce que le Seigneur Dieu a voulu que j'entende de sa bouche, pour ma grande consolation. J'étais inquiet de cette pensée, et comme de telles fautes tiennent à la faiblesse de l'homme, seul avec le prisonnier, je lui demandai s'il n'avait rien à se reprocher qu'il dût expier par une plus grande et plus sévère pénitence. Il était d'une pudeur rare, et mon soupçon, quoique faux, le fit rougir; mais il m'écouta avec reconnaissance; souriant avec une gravité modeste et prenant ma main droite dans ses deux mains, «je prends à témoin, dit-il, les sacrements qui me sont apportés (1) par cette main, que je n'ai jamais connu d'autre femme que la mienne, suit avant, soit depuis mon mariage.»
10. Quel mal lui est-il donc arrivé par la mort, ou plutôt que de bien il a trouvé lorsqu'enrichi de ces dons il est allé de cette vie à Jésus-Christ, sans lequel on les possède inutilement? Je ne vous raconterais pas ces choses si je croyais que les louanges de Marcellin pussent vous offenser. Comme je ne crois pas cela, je ne crois pas assurément que vous ayez, je ne dis pas sollicité, mais même voulu ou souhaité sa mort. C'est pourquoi vous pensez avec nous, avec d'autant plus de sincérité que vous êtes plus innocent, que cet homme a été plus cruel envers son âme qu'il ne l'a été envers le corps de Marcellin, lorsqu'au mépris de nous-même, au mépris de ses promesses et au mépris de vos demandes et remontrances tant de fois répétées, au mépris enfin de l'Église du Christ et du Christ lui-même, il est venu à bout de ses machinations par cette mort. Qui ne préférerait aux honneurs de l'un le cachot même de
1. Les textes portent aferuntur ou offeruntur: la première version nous a paru offrir un sens plus probable.
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l'autre, en voyant tant de joie sur le front du prisonnier et tant de rage à l'homme revêtu de la puissance? Toutes les prisons, l'enfer lui-même n'a pas de ténèbres aussi horribles et aussi vengeresses que la conscience d'un méchant homme. Quel mal vous a-t-il fait à vous-même? Il a pu porter une grave atteinte à votre réputation, mais non pas à votre innocence. Votre réputation elle-même est restée sauve auprès de ceux qui vous connaissent mieux que nous, auprès de moi-même, témoin de tous vos efforts pour empêcher un crime si odieux; ils étaient accompagnés d'un si grand sentiment que j'ai vu en quelque sorte avec mes yeux ce qu'il y avait de plus invisible dans votre coeur. Le mal qu'il a fait n'est donc retombé que sur lui-même; il a transpercé son âme, sa vie, sa conscience; il a, par son aveugle cruauté, ravagé sa propre réputation dont les coeurs les plus pervers ont coutume de désirer ardemment la conservation. Autant il a pris soin de plaire aux impies et s'est réjoui de leur avoir plu, autant il est devenu odieux à tous les gens de bien.
11. Où a-t-on mieux vu qu'il n'a pas eu à céder à cette nécessité par laquelle il voulait voiler son crime, que dans la réprobation de celui-là même (1) dont il a osé alléguer les ordres? Apprenez-le du saint diacre N. (2) qui fut adjoint à l'évêque que nous avions envoyé en faveur des deux prisonniers: ce n'est pas un pardon qu'on crut devoir leur donner, on aurait pu les croire coupables de quelque crime; on se borna à un ordre pur et simple de mise en liberté. C'est donc par une cruauté gratuite qu'il a horriblement affligé l'Eglise; il n'y avait aucune nécessité; mais d'autres motifs dont je me doute (3), et qu'il n'est pas besoin de confier à une lettre, l'ont peut-être poussé à ce crime. Son frère, craignant de périr, s'était réfugié dans le sein de cette Eglise; il y trouva la vie pour conseiller dans la suite un si grand crime; et lui-même (le comte Marin), ayant offensé son patron, avait aussi demandé à l'Eglise un asile qui ne put pas lui être refusé. Si vous l'aimez, détestez-le; si vous ne voulez pas qu'il soit puni dans l'éternité, ayez pour lui de l'horreur. Voilà ce que demandent et votre honneur et sa vie; car aimer en lui ce que Dieu hait c'est non-seulement le haïr, mais encore c'est se haïr soi-même.
1. L'empereur Honorius. - 2.Au lieu du latin: per N. Manius, peut-être faut-il lire Peregrinus; c'est le nom du diacre dont il est question dans la lettre CXLIX et qui s'était rendu en Italie avec l'évêque Urbain. - 3. les instigations des donatistes.
12. Cela étant, je ne vous crois ni l'auteur ni le complice d'un pareil forfait, et je ne crois pas que vos démonstrations aient eu pour but de me tromper; à Dieu ne plaise qu'une telle indignité souille votre vie! Je ne veux pas qu'entre vous et lui il y ait une amitié qui, pour son malheur, le porterait à s'applaudir de ce qu'il a fait et qui justifierait les soupçons des hommes; mais aimez-le de façon à le disposer à la pénitence et à une pénitence proportionnée à une aussi horrible action; plus vous serez l'ennemi de son crime, plus vous vous montrerez son ami. Je désirerais savoir de votre excellence où vous étiez le jour de ce double meurtre, comment vous avez reçu cette nouvelle, ce que vous avez fait ensuite, ce que vous lui avez dit quand vous l'avez vu, ce qu'il vous a dit; car moi, depuis mon départ le lendemain, je n'ai rien pu apprendre de vous sur cette affaire.
13. Je lis dans votre lettre que vous avez été forcé de croire que je ne vais plus à Carthage pour ne pas vous voir; mais c'est vous plutôt qui, par ces paroles, me forcez de vous dire les causes de mon éloignement. L'une de ces causes, c'est que je ne puis plus suffire au travail dont il me faut porter le poids quand je suis à Carthage, et que je ne saurais vous faire connaître sans vous écrire aussi longuement; cette diminution de mes forces tient à mes infirmités, connues de tous ceux qui me voient de près, et aussi à la vieillesse (1), qui est l'infirmité commune du genre humain. L'autre cause, c'est que j'ai résolu, si c'est la volonté du Seigneur, de consacrer à l'étude des sciences ecclésiastiques tous les loisirs que pourront me laisser les besoins de l'Eglise, au service de laquelle je me dois particulièrement; s'il plaît à la miséricorde de Dieu, mes études seront peut-être de quelque profit, même pour la postérité.
