Bernard, de Consideratione 1313

CHAPITRE IV. Il ne faut pas sans raison troubler et confondre les rangs et les degrés de la hiérarchie ecclésiastique

et, à ce sujet, saint Bernard blâme sévèrement l'abus des demandes de privilèges et d'exemptions.
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14. Ecoutez maintenant autre chose, si toutefois ce n'est pas la même chose, comme on pourrait peut-être le dire avec raison. C'est ce que je laisse à décider à votre propre considération. Pour moi, il ne me semble pas qu'on s'éloigne beaucoup de la vérité quand on attribue à l'avarice ce dont je veux vous parler, et je ne puis disconvenir que ce ne soit en effet, une sorte d'avarice, ou du moins que cela n'en ait toutes les apparences. Or il importe à votre perfection d'éviter le mal et les apparences mêmes du mal, l'un et l'autre dans le double intérêt de votre conscience et de votre réputation. N'oubliez pas qu'il ne vous est point permis, cela le fût-il d'ailleurs à un autre titre, de rien faire qui ait l'apparence du mal. En effet, consultez vos devanciers, et ils diront: «Abstenez-vous de toute apparence de mal (
1Th 5,22).» D'ailleurs on ne peut nier que le serviteur du Seigneur doit marcher sur les pas de son maître, puisque lui-même a dit. «Que celui qui est à mon service me suive (Jn 12,26).» Or il est dit à son sujet: «Le Seigneur a régné, il s'est revêtu de gloire et de force (Ps 92,1);» vous devez donc, vous aussi, faire preuve de force dans cette foi et posséder dignement la gloire si vous voulez imiter votre Dieu. Or votre force, à vous, c'est le témoignage d'une conscience qui ne se reproche aucune infidélité, et votre gloire, c'est l'éclat d'une bonne réputation. Voilà la force dont vous devez vous revêtir, car votre force fait la joie du Seigneur. D'un autre côté l'éclat de votre beauté est à ses yeux comme une image de la sienne qui le charme, revêtez-vous donc aussi de gloire; que ce soient là pour vous ces deux vêtements dont la femme forte revêt ses domestiques (Pr 31,21). Que votre conscience ne connaisse point ces faiblesses d'une foi modique qui chancelle, et que votre réputation n'offre aucune tache capable de blesser les yeux, vous auriez alors le double vêtement qui attirera les regards charmés de l'Époux sur votre âme, son épouse, et vous remplirez de joie le coeur de votre Dieu. Peut-être vous demandez-vous où je veux en venir, car vous ignorez encore ce que je veux vous dire; je ne vous laisserai pas plus longtemps en suspens. Je veux parler des murmures et des plaintes des Eglises; elles s'écrient qu'on les a mutilées (a) et démembrées, il n'y en a plus ou du moins il ne s'en trouve que bien peu qui n'aient à gémir ou à craindre de l'être. Voulez-vous savoir de quel fléau elles se plaignent? Le voici on soustrait les abbés à la juridiction des évêques, ceux-ci à la juridiction des archevêques et ces derniers à celle des patriarches et des primats. Un tel état de choses est-il satisfaisant? Je serais bien surpris que ce fait en lui-même fût susceptible d'excuse. Vous montrez en agissant ainsi que vous avez la plénitude du pouvoir. Montrez-vous en même temps d'une justice égale à votre puissance? Ce que vous faites, sans doute vous pouvez le faire, mais le devez-vous? C'est là la question. On vous a élevé au poste que vous occupez, non pour ôter, mais pour conserver à chacun son rang dans la hiérarchie, sa charge et ses dignités, pour rendre enfin «l'honneur à qui l'honneur est dû (Rm 13,7),» suivant l'expression d'un de vos ancêtres.
1315 15. Tout homme vraiment spirituel qui s'applique à juger sainement des choses afin de n'être lui-même jugé par personne (1Co 2,15), fera précéder toutes ses actions des trois considérations suivantes: Est-ce permis? est-ce convenable? est-ce utile? Car, si pour un philosophe chrétien il est certain qu'il n'y a de convenable que ce qui est permis, et d'utile que ce qui est permis et convenable en même temps, il ne s'ensuit pas que tout ce qui est permis soit en même temps utile et convenable. Faisons maintenant l'application de ces principes au sujet qui nous occupe. Je vous demande donc s'il vous sied bien de n'avoir d'au-, tre loi que votre bon vouloir, et, parce qu'on ne peut en appeler de vous à personne, de ne prendre conseil que de votre puissance et non de

a Si on veut savoir quelles exemptions saint Bernard approuve ou désapprouve, on le verra plus loin au n. 18, et dans sa lettre ou traité à Henri, archevêque de Sens, chapitre 9.

