Chrysostome sur Jean 30
30 CELUI QUI TIRE SON ORIGINE DE LA TERRE, EST DE LA TERRE, ET SES PAROLES TIENNENT DE LA TERRE. (VERS. 31, JUSQU'AU VERS. 34)
Jn 3,31-34
ANALYSE.
1. Efforts de saint Jean-Baptiste pour amener ses disciples à Jésus-Christ.
2. On ne peut rejeter Jésus-Christ sans accuser de mensonge Dieu qui l'a envoyé.
3. Il ne faut pas lire ou écouter légèrement les paroles de la sainte Ecriture: peser toutes les paroles; et observer toutes les circonstances. - Les paroles de la sainte Ecriture sont des armes, mais il faut savoir les manier et s'en servir. - Quand, on défend mal les vérités de la religion, on est la risée et la fable des païens et des hérétiques. - Pour les affaires de ce monde chacun est adroit et habile; pour la grande affaire du salut, nous ne sommes que des lâches. - Les Livres saints n'ont pas seulement été écrits pour les anciens, mais encore pour nous.
1. L'amour de la gloire est un vice très-pernicieux; oui, dis-je, très-pernicieux, et la source de toutes sortes de maux l C'est fine épine que difficilement on arrache, une bêce qu'on ne peut apprivoiser, une hydre à cent têtes armée contre ceux mêmes qui la nourrissent. Comme les vers rongent le bois qui les nourrit, comme la rouille dévore le fer d'où elle naît, et la teigne mange la laine, ainsi la vaine gloire donne la mort à l'âme sa nourrice. C'est pourquoi il nous faut être bien vigilants et attentifs pour arracher et détruire ce vice. Voyez ici encore tout ce que dit Jean-Baptiste à ses disciples, parce qu'il les voit infectés de cette maladie et qu'il a peine à les calmer. A ces premières paroles que vous avez entendues, il ajoute encore celles-ci pour les apaiser: «Celui qui est venu d'en-haut est au-dessus de tous; celui qui tire son origine de la terre est de la terre, et ses paroles tiennent de la terre». Puisque partout, dit-il, vous exaltez mon témoignage, puisque vous publiez que je suis très-digne de foi, vous devez savoir que ce n'est pas à celui qui est de la terre à rendre digne de foi celui qui est venu d'en-haut; mais ce mot: «Il est au-dessus de tous», que signifie-t-il? Que celui qui est venu du ciel n'a besoin de personne, qu'il se suffit à lui-même, et que saris comparaison il est le plus grand de tous. Au reste, Jean-Baptiste dit de soi qu'il est de la terre et que ses paroles tiennent de la terre, non qu'il parlât de son propre mouvement, mais dans le sens auquel Jésus-Christ dit: «Si vous ne me croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre» (Jn 3,12), désignant ainsi le baptême, non qu'il soit terrestre, mais parce qu'il le comparait alors à son ineffable génération; en cet endroit de même, Jean-Baptiste dit qu'il parle en habitant de la terre, par comparaison de sa doctrine à celle de Jésus-Christ; car ces mots: «Ses paroles tiennent de la terre», signifient seulement que ce qu'il dit est bas et grossier, et pour ainsi dire semblable aux choses de la terre, si on le compare avec la sublimité et l'excellence de la doctrine que Jésus-Christ enseigne: «Puisqu'en lui sont renfermés tous les trésors de la sagesse». (Col 2,3) Mais encore ces paroles: «Celui qui tire son origine de la terre, est de la terre», font voir évidemment elles-mêmes qu'il ne veut point parler de pensées humaines; en effet, il n'était pas tout entier de terre; la meilleure partie de son être venait du ciel, car il avait une âme et il participait à l'esprit, et ces choses ne sont pas de la terre: Comment dit-il donc qu'il est de la terre? Cette façon de parler ne signifie rien de plus, que ceci: Je suis peu de chose, puisque je [240] rampe à terre et que je suis né sur la terre. Le Christ, au contraire, nous est venu d'en-haut.
Enfin Jean-Baptiste ayant guéri, par tous ces discours, la maladie de ses disciples, parle ensuite de Jésus-Christ avec plus d'assurance; en parler auparavant, t'eût été jeter ses paroles en l'air et les prodiguer en pure perte, puisqu'elles n'auraient point trouvé d'entrée dans l'esprit de ses disciples. Mais après qu'il a arraché les épines, alors il sème avec confiance en disant: «Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous. Et il rend témoignage de ce qu'il a vu et de ce qu'il a entendu, et personne ne reçoit son témoignage (Jn 3,32)». Jean, après avoir parlé de Jésus-Christ en termes sublimes, baisse ensuite le ton; car ce mot: «Ce qu'il a entendu et ce qu'il a vu», appartient au langage des hommes. Ce que Jésus-Christ savait, il ne l'avait point appris par la vue ni par l'ouïe, mais il le tenait de sa propre nature; étant sorti parfait du sein de son Père, il n'avait pas besoin de maître ainsi qu'il le dit lui-même: «Comme mon Père me connaît, je connais mon Père». (Jn 10,15) Que signifie donc ceci: «Il dit ce qu'il a entendu, et il rend témoignage de ce qu'il a vu?» Comme c'est par ces sens que nous apprenons parfaitement toutes choses, et qu'on nous regarde comme des maîtres dignes de foi sur les choses que nous avons ou vues ou entendues, parce qu'alors on est persuadé que nous n'inventons point et que nous ne disons rien de faux; c'est pour se conformer à notre usage que Jean-Baptiste a dit: «Jésus-Christ rend témoignage de ce qu'il a entendu et de ce qu'il a vu», pour faire voir qu'il n'y a point en lui de mensonge et qu'il ne dit rien que de vrai. Ainsi, souvent nous-mêmes, nous avons la curiosité d'interroger celui qui nous raconte quelque chose, et de lui dire: l'avez-vous vu, l'avez-vous entendu vous-même? S'il l'assure, nous regardons alors son témoignage comme véritable. Ainsi Jésus-Christ dit: «Je juge selon ce que j'entends» (Jn 5,30); et: «Je ne dis que ce que j'ai appris de mon Père» (Jn 8,26); et: «Nous rendons témoignage de ce que nous avons vu» (Jn 3,11), et plusieurs autres choses semblables, non pour nous faire entendre que ce qu'il dit il l'a appris (le croire serait le comble de la démence); mais de peur que les Juifs n'eussent l'insolence de regarder comme suspect aucune de ses paroles; car, attendu qu'ils n'avaient pas encore de lui l'opinion qu'ils devaient avoir, il s'autorise souvent de son Père pour persuader ce qu'il dit.