14. Si vous voulez entendre toute la vérité, souffrez que je vous dise qu'il est une chose en vous qui me fait une très-grande peine, c'est qu'à votre âge et avec l'honnêteté de votre vie, vous soyez encore catéchumène, comme si les chrétiens, en devenant plus fidèles et meilleurs, n'en étaient pas plus capables de mieux gouverner l'Etat. Mais quel est le but de tous vos soins et de toutes vos
1. Saint Augustin avait alors environ 60 ans.
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peines si ce n'est de faire du bien aux hommes? Si tel n'était pas votre but, mieux vaudrait dormir nuit et jour que de vous consumer en des veilles laborieuses sans avantage pour les hommes. Je ne doute pas que votre excellence...... (1)
1. La fin de cette lettre nous manque, mais nous croyons que ce qui manque est peu considérable.
Macédonius, vicaire d'Afrique, à qui saint Augustin s'était plus d'une fois adressé en faveur des gens coupables, lui demande de vouloir bien lui donner les raisons chrétiennes de l'intercession épiscopale auprès des hommes revêtus du pouvoir.
MACÉDONIUS A SON SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SI DIGNE DE RESPECT ET D'AFFECTION.
1. J'ai reçu par Boniface, pontife d'une religion vénérable, une lettre de votre sainteté vivement désirée; cet évêque a été d'autant mieux accueilli qu'il m'a apporté ce que je souhaitais le plus, une lettre de vous et de bonnes nouvelles de votre santé, vénérable seigneur et Père, si digne de respect et d'affection. C'est pourquoi il a sans retard obtenu ce qu'il demandait, et comme il se présente une occasion, je ne veux pas rester sans récompense pour le peu que j'ai accordé à votre prière. Je désire en effet recevoir une récompense qui me serve, sans dommage pour celui qui la donne, ou plutôt pour sa gloire.
2. Vous dites qu'il est du devoir de votre sacerdoce d'intervenir pour les coupables; vous vous blessez d'un refus, comme si l'obtention de la grâce demandée était attachée à votre ministère. Moi je doute beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion. Car si le Seigneur défend les péchés au point qu'après la première pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvons-nous prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné? C'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à le commettre, il est certain que nous nous associons à une faute toutes les fois que nous désirons que le coupable demeure impuni. Outre cela, quelque chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus pardonnable si le coupable promet de se corriger; mais maintenant telles sont nos moeurs, qu'on désire à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. Votre sacerdoce croit devoir aussi intervenir pour ceux dont on espère d'autant moins dans l'avenir, que dans le présent ils persévèrent dans la pensée de leur crime. Car celui qui retient si opiniâtrement ce qui lui a fait commettre le crime prouve bien qu'il recommencera ses mauvaises actions dès qu'il le pourra.
3. C'est pourquoi j'interroge sur ce point votre sagesse, et je désire sortir de mes doutes: je ne vous consulte que pour être fixé à cet égard. Au reste, j'ai l'intention de remercier même les intercesseurs, surtout ceux de votre mérite. J'aime à concéder à de bons intercesseurs beaucoup de choses que je ne veux pas avoir l'air de faire de moi-même, de peur que d'autres ne s'arment de cette douceur pour commettre des crimes; par là mes grâces, paraissant accordées au mérite d'un autre, n'ôtent rien à la sévérité du jugement. Vous, m'aviez promis quelques écrits de votre sainteté, et je n'en ai pas reçu; je vous prie de m'en envoyer maintenant, et de vouloir bien répondre à ma lettre, afin que, privé en ce moment de voir votre sainteté, je nie nourrisse au moins de vos discours. Que l'éternelle divinité vous garde en bonne santé pendant une très-longue vie, vénérable seigneur et Père, si digne de respect et d'affection!
Saint Augustin, répondant à Macédonius, expose toute la pensée de notre religion sur la punition des crimes; cette lettre mérite d'être lue et relue par tous ceux qui sont chargés de la justice humaine en ce monde. Elle fait aussi beaucoup penser à la question de la peine de mort dans les sociétés chrétiennes. Cette lettre qui va au fond de tant de choses est un monument du génie miséricordieux de l'Évangile.
AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE, A SON CHER FILS MACÉDONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. Nous ne devons ni laisser sans réponse ni retenir par un exorde un homme aussi occupé que vous dans l'État, aussi appliqué que vous l'êtes non point à vos intérêts mais aux intérêts d'autrui, un homme que nous félicitons d'être ce qu'il est, tant pour lui que pour les affaires humaines. Recevez donc ce que vous m'avez demandé, soit pour l'apprendre de moi, soit pour vous assurer si je le savais. Si le sujet vous avait semblé petit ou superflu, vous n'auriez pas jugé à propos d'y donner votre attention au milieu des grandes et nécessaires occupations de votre charge.
Vous me demandez pourquoi nous disons «qu'il est du devoir de notre sacerdoce d'intervenir pour les coupables» et pourquoi «nous nous blessons d'un refus comme si l'obtention de la grâce était attachée à notre ministère.» Vous dites que «vous doutez beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion.» Vous donnez ensuite les raisons qui vous font douter à cet égard. «Si le Seigneur défend les péchés, dites-vous, au point (383) qu'après la première pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvez-vous prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné?» Pressant davantage, vous ajoutez «c'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à le commettre, il est certain que nous nous associons à une faute, toutes les fois que nous désirons que le coupable demeure impuni.»
2. Voilà des paroles qui épouvanteraient quiconque ne connaîtrait pas votre douceur et votre humanité. Mais nous qui vous connaissons et qui ne doutons pas que vous n'ayez écrit ceci comme on pose une question et non point comme on rend une décision, nous répondrons à ces paroles par d'autres paroles de vous. Comme si vous n'aviez pas voulu que nous eussions hésité dans cette question, vous avez prévu ce que nous dirions; vous nous avez averti de ce que nous devions dire, et vous avez continué en ces termes: «Outre cela quelque chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus pardonnable si le coupable promet de se corriger.» Avant de discuter ce que vous entendez par ce quelque chose de plus grave, dans la suite de votre lettre, je recevrai ce que vous m'avez donné et je m'en servirai pour écarter la difficulté qui semble s'opposer à nos intercessions. Autant que nous le pouvons, nous intercédons pour tous les péchés, parce que tous les péchés paraissent pardonnables, lorsque le coupable promet de se corriger. Voilà votre sentiment, c'est aussi le nôtre.
3. Nous n'approuvons donc en aucune manière les fautes dont nous voulons qu'on se corrige; ce n'est point parce que le mal nous plaît que nous en voulons l'impunité: mais nous avons pitié de l'homme en détestant le crime; plus le vice nous déplaît, moins nous voulons que le vicieux périsse avant de s'être amendé. Il est aisé et tout simple de haïr les méchants parce qu'ils sont méchants; mais il est rare et pieux de les aimer parce qu'ils sont hommes, de façon à blâmer la faute et à relever la nature dans une même personne; ainsi vous haïrez le mal avec d'autant plus de justice qu'il aura souillé cette nature que vous aimez. Poursuivre le crime et vouloir délivrer l'homme, ce n'est pas s'engager dans le lien de l'iniquité, mais c'est marcher dans le lien de l'humanité. Il n'y a pas d'autre endroit que ce monde où l'on puisse se corriger; car après cette vie, chacun n'aura que ce qu'il y aura amassé. C'est donc l'amour des hommes qui nous force à intervenir pour les coupables, de peur que leur vie ne se termine par un supplice qui aboutirait à un supplice sans fin.