la raison. Seriez-vous plus grand que Notre-Seigneur qui disait: «Je ne suis pas venu pour faire ma volonté (Jn 6,38)?» D'ailleurs, c'est le propre d'un esprit aussi bas qu'orgueilleux, que de vouloir agir non selon les lumières de la raison, mais suivant son caprice, comme s'il n'était pas un être raisonnable, et de se laisser conduire, non par le jugement, mais par l'instinct, à l'exemple de la brute. Et, s'il est indigne de quiconque a reçu la raison en partage, de vivre à la façon des hôtes, qui pourrait souffrir de vous voir, vous qui devez régir le monde entier, ravaler ainsi votre nature et ternir à ce point votre gloire? Si vous étiez capable de tomber si bas, ce qu'à Dieu ne plaise , vous mériteriez qu'on vous appliquât le sanglant reproche fait à l'espèce humaine en général: «L'homme était dans la gloire, et il ne l'a point compris; il s'est rendu pareil aux animaux qui n'ont point l'intelligence en pariage, et il est devenu semblable aux brutes (Ps 48,13).» Y a-t-il encore quelque chose de moins digne de vous, que de vous voir, peu satisfait de tenir l'empire du monde dans vos mains, vous évertuer encore à accaparer, par je ne sais quels moyens, des parcelles, de misérables bribes de ce que vous possédez en entier, comme si déjà elles n'étaient point à vous? Je vous conseille de vous rappeler le riche de la parabole du prophète Nathan: Possesseur de nombreuses brebis a, il convoite encore l'unique brebis du pauvre (2S 12,1), et l'action ou plutôt le forfait du roi Achab qui, maître de tout un royaume, voulut s'emparer d'une pièce de vigne (1R 21,2). Dieu vous préserve d'entendre jamais le reproche qu'il entendit lui-même: «Vous avez tué Naboth et vous avez pris ses biens (1R 21,19).»
1316 16. N'allez pas m'alléguer l'utilité des exemptions; car elles n'ont pas d'autre résultat que de rendre les évêques plus arrogants, les moines plus relâchés et même plus pauvres. Examinez de près quels sont un peu partout les ressources et le genre de vie de ces sortes d'affranchis, et dites-moi s'il n'y a pas de quoi rougir du dénûment des uns et de la vie mondaine des autres, car ce sont là les deux conséquences d'une liberté funeste. Et comment le peuple des monastères, abandonné à lui-même, et devenu indépendant pour son malheur, ne pécherait-il pas avec d'autant plus de licence qu'il n'y a plus là personne en position de le reprendre? Mais en même temps comment les monastères ne seraient-ils pas rançonnés et pillés d'autant plus librement qu'ils n'ont plus personne qui les défende? A qui, en effet, auront-ils recours? Aux évêques? Blessés

a Dans quelques éditions il y a: Possesseur de cent brebis; mais dans la parabole du second livre des Rois, chapitre 12, on lit: «Possesseur de nombreuses brebis.» Il est probable que le mot cent a été substitué au mot nombreuses par quelque copiste inhabile que le souvenir de la parabole des cent brebis de l'Évangile (
Lc 15) aura induit en erreur.

du tort qu'on leur a fait, ils ne feront que rire du mal qu'ils verront arriver aux moines comme ils rient déjà de celui qu'ils font.

Or que peut-il résulter de là pour vous? J'ai bien peur qu'il n'en sorte pas autre chose que le châtiment dont Dieu menace. son prophète en ces termes: «L'impie mourra dans son péché; mais c'est à toi que je redemanderai son sang (Ez 3,18).» En effet, si l'exemption a pour effet d'enfler d'orgueil celui qui en profite et d'inspirer un violent dépit à celui dont les droits sont lésés par elle, comment celui qui l'accorde peut-il être à l'abri de tout reproche? C'est trop peu dire. Je cache le feu sous la cendre, laissez-moi vous parler d'une façon plus explicite. Si celui qui murmure des exemptions est déjà mort dans son âme, comment celui qui a donné lieu à ces murmures pourrait-il être encore vivant? Comment n'aurait-il pas à répondre de deux morts à la fois sans compter la sienne, lui qui a fourni l'épée, qui a fait deux victimes d'un coup? Voilà ce qui me faisait dire avec le Prophète: «Vous avez tué Naboth et vous avez pris ses biens.» Notez après cela que ceux qui entendent parler de ces choses en sont scandalisés, en conçoivent de l'indignation, éclatent en médisances et en blasphèmes, et par conséquent sont aussi blessés à mort. Oh, non, ce n'est point un bon arbre que celui dont les fruits sont l'arrogance, le relâchement, les dilapidations, les ressentiments, les haines et les scandales, et, qui pis est, de profondes inimitiés et d'interminables discordes entre les Eglises. Voyez combien est vraie cette parole de l'Apôtre: «Si tout m'est permis, tout ne m'est pas avantageux (1Co 10,22).» Que dirons-nous si, par hasard, ce n'est même pas permis? Pardonnez-moi de vous dire qu'il ne vous est pas permis de consentir à ce qui produit tant de maux.
1317 17. Croyez-vous d'ailleurs que ce vous soit chose permise de mutiler les Eglises, de bouleverser l'ordre établi, d'arracher les bornes que vos pères ont posées? Si la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, n'est-ce pas commettre une injustice que d'ôter son bien à quelqu'un? Vous vous trompez si vous croyez que votre puissance apostolique soit la seule établie de Dieu parce qu'elle est souveraine; et si tel est votre sentiment, vous n'êtes point d'accord avec Celui qui a dit: «Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu (Rm 13,1),» d'oie il suit que ces mots, «celui qui résiste à une puissance résiste à l'ordre établi de Dieu (Rm 13,2),» s'ils sont favorables à votre autorité, ils ne le sont pas d'une manière exclusive. Enfin le même Apôtre dit encore: «Que tout homme soit soumis aux puissances supérieures (Rm 13,3), non pas à la puissance supérieure comme s'il n'y en avait qu'une, mais «aux puissances supérieures,» montrant par là qu'il en reconnaît plusieurs. Votre autorité ne vient donc pas seule de Dieu, il y en a d'inférieures et il en est d'intermédiaires; et, de même qu'on ne doit point séparer ceux que Dieu a joints ensemble, ainsi il n'est pas juste non plus de tenir pour égaux ceux que Dieu n'a pas faits tels. Vous composeriez, un monstre si, arrachant un doigt de la main vous alliez le placer sous la tête, juste sur la même ligne que les bras; il en est de même dans le corps de Jésus-Christ, si vous en disposez les membres autrement qu'il l'a fait lui-même, à moins toutefois que vous ne pensiez que ce n'est pas lui mais un autre qui a établi dans l'Eglise «les uns pour être apôtres, et les autres prophètes; ceux-ci pour être évangélistes, et ceux-là docteurs et pasteurs, pour la consommation des saints, pour les besoins du ministère, et pour l'édification du corps de Jésus-Christ (Ep 4,11-12).» C'est là ce corps que saint Paul nous dépeint dans son langage vraiment apostolique et qu'il nous montre en harmonie parfaite avec son chef quand il nous le représente comme «ne faisant avec lui qu'un tout dont les parties sont reliées ensemble non-seulement par leurs attaches naturelles, mais encore par les rapports intimes de leurs fonctions spéciales, en sorte qu'il reçoit de l'accroissement par tous ses membres dans la proportion qui convient à chacun d'eux, jusqu'à ce que la charité en fasse un corps parfait (Ep 4,16).» Gardez-vous bien, de mépriser cet ordre de choses sous prétexte qu'il est fait pour la terre; car il a son modèle dans les cieux; le Fils, a-t-il dit en effet, ne peut faire que ce qu'il a vu faire à son Père (Jn 5,19); et il est incontestable que c'est à lui qu'il a été dit dans la personne de Moïse: «Ayez soin de tout faire conformément au modèle qui vous a été montré sur la montagne (Ex 25,40).»
1318 18. Voilà ce qu'avait vu celui qui disait: «J'ai vu la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, descendre du ciel, parée de la main de Dieu même (Ap 21,2).» Je pense en effet qu'en s'exprimant ainsi l'auteur sacré fait allusion à la ressemblance des deux cités. De même que dans les cieux les chérubins, les séraphins et tous les autres ordres, jusqu'aux angc;s et aux archanges, sont disposés sous un seul chef qui est Dieu; ainsi sur la terre les primats et les patriarches, les archevêques, les évêques, les prêtres, les abbés et tous les autres membres de l'Eglise sont distribués dans un ordre analogue, sous un seul et même chef aussi, qui est le souverain Pontife. Il ne faut pas mépriser un ordre qui a Dieu pour auteur et qui tire son origine du ciel. Si un évêque dit: Je ne veux pas être soumis à un archevêque, et un abbé: Je ne veux pas obéir à un évêque, ces sentiments n'ont pas d'analogues dans le ciel, à moins que par hasard vous n'ayez entendu quelque ange dire: Moi, je ne veux pas être au-dessous des archanges, ou tout autre esprit célesta d'un ordre inférieur déclarer qu'il ne reconnaît d'autre supérieur que Dieu.

