Chrysostome sur Jean 22
22 Jn 2,4-10
ANALYSE.
1. Jésus-Christ fait chaque chose en son temps, non qu'il soit soumis au temps, lui le Créateur des années et le Maître des siècles, mais par amour pour l'ordre.
2. Jésus-Christ, par le miracle de Cana, montre qu'il est, le Créateur de l'eau et du vin, et ainsi il confond les hérétiques.
3. Les miracles de Jésus-Christ surpassent de beaucoup les effets naturels. - Jésus-Christ change en mieux nos volontés lâches et rebelles. - Les biens de ce monde ne sont point stables: ils s'évanouissent en un instant, ils coulent avec la rapidité d'un torrent. - La frugalité est la mère de la santé. - Les délices de la table et la bonne chère sont très-nuisibles au corps et à l'âme: elles produisent une infinité de maladies.
1. La prédication a ses difficultés et ses fatigues; saint Paul le reconnaît et le déclare par ces paroles: «Que les prêtres qui gouvernent bien soient doublement honorés; principalement ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l'instruction» (1Tm 5,47) des peuples. Mais il dépend de vous de rendre ce travail ou doux ou pénible. Si vous rejetez ce que nous disons, ou même si, sans le rejeter, vous n'en faites pas voir le fruit dans vos oeuvres, le travail nous sera dur et pénible; parce que nous connaîtrons que nous travaillons en vain et inutilement: mais si vous êtes attentifs, et si vous pratiquez ce que vous avez entendu, nous ne nous apercevrons point de nos sueurs: le produit du travail n'en laisse pas sentir la peine. C'est pourquoi, si vous voulez nous encourager et animer notre ardeur, produisez-nous du fruit, je vous le demande en grâce; afin que voyant de belles et de riches moissons, soutenus de la confiance d'avoir fait un bon travail, et supputant nos richesses, nous ne nous ralentissions pas dans un commerce si heureux et si profitable.
La question qui se présente aujourd'hui n'est pas légère. Marie dit à Jésus: «Ils n'ont point de vin», Jésus-Christ lui répond «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? Mon heure n'est pas encore venue»; et après une pareille réponse, Jésus fait ce que
lui demandait sa mère. Cette seconde difficulté n'est pas moins grande que la première. Invoquons celui qui a opéré ce miracle avant d'aborder la solution. Mais ce n'est point en ce seul endroit que se trouve cette parole; le même évangéliste dit dans la suite: «Ils ne purent point le prendre, parce que son heure n'était pas encore venue» (Jn 7,8); et encore: «Personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n'était pas encore venue»; et ailleurs: «L'heure est venue, glorifiez votre Fils». (Jn 17,1) J'ai rassemblé ici ces textes qui sont répandus dans tout l'Evangile, pour leur donner à tous une seule explication. Quelle est-elle cette explication? Jésus-Christ n'était point assujetti à la nécessité du temps, il ne disait pas: «Mon heure n'est pas encore venue», pour observer les heures. Comment en aurait-il tenu compte, lui, le maître du temps, le créateur des années et des siècles? mais par ces paroles Jésus-Christ veut nous apprendre qu'il fait, tout dans le temps propre et convenable, afin de ne point troubler l'ordre des choses. ne pas faire chaque chose dans son temps, t'eût été tout confondre: la naissance, la résurrection, le jugement.
Renouvelez ici votre attention, mes frères; il a fallu créer les créatures, mais non toutes ensemble: l'homme et la femme, mais non [203] les deux ensemble. Il a fallu condamner à là mort le genre humain et le ressusciter, mais il a dû y avoir un grand intervalle entre ces deux événements. Il a fallu donner la loi et la grâce, mais non pas à la fois: la loi et la grâce ont dû être dispensées chacune dans son temps. Jésus-Christ n'était donc point assujetti à la nécessité des temps, lui qui, comme créateur, a prescrit au temps l'ordre qu'il a voulu établir. Saint Jean fait dire ici à Jésus-Christ: «Mon heure n'est pas encore venue», polir montrer qu'il n'était pas encore bien connu; et qu'il n'avait pas encore entièrement rempli le collège de ses disciples. André et Philippe le suivaient, mais nul autre avec eux: ou plutôt, tous ceux-ci ne le connaissaient pas comme il faut, ni même sa mère, ni ses frères. Car après tant de miracles; l'évangéliste parlant de ses frères, dit: «Ses frères ne croyaient pas en lui» (Jn 7,5): de même pour ceux qui étaient aux notés, ils ne le connaissaient pas. S'ils l'avaient connu, ils se seraient approchés de lui, et, dans le besoin où ils se trouvaient, ils l'auraient prié d'y avoir égard.
Jésus dit donc: «Mon heure n'est pas encore venue». Je ne suis pas encore connu de ceux qui sont ici, présents, et même ils ne savent pas que le vin leur mangue: attendez qu'ils le sachent. Il ne convenait pas que vous me fissiez cette demandé, étant ma mère, vous rendez le miracle suspect, il fallait que ceux qui sont dans le besoin vinssent s'adresser à moi, et me prier, non que j'aie besoin de leurs prières, mais afin qu'ils reçussent mon bienfait avec pleine adhésion. Car lorsque celui qu'une urgente nécessité presse, obtient ce qu'il demande; il en a une vive reconnaissance; mais celui qui ne s'est pas encore aperçu du besoin où il est, rie connaît point aussi tout le prix du bien qu'on lui fait.