4. Ne doutez donc point que ce bon office de la part des évêques ne soit dans le véritable esprit de la religion, puisque Dieu, en qui il n'y a pas d'iniquité, dont la puissance est souveraine, qui voit l'état intérieur de chacun et même ce que chacun sera un jour, qui seul ne peut pas faillir dans ses jugements parce qu'il ne peut pas se tromper, fait cependant, comme parle l'Evangile, «lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et sur les injustes.» Le Christ Notre-Seigneur, pour que nous imitions son admirable bonté, nous a dit: «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes (1).» Qui ne sait que plusieurs abusent pour leur perte de cette indulgence et de cette douceur divines? C'est à ceux-là que l'Apôtre adresse ces reproches sévères. «O homme, qui que tu sois, qui condamnes ceux qui commettent ces actions et en commets de pareilles, penses-tu échapper à la justice de Dieu? méprises-tu les trésors de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité? ignores-tu que la bonté de Dieu te convie à la pénitence? Mais par ta dureté et ton coeur impénitent, tu amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2).» Parce que ceux-là persévèrent dans leur iniquité, Dieu ne persévérera-t-il pas dans sa«patience? Il punit peu en ce monde, assez, seulement, pour qu'on ne doute pas de sa divine providence, et réserve beaucoup de choses pour le dernier examen afin de donner plus de grandeur au jugement futur.
5. Je ne pense pas que ce Maître céleste nous prescrive d'aimer l'impiété lorsqu'il nous commande d'aimer nos ennemis, de faire du bien à ceux qui nous haïssent, de prier pour ceux qui nous persécutent; si néanmoins nous sert
1. Mt 5,44-45. - 2. Rm 2,3-6.
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Dieu pieusement, nous ne pouvons avoir que des impies pour ennemis, pour persécuteurs acharnés. Faut-il donc aimer les impies, leur faire du bien, prier pour eux? Oui certainement, c'est Dieu qui l'ordonne. A cause de cela cependant il ne nous fait pas contracter alliance avec les impies, pas plus que lui-même ne fait alliance avec eux en les épargnant, en leur conservant la vie et la santé. L'Apôtre expose son dessein autant qu'il est donné à un homme pieux de le connaître: «Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitente?» C'est à cette pénitence que nous voulons conduire ceux pour qui nous intercédons; nous n'épargnons ni ne favorisons leurs mauvaises actions.
6. En effet, lorsqu'il nous arrive de dérober des coupables à votre sévérité, nous leur interdisons les approches de l'autel, afin qu'en faisant pénitence et en se punissant eux-mêmes, ils puissent apaiser celui qu'ils avaient méprisé par leurs péchés. Le but de toute sincère pénitence est de ne pas laisser impuni ce qu'on a fait de mal; c'est de cette manière que celui qui ne s'épargne pas est épargné par ce Dieu dont nul contempteur n'évite le profond et juste jugement. Si parmi les méchants et les scélérats qu'il épargne et dont il conserve la vie et la santé, il en est plusieurs qu'il sait ne pas devoir faire pénitence et auxquels pourtant il ne refuse pas sa patience, à plus forte raison faut-il que nous soyons nous-mêmes miséricordieux envers ceux qui promettent de se corriger et dont les promesses nous laissent des doutes, et que nous essayions de fléchir votre rigueur en intercédant pour ces mêmes hommes dont le Seigneur connaît toute la conduite future, et pour lesquels cependant nous prions sans l'offenser, car c'est lui-même qui nous l'a commandé.
7. Parfois il arrive que, dans une croissante iniquité, des hommes, après avoir fait pénitente et s'être réconciliés avec l'autel, commettent les mêmes fautes et de plus graves encore; et pourtant Dieu fait encore lever sur eux son soleil et leur accorde avec la même libéralité qu'auparavant les biens de la vie et de la santé. Et quoique dans l'Eglise il n'y ait plus pour eux place pour les humiliations de la pénitence, Dieu cependant n'oublie pas sa patience envers eux. Si quelqu'un d'entre eux nous disait: «Ou admettez-moi encore une fois à la pénitence, ou permettez à mon désespoir de faire tout ce qui me plaira dans la mesure de mes richesses et de la liberté que laissent les lois humaines; que je me plonge dans la débauche et dans toute espèce de désordres condamnés par le Seigneur, mais applaudis de la plupart des hommes. M'empêcherez-vous de tomber dans cette perversité? Mais en quoi pourra-t-il me servir, pour la vie future, de mépriser en ce monde les douceurs de la volupté, de brider mes passions, de me refuser même beaucoup de choses permises pour châtier mon corps, de me condamner à une plus rigoureuse pénitence qu'auparavant, de gémir avec plus de douleur, de répandre plus de larmes, de mener une vie meilleure, de faire aux pauvres une plus large part, de brûler plus ardemment du feu de la charité qui couvre la multitude des péchés (1)?» Qui d'entre nous répondrait à cet homme: «Rien de tout cela ne vous servira dans l'avenir; allez, jouissez du moins de la douceur de cette vie?» Que Dieu nous préserve d'une folie si cruelle et si sacrilège! Quoique, par une sage et salutaire disposition, on ne soit admis dans l'Eglise qu'une seule fois aux humiliations de la pénitence, de peur que la fréquence du remède ne lui fasse perdre de son efficacité, (car il est d'autant plus salutaire qu'il est moins méprisé), qui oserait dire à Dieu: Pourquoi pardonner encore une fois à cet homme qui, après une première pénitence, s'est de nouveau engagé dans les liens de l'iniquité? Qui oserait dire que ces paroles de l'Apôtre ne leur sont pas applicables: «Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitence?» ou qu'ils sont exclus du bénéfice de celle-ci: «Heureux tous ceux qui se confient en lui (2)?» ou que cet autre passage ne les regarde pas: «Agissez courageusement, et que votre coeur se réconforte, vous tous qui espérez dans le Seigneur (3)?»