Eh quoi! me direz-vous, me défendez-vous d'agir en dispensateur? Non pas d'agir en dispensateur, mais d'agir en dissipateur. car je sais trop bien que vous avez reçu le pouvoir d'accorder des dispenses, mais c'est pour édifier et non pour détruire (1Co 4,2). Quand il y a nécessité (a) urgente de dispenser, la dispense est excusable; quand il y a utilité, je dis utilité publique et non privée (b), de le faire, la dispense est louable; mais si elle n'est ni nécessaire ni utile, ce n'est plus une dispense consciencieuse, c'est une dissipation coupable des biens de l'Eglise. Il y a néanmoins des monastères situés dans différents diocèses qui relèvent spécialement du saint Siège, dès le premier jour de leur existence, par suite de la volonté formelle des fondateurs, fout le monde le sait; mais il y a une grande:différence entre ce qui vient de la piété et ce m que poursuit une ambition qui ne veut pas souffrir de supérieurs. Mais c'est assez sur ce sujet.






CHAPITRE V. C'est un devoir pour le souverain Pontife de faire observer avec soin dans l'Église entière les décrets du saint Siège et les règlements de ses prédécesseurs.

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19. Il vous reste maintenant à considérer en général l'état de l'Église entière; vous devez examiner si les peuples sont soumis aux clercs, ceux-ci aux prêtres et les prêtres à Dieu, avec l'humilité requise. C'est à vous de voir si l'ordre et la discipline règnent dans les monastères et les établissements religieux; si les mauvaises moeurs et les doctrines perverses sont efficacement réprimées par les censures de l'Église; si la vigne du Seigneur est florissante, grâce à la vie édifiante et sainte des prêtres; si elle porte des fruits, je veux dire si les fidèles sont obéissants et soumis; si enfin vos propres règlements et décrets apostoliques sont observés avec toute la sollicitude dont ils sont dignes, afin que, dans le champ de votre Maître, rien ne soit en souffrance par votre faute et rien né soit enlevé par la fraude. Or il ne serait pas impossible de trouver que ce double mal existe, soyez-en bien convaincu, pour ma part, je pourrais vous montrer plusieurs endroits plantés de votre propre main, sans parler d'une infinité d'autres restés terres incultes, qui sont maintenant complètement bouleversés. Ainsi n'avez-vous pas promulgué vous-même, au concile de Reims (En 1148), les canons que je vais transcrire? Qui est ce qui les observe aujourd'hui? qui même les a jamais observés? Vous êtes dans une bien grande illusion si vous croyez qu'on en tient compte, et si vous ne le croyez pas, vous êtes coupable ou d'avoir

a Voici comment Jean de Salisbury s'exprime dans son Polycratique, livre 4, chapitre 7: «Je ne conteste pas aux dépositaires de l'autorité la faculté de dispenser de la loi; mais pourtant je ne crois pas qu'ils puissent l'étendre jusqu'à ce qui a le caractère de la perpétuité dans ce que la loi prescrit ou défend. La dispense ne peut porter que sur la partie de la toi susceptible de changer, encore n'y a-t-il lieu à dispenser que pour des raisons d'honnêteté et d'utilité telles que l'esprit même de la loi ne cesse point d'être conservé.