Mais, repartirez-vous, pourquoi, après avoir dit: «Mon heure n'est pas encore venue», et avoir refusé, fit-il ensuite ce que sa mère lui avait demandé? Afin que si l'on voulait faire des objections, et prétendre qu'il était assujetti à l'heure, on connût, à n'en pouvoir douter, qu'il n'était nullement assujetti ni à l'heure, ni au temps. En effet; s'il eût été assujetti à l'heure, comment, l'heure convenable n'étant point encore arrivée, aurait-il pu faire ce miracle? De plus; il l'a fait par égard pour sa mère, pour ne pas paraître la contrarier, pour qu'on n'attribuât pas son refus à faiblesse et à impuissance, pour ne pas couvrir sa mère de confusion dans une si grande assemblée car elle lui avait déjà présenté les serviteurs. Ainsi, après avoir dit à la Chananéenne: «Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens» (Mt 15,26) néanmoins, touché de sa persévérance, il lui accorda ensuite ce qu'elle demandait; et quoiqu'il dît: «Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël, qui se sont perdues» (Mt 15,24); toutefois, après une telle réponse, il guérit sa fille.
2. D'où nous apprenons, mes frères, que souvent par la persévérance nous nous rendons dignes de recevoir des grâces et des bienfaits, quelque indignes que nous en puissions être. C'est pourquoi la mère de Jésus attendit, et fit sagement approcher de lui ceux qui servaient, afin que plusieurs le priassent ensemble. C'est aussi pour cette raison qu'elle ajouta «Faites tout ce qu'il vous dira (Jn 2,5)». Car elle savait parfaitement bien que ce n'était point par impuissance qu'il avait refusé, mais parce qu'il fuyait l'éclat, et qu'il ne voulait pas sembler chercher l'occasion de faire un miracle; voilà pourquoi elle fit approcher ceux qui servaient.
«Or, il y avait là six grandes urnes de pierre, pour servir aux purifications qui étaient en usage parmi les Juifs, dont chacune tenait deux ou trois mesures (Jn 2,6).
«Jésus leur dit: Emplissez les urnes d'eau et ils les emplirent jusqu'au haut (Jn 2,7)». Ce n'est pas sans sujet que l'évangéliste a dit: «Pour servir aux purifications qui étaient en usage parmi les Juifs»; mais c'est de peur que quelque infidèle n'eût peut-être lieu de soupçonner qu'il était resté de la lié de vin dans ces vases, et qu'on n'eût qu'à y jeter et à y mêler de l'eau, pour obtenir un vin fort léger; voilà, dis-je, pourquoi saint Jean dit: «Pour servir aux purifications qui étalent en usage parmi les Juifs»; par là il fait voir qu'on n'avait jamais gardé de vin dans ces urnes. En effet, comme il y a une grande disette d'eau dans la Palestine, et qu'il est rare d'y trouver des sources et des fontaines, tes Juifs avaient soin d'avoir toujours des urnes pleines d'eau, pour n'être pas obligés de courir aux fleuves, s'ils contractaient par hasard quelque impureté, et pour avoir sous leur main de quoi se purifier. - 204 -
Mais pourquoi ne fit-il pas de miracle avant qu'on emplît ces urnes d'eau, ce qui aurait été beaucoup plus merveilleux? car autre chose est de changer la matière qui existe, et qu'on a sous sa main, en lui donnant une autre forme, autre chose de créer la substance même qui n'existait point; l'un de ces prodiges est bien plus admirable que l'autre. Mais plusieurs auraient regardé ce dernier miracle comme incroyable, et c'est pour cette raison que souvent Jésus-Christ a volontairement diminué la grandeur de ses miracles, afin qu'on les crût plus facilement.
Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas mis l'eau lui-même et a-t-il ordonné aux serviteurs d'emplir ces urnes? C'est encore pour la même raison, et aussi afin d'avoir pour témoins de ce miracle ceux mêmes qui avaient puisé et apporté l'eau, afin qu'ils pussent attester que ce n'était pas un prestige, une illusion. Si quelques-uns avaient impudemment osé le nier, ceux qui serraient pouvaient dire C'est nous qui avons puisé l'eau. De plus, Jésus par cette conduite renverse les doctrines qui se sont élevées contre l'Eglise. En effet, comme quelques-uns enseignent qu'il y a un autre Créateur du monde, et que ce n'est pas lui qui a créé les êtres visibles, mais un autre Dieu qui lui est contraire; pour réprimer leur folie, il fait la plupart de ses miracles, en se servant des substances mêmes qui sont déjà créées. Car si le Créateur lui était contraire et opposé, il ne se servirait pas de l'ouvrage d'autrui, pour montrer et faire éclater sa propre puissance. Mais il fit voir, parce prodige, qu'il est celui-là même qui change l'eau dans les vignes, et qui, y faisant entrer la pluie par les racines, la convertit en vin, en opérant dans un instant aux noces ce qu'il fait dans la vigne même avec plus de temps.
Or, après qu'ils eurent rempli les urnes d'eau, Jésus leur dit: «Puisez maintenant, et portez-le au maître d'hôtel. Et ils lui en portèrent (8).