8. Telle est la patience de Dieu, telle est sa miséricorde envers les pécheurs, que leur repentir en cette vie les sauve dans l'éternité; cependant il n'attend la miséricorde de personne, parce que nul n'est plus heureux, plus puissant, plus juste que lui. Et nous, hommes, que devons-nous être envers les hommes, nous qui, de quelque louange que nous comblions notre vie, ne disons jamais que nous sommes sans péché? «Si nous disons cela, nous nous trompons nous-mêmes, comme il est écrit, et la vérité n'est pas en nous (4).» Aussi quoi
1. 1P 8,4. - 2. Ps 2,13. - 3. Ps 30,25. - 4. 1Jn 1,8,
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que l'accusateur, le défenseur, l'intercesseur, le juge soient autant de personnages différents dont il serait trop long et inutile de marquer ici les devoirs particuliers; toutefois la terreur du jugement de Dieu doit demeurer présente à la pensée de ceux même qui punissent les crimes, non pour suivre les mouvements de leur colère, mais pour obéir aux lois; non pour venger leurs propres injures, mais les injures d'autrui après mûr examen, comme il convient à des juges; il faut qu'ils songent qu'ils ont besoin de la miséricorde de Dieu pour leurs péchés, et que, de leur part, ce n'est pas une faute que la pitié envers ceux sur lesquels ils ont une puissance légitime de vie et de mort.
9. Quand les Juifs conduisirent auprès du. Seigneur Jésus-Christ la femme surprise en adultère et que, pour le tenter, après lui avoir dit que, d'après la loi, elle devait être lapidée, ils lui demandèrent ce qu'il voulait qu'on en rit, il leur répondit: «Que celui qui d'entre vous est sans péché lui jette la première pierre (1).» Ainsi le Seigneur n'improuva point la loi qui punissait de mort ces sortes de crimes, et par la terreur il rappela à la miséricorde ceux qui auraient pu faire mourir la femme coupable. Après une telle; parole du Sauveur, je crois que si le mari qui demandait la punition de la foi conjugale outragée était présent, il dût lui-même, saisi d'effroi, passer du désir de la vengeance à la volonté du pardon. Comment l'accusateur n'aurait-il pas renoncé à poursuivre le crime qui l'offensait, lorsque les juges eux-mêmes renoncèrent ainsi à la vengeance, eux qui, dans la punition d'une femme adultère, n'étaient pas poussés par un ressentiment personnel, mais exécutaient simplement la loi? Quand Joseph, le fiancé de la Vierge, mère du Seigneur, s'aperçut d'une grossesse à laquelle il était étranger et crut à un adultère, il ne voulut pas punir Marie; il ne se montra pas non plus l'approbateur du crime. Et cette volonté lui est imputée à justice, car il a été dit de lui: «Comme c'était un homme juste et qu'il ne voulait pas la déshonorer, il résolut de la renvoyer secrètement. Pendant qu'il avait cette pensée, un ange lui apparut (2)» pour lui apprendre que ce qu'il croyait un crime était une oeuvre de Dieu.
1. Jn 8,7. - 2. Mt 1,18-20.
10. Si donc la seule idée de la faiblesse commune à tous brise le ressentiment de celui qui accuse et la rigueur de celui qui juge, que pensez-vous que doivent faire pour les coupables le défenseur et l'intercesseur? Vous tous hommes de bien qui maintenant êtes juges, et qui autrefois vous êtes chargés de causes au barreau, vous savez que vous aimiez mieux défendre que d'accuser. Et cependant il y a loin d'un défenseur à un intercesseur; car l'un s'attache principalement à justifier et à cacher la faute; et l'autre, en présence d'un crime prouvé, cherche à écarter ou à diminuer la peine. C'est ainsi que les justes intercèdent auprès de Dieu pour les pécheurs, et l'on exhorte les pécheurs eux-mêmes à faire cela entre eux, car il est écrit: «Confessez vos péchés les uns aux autres, et priez les uns pour les autres (1).» Tout homme, quand il le peut, remplit envers l'homme ces devoirs d'humanité. Ce qu'on punirait chez soi, on veut le laisser impuni dans la maison d'autrui. Soit que l'on s'emploie auprès d'un ami, soit que devant nous un homme s'emporte contre quelqu'un qu'il a la puissance de frapper, ou soit que l'on arrive à l'improviste au milieu d'une scène de colère soudaine, on sera regardé, non pas comme très juste, mais comme très-inhumain si l'on n'intervient point. Je sais que vous-même, avec quelques amis, vous avez intercédé dans l'Eglise de Carthage pour un clerc dont l'évêque avait raison d'être mécontent; il n'y avait pas à craindre que le sang coulât sous une discipline qui ne le répand jamais, et quand vous vouliez qu'on ne punit point une faute qui vous déplaisait aussi, nous n'avons pas pensé que vous fussiez des approbateurs du délit, mais nous vous avons écoutés comme des intercesseurs pleins d'humanité. Si donc il vous est permis.d'adoucir par l'intercession la réprimande ecclésiastique, pourquoi ne le serait-il pas à l'évêque d'intercéder pour détourner votre glaive? La discipline ecclésiastique frappe pour qu'on vive bien, votre glaive frappe pour qu'on cesse de vivre.
11. Enfin le Seigneur lui-même a intercédé auprès des hommes pour qu'une femme adultère ne fût point lapidée, et par là il nous a recommandé le devoir de l'intercession: ce qu'il a fait par une sainte terreur, nous devons le faire par nos demandes. Car il est le Seigneur, nous sommes ses serviteurs; et il a effrayé pour nous inspirer à tous de la crainte.
1. Jc 5,16.
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Car qui de nous est sans péché? Quand le Seigneur eut adressé cette parole aux hommes qui lui avaient amené la pécheresse à punir; quand il eut dit que celui qui se croirait sans péché lui jetât la première pierre, la fureur tomba par le tremblement de la conscience; ceux qui demandaient le châtiment se retirèrent et laissèrent seule à la miséricorde du Sauveur cette femme digne de compassion. Que la piété des chrétiens s'incline devant cet exemple qui fit fléchir l'impiété des juifs; que l'humanité des coeurs soumis cède à ce qui a brisé l'orgueil des persécuteurs; que ceux qui confessent fidèlement Jésus-Christ cèdent à ce qui a vaincu la ruse hypocrite des tentateurs. Homme de bien, pardonnez aux méchants; soyez d'autant plus doux que vous êtes meilleur, et d'autant plus humble par la piété que vous êtes plus élevé par la puissance.
12. Et moi, considérant vos moeurs, je vous ai appelé homme de bien; mais vous, considérant les paroles du Christ, dites-vous à vous-même: «Il n'y a de bon que Dieu seul (1).» Cela étant vrai, car c'est la Vérité qui l'a dit, on ne doit pas m'accuser de vous avoir flatté ni de m'être mis en contradiction avec ces paroles de l'Evangile pour vous avoir appelé homme de bien. Le Seigneur lui-même ne s'est pas contredit lorsqu'il a parlé ainsi: «L'homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur (2).» Dieu est singulièrement bon et ne peut pas ne pas l'être; sa bonté ne tient point à une participation à aucun bien, car le bien par lequel il est bon, c'est lui-même: mais c'est par Dieu même que l'homme est bon lorsqu'il est bon; il ne peut pas l'être de lui-même. Ceux qui deviennent bons le deviennent par l'esprit de Dieu; notre nature a été créée capable de recevoir ce divin esprit au moyen de notre volonté propre. Pour que nous soyons bons, il nous faut donc recevoir et posséder les dons de celui qui est bon de lui-même; quiconque les néglige devient mauvais de son propre fond. C'est pourquoi l'homme est bon en tant qu'il agit bien, c'est-à-dire qu'il fait le bien avec connaissance, amour et piété; il est mauvais en tant qu'il pèche, c'est-à-dire qu'il s'éloigne de la vérité, de la charité et de la piété. Qui dans cette vie est sans quelque péché? Mais nous appelons bon celui dont les bonnes actions l'emportent sur les mauvaises, et nous appelons très-bon celui qui pèche le moins.