b Vossius note en marge à cet endroit que le mot privée se rapporte au souverain Pontife et non à celui qui obtient de lui quelque dispense.

fait des règlements qu'on ne doit point observer, ou de faire maintenant comme si vous ne saviez pas qu'on les méprise. «Nous enjoignons, avez-vous dit, tant aux évêques qu'aux clercs, de ne point choquer les regards des peuples dont ils doivent être la règle et le modèle, par le luxe, les couleurs voyantes et variées et la coupe de leurs vêtements non plus que par la manière dont ils portent la barbe et les cheveux; nous leur recommandons au contraire de condamner ces abus par leur propre exemple et de montrer dans toute leur conduite leur estime pour cette vie pure et sainte dont l'honneur de l'ordre clérical leur fait une loi. Les clercs qui, après avoir été avertis par leur évêque, laisseront passer quarante jours sans se soumettre, seront privés, par ce même évêque, de tous leurs bénéfices ecclésiastiques. Quant aux évêques eux-mêmes qui négligeront d'infliger à leurs clercs la peine portée ci-dessus, comme il est reconnu qu'il n'est rien qui contribue davantage aux fautes des inférieurs que la faiblesse et la négligence des supérieurs, nous voulons qu'ils soient suspens de toute fonction épiscopale jusqu'à ce qu'ils aient infligé à leurs clercs les peines par nous édictées. De plus il nous a paru bon d'ajouter encore que nul ne pourra être fait archidiacre ou doyen s'il n'est diacre ou prêtre. Quant aux archidiacres, doyens et prévôts qui n'ont pas encore reçu les ordres susdits, ils seront privés de leur titre s'ils refusent par insubordination de se faire ordonner. Nous défendons d'ailleurs de conférer les susdites dignités à de tout jeunes gens ni à des individus qui ne seraient pas encore engagés dans les ordres sacrés, quand bien même ils se feraient remarquer par la sagesse et la sainteté de leur vie.»
1320 20. Ce sont là vos propres paroles, voilà ce que vous avez vous-même décrété. Qu'en est-il résulté? On voit encore élever de tout jeunes gens et des sujets qui ne sont point dans les ordres sacrés, aux dignités ecclésiastiques. Pour ce qui est du premier chapitre, le luxe des habits qu'il interdit, n'a rien perdu de ce qu'il était, et néanmoins la peine que vous avez décrétée est demeurée lettre morte. Voilà bientôt quatre ans passés que ces règlements sont faits, et nous n'avons pas encore eu à gémir sur un seul clerc privé de son bénéfice ni sur un seul évêque suspens de ses fonctions. Mais ce qui doit nous faire verser des larmes bien amères, c'est la conséquence qui s'en est suivie; l'impunité, fille de l'insouciance, a produit l'indiscipline, mère de l'effronterie et source de toutes les transgressions; je vous estimerai maintenant le plus heureux des hommes si vous réussissez, à force de soins, à prévenir cette insouciance cause première de tous les maux. C'est à quoi vous vous appliquerez sans doute; mais pour le moment ouvrez un peu les yeux et voyez si, aujourd'hui comme autrefois, l'éclat des couleurs variées ne déshonore plus les hommes du sanctuaire, si les énormes fentes de leurs vêtements ne laissent pas voir toutes leurs formes d'une manière indécente (a). Ils ont coutume de dire: Est-ce donc aux habits que Dieu fait attention, n'est-ce pas plutôt aux moeurs (a)? Mais ne voyez-vous pas que la forme de vos vêtements est l'indice et la preuve de l'état de vos âmes et de la corruption de vos moeurs? Qu'est-ce que cela signifie, que les gens d'église veulent être une chose et en paraître une autre? Cela n'est ni franc ni modeste. Au fait, à les juger sur l'habit ce sont des militaires; si on ne considère que leur avidité, ce sont bien des clercs; mais à l'oeuvre ils ne sont ni militaires ni clercs, car ils ne combattent point comme les premiers et n'évangélisent point comme les seconds. Que sont-ils donc? Voulant appartenir à deux ordres à la fois, ils ne sont ni de l'un ni de l'autre et les confondent tous les deux ensemble. Il est dit que «chacun ressuscitera dans son ordre (1Co 15,23);» dans quel ordre ressusciteront-ils donc? est-ce que pour avoir péché sans appartenir à aucun ordre ils ne seront plus d'aucun ordre non plus le jour où ils devront périr? Ah! plutôt si ce n'est pas à tort que nous croyons que le Dieu souverainement sage assigne un rang à chaque créature, depuis la plus élevée jusqu'à la plus humble, j'ai bien peur qu'il ne trouve d'autre place pour ceux dont je parle que ces lieux d'éternelle horreur où ne règne aucun ordre. Oh! qu'elle est à plaindre l'épouse confiée à de tels paranymphes qui ne craignent pas de retenir pour eux les objets destinés à sa parure. Ah! ils ne sont certainement pas les amis de l'Epoux, mais ses véritables rivaux. Au reste, en voilà bien assez sur ce qui est au-dessous de vous, sinon par rapport au sujet lui-même, qui est presque infini, du moins pour le but que je me suis proposé. Il me reste à vous entretenir de ce qui vous entoure; ce sera la matière de mon quatrième livre.

a Pour ce qui est des vêtements inconvenants des clercs, on peut lire le chapitre deuxième de l'Opuscule de saint Bernard à Henri, archevêque de Sens, et les notes dont Horatiusle fait suivre.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. LIVRE III.