«Le maître d'hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en vin, et, ne sachant d'où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l'eau le sussent bien, il appela l'époux (9).
«Et lui dit: Tout homme sert d'abord, le bon vin, et, après qu'on a beaucoup bu, il en sert alors de moindre: mais, pour vous, vous avez réservé jusqu'à cette heure le bon vin (10)». Sur cet endroit encore quelques-uns plaisantent et disent: C'était là une compagnie d'ivrognes, de gens sans goût, sans discernement, incapables de juger des choses, jusqu'à ne savoir dire si on leur présentait de l'eau ou du vin: car, qu'ils étaient ivres, c'est ce que le maître d'hôtel déclare lui-même. Voilà qui est fort plaisant, sans doute. Mais l'évangéliste a prévenu toute interprétation de ce genre. Il ne dit pas que ce furent les conviés qui jugèrent du vin, mais le maître d'hôtel qui était à jeun et n'avait encore goûté de rien. Vous le savez tous, mes frères, les gens chargés de l'ordonnance d'un grand repas, ne prennent aucune part au festin et n'ont d'autre soin que de veiller à ce que tout se passe dans l'ordre. Voilà pourquoi Jésus appelle à témoin du miracle qu'il vient de faire cet homme à jeun; car il n'a point dit: Versez du vin aux conviés; mais «portez-en au maître d'hôtel. Le maître d'hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en vin, et ne sachant d'où venait ce vin, quoique les serviteurs le sussent bien, appela l'époux».
Pourquoi ne s'adresse-t-il pas aux serviteurs? C'était la voie la plus courte de publier le miracle. C'est que Jésus; loin de divulguer lui-même ses prodiges, voulait que la vertu et la puissance qu'il avait de faire des miracles, vinssent insensiblement et peu à peu à la connaissance des hommes. Si dès lors celui-là avait été répandu, on n'aurait pas ajouté foi au récit des serviteurs; on les aurait jugés fous d'attribuer une si grande action à celui qui, dans l'opinion de plusieurs, était un homme ordinaire. A la vérité, ils avaient clairement vu ce qui s'était passé, ils en avaient une parfaite connaissance; ils ne pouvaient pas révoquer en doute ce que leurs mains avaient fait, mais toutefois ils n'étaient pas propres à persuader les autres. C'est pourquoi Jésus-Christ n'a pas découvert ce miracle à tous les conviés, mais seulement à celui qui pouvait mieux l'apercevoir, réservant à l'avenir de le mettre dans une plus grande évidence; car les autres prodiges qu'il devait faire ne pouvaient manquer de rendre celui-ci plus croyable. Du moins, à l'occasion de la guérison du fils de l'officier, l'évangéliste fait entendre, par ce qu'il en dit, que ce miracle du changement de l'eau en vin était dès lors plus connu. En effet, la connaissance, comme j'ai dit, qu'en avait cet officier, est ce qui le ports [205] le plus à s'adresser à Jésus. Saint Jean le déclare ouvertement, en disant: «Jésus vint à Cana en Galilée, où il avait changé l'eau en vin» (Jn 4,46); non-seulement en vin, mais en un vin excellent.
3. Tels sont les miracles de Jésus-Christ: ils surpassent de beaucoup parleur excellence les effets de la nature. Ainsi, pour les membres qu'il a redressés, il les a rendus plus forts et plus robustes que ceux qui ont toujours été sains et vigoureux. Non-seulement des serviteurs, mais encore le maître d'hôtel et l'époux, allaient donc certifier que c'était là du vin et un vin excellent; et ceux qui avaient tiré l'eau devaient naturellement déclarer que Jésus-Christ avait fait le miracle de la changer en vin, en sorte que ce prodige ne pouvait manquer d'être à la fin révélé. C'est ainsi que Jésus s'était réservé pour l'avenir bien des témoignages nécessaires. Les serviteurs étaient témoins qu'il avait changé l'eau en vin, le maître d'hôtel et l'époux, que ce vin était bon. Et il y a aussi toute apparence que l'époux répondit quelque chose quand il goûta le vin: mais l'évangéliste, se hâtant de passer à des choses plus nécessaires, s'est contenté de raconter le fait, et il a omis tout le reste. Il importait qu'on sût que Jésus avait changé l'eau en un bon vin; mais saint Jean n'a pas jugé nécessaire de rapporter la réponse que fit l'époux au maître d'hôtel. En effet, un grand nombre de miracles ont été au commencement dans l'obscurité, qui, dans la suite des temps, sont devenus célèbres, ceux qui les avaient vu opérer en ayant fait un exact et fidèle récit.
