Sales: Amour de Dieu 1130
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Mais il y a des vertus qui, à raison de leur naturelle alliance et correspondance avec la charité, sont aussi beaucoup plus capables de recevoir
(1) Ez 29,20(2) Jb 1,1(3) Serm. L, de Vert,. Domini.(4) Rm 7,28
la précieuse influence de l’amour sacré, et par conséquent la communication de la dignité et valeur d’icelui. Telles sont la foi et l’espérance, qui, avec la charité, regardent immédiatement Dieu; et la religion avec la pénitence et dévotion, qui s’emploient à l’honneur de sa divine majesté. Car ces vertus, par leur propre condition, ont un si grand rapport à Dieu, et sont si susceptibles des impressions de l’amour céleste, que, pour les faire participer à la sainteté d’icelui, il ne faut sinon qu’elles soient auprès de lui, c’est-à-dire, en un coeur qui aime Dieu. Ainsi, pour donner le goût de l’olive aux raisins, il ne faut que planter la vigne entre les oliviers : car sans s’entre-toucher aucunement, par le seul voisinage ces plantes feront un réciproque commerce de leurs saveurs et propriétés, tant elles ont une grande inclination et étroite convenance l’une envers l’autre. Certes, toutes les fleurs, si ce ne sont celles de
l’arbre triste (1), et quelques autres de naturel monstrueux, toutes, dis-je, se réjouissent, épanouissent et s’embellissent à la vue du soleil, par la chaleur vitale qu’elles reçoivent de ses rayons. Mais toutes les fleurs jaunes, et surtout celle que les Grecs ont appelée héliotropium, et nous tourne-soleil (2),non seulement reçoivent de la joie et complaisance en la présence du soleil, mais suivent, par un amiable (3) contour, les attraits de ses rayons, le regardant et se retournant devers lui depuis son levant jusques à son couchant.
(1) Arbre triste, nyctauthe, arbrisseau de la famille des jasminées, croît au Malabar. Ses fleurs jaunâtres ne s’ouvrent que a nuit.(2) Tourne-soleil, tournesol.(3) Amiable, gracieux.
Ainsi toutes les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excellente dignité par la présence de l’amour sacré; mais la foi, l’espérance, la crainte de Dieu, la piété, la pénitence, et toutes les autres vertus, qui d’elles-mêmes tendent particulièrement à Dieu et à son honneur, elles ne reçoiVent pas seulement l’impression du divin amour, par laquelle elles sont élevées à une grande valeur; mais elles se penchent totalement vers lui, s’associant avec lui, le suivant et servant en boutes occasions. Car enfin, mon cher Théotime, la parole sacrée attribue une certaine propriété et force de sauver, de sanctifier et de glorifier, à la foi, à l’espérance, à la piété, à la crainte de Dieu, à la pénitence, qui témoigne bien que ce sont des vertus de grand prix, et qu’étant pratiquées en un coeur qui a l’amour de Dieu, elles se rendent excellemment plus fructueuses et saintes que les autres, lesquelles de leur nature n’ont pas une si grande convenance avec l’amour sacré. Et celui qui s’écrie: Si j’ai toute la foi, en sorte même que je transporte les montagnes, et je n’ai point la charité, je ne suis rien (1), il montre bien certes qu’avec la charité cette foi lui profiterait grandement. La charité donc est une vertu nonpareille, qui n’embellit pas seulement le coeur auquel elle se trouve, mais bénit et sanctifie aussi toutes les vertus qu’elle rencontre en icelui, par sa seule présence, les embaumant et parfumant de son odeur céleste, par le moyen de laquelle elles sont rendues de grand prix devant Dieu; ce qu’elle fait néanmoins beaucoup plus excellemment en la foi, en l’espérance, et ès
(1) 1Co 13,2
autres vertus qui d’elles-mêmes ont une nature tendante à la piété.