1321 CHAPITRE 2, n. 7.

238. Or, il faut tenir pour injustes tous ceux fui ne sont pas dictés par la difficulté de se faire rendre justice...., etc. Voici à ce sujet la doctrine pleine de sagesse du concile de Trente, session VIII. Chapitre 1er de la Réforme: «Comme il arrive souvent que ceux qui sont accusés de quelques crimes ont recours à la voie des appels, feignent d'être lésés, formulent des plaintes, et font naître des obstacles sous les pas du juge pour se soustraire au châtiment qu'ils ont mérité et pour échapper au jugement des évêques, ne voulant pas qu'i!s puissent faire servir ce qui a été établi comme un remède et une ressource pour l'innocence, à leurs ruses et à leurs chicanes, le saint Synode a établi que..., etc.» (Note de Horstius.)

CHAPITRE III.

239. L'un était de Mayence et l'autre de Cologne; Henri I, archevêque de Mayence, accablé sous le poids des accusations calomnieuses de ses chanoines, avait appelé au saint Siège qui l'avait absous. C'est pour lui que saint Bernard a écrit sa CCCII lettre; voir aux notes dont nous l'avons accompagnée.

L'autre, archevêque de Cologne, était Arnaud, qui, de prévost de saint André, était devenu archevêque, en 1138; ce fut peu de temps après qu'il fut accusé de Simonie. En parlant de lui, l'auteur de la Grande chronique de Belgique, un chanoine royal de saint Augustin de Nussia, assure, qu'il fut accusé de simonie en présence du pape Eugène 3, au concile de Reims et frappé d'une sentence de déposition en même temps que l'archevêque de Mayence. Ces deux archevêques allèrent à Rome pour traiter de leur absolution; Henri l'obtint, mais Arnaud, malgré tous ses présents ne putl'obtenir. (Note de Horstius.)

CHAPITRE 4, n. 18.

240. Quand il y a nécessité urgente de dispenser...., etc. Il est bon de remarquer ici le sentiment de saint Bernard en matière de dispense qu'on ne doit accorder, à son avis, qu'en cas de nécessité et pour le bien général. Or, je crains bien que maintenant on ne dispense souvent sans nécessité, sans aucun souci du bien public, et en songeant tout au plus au bien de quelques particuliers. Or, dispenser de la sorte ce n'est pas autre chose que dissiper. Il nous semble qu'il n'est pas hors de propos de rappeler ici à ce sujet le langage que notre Saint tenait dans une de ses lettres: u c'est en vain qu'on cherche à endormir, en lui parlant de la dispense du saint Siège, celui dont la conscience est liée par la parole de Dieu même Lettre I, à Robert, n. 9);» et ailleurs il disait encore: «Nous avons, disent-ils, demandé et obtenu la permission du Pape. Quel pauvre remède! Semblables à nos premiers parents, vous avez cherché, non pas un vêtement pour couvrir vos consciences ulcérées, mais à peine des ceintures pour cacher le mal, sans le guérir. Plût à Dieu qu'au lieu d'une autorisation vous eussiez demandé un conseil, c'est-à-dire, non pas qu'il vous fût permis, mais s'il vous était permis!» C'est ainsi que saint Bernard s'exprime dans sa lettre VII, n. 9 et 10. (note de Horstius.)

CHAPITRE V, n. 20.

241. Le luxe des habits qu'il interdit, etc.: Plusieurs auteurs pensent qu'on doit attribuer la facilité avec laquelle, au temps de saint Bernard, le luxe et la délicatesse des habits se répandirent presque impunément dans le clergé, à ce fait que la plupart des clercs appartenaient alors à la première noblesse du royaume; élevés dans le luxe, ils n'embrassaient qu'avec peine la modestie et la simplicité que réclamait d'eux leur nouvel état; bien plus ils tenaient à leur ancien faste et au luxe des vêtements, afin qu'on ne pûtles confondre avec les clercs de moins haute origine. Mais quel homme sensé pourra jamais applaudir à ce goût? Ils devaient en effet renoncer à leurs anciennes manières de vivre et de se vêtir en changeant d'état et de vie, et se bien convaincre que le plus bel ornement et la parure la plus digne d'un homme consacré à Dieu c'est la vertu, la modestie, la piété. Mais, comme bien des clercs faisaient fausse route de ce tété, on vit toujours de pieux auteurs et de saints religieux, prendre à tâche de percer d'une plume acérée, cet abcès pestilentiel, dont l'enflure tous les jours grossissante menaçait l'Eglise entière. Plusieurs prélats, des conciles même entreprirent de réprimer par leurs ordonnances et leurs décrets le luxe des vêtements, et saint Bernard se plaint qu'ils n'aient jamais été observés. Voyez le traité des moeurs et devoirs des évêques contre le luxe des vêtements du clergé, chapitre II.