Alors donc Jésus changea l'eau en vin; dès lors et maintenant il ne cesse point d'améliorer de même nos volontés lâches et rebelles. Il est des hommes, il en est, dis-je, qui ne diffèrent point de l'eau, tant ils sont froids, mous et flottants! Ces sortes de gens ainsi malades, amenons-les à Jésus-Christ, afin qu'il change leur volonté; à l'eau il donnera la qualité du vin: ils coulent et se répandent de tous côtés, il les rendra stables et solides, et ils seront un sujet de joie et pour eux-mêmes et pour les autres. Mais qui sont ces hommes froids? Ce sont ceux qui s'attachent aux biens passagers de cette vie, ceux qui ne méprisent pas les plaisirs de ce monde, ceux qui aiment la gloire et la puissance. Toutes ces choses sont fragiles et passagères: elles coulent avec rapidité et disparaissent en un instant; celui qui
est riche aujourd'hui, demain sera pauvre; celui qui marche aujourd'hui précédé d'un héraut, ceint d'une écharpe, monté sur un char, escorté de plusieurs licteurs, est souvent le lendemain jeté dans une obscure prison, et laisse malgré lui à un autre son pompeux équipage. L'homme voluptueux et dissolu, après s'être rempli l'estomac, ne peut pas, un seul jour même, se contenter de sa plénitude; mais tout se dissipant et s'évaporant, il est obligé d'ingurgiter encore; en cela il ne diffère pas d'un torrent. car comme dans un torrent les flots qui coulent se pressent les uns les autres; nous de même d'un repas nous courons à un autre. Telle est la nature des choses de ce monde, elles n'ont point de stabilité: toujours elles coulent, toujours impétueusement elles sont emportées.
Mais les délices de la table, non-seulement coulent et passent, mais encore elles nous créent mille embarras. Se répandant avec violence, elles détruisent la force du corps et la vertu de l'âme. Non, les plus rapides flots des fleuves qui viennent à se déborder n'ont pas coutume de faire tant de ravage sur leurs bords qu'en fait la bonne chère dans notre santé, dont elle entraîne avec soi les fondements. Voyez, interrogez un médecin, il vous dira que c'est de là que viennent toutes les maladies: une table couverte de mets simples et communs entretient la santé. Ne point se rassasier, demeurer sur son appétit, c'est là ce qu'ils appellent se bien porter: manger modérément, disent-ils, c'est santé: «La table frugale est la mère de la santé». Que si la frugalité est la mère de la santé, sans doute l'intempérance est la mère des infirmités et la cause de maladies qui surpassent l'art des médecins: maux aux pieds, à la tête, aux yeux, aux mains; tremblements, paralysie, jaunisse, fièvres continues et ardentes, et beaucoup d'autres encore que je n'ai pas le temps de détailler. Toutes ces maladies sont causées, non par la diète ou par un régime sobre, mais par l'excès des viandes et par l'intempérance.
Que si vous voulez maintenant examiner et connaître les maladies que suscitent à l'âme l'excès dés viandes et l'intempérance, vous trouverez que c'est de cette malheureuse source que sortent l'avarice, la mollesse, la mélancolie, la paresse, la concupiscence et l'ignorance. Les âmes qui font leurs délices de 206 pareils repas sont aussi méprisables que les bêtes (1), puisqu'elles se laissent déchirer par de tels monstres. Je n'omettrai pas ici le dégoût auquel sont sujets ceux que cette maladie a infectés; et ne pouvant tout rapporter, je vous découvrirai encore un mal dans lequel se résument tous les autres. C'est que ces amateurs de la bonne chère, ces hommes intempérants, ne jouissent jamais avec plaisir de leurs festins. Car si la frugalité est la mère de la santé, elle est également la mère du plaisir. Et comme la satiété est la source et le principe des maladies, elle l'est aussi du dégoût: car où est la satiété, là ne peut se trouver l'appétit; et où l'appétit manque, comment peut-il y avoir du plaisir? Voilà pourquoi nous voyons due les pauvres ne sont pas seulement plus prudents et plus vigoureux que les riches; mais encore qu'ils jouissent de plus grands plaisirs.
1. Les bêtes, litt., les ânes.
Considérant toutes ces choses, mes frères, fuyons l'excès du vin et les délices: non-seulement les délices de la table, mais aussi toutes celles qu'on peut trouver dans les choses de ce monde, et en leur place nous acquerrons les biens spirituels et nous nous réjouirons dans le Seigneur, comme le prophète nous l'enseigne: «Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous donnera ce que votre coeur demande» (Ps 38,6); afin que nous jouissions et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et là miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
23 Jn 2,11-22
ANALYSE.
1. Le changement de l'eau en vin est le premier miracle opéré par Jésus-Christ. - Sur quels témoigna es se fonde la vérité de ce miracle, qui porte les disciples à la foi.
2. Jésus-Christ chasse les vendeurs du temple: il a encore une autre fois la même action, mais dans les derniers jours de sa prédication.
3. Pourquoi Jésus-Christ a fait des prédications obscures. - Les apôtres n'ont pas connu la résurrection. - Jésus-Christ ne la leur a point révélée, pourquoi? - On croit ce qui est prouvé par des faits: ce qui ne l'est que par des paroles, peu le croient. - Le Saint-Esprit donné aux apôtres pour les faire ressouvenir de tout ce que Jésus-Christ leur avait dit. - Il les a fait ressouvenir, et Jésus-Christ les a enseignés. - Combien était grande la vertu des apôtres. - Leur éloge. - Belle exhortation à l'aumône: sans elle on ne peut entrer à la porte du ciel.