C’est pourquoi, Théotime, entre toutes les actions vertueuses nous devons soigneusement pratiquer celles de la religion et révérence envers les choses divines, celles, de la foi, de l’espérance et de la très sainte crainte de Dieu, parlant souvent des choses célestes, pensant et aspirant à l’éternité, hantant les églises et services sacrés, faisant des lectures dévotes, observant les cérémonies de la religion chrétienne; car le saint amour se nourrit à souhait parmi ces exercices, et répand sur iceux plus abondamment ses grâces et propriétés qu’il ne fait sur les actions des vertus simplement humaines, ainsi que lebel arc-en-ciel rend odorantes toutes les plantes sur lesquelles il tombe, mais plus que toutes incomparablement celle de l’aspalatus (4).
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Rachel, après avoir grandement désiré d’être mère, fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi des enfants de deux différentes façons. Car au commencement de son mariage se-croyant stérile, elle employa sa servante Bala pour donner à son cher Jacob, lui disant : J’ai Bala ma chambrière, prenez-la en mariage, afin qu’elle enfante sur mes genoux, et que j’aie des enfants
(1) Aspalatus, sparte épineux, sorte de genêt. Quant à l’influence de l’arc-en-ciel sur le parfum des plantes, elle n’est pas prouvée.
d’elle (1). Et il arriva selon son souhait : car Bala conçut et mit au monde plusieurs enfants sur les genoux de Rachel, qui les recevait comme véritablement siens, d’autant qu’ils lui venaient de deux personnes, dont la première lui appartenait par la loi du mariage, et l’autre par obligation de service, et d’autant encore que ç’avait été par son ordonnance et volonté que sa servante Bala en était devenue mère. Mais elle eut par après deux enfants issus et procréés d’elle-même, à savoir Joseph et le cher Benjamin (2).
Je vous dis maintenant, mon cher Théotime, que la charité cl dilection sacrée, plus belle cent fois qua Rachel, mariée à l’esprit humain, souhaite sans cesse de produire de saintes opérations. Que si au commencement elle n’en peut avoir elle-même, de sa propre extraction, par l’union sacrée qui lui est uniquement propre, elle appelle les autres vertus, comme ses fidèles servantes, et les associe à son mariage, commandant au coeur de les employer, afin que d’elles il fasse naître des saintes opérations, mais opérations qu’elle ne laisse pas d’adopter et estimer siennes, parce qu’elles sont produites par son ordre et commandement, et d’un coeur qui lui appartient, d’autant que, comme nous avons déclaré ailleurs, l’amour est maître du coeur, et par conséquent de toutes les oeuvres des autres vertus faites par son consentement.
Mais outre cela, cette divine dilection no laisse pas d’avoir deux actes issus proprement et extraits d’elle-même, dont l’un est l’amour effectif, qui,
(1) Gn 30,3(2) Gn 33,23 Gn 35,18
comme un autre Joseph, usant de la plénitude de l’autorité royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections à la volonté de Dieu, afin qu’il soit aimé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen exécuté le grand commandement céleste : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces (1). L’autre est l’amour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, agréable et aimable; mais en cela plus heureux que Benjamin, que la charité sa mère ne meurt pas en le produisant, ains prend, ce semble, une nouvelle vie par la suavité qu’elle en ressent.
Ainsi donc, Théotime, les actions vertueuses des enfants de Dieu appartiennent toutes à la sacrée dilection : les unes, parce qu’elle-même les produit de sa propre nature; les autres, d’autant qu’elle les sanctifie par sa vitale présence, et les autres enfin par l’autorité et le commandement dont elle use sur les autres vertus, desquelles elle les fait naître. Et celles-ci, comme elles ne sont pas à la vérité si éminentes en dignité que les actions proprement et immédiatement issues de la dilection, aussi excellent-elles incomparablement au-dessus des actions qui ont toute leur sainteté de la seule présence et société de la charité.