242. Si les énormes fentes de leurs vêtements ne laissent pas voir toutes leurs formes d'une manière indécente, etc. Les saints canons ont sévèrement interdit aux clercs l'usage de vêtements rayés.

Ce que les anciens appelaient vêtements à fenêtres et de luxe, comme on peut le voir dans la Chronique de Vuindesheim, livre 2, chapitre XLVII, étaient des vêtements courts, à larges ouvertures, à peu près semblables aux larges pourpoints que les Français portent en été, avec lesquels on n'est guère qu'à moitié vêtu, ce qui faisait dire à Pierre Chrysologue, dans son sermon cent vingt-deuxième: Ils sont artistement vêtus de nudités, et à saint Bernard, les énormes fentes de leurs vêtements laissent voir toutes leurs formes d'une manière indécente, d'autant plus que du temps de notre saint Docteur, non-seulement on portait les pourpoints ouverts et à fenêtres, comme on pourrait dire, mais les braies ou hauts-de-chausses n'étaient pas moins ouverts, ainsi qu'on peut en juger par les dessins du temps. Ce qui fait qu'en sortant de l'église après avoir déposé le long habit de choeur, on les voyait passer dans les rues dans un costume dont l'indécence choquait les sentiments non moins que les regards des gens de bien. On lit à peu près la même chose dans Crésoll(In mystag., lib. 4, cap. 13, sect. 5), qui constate que le même mal sévissait cruellement en Allemagne, malgré les efforts et la vigilance des prélats pour empêcher qu'il ne s'étende et ne s'enracine davantage. Il cite même plus loin un certain nombre d'archevêques de Cologne qui se sont appliqués de toutes leurs forces à l'extirper à l'aide des censures ecclésiastiques; entre autres, Conrad, en 1260, Gualram, en 1337, Guillaume, en 1353 et en 1360: ce dernier même s'exprime ainsi sur ce sujet: «Nous interdisons désormais à tous les clercs en général et à chacun en particulier l'usage des vêtements ouverts, rayés, taillés, etc. de même que des habits d'une seule couleur, rouges, verts ou bleus, à noeuds ou à boutons,» et le reste que je passe. (Note de Horstius.)





LIVRE IV.


CHAPITRE I.

1401
1. Très-aimable Eugène, si j'avais su l'accueil que les premières parties de ce travail ont reçu de vous, j'en aurais profité pour le continuer avec plus de confiance ou de circonspection, ou même pour l'interrompre tout à fait. Mais puisque la distance des lieux qui nous sépare n'a pas permis qu'il en fùt ainsi, je vous prie de ne pas être surpris si j'hésite à le continuer, tout en l'abrégeant, et si je n'entre qu'avec une certaine crainte, je l'avoue, dans le coeur même de mon sujet. Puis donc que dans les livres précédents j'ai traité des premiers objets de la considération, j'ai à vous entretenir maintenant des choses qui vous entourent; ce n'est pas qu'elles ne soient aussi placées au-dessous de vous, mais comme elles vous touchent de plus près, elles peuvent aussi vous nuire plus que les autres. En effet, les choses que l'on a sous les yeux ne souffrent pas qu'on les néglige, qu'on feigne de ne les point s apercevoir, ou qu'on les oublie. Elles nous pressent plus vivement que les autres, fondent sur nous avec plus de violence; on pourrait même craindre qu'elles ne nous accablassent. Aussi réclament-elles de nous, je ne doute pas que vous n'en soyez convaincu par votre propre expérience, une attention plus grande et plus complète. S'il arrive, au contraire, qu'on ne les considère pas avec la prudence et l'à propos qu'elles réclament, on en est accablé sans relâche, tourmenté sans mesure et inquiété sans fin. Elles ne nous laissent pas un instant de répit, notre cour même avec elles ne s'appartient plus, on se donne beaucoup plus de mal, et on obtient beaucoup moins de résultats. Or, pour m'expliquer clairement, je vous dirai que la ville, la cour et votre Eglise particulière, qui réclament tous les jours de vous des soins incessants, sont précisément ce que j'entends par les choses qui vous entourent. Le peuple et le clergé dont vous êtes spécialement l'évêque et qui par conséquent ont un droit particulier à vos soins; ces anciens du peuple qui tous les jours vous prêtent leur assistance en qualité de juges; ceux enfin qui composent votre maison et s'assoient à votre table, vos chapelains, vos camériers et tous les gens attachés à votre service, à quelque titre que ce soit, voilà ceux dont je veux vous parler; ils vous approchent plus familièrement, frappent plus souvent à votre porte, et vous pressent avec plus d'importunité. On peut dire d'eux qu'ils ne craignent pas de tirer la bien-aimée de son sommeil plus tôt qu'elle ne le veut.




CHAPITRE II. Moeurs du clergé et du peuple romain, vigilance et sollicitude des anciens pasteurs.