2. Mais pourquoi s'étonner qu'il cite le témoignage de son Père, puisque souvent il a recours aux prophètes et aux Ecritures, comme lorsqu'il dit: «Ce sont elles qui rendent témoignage de moi?» (Jn 10,39) Il emprunte le témoignage des prophètes, dirons-nous pour cela qu'il est au-dessous d'eux? A Dieu ne plaise! Il se proportionne à la faiblesse de ses auditeurs. Il dit qu'il rapporte ce qu'il a appris de son Père, non qu'il ait besoin d'un docteur, mais afin de prouver qu'il ne dit rien de faux. Ainsi ce que dit Jean-Baptiste, vous devez l'expliquer de cette manière: j'ai besoin de ses leçons, puisqu'il est venu du ciel et qu'il nous apporte une doctrine céleste, que lui seul entend parfaitement. Car voilà ce que signifie ce mot: Il a entendu et il a vu. «Et personne ne reçoit son témoignage». Mais il a eu des disciples, et plusieurs écoutaient assidûment sa parole; pourquoi donc dit-il: «Personne ne reçoit? u c'est-à-dire: Il y en a peu qui le reçoivent. S'il avait voulu dire: «Personne», pourquoi aurait-il ajouté: «Celui qui a reçu son témoignage a attesté que Dieu est véritable (33)?» Ici Jean-Baptiste reproche à ses disciples leur peu de foi en Jésus-Christ: en effet, par ce qui suit on voit clairement qu'ils ne crurent pas même après ces paroles. Voilà pourquoi étant en prison, il les envoya à Jésus, afin de les lui mieux attacher. Et alors néanmoins ils ne crurent pas encore tout à fait en lui, comme Jésus-Christ le fait connaître par ces paroles: «Heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute!» (Mt 11,6) Jean-Baptiste n'a donc point eu d'autre raison de dire: «Et personne ne reçoit son témoignage», que dans l'intention d'instruire ses disciples; c'est comme s'il disait quoiqu'il y en ait peu qui doivent croire en lui, ne pensez pas que ce qu'il dit ne soit pas véritable, car il rend témoignage de ce qu'il a vu. Au reste, il le dit aussi pour censurer l'aveuglement des Juifs, de même qu'au commencement de son évangile, saint Jean les réprimande en disant: «Il est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu» (Jn 1,11): par la faute, non de celui qui est venu, mais de ceux qui ne l'ont pas voulu recevoir: «Celui [241] qui a reçu son témoignage, a attesté que a Dieu est véritable (33)»; par ces paroles il les effraie et les épouvante, car il leur fait voir que celui qui rejette le Fils ne le rejette pas lui seul, mais encore son Père; c'est pourquoi il ajoute: «Celui que Dieu a envoyé ne dit a que des paroles de Dieu (34)». Puis donc qu'il ne dit que des paroles de Dieu, celui qui croit en lui, croit en Dieu, et celui qui ne croit pas en lui, ne croit point en Dieu. Mais ce mot: «Il a scellé», veut dire: il a fait connaître. Après quoi ayant ainsi augmenté leur crainte, il ajoute: «Que Dieu est véritable», pour marquer qu'on ne peut rejeter Jésus-Christ, ou ne pas croire en lui, sans accuser de mensonge Dieu qui l'a envoyé. Puis donc que Jésus-Christ ne dit rien qui ne vienne de son Père, celui qui ne l'écoute point, n'écoute point son Père qui l'a envoyé.
Ne voyez-vous pas ici, mes frères, avec quelle force Jean-Baptiste frappe encore sur ses disciples? Jusque-là ils ne croyaient pas qu'il y eût du mal à ne pas croire en Jésus-Christ. Voilà pourquoi il leur représente vivement l'extrême péril auquel s'exposent les incrédules; afin qu'ils apprennent que n'écouter pas Jésus-Christ, c'est la même chose que de ne pas écouter son Père. Il poursuit, et se proportionnant à leur portée, il leur dit: «Parce que Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure». Il se sert encore, comme j'ai dit, d'expressions basses et grossières, accommodant ainsi son langage à leur intelligence; autrement il n'aurait pu exciter en eux la crainte. S'il avait dit de Jésus-Christ des choses grandes et élevées, ils ne l'auraient pas cru, ils l'auraient repoussé avec mépris: voilà pourquoi il rapporte tout au Père, parlant quelquefois de Jésus-Christ comme d'un homme.
Mais que signifie ceci: «Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure?» Nous, dit Jean-Baptiste, nous recevons les dons du Saint-Esprit par mesure: car, par le Saint-Esprit il entend ici les dons. En effet, ce sont les dons qui sont distribués. Mais Jésus-Christ a en lui-même tous les dons, ayant reçu toute la plénitude du Saint-Esprit sans mesure. Or, si ces dons sont immenses, à plus forte raison sa substance est-elle immense. Ne voyez-vous pas aussi que le Saint-Esprit est immense «comme le Père?» Celui donc qui a reçu toute la vertu du Saint-Esprit, qui connaît Dieu, qui dit: «Nous disons ce que nous avons entendu, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu», comment nous pourrait-il paraître suspect? il ne dit rien qui ne soit de Dieu, rien qui ne soit du Saint-Esprit: mais cependant Jean-Baptiste ne parle point de Dieu le Verbe; l'autorité qu'il donne à sa doctrine, il la tire toute du Père et du Saint-Esprit. Ses disciples connaissaient un Dieu, ils savaient qu'il y a un Saint-Esprit, quoiqu'ils n'en eussent pas une juste idée: mais qu'il y eût un Fils, ils l'ignoraient. C'est pour cela que, voulant donner de l'autorité à ce qu'il dit, et le persuader, il a toujours recours au Père et au Saint-Esprit. Car séparer cette raison «qui oblige Jean-Baptiste d'en user ainsi», et recevoir la doctrine en soi, comme elle se présente, ce serait se tromper beaucoup et s'écarter extrêmement de l'idée qu'on doit avoir de la dignité de Jésus-Christ. En effet, le motif de leur foi en Jésus-Christ ne devait pas être qu'il avait la vertu du Saint-Esprit, puisqu'il n'a nullement besoin du secours du Saint-Esprit, et qu'il se suffit à lui-même: Jean-Baptiste se conforme donc ainsi à l'opinion des simples, pour les élever peu à peu à de plus hauts et de plus grands sentiments.