1. Le diable fait tous ses efforts pour nous tenter, il nous serre de près et nous tend de tous côtés des pièges pour nous perdre. Il faut donc veiller et lui fermer toutes les portes; s'il trouve la moindre entrée, bientôt il s'en fera une plus grande, et peu à peu il y fera passer toutes ses forces. Si nous faisons donc quelque état de notre salut, ne le laissons même pas approcher dans les petites choses, afin de le prévenir pour les plus grandes. Il serait, en effet, d'une extrême folie, sachant combien il est vigilant et attentif à perdre notre âme, de n'apporter pas une égale vigilance et une pareille attention au soin de notre salut. Je ne dis pas ceci sans sujet: je le dis, parce que je crains que le loup ne soit maintenant, à notre [207] insu, au milieu de la bergerie, prêt à ravir la brebis qui, ou par négligence, ou par malice, s'est séparée du troupeau. Encore si les blessures étaient visibles, ou si c'était le corps qui reçût les plaies, il ne serait pas nécessaire de nous tant prémunir contre les embûches que nous dresse notre ennemi: mais comme l'âme est invisible, comme c'est à elle que sont portés les coups, nous avons besoin d'une grande vigilance à nous examiner, «car nul homme ne connaît ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui». (1Co 2,11)
Ma voix se fait entendre de vous tous, mon discours vous présente des remèdes communs à tous; mais c'est à chacun de mes auditeurs de prendre ce qui est propre à guérir et à chasser sa maladie. Je ne connais ni ceux qui sont malades, ni ceux qui sont en santé: voilà pourquoi je parle de tout, je dis ce qui convient à chacune des maladies de l'âme: je parle tantôt de l'avarice, tantôt des délices de la table, tantôt de l'incontinence: ensuite je loue l'aumône, et je vous exhorte à la faire; de là je passe à d'autres sortes de bonnes oeuvres. Car j'appréhenderais, si je m'attachais à un seul point, que le remède proposé ne convînt point à vos maux: Si je n'avais ici qu'une seule personne qui m'écoutât, je ne me croirais pas obligé d'embrasser tant de sujets différents; mais comme il y a toute apparence que, parmi une si grande foule d'auditeurs, il se trouve aussi beaucoup de maladies différentes, nous n'avons pas tort de diversifier nos instructions et de parler sur différents sujets: la parole se répandant sur tous, trouvera certainement à qui être utile. C'est pour cette raison que l'Ecriture, adressant la parole universellement à tous les hommes, varie les sujets et traite d'une infinité de matières. Au reste, il ne se peut pas que toutes sortes de maladies ne se rencontrent dans une si grande multitude, quoiqu'elles ne se trouvent pas toutes dans chacun en particulier. Songeons donc à nous en purifier, et puis prêtons l'oreille à la parole divine; aujourd'hui, écoutons avec un esprit extrêmement attentif l'explication du texte qui vient d'être lu.
Quel est ce texte? «Ce fut là le premier des miracles de Jésus, qui fut fait à Cana en Galilée» (Jn 2,11). Dernièrement je dis que quelques-uns croient que ce n'est point là le premier miracle. Oui, disent-ils, le premier miracle, si l'on ne parle que de Cana en Galilée. Pour moi, je ne voulus pas m'arrêter à disputer curieusement là-dessus, mais je dis que Jésus-Christ n'a commencé à faire des miracles qu'après son baptême: nous avons déjà fait connaître qu'il n'en a fait aucun auparavant. Or, que ce soit là le premier miracle que Jésus a fait après son baptême, ou qu'il en ait fait quelqu'autre, c'est ce que je ne crois pas qu'il soit nécessaire de rechercher et d'examiner.
«Et par là il fit connaître sa gloire» (Jn 2,11). Comment, et de quelle manière? car peu de gens firent attention à ce qui se passait; les serviteurs, le maître d'hôtel et l'époux seuls y prirent garde: comment donc fit-il connaître sa gloire? Il y contribue du moins pour sa juste part. Que si alors ce miracle ne fut pas connu, sûrement dans la suite tous en ont ouï parler; car jusqu'à ce temps encore tout le monde en parle, loin qu'il soit demeuré caché. Mais la suite fait voir que le jour même tous ne l'ont pas connu. Saint Jean, après avoir dit: «Il fit connaître sa gloire», ajoute: «Et ses disciples crurent en lui» (Jn 2,11), ses disciples qui déjà l'admiraient. Ne voyez-vous pas qu'il était surtout nécessaire de faire des miracles, lorsqu'il se trouvait là des hommes sages et attentifs? car de tels hommes devaient être particulièrement disposés à croire et à prêter une exacte attention à ce qui se passait. Et comment Jésus aurait-il été connu sans les miracles? certainement la doctrine, et la prophétie jointe au miracle, suffisaient pour inculquer les choses dans l'esprit des auditeurs; afin qu'y étant déjà faits et accoutumés ils fussent plus soigneusement attentifs aux oeuvres qu'ils voyaient. Voilà pourquoi souvent les évangélistes disent de certains lieux que Jésus n'y avait point fait de miracles, à cause de la corruption et de la méchanceté des habitants (cf. Mt 12,38 Mt 13,58).