1. Mc 10,18. - 2. Lc 6,45.
13. C'est pourquoi ceux que le Seigneur lui-même appelle bons à cause de leur participation à la grâce divine, il les appelle mauvais à cause des vices de la faiblesse humaine; cet état doit durer jusqu'à ce que, guéris de tout penchant au mal, nous passions à l'autre vie où l'on ne pèche plus. C'est aux bons et non pas aux mauvais qu'il enseignait à prier lorsqu'il leur prescrivait de dire: «Notre Père qui êtes aux cieux.» Car s'ils sont bons, c'est parce qu'ils sont enfants de Dieu, non pas engendrés tels de sa nature, mais devenus tels par sa grâce, comme ceux qui le reçoivent et à qui il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1). Cette génération spirituelle est nommée adoption dans l'Ecriture pour la distinguer de cette génération d'un Dieu naissant d'un Dieu, d'un Eternel engendré par l'Eternel et dont l'Ecriture a dit: «Qui racontera sa génération (2)?» Jésus-Christ a donc déclaré bons ceux qu'il a autorisés à dire véritablement à Dieu: «Notre Père qui êtes aux cieux.» Il a voulu cependant qu'ils disent dans la même oraison: «Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent.» Quoiqu'il soit évident que ces dettes sont les péchés, le Seigneur l'a dit plus clairement par ces paroles: «Car si vous remettez aux hommes les péchés qu'ils ont commis contre vous, votre Père vous remettra vos propres péchés (3).» Les baptisés répètent cette prière; cependant il n'y a pas de péchés passés qui ne soient remis dans la sainte Eglise aux baptisés. Si ensuite dans la mortelle fragilité de cette vie, ils ne contractaient pas des souillures pour lesquelles il faille le pardon, ils ne diraient pas avec vérité: «Remettez-nous nos dettes. n Ils sont donc bons en tant qu'ils sont enfants de Dieu; mais ils sont mauvais en tant qu'ils pèchent, et c'est ce qu'ils attestent par un aveu qui n'est pas menteur.
14. Dira-t-on que les péchés des bons et les péchés des mauvais sont différents? Cela a toujours été probable. Cependant le Seigneur Jésus, sans aucune ambiguïté, a appelé mauvais ceux-là même dont il disait que Dieu était le Père. Dans un autre endroit du même discours où il nous a appris à prier, il nous exhorte à l'oraison en ces termes: «Demandez, et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira. Car tout homme
1. Jn 1,12. - 2. Is 53,8. - 3. Mt 6,9-14.
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qui demande reçoit, et qui cherche trouve; «et l'on ouvre à qui frappe;» et un peu après: «Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants ce qui est bon, à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux donnera ce qui est bon à ceux qui le lui demandent (1)!» Dieu est-il donc le Père des méchants? Non, sans doute. Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il de leur Père céleste à ceux qui sont mauvais, sinon parce que la Vérité nous fait voir en même temps ce que nous sommes par la bonté de Dieu, et ce que nous sommes par le vice de notre nature, nous recommandant de recourir à l'un, pendant qu'il nous aide à nous relever de l'autre? Sénèque qui a vécu au temps des apôtres et dont on lit quelques lettres (1) adressées à l'Apôtre Paul, a dit avec raison: «Celui qui hait les méchants hait tous les hommes.» Et cependant on doit les aimer pour qu'ils ne soient plus méchants, de même qu'on aime les malades, non pas pour qu'ils demeurent malades, mais pour qu'ils soient guéris.
15. Tous les péchés que nous commettons en cette vie après la rémission qui s'obtient dans le baptême, quoi qu'ils ne soient pas d'une gravité à nous faire écarter des divins autels, doivent s'expier, non point par une douleur stérile, mais par des sacrifices de miséricorde. Ce que nous vous demandons dans nos intercessions auprès de vous, sachez donc que nous l'offrons à Dieu pour vous; car vous avez besoin de la miséricorde que vous exercez, et croyez celui qui a dit: «Remettez, et il vous sera remis, donnez et l'on vous donnera (3).» Quand même nous vivrions de façon à ne pas avoir à dire: «Remettez-nous nos dettes,» plus notre coeur serait pur, plus la clémence devrait y trouver place; et si nous ne sommes pas émus de la parole où le Seigneur invite «celui «qui est sans péché à jeter la première pierre,» nous devons suivre au moins l'exemple du Seigneur qui, étant sans péché, dit à la femme qu'on lui avait laissée avec terreur: «Ni moi je ne vous condamnerai point, allez et ne péchez plus (4).» La femme coupable aurait pu craindre qu'après l'éloignement de ceux que la pensée de leurs péchés avait amenés à
1. Mt 7,7-11. - 2. A l'époque de saint Augustin, on croyait, comme on le voit ici, à l'authenticité des quatorze lettres de Sénèque à saint Paul que la critique moderne a déclarées apocryphes; mais cela ne prouverait point que des rapports n'aient pas existé entre le précepteur de Néron et l'Apôtre des Gentils. - 3. Lc 6,37-38. - 4. Jn 8,11.
lui pardonner sa faute, elle n'eût été condamnée par celui qui était sans péché. Mais lui, tranquille dans sa conscience et la clémence au coeur, après que la femme eût répondu que personne ne l'avait condamnée, «Ni moi, dit le Sauveur, je ne vous condamnerai pas.» C'est comme s'il eût dit: La malice a pu vous épargner, pourquoi craignez-vous l'innocence? Et de peur qu'on ne crût pas qu'il pardonnait mais qu'il approuvait, «Allez, dit-il, et ne péchez plus.» Par là il montrait qu'il pardonnait à la faiblesse humaine, mais que la faute lui déplaisait. Vous reconnaissez maintenant que les intercessions sont dans le véritable esprit de la religion, que nous ne faisons pas cause commune avec les criminels, quand nous intercédons souvent pour des scélérats sans être des scélérats, mais que ce sont des pécheurs intercédant pour des pécheurs, et j'oserai dire, auprès de pécheurs, sans que nulle intention injurieuse se mêle à mes paroles.