Au reste, je dis ceci, mes chers frères, pour vous faire connaître que nous ne devons pas légèrement passer sur les paroles de la sainte Ecriture, qu'il faut faire attention au but et à l'intention de celui qui parle, à l'esprit et à la faiblesse de ses auditeurs, et examiner bien d'autres choses. Car les docteurs ne découvrent et n'expliquent pas clairement tout, comme ils le voudraient, mais ils tempèrent beaucoup de choses, selon la portée de leurs disciples. C'est pourquoi saint Paul dit: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles: je ne vous ai nourris que de lait, et non de viandes solides»(1Co 3,1-2) Je voudrais, dit-il, vous parler comme à des hommes spirituels, et je ne l'ai pu, pourquoi? Ce n'est pas qu'il en fût lui-même incapable, c'est qu'ils n'auraient pu l'entendre, s'il leur avait parlé comme à des hommes spirituels. De même Jean-Baptiste voulait enseigner de grandes choses à ses disciples, mais ils ne pouvaient encore les comprendre; voilà pourquoi il s'attache si fort aux expressions les plus simples et les plus basses. - 242 -
3. Il faut donc observer toutes choses avec soin; car les paroles de l'Ecriture sont des armes spirituelles. Mais si nous n'avons pas l'adresse de les bien manier, ni d'en équiper nos disciples comme il faut, elles ne perdent rien, à la vérité, de leur vertu propre, mais elles nous deviennent inutiles. Supposons qu'il y ait ici une forte cuirasse, un casque, un bouclier, une pique: qu'ensuite quelqu'un les prenne, et qu'il se mette la cuirasse aux pieds, le casque non sur la tête, mais sur les yeux, le bouclier, non sur la poitrine, mais sur les jambes: pourra-t-il s'en aider? ou plutôt n'en sera-t-il pas embarrassé? Sans aucun doute. Mais ce n'est pas la faute des armes; c'est la sienne, celle de son ignorance, puisqu'il ne sait ni s'en revêtir ni s'en servir. Il en est de même. des saintes Ecritures: si nous en confondons l'ordre, elles n'en auront pas moins en soi leur force et leur vertu, mais elles ne nous serviront de rien. J'ai beau vous répéter ces vérités, et en public et en particulier; c'est peine perdue: toujours je vous vois attachés aux affaires du siècle, toujours je vous vois mépriser les choses spirituelles: voilà pourquoi nous nous mettons peu en peine de bien vivre, et, lorsque nous combattons pour la vérité, nous sommes sans force et nous devenons la fable et la risée des gentils, des Juifs et des hérétiques. Quand bien même vous seriez aussi négligents dans les autres choses, on ne devrait même pas vous le pardonner. Mais dans les affaires séculières chacun de vous est plus subtil et plus perçant qu'une épée, tant l'artisan que le magistrat mais dans les choses nécessaires et spirituelles nous sommes d'une extrême négligence, traitant les bagatelles comme des affaires sérieuses, et n'attachant pas même une importance secondaire aux plus pressants de nos intérêts. Ignorez-vous que ce qui est écrit dans les livres saints ne l'est pas pour les anciens,, pour nos pères seulement, mais aussi pour nous? La voix de saint Paul qui dit: «Tout ce qui est écrit a été écrit pour nous servir d'instruction, à mous autres qui nous trouvons à la fin des temps, afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par la consolation que les Ecritures nous donnent» (Rm 15,4 1Co 10,11); cette voix, dis-je, n'est-elle pas venue jusqu'à vous?
Je parle inutilement, je le sais bien; mais je ne cesserai point de parler. En le faisant, je me justifierai devant Dieu, quand bien même personne ne m'écouterait. Prêcher devant des gens dociles et attentifs, c'est une peine allégée: mais prêcher souvent sans être écouté, et néanmoins, sans se rebuter, prêcher toujours, c'est se rendre digne d'une plus grande récompense; parce que, quelque dégoût qu'il y ait à n'être point. écouté, on ne laisse pas de remplir son ministère selon la volonté de Dieu. Toutefois, quoique votre négligence doive nous procurer une plus grande récompense, nous aimons mieux l'avoir moindre et être plus sûrs de votre salut: car votre avancement et votre profit est une grande récompense à nos yeux. Au reste, si nous vous représentons maintenant ces choses, mes chers frères, ce n'est pas pour vous chagriner ni pour vous faire de la peine, mais pour vous exposer la vive douleur que votre tiédeur nous cause. Puisse le ciel nous guérir tous de ce vice, afin que nos coeurs étant embrasés de l'amour des choses spirituelles, nous acquérions les biens célestes, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
31 - CELUI QUI CROIT AU FILS, A LA VIE ÉTERNELLE: CELUI QUI NE CROIT PAS AU FILS, NE VERRA POINT LA VIE, MAIS LA COLÈRE DE DIEU DEMEURE SUR LUI. (VERS 35, 36 JUSQU'AU VERS. 12 DU CHAP. IV)
Jn 3,35-4,12
ANALYSE.
1. La foi sans la bonne vie ne sert de rien pour le salut.
2. Pourquoi Jésus-Christ se retire. - Origine des Samaritains.
3. Vie laborieuse de Jésus-Christ. - Histoire de la Samaritaine.
4. Continuation du même sujet. - Jésus-Christ abolit les observances du Judaïsme.
5. Bel exemple que donne la Samaritaine de l'amour et du zèle qu'on doit avoir pour la parole de Jésus-Christ: elle invite les autres à venir l'entendre, les Juifs les en détournaient. - Faire ce qui n'est point agréable à Dieu, c'est vivre inutilement et pour la perte. - Nous rendrons compte du temps que nous avons perdu, pour l'avoir employé à des inutilités. - Dieu nous a mis, en ce monde pour y travailler pour l'autre. - L'âme est immortelle: Le corps sera aussi immortel, afin que nous jouissions des biens éternels. - Dieu nous offre le ciel, et nous lui préférons la terre: outrage que nous faisons à Dieu.