«Après cela il alla à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples, mais ils y demeurèrent peu de jours (Jn 2,12)». Pourquoi alla-t-il à Capharnaüm avec sa mère? car il n'y fit aucun miracle, et les habitants de cette ville ne lui étaient point affectionnés, c'étaient des gens très-corrompus. Jésus-Christ lui-même l'a fait connaître, en disant: «Et toi, Capharnaüm, qui t'es élevée jusqu'au ciel, tu seras précipitée dans le fond des enfers». (Lc 10,15) Pourquoi donc y alla-t-il? Il y fut, à ce qu'il me le paraît, parce qu'il devait aller [208] peu après à Jérusalem; il y fut alors, parce qu'il ne voulait pas mener partout avec lui sa mère et ses frères. Y ayant donc été, il s'y arrêta quelque temps par considération pour sa mère, et l'y ayant laissée, il opéra encore des miracles (Jn 2,23). C'est pourquoi l'évangéliste dit qu'ayant demeuré quelque temps à Capharnaüm, il alla de là à Jérusalem. Jésus fut donc baptisé peu de jours avant la Pâque. Et à Jérusalem que fait-il? une action de grande autorité (Jn 2,14-15). Il chassa du temple tous les marchands qu'il y trouva, les changeurs, ceux qui vendaient des colombes, et des boeufs, et des moutons, et qui se tenaient là pour leur trafic.
2302 2. Un autre évangéliste rapporte qu'en chassant ces gens, il avait dit: «Ne faites pas de la maison de mon père une caverne de voleurs». (Mt 20,13 Mc 11,17 Lc 19,46) Et saint Jean dit: «Une maison de trafic (Jn 2,16)». En quoi pourtant ils ne se contredisent point. Mais ils nous apprennent que Jésus a chassé du temple ces vendeurs à deux reprises; cette première fois au commencement de la prédication, l'autre lorsqu'il approchait du temps de sa passion: c'est pour cela que, parlant alors plus durement, il dit: Pourquoi faites-vous de la maison de mon Père une caverne? ce qu'il ne fait pas dans cette première occurrence, où sa réprimande est plus modérée: ce qui explique qu'il ait recommencé.
Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ les a-t-il ainsi chassés, et avec une violence qu'il n'a montrée en aucune autre occasion, lors même que les Juifs le chargeaient d'outrages et d'injures, l'appelaient samaritain et démoniaque? Car il ne s'en tint pas aux paroles, il alla jusqu'à prendre un fouet pour chasser ces hommes. Mais les Juifs, si prompts à la colère, quand ils le voyaient faire du bien aux autres, se conduisent autrement après ce châtiment qui aurait dû, ce semble, les exaspérer. En effet, ils ne firent point de reproches à Jésus, ils ne l'outragèrent point; mais que lui dirent-ils? «Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses? (Jn 2,18)». Ne remarquez-vous pas leur furieuse jalousie, et comment le bien fait à autrui les indignait bien davantage? Jésus-Christ donc reproche aux Juifs, tantôt d'avoir fait du temple une caverne de voleurs, indiquant par là que ce qu'on y vendait avait été volé, et provenait de rapine et d'avarice, et qu'ils s'enrichissaient de la misère d'autrui; tantôt qu'ils en avaient fait une maison de trafic, par allusion à leurs commerces honteux.
Mais pourquoi Jésus fit-il cela? Parce qu'il devait guérir des malades le jour du sabbat et faire bien des choses qu'ils regarderaient comme une violation de la loi; il le fit pour ne point paraître en cela un rival, un ennemi de son Père; par là il prévint tous ces soupçons; celui qui avait fait paraître tant de zèle pour l'honneur du temple, ne pouvait pas aller à l'encontre du Maître qui y était adoré. Les premières années de sa vie, dans lesquelles il avait vécu selon la loi, suffisaient pour prouver qu'il respectait le Législateur, et qu'il ne venait point substituer une loi à la sienne. Mais comme ces premières années pouvaient être oubliées, ou parce que tous n'en avaient pas connaissance, ou parce qu'il avait été élevé dans une pauvre maison, il fait cette action d'éclat en présence de tout le monde (la Pâque des Juifs était proche), en quoi il s'exposa à un grand péril: car non-seulement il chassa les vendeurs, mais aussi il renversa leurs bureaux et jeta par terre leur argent, afin qu'ils pensassent en eux-mêmes que celui qui, pour la gloire du temple, s'exposait au péril, n'en méprisait pas le Maître. Si ce zèle qu'il faisait éclater eût été seulement feint et simulé, il s'en serait tenu à des remontrances et à des exhortations; mais il se jette au milieu du danger: certes, l'action est hardie. En effet, ce n'était pas peu de chose que de s'exposer à la fureur de forains, de gens brutaux, comme étaient ces marchands; d'outrager cette foule sans raison, et de l'animer contre soi; certes, on ne peut pas dire que ce fut là l'action d'une personne qui feint, qui déguise, mais bien d'un homme qui affronte toutes sortes de périls pour la gloire de la maison de Dieu. C'est pourquoi Jésus-Christ fait connaître son union avec le Père, non-seulement par ses actions, mais encore par ses paroles; car il n'a pas dit: la sainte maison, mais la maison de mon Père (Jn 2,16). Il appelle Dieu son Père, et ils ne s'en scandalisent point, ils ne s'en fâchent pas, c'est qu'ils croyaient alors qu'il le disait par simplicité. Mais lorsque dans la suite il parla plus clairement pour établir qu'il était égal au Père, ils se mirent en fureur.