16. Sans doute ce n'est pas en vain qu'ont été institués la puissance du roi, le droit du glaive de la justice, l'office du bourreau, les armes du soldat, les règles de l'autorité, la sévérité. même d'un bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs raisons, leurs avantages; elles impriment une terreur qui contient les méchants et assure le repos des bons. On ne doit pas appeler bons ceux que la crainte seule des supplices empêcherait de mal faire, car nul n'est bon par la peur du châtiment, mais par l'amour de la justice; toutefois il n'est pas inutile que la terreur des lois retienne l'audace humaine, afin que l'innocence demeure en sûreté au milieu des pervers et que dans les méchants eux-mêmes la contrainte imposée par la peur des supplices détermine la volonté à recourir à Dieu et à devenir meilleure. Mais les intercessions des évêques ne sont pas contraires à cet ordre établi dans le monde; bien plus il n'y aurait aucune raison d'intercéder si ces choses n'existaient pas. Les bienfaits de l'intercession et du pardon ont d'autant, plus de prix que le châtiment était plus mérité. Autant que je puis en juger, les sévérités racontées dans l'Ancien Testament n'avaient d'autre but que de montrer la justice des peines établies contre les méchants; et l'indulgence de la nouvelle alliance nous invite à leur pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut même pour nous qui (388) avons péché, ou une recommandation de mansuétude, afin qu'au moyen de ceux qui pardonnent, la vérité n'inspire pas seulement de la crainte, mais encore de l'amour.
17. Mais il importe beaucoup de considérer dans quel esprit chacun pardonne. De même qu'on punit quelquefois avec miséricorde, on peut pardonner avec cruauté. Pour me faire mieux comprendre par un exemple, qui ne regarderait comme un homme cruel celui qui pardonnerait à un enfant voulant obstinément jouer avec des serpents? Qui ne rendrait hommage à la miséricorde de celui qui, dans ce cas, aurait recours même aux verges pour se faire écouter? Et toutefois la correction ne devrait pas aller jusqu'à faire mourir l'enfant, pour qu'elle pût lui être profitable. Et lors même qu'un homme est tué par un autre homme, il y a une grande différence entre la mort donnée dans le but de nuire ou d'arracher injustement quelque chose, comme le fait un ennemi ou un voleur; et la mort donnée pour punir ou pour exécuter les arrêts de la justice, comme le fait le juge, comme le fait le bourreau; et la mort donnée pour se sauver ou pour se défendre, comme le fait un voyageur à l'égard d'un brigand qui l'attaque et un soldat envers l'ennemi. Et parfois celui qui a été cause de la mort est plutôt en faute que celui qui tue, comme si quelqu'un trompe sa caution et que celui-ci subisse la peine légitime à sa place. Cependant on n'est pas coupable toutes les fois qu'on est cause de la mort d'autrui; c'est ce qui arriverait si un homme, mal reçu par une femme dans une sollicitation criminelle, se tuait de désespoir; si un fils, craignant les verges dont son père se serait affectueusement armé, se jetait dans un précipice, ou si quelqu'un se donnait la mort parce que tel homme aurait été mis en liberté ou dans la crainte qu'il ne fût mis en liberté. En vue d'éviter à autrui ces causes de mort, faudrait-il consentir au crime, empêcher les châtiments qui se proposent, non le mal, moins la correction du coupable, empêcher même les punitions paternelles, et arrêter les oeuvres de miséricorde? Quand ces choses arrivent, il faut les déplorer comme on déplore d'autres malheurs humains, mais nous n'avons rien à changer à nos volontés honnêtes dans le but de les prévenir.
18. Nos intercessions en faveur d'un criminel ont quelquefois aussi des suites que nous ne voudrions pas. Il peut arriver qu'entraîné par la passion et insensible à l'indulgence, celui que nous avons sauvé redouble d'audace cruelle en raison de son impunité et que plusieurs périssent de la main de celui que nous avons arraché à la mort; il peut arriver encore que l'exemple d'un coupable gracié et revenu à une vie meilleure éveille des espérances d'impunité et en fasse périr d'autres qui se laisseront aller à de semblables ou à de plus mauvaises actions. Je ne crois pas que nos intercessions soient responsables de ces maux; on doit nous attribuer plutôt le bien que nous avons en vue et que nous cherchons, je veux dire la mansuétude qui fasse aimer la parole de la vérité, et le désir que ceux qui sont sauvés d'une mort temporelle vivent de façon à ne pas tomber dans l'éternelle mort, pour laquelle il n'y a plus de libérateur.
19. Votre sévérité est donc utile: elle aide au repos public et au nôtre; notre intercession est utile aussi: elle tempère votre sévérité. Que les requêtes des bons ne vous déplaisent pas; car les bons ne sont pas fâchés que les méchants vous craignent. Ce n'est pas seule. ment de là pensée du jugement futur que l'apôtre Paul effraye les hommes pervers; il les effraye aussi de la hache que vous faites porter devant vous et la considère comme appartenant au gouvernement de la divine providence «Que toute personne, dit-il, soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu; toutes celles qui sont établies l'ont été par lui. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance résiste à l'ordre de Dieu, et ceux qui y résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation: les princes ne sont point à craindre lors«qu'on ne fait que de bonnes actions, mais «lorsqu'on en fait de mauvaises. Veux-tu donc ne pas craindre la puissance? Fais le bien, et tu obtiendras d'elle des louanges elle est envers toi le ministre de Dieu pour le bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive; elle est le ministre de Dieu, chargée de sa vengeance contre celui qui agit mal. Il est donc nécessaire de vous y soumettre, non-seulement par crainte de sa colère, mais encore par conscience. C'est pour cela aussi que vous payez aux princes des tributs, car ils sont les ministres de Dieu, persévérant dans l'accomplissement de ces devoirs. Rendez à tous (389) ce qui leur est dû: à l'un le tribut, à l'autre l'impôt, à celui-ci la crainte, à celui-là l'honneur. Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour qui doit vous un les uns aux autres (1).» Ces paroles de l'Apôtre montrent combien votre sévérité est utile. C'est pourquoi, de même que ceux qui ont la crainte de l'autorité lui doivent aussi de l'amour, de même l'autorité doit avoir de l'amour pour ceux que contient la terreur de ses menaces. Que rien ne se fasse par le désir de nuire, mais qu'un sentiment de charité préside à tout; jamais rien de cruel, jamais rien d'inhumain. On craindra le juge, mais le devoir de l'intercession ne sera pas méprisé, parce que, dans le châtiment comme dans le pardon, il n'y a de bon que la pensée de rendre meilleure la vie des hommes. Si telles sont la perversité et l'impiété des coupables que ni la punition ni la grâce ne leur servent de rien, les bons n'en ont pas moins rempli leur devoir d'amour par leur sévérité et leur mansuétude; car ils ont eu l'intention de remplir ce devoir et l'ont fait avec une conscience que Dieu voit.