1. L'expérience nous apprend, mes frères, qu'en toutes choses l'esprit de ménagement procure de grands biens et de grands avantages: ainsi l'on devient habile dans les arts, dont on a reçu d'un maître à peine les premiers éléments. Ainsi l'on bâtit les villes, mettant insensiblement et peu à peu une pierre l'une sur l'autre; ainsi nous entretenons, nous conservons notre vie. Et ne vous étonnez pas que cette sage conduite ait tant de vertu et d'efficacité dans tout ce qui concerne. cette vie, lorsqu'elle en a tant dans les choses spirituelles. C'est ainsi qu'on a pu arracher, les Juifs de- leur idolâtrie, en les ramenant et les persuadant peu à peu, eux qui au commencement n'avaient entendu rien de grand, rien de sublime, ni quant à la doctrine, ni quant aux moeurs. C'est ainsi encore, qu'après l'avènement de Jésus-Christ, lorsque le temps d'annoncer la sublime doctrine fut arrivé, les apôtres attiraient à eux tous les hommes, évitant de leur parler tout d'abord des choses grandes et élevées. C'est ainsi qu'en usait au commencement Jésus-Christ à l'égard de plusieurs. C'est ainsi qu'en use maintenant Jean-Baptiste: il parle de Jésus-Christ comme d'un homme admirable, et jette un voile sur ce qui dépasse la portée humaine. Au commencement il disait: «L'homme ne peut rien recevoir de soi-même»; ensuite, après avoir ajouté quelque chose de grand, et dit: «Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous», il baisse encore le ton, et dit entre autres choses: «Car Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure»; et ensuite: «Le Père aime le Fils, et il lui amis toutes choses entre les mains». De là il arrive aux peines, sachant que la crainte du supplice est d'une grande utilité, et que plusieurs ne sont pas tant touchés dos promesses que des menaces; et c'est enfin par où il finit, disant: «Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle; celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui». Ici encore ce qu'il dit des peines, il le rapporte au Père, car il n'a pas dit la colère du Fils, quoique le Fils soit le juge; mais il a nommé le Père pour effrayer davantage.
Ne suffit-il pas, direz-vous, de croire au Fils, pour avoir la vie éternelle? Non. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ, qui le déclare par ces paroles: «Tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume des cieux». (Mt 7,21) Et le blasphème contre le Saint-Esprit suffit pour nous faire jeter dans l'enfer. Et pourquoi parler d'un [244] article de doctrine? Quand bien même on croirait parfaitement au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit, si l'on ne vit bien, la foi seule ne servira de rien pour le salut. Lors donc que Jésus-Christ dit: «La vie éternelle consiste à «vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu «véritable» (Jn 18,3); ne pensons pas que cette créance nous suffise pour le salut, mais nous avons besoin encore d'une bonne vie et d'une conduite bien réglée. Quoique Jean-Baptiste ait dit ici: «Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle», il insiste davantage sur ce qui suit. Car dans son discours il joint et lie ensemble le bien et le mal, et voyez comment, à sa première proposition, il ajoute celle-ci: «Celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui». Mais néanmoins nous ne concluons pas de là que la foi suffise seule pour le salut; ce qui se prouve par une infinité d'autres endroits de l'Évangile, où il est parlé de la bonne vie. Voilà pourquoi Jésus-Christ n'a point dit: La vie éternelle consiste seulement à vous connaître; ni: Celui qui croit seulement au Fils, a la vie éternelle; mais il marque, à propos de ces deux choses, que la vie y est attachée: certes, si la bonne vie n'accompagne pas la foi, la foi ne nous sauvera pas d'un grand supplice. Car il n'a pas dit: "La colère l'attend"; mais "la colère demeure sur lui"; par où il déclare que la colère ne se retirera jamais de lui.
Mais de peur que ce mot: «Il ne verra point la vie», ne vous induisît en erreur, et ne vous donnât lieu de penser qu'il ne s'agit que de cette vie présente; et afin que d'autre part vous soyiez persuadé que le supplice est éternel, il a dit: «La colère demeure», pour montrer qu'elle demeure éternellement, et qu'elle séjourne sur l'incrédule. Au reste, l'intention de Jean-Baptiste est d'exciter ses disciples par toutes ces paroles, et de les pousser vers Jésus-Christ. C'est pourquoi il ne leur adresse pas la parole à eux seuls et en particulier; mais il l'adresse à tous en général, et de la manière qui pouvait mieux les attirer et les gagner. Car il n'a point dit: Si vous croyez, si vous ne croyez pas; mais il parle en général, pour ne leur pas donner de la défiance, et il le fait avec plus de force que Jésus-Christ. Le Sauveur dit: «Celui qui ne croit pas est déjà condamné»; mais Jean-Baptiste s'exprime ainsi «Il ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui». Et certes il a raison. Jésus-Christ ne pouvait parler de soi comme un autre en pouvait parler. S'il avait parlé de même, on aurait cru que souvent il revenait sur ce sujet par amour-propre et par vanité; mais Jean n'était pas exposé à ce soupçon. Que si, dans la suite, Jésus-Christ s'est lui-même servi d'expressions plus fortes, c'est lorsque sa réputation s'étant établie, on avait de lui une grande opinion.
«Jésus ayant donc su que les pharisiens avaient appris qu'il faisait plus de disciples et baptisait plus de personnes que Jean, quoique Jésus ne baptisât pas lui-même, mais ses disciples, il quitta la Judée et s'en alla en Galilée». (Jn 4,1-3)
Véritablement Jésus ne baptisait pas lui-même, mais, pour exciter plus d'envie contre lui, on le rapportait ainsi. Pourquoi, direz-vous, se retira-t-il? ce ne fut pas par crainte, mais pour ôter tout sujet d'envie et adoucir la jalousie. Il pouvait contenir ceux qui l'attaquaient, mais il ne voulait pas trop souvent le faire, de peur de détruire la foi à l'incarnation. Si étant pris, il se fût souvent échappé miraculeusement de leurs mains, plusieurs auraient tenu cette vérité pour suspecte. Voilà pourquoi il faisait bien des choses humainement: voulant qu'on le crût Dieu, il voulait aussi qu'on crût qu'il s'était revêtu de notre chair. Voilà pourquoi, après sa résurrection, il disait à un de ses disciples: «Touchez et considérez qu'un esprit n'a ni chair ni os». (Lc 24,39) Voilà pourquoi il reprit Pierre, qui lui disait: «Ayez soin de vous, cela ne vous arrivera point». (Mt 16,22) Tant il a pris soin d'établir cette créance.