Que dirent-ils donc? «Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses?» (Jn 2,18) O folie extrême! Il [209] était besoin d'un miracle pour les obliger de mettre un terme à ces mauvaises pratiques, par lesquelles ils déshonoraient la maison du Seigneur? Ce grand zèle pour la maison de Dieu n'était-il pas un très-grand miracle et suffisant pour prouver sa vertu et sa puissance? Au reste, cette action fit connaître les bons. Car ses «disciples se souvinrent qu'il est écrit: Le zèle de votre maison me dévore (Jn 2,17)». Mais les Juifs ne se souvinrent pas de la prophétie; ils disaient: «Quel miracle nous montrez-vous?» Jn 2,18) Affligés de se voir arrêtés dans leurs trafics sordides et honteux, et comptant par là lui lier les mains, ils sollicitent de lui un miracle pour avoir lieu de s'inscrire en faux contre ce qu'il ferait; c'est pourquoi il ne leur en donne point. Déjà, quelque temps auparavant, ils étaient venus le trouver pour lui en demander un, et il leur avait fait la même réponse: «Cette nation corrompue et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d'autres que celui du prophète Jonas». (Mt 16,4) Mais sa première réponse était plus claire, celle-ci est plus enveloppée; il en use ainsi à cause de leur folie. Celui qui prévenait ceux qui ne demandaient pas et leur donnait des miracles, n'aurait pas repoussé ceux qui lui en demandaient un, s'il n'avait connu leur fourberie et leur méchanceté. La manière même dont ils demandent, de quelle méchanceté et de quelle malignité ne témoigne-t-elle pas? Faites-y attention, je vous en prie; ils devaient louer son zèle et son amour, et admirer le grand soin qu'il prenait de la maison de Dieu, et au contraire ils le blâment, ils soutiennent qu'il leur est permis de vendre, et qu'il n'a pas le droit de les en empêcher, s'il ne le leur montre par un miracle.
Que leur répondit donc Jésus-Christ? «Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours (Jn 2,19)». Il dit ainsi bien des choses qui sont obscures pour ceux qui les entendent, mais qui sont claires pour ceux qui viendront dans la suite. Pourquoi? Afin que l'accomplissement de sa prédiction prouvât un jour la connaissance qu'il avait de l'avenir, et c'est ce qui arriva pour cette prophétie: «Après qu'il fut ressuscité d'entre les morts, ses disciples se ressouvinrent qu'il leur avait dit cela, et ils crurent à l'Ecriture et à la parole que Jésus-Christ avait dite (Jn 2,22)». Quand Jésus-Christ disait ces choses, les uns hésitaient sur le sens de ses paroles, les autres disputaient, disant: «Ce temple a été quarante-six ans à bâtir et vous le rétablirez en trois jours? (Jn 2,20)». En disant quarante-six ans, ils font voir qu'ils parlent de la dernière construction du temple; car la première fut finie en vingt années.
2303 3. Pourquoi donc ne résout-il pas cette énigme, et n'a-t-il pas dit: Je ne parle pas de ce temple, mais du temple de mon corps? L'évangéliste, écrivant longtemps après, a donné cette explication, mais Jésus-Christ n'en a dit mot; pourquoi? Parce que les Juifs n'auraient pas ajouté foi à ses paroles. En effet, si alors les disciples mêmes ne pouvaient pas comprendre ce qu'il disait, le peuple l'aurait bien moins compris. «Après que Jésus fut ressuscité d'entre les morts», dit saint Jean, ils se ressouvinrent, et ils crurent à la parole et à l'Ecriture» (Jn 2,22). Jésus-Christ proposa alors deux choses à croire: la résurrection, et, ce qui est plus grand, que celui qui était dans ce corps qu'ils voyaient était Dieu; il leur insinue l'un et l'autre, en disant: «Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours» (Jn 2,19). Saint Paul ayant ces paroles en vue, dit qu'elles ne sont pas une faible preuve de la divinité, ce qu'il explique en ces termes: «Qui a été prédestiné» pour être «Fils de Dieu dans» une souveraine «puissance, selon l'Esprit de sainteté, par sa résurrection d'entre les morts»; touchant, dis-je, «Jésus-Christ Notre-Seigneur». (Rm 1,4)
Pourquoi là, et ici, et ailleurs, Jésus-Christ donne-t-il cette preuve, disant tantôt: «Quand j'aurai été élevé». (Jn 12,32) Et: «Quand vous aurez élevé en haut le Fils de l'homme, alors vous connaîtrez qui je suis» (Jn 8,28). Et tantôt: «Il ne lui sera point donné d'autre prodige que celui de Jonas» (Mt 12,39). Et ici encore: «Je le rétablirai en trois jours?» (Jn 2,19) Il la donne, cette preuve, parce que c'est elle principalement qui fait connaître qu'il n'était pas simplement un homme, qu'il pouvait triompher de la mort, détruire sa longue tyrannie, et finir en peu de temps une guerre si difficile. Voilà pourquoi il dit: «Alors vous connaîtrez». Quand, alors? Lorsqu'après ma résurrection j'attirerai tout le monde, alors vous connaîtrez que, comme Dieu et vrai Fils de Dieu, «j'ai voulu être élevé sur une croix», pour venger l'outrage que les hommes ont fait à mon Père. (210)
Mais pour quelle raison Jésus-Christ ne dit-il pas quels miracles il faudrait pour les empêcher de faire le mal, et leur en promit-il un? Parce que s'il leur avait tenu ce premier discours, il les aurait bien plus irrités, et que de l'autre manière il les étonna davantage. Toutefois ils ne répliquèrent rien, car jugeant qu'il disait quelque chose d'incroyable, ils n'eurent plus la force de l'interroger, et comme si ce qu'il avait dit eût été impossible, ils le laissèrent tomber. S'ils avaient eu un peu de sens, quelque incroyable que leur eût paru cette assurance, après lui avoir vu faire beaucoup de miracles, ils l'auraient alors interrogé, alors ils l'auraient prié de les tirer de leur doute; mais comme ils n'étaient que des fous et des insensés, à de certaines choses ils ne donnaient pas même la moindre attention; à d'autres ils prêtaient l'oreille, mais avec un esprit malin et corrompu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur parlait énigmatiquement et par figures.