20. Vous ajoutez dans votre lettre: «Mais maintenant telles sont nos moeurs que les hommes désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis.» Vous parlez ici de la pire espèce d'hommes, celle pour laquelle la pénitence n'est qu'un remède inutile. Si on ne restitue pas, lorsqu'on le peut, le bien d'autrui, on ne fait qu'un semblant de pénitence; si elle est sincère, il n'y a pas de rémission sans restitution; mais, ainsi que je l'ai dit, il faut que la restitution soit possible. Car bien souvent celui qui dérobe perd, soit qu'il tombe entre les mains d'autres méchants, soit qu'il mène lui-même mauvaise vie; et il ne lui reste plus rien pour restituer. Nous ne pouvons dire à cet homme: rendez ce que vous avez pris, que quand nous croyons qu'il l'a et qu'il refuse. Il n'y a pas injustice à presser par la rigueur celui qui ne rend pas et qu'on croit en mesure de restituer, parce que, n'eût-il pas de quoi rembourser l'argent dérobé, il expie ainsi par des souffrances corporelles le tort d'avoir volé. Mais il n'est pas sans humanité d'intercéder même en de tels cas, comme on le fait pour des criminels; l'intercession n'aurait point ici pour but d'empêcher qu'on ne restituât à autrui, mais d'empêcher
1. Rm 13,1-8.
qu'un homme ne sévît contre un autre homme je parle surtout de celui qui, ayant remis la faute, cherche l'argent et qui, renonçant à se venger, craint seulement qu'on ne le trompe. Si alors nous pouvons persuader que ceux pour lesquels nous intervenons n'ont pas ce qui leur est demandé, les tourments cessent aussitôt. Mais parfois des gens miséricordieux veulent épargner à un homme des supplices certains quand la possibilité de restituer leur paraît incertaine. C'est à vous-mêmes à nous pousser et à nous convier à ces actes de compassion; car mieux vaut perdre son argent, si le voleur l'a encore, que de le torturer ou même de le tuer s'il ne l'a plus. Cependant il convient alors d'intercéder bien plus auprès des réclamants qu'auprès des juges; de peur que ceux-ci, ayant la puissance de faire rendre et n'y forçant pas, n'aient l'air de dérober; et du reste, dans l'emploi de la force pour obtenir les restitutions, ils doivent rester toujours humains.
21. Mais je dis en toute assurance que celui qui intervient auprès d'un homme pour qu'il ne restitue pas ce qu'il a volé, et qui, si le coupable se réfugie auprès de lui, ne le pousse pas le mieux qu'il peut à la restitution, devient le complice de sa fraude et de son crime. Avec de tels hommes il y aurait plus de miséricorde à refuser qu'à prêter secours; ce n'est pas secourir que d'aider au mal, mais plutôt c'est perdre et accabler. S'ensuit-il que nous puissions ou que nous devions jamais punir ou livrer.pour punir? Nous agissons dans la mesure du pouvoir épiscopal, en menaçant quelquefois du jugement des hommes, mais surtout et toujours du jugement de Dieu. Lorsque nous sommes en présence de coupables que nous savons avoir dérobé et avoir de quoi rendre, nous accusons, nous reprenons, nous détestons, tantôt en particulier, tantôt en public, selon l'utilité qui peut en résulter pour les personnes, et nous prenons garde de pousser à dé plus grandes folies qui deviendraient pour d'autres un malheur. Parfois même, si de plus importantes considérations ne nous retiennent, nous privons les coupables de la sainte communion de l'autel.
22. Il arrive souvent qu'ils nous trompent, soit en niant qu'ils aient dérobé, soit en affirmant qu'ils n'ont pas de quoi rendre; souvent vous êtes trompés vous-mêmes, en croyant que nous ne faisons rien pour qu'ils restituent ou (390) en croyant qu'ils ont de quoi restituer; tous tant que nous sommes, ou presque tous, nous aimons à croire ou à faire croire que nos soupçons sont des connaissances, lorsque nous pensons reconnaître une apparente vérité, ' oubliant que des choses croyables peuvent être fausses, et que quelques-unes d'incroyables peuvent être vraies. C'est pourquoi, parlant de certains coupables «qui désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis,» vous avez ajouté: «Pour ceux-là aussi votre sacerdoce croit devoir intervenir.» Il peut se faire en effet que vous sachiez ce que je ne sais pas, et que je croie devoir intervenir, pour quelqu'un qui peut me tromper, sans pouvoir vous tromper vous-même, en me faisant croire qu'il n'a pas ce que vous savez qu'il a. Nous ne penserons pas de même sur le coupable, mais ni l'un ni l'autre nous n'aimerons que la restitution ne se fasse pas. Hommes, nous différons d'opinion sur un homme, mais nous n'avons qu'un même sentiment sur la justice. De la même manière, il peut se faire que je sache que quelqu'un n'a pas, et que vous n'en soyez pas sûr vous-même et que vous le soupçonniez seulement; à cause de cela je vous paraîtrais intervenir «pour celui qui désirerait à la fois la remise de la peine de son crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis.» En résumé donc je n'oserais jamais dire, penser, décider qu'il fallût intervenir pour demander que quelqu'un restât maître, par l'impunité, de ce qu'il aurait dérobé par un crime; je ne l'oserais jamais auprès de vous, ni auprès d'hommes tels que vous, s'il en est qui aient le bonheur de vous ressembler, ni auprès de ceux qui convoitent ardemment les biens d'autrui, bien inutiles à leur bonheur, toujours même dangereux et funestes; je ne l'oserais jamais dans mon coeur où j'ai Dieu pour témoin. Ce que je puis demander, c'est qu'on pardonne l'injure, mais que le coupable restitue ce qu'il a ravi, si toutefois il a ce qu'il a volé ou de quoi rendre autrement.
23. Tout ce qui est pris à quelqu'un malgré lui ne l'est pas injustement. Beaucoup de gens ne veulent payer ni les honoraires du médecin, ni le salaire de l'ouvrier; pourtant le médecin et l'ouvrier reçoivent en toute justice ce qu'on leur donne par force, et c'est à ne pas leur donner qu'il y aurait injustice. Mais de ce que l'avocat vend sa défense et le jurisconsulte son conseil, le juge ne doit pas vendre un équitable jugement ni le témoin une déposition véritable; car le juge et le témoin ont à considérer l'intérêt des deux parties, et les autres l'intérêt d'une seule. On ne doit pas vendre les jugements justes ni les témoignages vrais; mais quand le juge vend l'injustice et le témoin la fausseté, c'est un bien plus grand crime, car ceux qui en paient le prix, quoique de leur pleine volonté, le font avec scélératesse. Toutefois celui qui achète un jugement faste a coutume de se regarder comme volé et de réclamer, parce que la justice qu'il obtient n'aurait pas dû être vénale; et celui qui a payé pour un jugement inique redemanderait volontiers son argent, si son marché n'était pas nu sujet de crainte ou de honte.