2. En effet, entre les dogmes de l'Église, celui de l'incarnation n'est pas le moins important, ou plutôt il est le principal; puisque l'incarnation est l'origine et le principe de notre salut, puisque c'est par elle que tout a été fait, que tout a été consommé. C'est elle qui a détruit la mort, qui a ôté le péché, qui a annulé la malédiction, qui nous a apporté une infinité de grâces. Voilà pourquoi Jésus-Christ voulait qu'on crût principalement à l'incarnation, qui a été pour nous la racine et la source de toutes sortes de biens. Mais tout en agissant comme un homme, il ne laissait pas la divinité s'obscurcir en lui. Ayant donc quitté la Judée, il continuait de faire ce qu'il avait fait auparavant. Car ce n'était pas sans [245] sujet qu'il s'en était allé en Galilée, il préparait les grandes oeuvres qu'il voulait opérer parmi les Samaritains, et il ne les dispensait pas indifféremment, mais avec cette sagesse qui lui était convenable; afin de ne pas laisser le moindre sujet d'excuse au juif le plus impudent. L'évangéliste nous l'insinue par ce qu'il ajoute: «Et comme il fallait qu'il passât par la Samarie (4)», en quoi il montre que c'était comme en passant qu'il avait été dans la Samarie. Les apôtres faisaient de même lorsque les Juifs les persécutaient, ils s'en allaient vers les gentils; Jésus-Christ, de même (Mc 7,26), chassé par les uns, s'en allait vers les autres, comme il le fit à l'égard de la Syrophénicienne.
Or cela s'est fait ainsi pour ôter aux Juifs tout prétexte, tout sujet de dire: il nous a quittés pour passer vers les incirconcis. C'est pour cette raison que les apôtres, voulant se justifier, disaient: «Vous étiez les premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu; «mais puisque vous vous en jugez vous-mêmes indignes, nous nous en allons présentement vers les gentils». (Ac 17,46) Et Jésus-Christ: «Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues». (Mt 15,24) Et: «Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens». (Mt 15,26) Mais lorsque les Juifs le rejetèrent, ils ouvrirent dès lors la porte aux gentils. Et néanmoins il n'allait pas exprès chez eux, mais seulement en passant c'est donc en passant, et «qu'il vint en une ville de la Samarie, nommée Sichar, près de l'héritage que Jacob donna à son fils Joseph (Jn 4,5). Or il y avait là un puits», qu'on appelait la fontaine de Jacob (Jn 4,6)». Pourquoi l'évangéliste parle-t-il du lieu avec tant d'exactitude? C'est afin qu'en entendant une femme dire: «Notre père Jacob nous a donné ce «puits»; vous ne vous en étonniez pas. C'était la ville où Lévi et Siméon, transportés de colère, pour l'outrage fait à Dina leur soeur, firent ce cruel massacre que vous savez.
Mais il ne sera pas hors de propos de rapporter ici l'origine des Samaritains. Car tout ce pays s'appelait Samarie. D'où ont-ils donc pris ce nom? La montagne qui était auprès s'appelait Somor, d'un homme de ce nom qui l'avait possédée, comme dit Isaïe: «Ephraïm sera la capitale de Somoron» (Is 7,9); ceux qui l'habitaient alors ne s'appelaient pas Samaritains, mais Israélites. Dans la suite des temps ces hommes offensèrent le Seigneur. Phaceïa régnait, lorsque Theglathphalassar entra dans le royaume, se rendit maître de plusieurs places, attaqua Ela, le tua, et donna le royaume à Osée. (2R 15) Salmanasar fit la guerre à ce dernier, prit d'autres villes et se les rendit tributaires. Osée se soumit au commencement, il se révolta ensuite et envoya chercher du secours dans l'Ethiopie (1). Le roi d'Assyrie, l'ayant appris, marcha contre lui, et enleva Samarie, où il ne laissa aucun des précédents habitants, de peur qu'ils ne se révoltassent une seconde fois. Il les transféra à Babylone et dans la Médie; il envoya d'autres peuples tirés de différents endroits de ces pays, habiter Samarie, afin d'y affermir pour toujours son empire, en donnant tout le pays à des nations dévouées. (2R 17)
Les choses s'étant ainsi passées, Dieu, pour manifester sa puissance et faire voir que ce n'était pas par faiblesse qu'il avait livré les Juifs, mais pour les punir de leurs péchés, envoya contre ces barbares des lions qui exercèrent partout les plus grands ravages: on en porta la nouvelle au roi: il fit retourner à Samarie un des prêtres qu'on avait emmené captif, avec ordre d'apprendre à ces peuples le culte qui doit être rendu à Dieu. (2R 17,26-27) Mais ils ne renoncèrent qu'à moitié à leur impiété. Cependant, ayant dans la suite rejeté le culte des idoles, ils adorèrent le vrai Dieu. Tel était l'état de ce pays, lorsque les Juifs y revinrent: ils eurent une grande aversion contre les habitants, qu'ils regardaient comme des étrangers et des ennemis, et ils les appelaient Samaritains, du nom du mont Somorou. Les Samaritains ne recevaient pas toutes les Ecritures, ce qui donnait lieu à de nouvelles contestations entre eux et les Juifs. Ils ne recevaient que les livres de Moïse, et faisaient peu de cas des prophètes. Au reste, ils prétendaient s'arroger la noblesse des Juifs et faisaient remonter leur origine jusqu'à Abraham, qu'ils disaient être le chef de leur race, en tant que Chaldéen; ils appelaient Jacob leur père, comme descendant d'Abraham. Mais les Juifs les avaient autant en horreur et en abomination que tous les autres peuples. Voilà pourquoi, voulant injurier et outrager Jésus-Christ, ils lui disaient: «Vous êtes un samaritain, vous êtes possédé du démon». (Jn 8,48)
1. «Dans l'Ethiopie», c'est une méprise, il faut dire l'Egypte. - 246 -
C'est aussi pour cette même raison que Jésus-Christ, faisant l'histoire d'un homme qui était descendu de Jérusalem à Jéricho, introduit un samaritain .«qui exerça la miséricorde envers lui» (Lc 10,30), à savoir, une personne vile, méprisable et abominable selon eux: que des dix lépreux qu'il guérit, il n'en appelle qu'un seul étranger, parce qu'il était samaritain (Lc 17,18) et qu'instruisant, ses disciples, il leur disait: N'allez point vers les gentils' (Mt 10,5), et n'entrez point dans les villes des Samaritains.