Maintenant on demande pourquoi les disciples n'ont pas connu que Jésus-Christ ressusciterait d'entre les morts? C'est parce qu'ils n'avaient pas encore reçu la grâce du Saint-Esprit: entendant donc souvent parler de la résurrection, ils n'y comprenaient rien; mais ils recherchaient en eux-mêmes ce que cela pouvait être. En effet, ce que disait Jésus-Christ était étonnant et inouï: que quelqu'un pût se ressusciter soi-même, et se ressusciter de cette manière. C'est pourquoi Pierre fut repris, parce que n'ayant aucune connaissance de la résurrection, il disait à Jésus-Christ: «Epargnez-vous à vous-même tous ces maux». (Mt 16,22) Avant sa résurrection, Jésus-Christ n'a point révélé à ses disciples ce mystère, de peur qu'il ne fût pour eux un sujet de scandale, et qu'ils ne doutassent de la réalisation d'une prédiction aussi étrange, ignorant encore qui était Jésus.
Car, si personne ne fait difficulté de croire ce dont les oeuvres mêmes et les faits donnent clairement la preuve, il y avait toute apparence qu'à l'égard de ce qui ne serait fondé que sur la parole seule, tous n'auraient pas la même foi. Voilà pourquoi Jésus-Christ permit d'abord que son langage demeurât obscur mais quand il amena ses paroles à réalisation, alors il en donna l'intelligence et il répandit sur ses disciples la grâce du Saint-Esprit avec tant de profusion, qu'aussitôt ils comprirent toute la vérité. Le Saint-Esprit, disait-il, «vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit». (Jn 14,26) En effet, des disciples, qui dans un seul soir perdent tout le respect qu'ils avaient eu jusque-là pour leur maître, qui l'abandonnant, s'enfuient tous; qui soutenaient qu'ils ne le connaissaient point, se seraient très-difficilement souvenus de ce qu'ils avaient ouï, et de ce qu'ils avaient vu depuis longtemps, s'ils n'avaient reçu de l'Esprit-Saint une grâce abondante.
Mais, direz-vous, si c'est le Saint-Esprit qui devait les instruire, quelle nécessité y avait-il qu'ils demeurassent avec Jésus-Christ, ne comprenant pas ce qu'il leur disait? c'est parce que le Saint-Esprit ne leur a rien révélé, mais seulement les a fait ressouvenir de tout ce que Jésus-Christ leur avait dit. Au reste, que le Saint-Esprit fût envoyé pour rappeler la mémoire de tout ce qu'avait dit Jésus-Christ, cela ne contribuait pas peu à sa gloire, Certainement c'est par un pur bienfait de Dieu, qu'au commencement la grâce du Saint-Esprit s'est répandue sur eux avec tant de profusion et d'abondance; mais c'est ensuite par leur vertu qu'ils ont conservé un si grand don. Car leur sainteté rendait leur vie illustre, leur sagesse éclatait, leur travail était continuel: ils méprisaient la vie présente, ils ne faisaient aucun cas des choses de ce monde; ils étaient au-dessus du reste des hommes, et s'envolant en haut avec la légèreté des aigles, ils s'élevaient jusqu'au ciel par leurs oeuvres.
Nous-mêmes aussi, mes frères, imitons-les: n'éteignons pas nos lampes, mais conservons les brillantes par nos aumônes. C'est ainsi qu'on entretient la lumière de ce feu. Faisons donc provision d'huile dans des vases pendant que nous vivons. Après notre départ de ce monde nous ne pourrons point en acheter, ni en recevoir d'ailleurs que des mains des pauvres: faisons-en, dis-je, une bonne provision, si nous voulons entrer avec l'Epoux dans la chambre nuptiale: que si nous ne la faisons pas, nécessairement nous demeurerons dehors. Car, quand même nous ferions mille bonnes oeuvres, il est impossible, il est, dis-je, impossible d'entrer sans l'aumône dans la porte du royaume du ciel. C'est pourquoi répandons largement nos aumônes sur les pauvres, afin que nous jouissions de ces biens ineffables, que je vous souhaite, par la grâce et la [211] miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit, en tous lieux, la gloire et l'empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
24
Chrysostome sur Jean 22