24. Il est des personnes de bas lieu qui reçoivent des deux parties, comme les employés dans les offices subalternes et ceux qui les commandent; on leur redemande ce qu'ils ont extorqué par une coupable cupidité; on leur laisse ce qu'on leur a donné par une coutume qu'on tolère; nous blâmerions plus ceux qui réclameraient dans ce dernier casque ceux qui se seraient fait payer selon l'usage; parce que c'est en vue de ces profits que ces gens-là entrent ou restent dans ces emplois inférieurs dont les affaires humaines ont besoin. Et lorsque ces gens viennent à mener un autre genre de vie ou à s'élever à un haut degré de sainteté, ils donnent aux pauvres comme leur propre bien ce qu'ils ont acquis de cette façon, et ne le restituent pas à ceux de qui ils l'ont reçu comme on ferait du bien d'autrui. Quant à celui qui a pris par vol, rapine, calomnie, oppression, violence, celui-là, nous voulons qu'il restitue et non pas qu'il donne. C'est l'exemple évangélique que donne le publicain Zachée ayant tout à coup changé sa vie en une sainte vie après avoir reçu le Seigneur dans sa mai. son, lui dit: «de donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j'ai dérobé quelque chose à quelqu'un, je lui rends le quadruple (1).»
25. Cependant si on regarde de plus près à ce que commande la justice, on aura bien plus raison de dire à l'avocat: rendez ce que vous avez reçu pour vous être élevé contre la vérité, pour être venu en aide à l'iniquité, pour avoir trompé le juge, opprimé une cause juste et triomphé par la fausseté (et que
1. Lc 19,8.
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d'hommes éloquents, qui passent pour très-honnêtes, foulent ainsi les droits de la vérité, non-seulement sans tomber sous les coups de la loi, mais même en se faisant honneur de ces iniques victoires!). On aura, dis-je, bien plus raison de tenir à l'avocat ce langage que de dire à n'importe quel agent du pouvoir judiciaire: rendez ce que vous avez reçu pour avoir arrêté, par ordre du juge, un homme qu'on avait besoin d'entendre quelle que fût sa cause, pour l'avoir garotté de peur qu'il ne résistât, pour l'avoir enfermé de peur qu'il ne s'échappât, pour l'avoir fait comparaître durant le procès ou l'avoir renvoyé après le jugement. Mais chacun sait pourquoi on ne dit pas de pareilles choses à l'avocat; un homme ne veut pas redemander à son défenseur ce qu'il lui a donné pour lui faire avoir injustement gain de cause; de même qu'il ne voudrait pas rendre ce qu'il aurait reçu de la partie adverse après sa victoire de mauvais aloi. Trouverait-on aisément un avocat ou quelqu'un assez homme de bien pour dire de la part de l'avocat à son client: Reprenez ce que vous m'avez donné après que j'ai eu parlé pour vous au mépris de la justice, et restituez à votre adversaire ce que vous lui avez injustement enlevé sous le coup des efforts de ma parole? C'est néanmoins ce que doit faire celui que le repentir ramène à une vie plus droite. Si donc l'homme qui a plaidé injustement refuse, après avoir été averti, la réparation qu'il doit, l'avocat ne peut consentir à garder le prix de cette iniquité. On restitue ce qu'on a secrètement volé, et l'on ne restituerait pas ce qu'on aurait acquis, en trompant les lois et le juge, devant les tribunaux même où les crimes sont punis! Que dirai-je de l'usure pour laquelle et les lois et les juges ordonnent restitution? Y a-t-il plus de cruauté à soustraire ou à prendre de force quelque chose à un riche que de ruiner le pauvre par l'usure? Voilà différents genres d'injustices dont je voudrais la réparation; mais à quel juge aurait-on recours pour cela?
26. Si nous comprenons sagement l'endroit du livre des Proverbes où on lit que «le monde avec toutes ses richesses appartient à l'homme fidèle et que pas une obole n'est due à l'infidèle (1),» ne prouverons-nous pas que tous ceux qui mènent joyeuse vie avec des biens légitimement acquis et qui ne savent pas en faire usage, possèdent le bien d'autrui? Car ce
1. Livre des Proverbes, 17,version des Septante.
qu'on a le droit de posséder n'appartient pas certainement à autrui; or on possède par le droit ce qu'on possède avec justice, et avec justice ce qu'on possède bien. Donc tout ce qu'on possède mal est à autrui, et celui-là possède mal qui use mal. Vous voyez ainsi que de gens devraient rendre le bien d'autrui, puisqu'il en est peu à qui on puisse faire restitution; mais n'importe ou ceux-ci se rencontrent, ils méprisent d'autant plus ces richesses qu'ils pourraient les posséder avec plus de justice. Car personne ne possède mal la justice, et celui qui ne l'aime pas ne l'a pas. Quant à l'argent, les méchants ont une mauvaise manière de le, posséder; les bons le possèdent d'autant mieux qu'ils l'aiment moins. Mais on tolère l'iniquité de mauvais possesseurs des biens humains, et parmi eux on a établi des droits qu'on appelle civils; ils ne font pas à cause de cela un meilleur usage de ce qu'ils ont, mais ce mauvais usage devient moins dédommageable pour autrui. Les choses vont ainsi jusqu'à ce que les fidèles et les pieux auxquels tout appartient de droit, et dont les uns se sont sanctifiés dans les rangs des mauvais riches, et les autres, en vivant quelque temps au milieu d'eux, ont été éprouvés mais non souillés par leurs injustices, arrivent à cette cité où les attend l'héritage de l'éternité: c'est là qu'il n'y a de place que pour le juste, de rang élevé que pour le sage; c'est là qu'on ne possédera que ce qui est véritablement à soi. Cependant, même ici, nous n'intercédons pas pour que les biens d'autrui ne soient point restitués d'après les moeurs et les lois de la terre; lorsque nous demandons que vous vous adoucissiez envers les méchants, ce n'est pas pour qu'on les aime et pour qu'ils demeurent ce qu'ils sont, c'est parce que tous ceux qui sont bons le deviennent en cessant d'être méchants et qu'on apaise Dieu par un sacrifice de miséricorde: si Dieu n'était pas indulgent à ceux qui sont mauvais, il n'y aurait personne de bon.
Voilà une trop longue lettre qui vous fait perdre votre temps, quand peu de mots auraient suffi à un homme aussi pénétrant et aussi instruit que vous. Il y a. longtemps que j'aurais fini si j'avais cru que vous seul dussiez lire ma réponse. Vivez heureux dans le Christ, mon très-cher fils.
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Augustin, lettres - LETTRE CXLIX. (Année 414).