3. Ce n'est pas seulement pour composer son histoire et en suivre le fil, que l'évangéliste a nommé Jacob; mais c'est aussi pour faire connaître que les Juifs étaient depuis longtemps rejetés. En effet, déjà depuis longtemps et du vivant de leurs pères, les Samaritains habitaient ces pays: car la terre qu'habitaient leurs pères, sans qu'elle leur appartînt, les Juifs, après en être devenus les maîtres, l'avaient perdue par leur négligence et leur méchanceté. Ainsi il ne sert de rien aux enfants d'être sortis de pères vertueux et gens de bien, s'ils dégénèrent eux-mêmes de leur vertu. Ces barbares n'eurent pas plutôt été en butté aux ravages des lions, qu'ils revinrent à la loi et au culte des Juifs; mais les Juifs, après avoir été châtiés par tant de fléaux et de calamités, n'en devinrent pas pour cela meilleurs. Voilà donc le pays où alla Jésus-Christ; voilà le peuple qu'il fut visiter, faisant une guerre continuelle à la vie molle et voluptueuse, et montrant par son exemple qu'il faut vivre dans l'austérité et dans le travail. Car dans ce voyage. il ne se servit point de bêtes de somme, il le fit à pied, et si vite, qu'il en fut fatigué. Jésus-Christ nous apprend partout, que chacun doit travailler, et tâcher de se suffire à soi-même; il veut enfin que nous soyions si éloignés du superflu, que nous nous retranchions même beaucoup de choses nécessaires. C'est pourquoi il disait: «Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête». (Mt 8,20) C'est aussi pourquoi souvent il demeure sur les montagnes et dans le désert, et non-seulement le jour, mais encore. la nuit. David parlant de lui par une inspiration prophétique, disait: «Il boira de «l'eau du torrent dans le chemin» (Ps 110,8), pour montrer son grand détachement. Saint Jean marque ici la même chose: «Jésus étant fatigué du chemin, s'assit sur cette fontaine» pour se reposer. «Il était environ la sixième heure du jour. Il vint alors une femme de la Samarie pour tirer de l'eau (Jn 4,7); Jésus lui dit: Donnez-moi à boire. Car ses disciples «étaient allés au marché pour acheter à manger (Jn 4,8)»: par où nous voyons sa patience dans les fatigues de ses voyages, le peu de soin qu'il avait de sa nourriture, le peu d'attention qu'il y donnait. Ses disciples avaient appris à l'imiter en cela: ils ne portaient point de provisions avec eux. C'est ce qu'un autre évangéliste nous fait remarquer à cette occasion Jésus leur ayant dit de se garder du levain des pharisiens (Mt 16,6), ils pensèrent qu'il leur parlait ainsi, parce qu'ils n'avaient point pris de pains. De même, lorsqu'il est question de la faim qui les obligea de rompre des épis (Mt 12,1), pour manger, et encore en rapportant que Jésus-Christ lui-même s'approcha d'un figuier, parce qu'il avait faim. (Mt 21,18) Par tous ces exemples, il nous apprend qu'il faut mépriser son ventre, et n'en avoir point tant de soin.
Observez encore ici, mes frères, que les disciples n'avaient rien apporté avec eux, et qu'ils ne s'empressaient pas de faire des provisions dès le matin, mais qu'ils allaient acheter à manger à l'heure du dîner. Nous, au contraire, à peine sommes-nous sortis du lit, qu'avant toute autre chose nous songeons à manger; nous appelons vite nos cuisiniers, et nos sommeliers, et leur faisons mille recommandations: après quoi, nous pensons à nos affaires, donnant toujours aux choses charnelles la préférence sur les choses spirituelles, et considérant comme nécessaire ce qui est fort accessoire. Ainsi nous faisons tout à contre-temps. C'est tout autrement que nous devrions agir nous devrions nous attacher avec grand soin aux choses spirituelles; et après y avoir donné tout le temps requis, passer à nos autres affaires.
Enfin, observez encore dans Jésus-Christ, outre sa patience dans les fatigues et dans les travaux, son extrême éloignement pour le faste: remarquez, non-seulement qu'il était fatigué, qu'il s'assit le long du chemin, mais aussi qu'on l'avait laissé seul, et que ses disciples s'en étaient allés. Toutefois, s'il l'avait voulu, il pouvait, ou ne les pas envoyer tous à la fois, ou bien, eux partis, se donner d'autres serviteurs: mais il ne le voulut pas, parce que [247] de cette manière il accoutumait ses disciples à mépriser le faste. Et qu'y a-t-il là de merveilleux, dira peut-être quelqu'un? s'ils étaient humbles et modestes, ce n'étaient que des pêcheurs et des faiseurs de tentes? Mais ces pêcheurs se sont tout à coup élevés au ciel, ils se sont rendus plus illustres que les rois, puisqu'ils sont devenus les amis du Seigneur de tout l'univers, et les compagnons de ce Maître admirable. Or, vous le savez, ceux qui d'une basse condition s'élèvent aux dignités, en deviennent plus facilement orgueilleux et insolents, pour cela seul qu'auparavant ils n'étaient pas accoutumés à de tels honneurs. Jésus-Christ, en les retenant dans leur simplicité primitive, leur apprenait à être humbles et modestes en tout, et à n'avoir jamais besoin de serviteurs.