1402 2. La première raison pour que le clergé de Rome soit le plus régulier de tous, c'est qu'il sert plus que tout autre de modèle au clergé du s: reste de l'Église; la seconde, c'est que la honte des désordres qui se trépassent en votre présence rejaillit plus fortement sur vous. Il y va de l'honneur de Votre Sainteté que le clergé qui vit sous vos yeux soit si régulier et si exemplaire qu'il offre à tous les regards, dans sa conduite, le miroir et le modèle de la décence et de la régularité. Il faut qu'il se montre, plus que tous les autres clergés, exercé aux fonctions sacrées, propre à l'administration des sacrements, zélé pour l'instruction des peuples et attentif à se garder dans une chasteté parfaite. Quant à votre peuple, que dirai-je, sinon que c'est le peuple romain, c'est tout dire en deux mots; je ne saurais mieux exprimer ce que j'en pense. Ce n'est pas de peuple, en effet, plus connu que, celui-là depuis des siècles pour son faste et son arrogance. Ce peuple, ennemi de la paix et ami de la sédition, n'a jamais cessé de se montrer dur et intraitable et ne s'est soumis an joug que lorsqu'il n'a pu faire autrement. Je vous ai signalé le mal, c'est à vous de chercher à le guérir; il ne vous est pas permis de faire comme si vous ne le voyiez pas. Vous riez peut-être, en m'entendant parler ainsi, parce que vous le croyez incurable; mais n'en montrez pas moins de zèle. Ce qu'on vous demande, ce n'est pas de guérir mais de soigner ce malade. Il est dit, en effet, non pas: Guérissez-le ou rendez-lui la santé, mais: «Ayez soin de lui (Lc 10,13).» Un poète a dit avec raison: «Il n'est pas toujours au pouvoir du médecin de guérir son malade (Ovid., I de Ponto, eleg. 10).» Mais il vaut mieux que je vous cite un des vôtres: Saint Paul s'exprime ainsi: «J'ai travaillé plus que tous les autres (1Co 15,10);» mais il ne dit pas: J'ai fait plus de bien, j'ai produit plus de fruits que les autres, c'eût été d'un orgueil qu'il évite avec soin. D'ailleurs il avait appris à l'école de Dieu même que chacun recevra selon son travail, et non pas selon ses succès (1Co 3,8); voilà pourquoi il se glorifiait plutôt d'avoir travaillé que d'avoir réussi, comme on le voit dans un autre endroit où il parle «de travaux sans nombre (2Co 11,23).» Ce que je vous demande, c'est donc, à son exemple, de faire ce qui dépend de vous; Dieu saura bien, de son côté, faire ce qui le regarde, sans que vous ayez à vous en préoccuper et à vous en mettre en peine. Plantez, arrosez, prodiguez vos soins, et vous avez rempli votre tâche; c'est Dieu, non pas vous, qui donnera ensuite l'accroissement quand il lui plaira; cela ne fait pas un doute, et s'il ne lui plait pas de le donner, vous n'en perdrez toujours rien, puisqu'il est dit: «Dieu récompensera les travaux de ses saints (Sg 10,17).» Vous pouvez donc être sans inquiétude sur le prix de votre travail; l'insuccès ne saurait vous en frustrer; je le dis sans trop présumer de la puissance et de la bonté de Dieu. Je sais que ce peuple a le coeur endurci, mais Dieu peut, de ces pierres, faire des enfants d'Abraham. Qui sait s'il ne reviendra point sur ses pas pour lui pardonner, s'il ne le convertira et ne le guérira point? Mais Dieu me garde de lui dicter ce qu'il doit faire, je ne lui demande qu'une chose, celle de pouvoir vous amener vous-même à faire ce qu'il faut et comme il faut.
1403 3. Je touche là, je le sais, à un point délicat et j'entame une discussion épineuse, car à peine aurai-je commencé à dire ce que je pense, que je vois ce qui m'attend; on va crier à la nouveauté, ne pouvant crier à l'injustice; que dis-je? à la nouveauté! Je ne suis point de cet avis; car ce que je réclame a existé autrefois; il a pu tomber en désuétude avec le temps, mais ce ne saurait être une nouveauté d'y revenir. Qui est-ce qui contestera que ce que je demande,non-seulement exista quelquefois, mais s'est pratiqué pendant assez longtemps? Qu'est-ce donc? Je veux bien vous le dire; mais ce sera en pure perte. Pourquoi cela? Parce que ça ne plaira pas à tous vos satrapes, qui font plus volontiers leur cour au pouvoir qu'à la vérité. Il y eut avant vous des pasteurs qui se dévouèrent tout entiers au soin de paître leurs brebis, qui se faisaient une gloire du titre et des fonctions de pasteurs des âmes et ne trouvaient indigne d'eux que ce qu'ils croyaient funeste au salut de leurs ouailles; au lieu de chercher leurs intérêts, ils en faisaient le sacrifice et prodiguaient leurs peines, leurs biens et leurs personnes. Ce qui permettait à l'un d'eux de dire: «Après avoir sacrifié tout le reste, je me sacrifierai moi-même par-dessus le marché pour le salut de vos âmes (2Co 12,15).» Et, comme s'ils avaient dit: Nous ne sommes pas venus pour être servis, mais pour servir les autres (Mc 10,45), ils annonçaient l'Evangile toutes les fois qu'il le fallait, sans en faire une occasion de gain. D'ailleurs, ils n'avaient d'autre ambition, en fait de profit, de gloire et de bonheur, c'était de faire de leurs ouailles, autant qu'ils le pouvaient, un peuple parfait aux yeux du Seigneur (Lc 1,1); c'était là le but unique de tous leurs efforts, et voilà pourquoi ils brisaient leurs corps et leur âme et supportaient le travail et la peine, la faim et la soif, le froid et la nudité.
1404 4. Qu'est devenu maintenant cet usage? Il a fait place à un autre bien différent; les goûts ne sont plus les mêmes, plaise à Dieu qu'on n'ait point perdu au change! Sans doute ce sont encore les mêmes peines et les mêmes soucis; ce sont toujours la même sollicitude et la même ardeur, ils n'ont rien perdu de leur force, ils ont seulement changé d'objet. Je reconnais hautement que vous ne ménagez pas plus les biens de la fortune aujourd'hui qu'on ne les ménageait autrefois. Il n'y a qu'une différence, c'est qu'on ne les consacre plus aux mêmes usages. Aussi voyez quel abus étrange résulte de là: c'est que bien peu de gens sont attentifs maintenant à la voix du législateur, la plupart n'ont les yeux ouverts que sur ses mains.