Jésus, dit l'évangéliste, étant fatigué du chemin, s'assit sur cette fontaine pour se reposer. Ne voyez-vous pas que la fatigue et la chaleur l'obligèrent de s'asseoir pour attendre ses disciples? car il savait bien ce qui devait arriver des Samaritains. Mais ce n'était point là le principal sujet qui l'avait attiré; néanmoins, une femme qui faisait paraître tant d'envie et de désir de s'instruire, n'était point à rejeter. En effet, il était venu vers les Juifs, et les Juifs ne voulaient pas le recevoir. Les gentils, au contraire, l'appelaient et le pressaient de venir chez eux, quand il voulait aller ailleurs: ceux-là lui portaient envie, ceux-ci croyaient en lui: les Juifs concevaient de l'indignation contre lui, les gentils l'admiraient et l'adoraient. Quoi donc 1 fallait-il négliger le salut de tant d'hommes et abandonner des gens qui étaient dans de si bonnes et si heureuses dispositions?Certes cela était indigne de la bonté du divin Sauveur: c'est pourquoi il conduisait toutes choses avec la sagesse qui lui est propre et convenable. Il était assis, il reposait son corps et se rafraîchissait auprès de cette fontaine. C'était alors l'heure de midi, l'évangéliste le déclare: «Il était environ», dit-il, «la «sixième heure» du jour, «et il s'assit». Que veut dire ce mot: «Assis?» Non sur un trône, non sur un coussin, mais simplement à terre. «Il vint alors une femme de la Samarie a pour tirer de l'eau».
4. Voyez la précaution que prend Jésus-Christ de faire connaître que cette femme était sortie de la ville pour un tout autre motif, et comme partout il réprime les impudentes chicanes des Juifs, comme il leur ôte tout sujet de dire qu'il avait lui-même violé sa défense, d'entrer dans les villes des Samaritains (Mt 10,5), lui qui parlait avec eux. C'est pourquoi l'évangéliste dit que ses disciples étaient allés à la ville pour acheter à manger, insinuant que Jésus-Christ avait eu bien des raisons de s'entretenir avec cette femme. Que fit-elle donc? Ayant. entendu ces paroles: «Donnez-moi à boire», elle en prit occasion, avec beaucoup de prudence, de lui proposer quelques questions, et elle lui dit: «Comment vous, qui êtes juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis samaritaine? car les Juifs n'ont point de commerce avec les Samaritains (Jn 4,9)». Mais qu'est-ce qui lui fit penser qu'il était juif? Peut-être son habit ou son langage. Pour vous, remarquez combien cette femme est avisée et prudente. En effet, s'il y avait à prendre garde à quelque chose, c'était plutôt à Jésus-Christ à user de précaution qu'à elle. Car elle n'a pas dit: Les Samaritains n'ont point de commerce avec les Juifs; mais: les Juifs n'ont point de commerce avec les Samaritains. Cependant cette femme, quoiqu'elle fût exempte de reproche, croyant qu'un autre était en faute, ne se tut pas, mais elle releva ce qu'elle regardait comme une transgression de la loi.
Mais quelqu'un pourrait bien demander pourquoi Jésus lui demanda à boire, la loi ne le permettant pas? Si l'on dit qu'il prévoyait qu'elle ne lui donnerait point d'eau, il devait encore moins lui en demander. Que faut-il donc répondre? Que dès lors il était indifférent pour lui de s'affranchir de ces sortes d'observances. Car celui qui portait les autres à les transgresser devait bien, à plus forte raison, les transgresser lui-même. «Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche», dit Jésus-Christ, «qui souille l'homme, mais c'est ce qui en sort». (Mt 15,11) Au reste, cet entretien avec cette femme n'est pas un faible sujet de reproche et d'accusation contre les Juifs, car il les avait souvent invités, et par ses paroles, et par ses oeuvres, à s'approcher de lui, sans réussir à les gagner. Voyez au contraire la docilité de cette femme; sur une courte demande que lui fait Jésus-Christ, aussitôt elle accourt. Or Jésus ne pressait encore personne d'entrer dans cette voie, mais il n'empêchait pas de venir à lui ceux qui le voulaient (1). Car il a simplement dit à ses disciples: N'entrez pas dans les villes des 248 Samaritains, mais il ne leur a pas dit de repousser, de rejeter ceux qui s'approcheraient d'eux: t'eût été là une recommandation indigne de sa bonté. Voilà pourquoi il répondit ainsi à cette femme. «Si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit: «Donnez-moi à boire, vous lui auriez peut-être demandé vous-même, et il vous aurait donné de l'eau vive (Jn 4,10)». Premièrement Jésus lui fait entendre qu'elle mérite d'être écoutée, et de n'être point rejetée, et ensuite il lui découvre qui il est: car tout en apprenant qui est celui qui lui parle, elle sera docile et obéissante, ce que personne ne peut dire des Juifs. En effet, les Juifs ayant appris qui il était, ne lui ont proposé aucune question, ne lui ont fait aucune demande, et ils n'ont point voulu apprendre de lui ce qui leur aurait été utile pour le salut; au contraire ils le chargeaient d'injures et le chassaient.
1. C'est-à-dire, il ne forçait pas les gens à venir écouter ses instructions et sa doctrine, mais aussi il ne les empêchait pas, il ne rejetait pas ceux qui voulaient venir à lui
Après ces paroles, voyez avec quelle modestie répond cette femme: «Seigneur, vous n'avez point de quoi en puiser, et le puits est profond: d'où auriez-vous donc de l'eau vive (Jn 4,11)?» Déjà Jésus l'a tirée de la basse opinion qu'elle avait de lui, en sorte qu'elle ne le regardait plus comme un homme du commun. Non-seulement elle l'appelle Seigneur, mais aussi elle lui parle d'une manière honnête et respectueuse. La suite même fait voir que c'est pour l'honorer qu'elle lui parle ainsi. Car elle ne se moqua point de lui, elle ne lui dit rien de désobligeant, mais seulement elle hésitait encore. Que si d'abord elle n'a pas tout compris, ne vous en étonnez pas. Nicodème lui-même ne comprenait pas ce que lui disait Jésus-Christ. Pourquoi dit-il: «Comment cela se peut-il faire?» Et encore: «Comment peut naître un homme qui est déjà vieux?» Et derechef: «Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour naître encore?» Mais cette femme répond avec plus de retenue: «Seigneur, vous n'avez point de quoi en puiser, et le puits est profond: d'où auriez-vous donc de l'eau vive?» Jésus-Christ disait une chose, elle en pensait une autre, n'entendant que la lettre des paroles, peu capable encore d'en comprendre l'esprit et la sublimité.
Et certes, elle aurait pu répondre avec vivacité: Si vous l'aviez, cette eau vive, vous ne me demanderiez point à boire, vous seriez le premier à boire l'eau que vous avez: vainement donc vous vous vantez. Mais elle ne parle point de la sorte, elle répond avec modestie et au commencement et dans la suite. Au commencement elle dit. «Comment, vous qui êtes juif, me demandez-vous à boire?» Elle n'a point dit, comme si elle eût parlé à un étranger et à un ennemi: Dieu me garde de vous donner à boire, à vous qui êtes un ennemi de notre nation, un étranger! Ensuite, l'entendant parler de lui dans ces termes magnifiques qu'irritent pardessus tout la malveillance, au lieu de se moquer de lui, elle lui dit simplement: «Etes-vous plus grand que notre père Jacob, qui nous adonné ce puits et en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux? (Jn 4,12)» Ne voyez-vous pas avec quelle adresse elle s'arroge la noble extraction des Juifs? Mais voici ce qu'elle a voulu dire. Jacob s'est servi de cette eau, il n'a rien eu de meilleur à nous donner. Par là elle fait connaître qu'elle a attaché à la première réponse un sens élevé et sublime; car quand elle dit: «Il en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants et ses troupeaux», elle ne fait entendre autre chose sinon qu'elle a quelque idée, quelque sentiment d'une eau meilleure, que d'ailleurs elle ne tonnait pas bien.
Au reste, ce qu'elle entend, je vais plus clairement vous le développer: vous ne pouvez pas dire que Jacob nous a donné ce puits, mais qu'il s'est servi d'un autre; car lui et ses enfants en buvaient, et certes ils n'auraient pas bu de cette eau s'ils en avaient eu une meilleure. Or vous-même vous ne sauriez donner de cette eau, et vous ne pouvez en avoir une meilleure, à moins que vous ne vous déclariez plus grand que Jacob. D'où pouvez-vous donc avoir l'eau que vous promettez de nous donner? Les Juifs au contraire n'usent pas avec lui de si douces paroles, lorsque, les entretenant sur le même sujet, il leur parle de cette eau; mais aussi ils n'en tirent aucun profit. Quand il fait mention d'Abraham, ils cherchent à le lapider. Cette femme ne se conduisait pas de même à son égard; mais patiente malgré la chaleur du milieu du jour, elle dit, elle écoute tout avec une très-grande douceur, et elle n'éprouve aucun de ces sentiments que vraisemblablement les Juifs auraient fait éclater, savoir, qu'il était un insensé, un homme hors de son bon sens, qui avait des visions, qui parlait sans cesse d'une fontaine et d'un puits [249] qu'il ne montrait point, mais qu'il promettait avec beaucoup de vanité et d'ostentation. La Samaritaine au contraire écoute avec persévérance, jusqu'à ce qu'elle trouve ce qu'elle cherche.
5. Mais si cette femme samaritaine a du zèle et de l'empressement pour s'instruire, si elle s'assied auprès de Jésus-Christ qu'elle ne tonnait pas, quel pardon espérons-nous, nous qui le connaissons, qui ne sommes pas assis sur un puits, ni dans un lieu désert, ni exposés aux chaleurs du midi et aux brûlants rayons du soleil, mais qui, à la fraîcheur du matin, à l'ombre de ce toit, étant fort commodément et à notre aise, écoutons impatiemment ta parole de Dieu et languissons dans notre lâcheté et notre paresse? Non, la Samaritaine ne fait pas de même, elle est si attentive à ce que lui dit Jésus, qu'elle appelle, qu'elle invite même les autres à venir l'entendre. Mais les Juifs, non-seulement n'appelaient pas les autres, mais même, s'ils voulaient venir à Jésus, ils les en détournaient; c'est pourquoi ils disaient: «Y a-t-il quelqu'un des sénateurs qui croie en a lui? Car pour cette populace qui ne sait ce a que c'est que la loi, ce sont des gens maudits de Dieu». (Jn 7,38-39)
Imitons donc la Samaritaine: entretenons-nous avec Jésus-Christ; maintenant encore il est au milieu de nous, il nous parle par les prophètes et par ses disciples. Ecoutons-le donc etsoyons obéissants à sa voix. Jusques à quand mènerons-nous une vie oisive et inutile? Car faire ce qui n'est point agréable à Dieu, c'est vivre inutilement, ou plutôt ce n'est pas seulement vivre inutilement, mais c'est encore vivre pour sa perte. En effet, si nous perdons le temps qui nous a été donné en l'employant à des choses tout à fait inutiles, nous sortirons de ce monde pour être punis de l'avoir mal et inutilement employé. Puisque celui qui a consommé et dévoré l'argent qui lui avait été donné pour le faire profiter, en rendra compte à son maître qui le lui avait confié (Mt 25 Lc 11,10); sûrement celui qui passe sa vie à des inutilités, ne sera pas exempt du supplice. Non certes, Dieu ne nous a pas fait naître, ne nous a pas mis en ce monde et ne nous a pas donné une âme seulement pour jouir de cette vie, mais afin d'y travailler et d'y faire du profit pour la vie future. Les bêtes n'ont que l'usage de la vie présente, mais nous, nous n'avons une âme immortelle qu'afin que nous fassions tous nos efforts pour acquérir cette vie future.
Si quelqu'un demande à quel usage sont destinés les chevaux, les ânes, les boeufs et les autres animaux de la même espèce? A nul autre, dirons-nous, qu'à nous servir en cette vie; mais à notre égard il n'en est pas de même: nous attendons un sort plus heureux, nous serons dans une meilleure vie quand nous serons sortis de celle-ci; et il n'est rien que nous ne devions faire pour nous y rendre illustres et nous mêler au choeur des anges, pour "être éternellement et dans tous les siècles des siècles en la présence du Roi. C'est pourquoi notre âme est immortelle et nos corps seront immortels, afin que nous jouissions des. biens éternels. Mais si les cieux, vous étant destinés et préparés pour vous, vous vous attachez à la terre, quelle injure, quel outrage ne faites-vous pas à celui qui vous les veut donner? C'est à quoi vous devez penser. Dieu vous présente les cieux, et vous, n'en faisant pas un grand cas, vous leur préférez la terre. Voilà pourquoi, méprisé par vous, il vous a menacés de l'enfer; il veut vous apprendre combien sont grands les biens dont vous vous privez. Mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans ce lieu de supplice l que plutôt, nous rendant agréables au Seigneur, nous possédions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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Chrysostome sur Jean 30