Est-ce à tort? Non certes, car c'est d'elles que dépendent toutes les affaires de la papauté. Pourriez-vous me citer un seul habitant de cette ville immense qui vous a élu pape, qui ait salué votre exaltation sans être gagné par l'argent qu'il avait déjà reçu ou par l'espoir d'en obtenir encore? Tous ces gens-là sont d'autant plus animés du désir de dominer, qu'ils ont protesté avec plus d'ardeur de leurs dispositions d'être vos serviteurs: ils protestent de leur fidélité pour perdre plus aisément quiconque se confie en eux. Dès lors vous ne formerez point un projet d'où ils croient qu'on puisse les exclure, et vous n'aurez point un secret dans lequel ils ne prétendent avoir le droit de s'immiscer. Si par malheur à votre porte, l'huissier les fait attendre le moins du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Jugez maintenant par le peu que je vous dis, si je connais bien les moeurs de votre entourage: ce sont gens fort habiles au mal et tout à fait incapables de bien faire. Egalement odieux au ciel et à la terre, ils se soucient aussi peu de l'un que de l'autre (a). Sans piété pour Dieu, sans respect pour les choses saintes, ils sont divisés entre eux, jalousent leurs voisins et molestent les étrangers; n'aimant personne, ils sont détestés de tout le monde, et comme ils se font redouter de tous, il n'est pas un homme qu'ils ne redoutent eux-mêmes. Voilà ces gens qui ne veulent point obéir et ne savent point commander; infidèles à leurs supérieurs, ils sont insupportables à leurs inférieurs; sans pudeur quand il s'agit de solliciter, ils ont un front d'airain pour refuser (b). Ce sont des hommes importuns quand ils veulent avoir quelque. chose; ils ne se donnent de cesse qu'ils ne l'aient obtenue et ne savent point ce que c'est que de s'en montrer reconnaissants. Ils ont de grands mots à la bouche, mais ne font rien de grand. Des promesses, ils en sont prodigues; mais de faits, point. Ils ont la langue aussi habile à flatter que les dents à mordre; et on les voit feindre avec une candeur égale à la malice qu'ils sont capables de déployer pour nuire. J'ai cru devoir entrer dans ces détails, afin de vous faire connaître à fond ceux qui vous entourent.
1405 5. Mais revenons à notre sujet. Que dirai-je de l'usage d'acheter, au prix des dépouilles des églises, les vivat qu'on fait retentir sur votre passage? Le pain des pauvres est jeté à pleines mains dans les rues qu'habitent les riches. Des pièces d'argent brillent dans la boue; de tous côtés on s'élance, elles sont la proie, non des plus pauvres, mais des plus forts ou des plus alertes. Ce n'est pas à vous, je le sais, qu'a commencé cet usage ou plutôt ce mortel abus; puisse-t-il du moins finir à vous! Mais poursuivons. Qui voit-on s'avancer au milieu de tout cela? C'est vous, le pasteur de ce peuple, tout brillant d'or et diapré des plus riches couleurs. Que revient-il de tout cela à vos ouailles? Si j'osais, je vous dirais que vous travaillez là beaucoup plus pour le démon que pour vos brebis. Croyez-vous que Pierre et Paul ont fait ce que vous faites et se sont amusés à ces jeux-là? Voyez comme tout votre clergé n'a de zèle et d'ardeur que pour conserver ses dignités: on ne songe guère qu'à la pompe extérieure; on n'accorde rien ou presque rien à la sainteté. Quand le besoin l'exige, si vous essayez de descendre un peu et de vous rendre plus accessible, prenez garde, vous crie-t-on de tous côtés;

a C'est-à-dire ils se soucient aussi peu du Ciel que de la terre, ainsi que saint Bernard ne tarde pas à le montrer. Les Romains se soulevèrent à la voix d'Arnaud de Brescia, pour rétablir l'ancienne république romaine, en ne laissant au souverain Pontife à Rome que son autorité spirituelle. Tous ces événements sont rapportés en détail dans la lettre deux cent quarante-troisième. Baroniusen parle aussi à l'année 1152.

b Saint Bernard emploie la même expression dans sa lettre cent quatre-vingt-dix-huitième n. 1.

cela ne convient plus au temps où nous vivons, vous devez songer au rang que vous occupez. Quant à ce qui peut plaire à Dieu, c'est ce dont on parle le moins; et pour le salut, on se met peu en peine de le compromettre, à moins qu'on ne trouve propre au salut ce qui respire la grandeur, et que pour eux faste et sainteté ne sonnent de même. Tout ce qui sent l'humilité parait si peu honorable aux gens de votre cour qu'ils aimeraient mieux être humbles que de le paraître. Quant à la crainte de Dieu, c'est à leurs yeux une pure simplicité, pour ne pas dire une folie, et on donne le nom d'hypocrite à quiconque a souci de son âme, et se montre d'une conscience timorée. Quant à ceux qui aiment la retraite et se réservent quelques moments pour soi, on les regarde comme des gens inutiles.




Bernard, de Consideratione 1313