Un grand général d’armée ayant gagné une signalée bataille aura sans doute tout l’honneur de la victoire, et non sans cause : car. il aura combattu lui-même en tête de l’armée, pratiquant plusieurs beaux faits d’armes, et pour le reste il
(1) Dt 6,5 Mt 22,37
aura disposé l’armée, puis ordonné et commandé tout ce qui aura été exécuté; si qu’il (1) est estimé d’avoir tout fait, ou par soi-même en combattant de ses propres mains, ou par sa conduite en commandant aux autres. Que si même quelques troupes amies surviennent à l’imprévu et se joignent à l’armée, on ne laissera pas que d’attribuer l’honneur de leur action au général, parce qu’encore qu’elles n’aient pas reçu ses commandements, elles l’ont néanmoins servi, et suivi ses intentions. Mais pourtant, après qu’on lui a donné toute la gloire en gros, on ne laisse pas d’en distribuer les pièces à chaque partie de l’armée, en disant ce que l’avant-garde, le corps et l’arrière-garde ont fait: comme les Français, les Italiens, les Allemands, les Espagnols se sont comportés; oui même on loue les particuliers qui se seront signalés au combat. Ainsi entre toutes les vertus, mon cher Théotime, la gloire de notre salut et de notre victoire sur l’enfer est déférée à l’amour divin, qui comme prince et général de toute l’armée des vertus, fait tous les exploits par lesquels nous obtenons le triomphe. Car l’amour sacré a ses actions propres, issues et procédées de lui-même, par lesquelles il fait des miracles d’armes sur nos ennemis; puis, outre cela, il dispose, commande et ordonne les actions des autres vertus, qui pour cette cause sont nommées actes commandés ou ordonnés de l’amour. Que si enfin quelques vertus font leurs opérations sans son commandement, pourvu qu’elles servent à son intention, qui est l’honneur de Dieu, il ne laissa pas que de les avouer siennes. Or, néanmoins,
(1) Si que, tellement que.
quoiqu’en gros nous disions, après le divin Apôtre, que la charité souffre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout (1), et en somme qu’elle fait tout; si est-ce que nous ne laissons pas de distribuer en particulier la louange du salut des bienheureux aux autres vertus, selon qu’elles ont excellé en un chacun: car nous disons que la foi en a sauvé les uns, i’aumône quelques autres; la tempérance, l’oraison, l’humilité, l’espérance, la chasteté, les autres; parce que les actions de ces vertus ont paru avec lustre en ces saints. Mais toujours réciproquement-aussi, après qu’on a élevé ces vertus particulières, il faut rapporter tout leur honneur à l’amour sacré, qui à toutes donne la sainteté qu’elles ont. Car que veut dire autre chose le glorieux Apôtre inculquant que la charité est bénigne, patiente, qu’elle croit tout, espère tout, supporte tout (2), sinon que la charité ordonne et commande à la patience de patienter, et à l’espérance d’espérer, et à la foi de croire? Il est vrai, Théotime, qu’avec cela il signifie encore que l’amour est l’âme et la vie de toutes les vertus, comme s’il voulait dire que la patience n’est pas assez patiente, ni la foi assez fidèle, ni l’espérance assez confiante, ni la débonnaireté assez douce, si l’amour ne les anime et vivifie. Et c’est cela même que nous fait entendre ce même vaisseau d’élection (3), quand il dit que sans la charité rien ne lui profite, et qu’il n’est rien (4), car c’est comme s’il disait que sans l’amour il n’est
(1) 1Co 13,7(2) 1Co 13,4-7(3) Ac 9,15(4) 1Co 13,2-3
ni patient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni espérant, ainsi qu’il est convenable pour être serviteur de Dieu, qui est le vrai et désirable être de l’homme.
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J’ai vu à Tivoli, dit Pline, un arbre enté de toutes les façons qu’on peut enter, qui portait toutes sortes de fruits : car en une branche on trouvait des cerises; en une autre des noix, et ès autres des raisins, des figues, des grenades, des pommes, et généralement toutes espèces de fruits. Cela, Théotime, était admirable; mais il l’est bien plus encore de voir en l’homme chrétien la divine dilection sur laquelle toutes les vertus sont entées : de manière que comme l’on pouvait dire de cet arbre, qu’il était cerisier, pommier, noyer, grenadier; aussi l’on peut dire de la charité, qu’elle est patiente, douce, vaillante, juste, ou plutôt qu’elle est la patience, la douceur et la justice même.
Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guères, comme le même Pline témoigne: car cette variété de productions tarit incontinent son humeur radicale et le dessécha, en sorte qu’il en mourut, où au contraire la dilection se renforce et revigore de faire force fruits en l’exercice de toutes les vertus; ains, comme ont remarqué nos saints Pères, elle est insatiable en l’affection qu’elle a de fructifier, et ne cesse de presser le coeur auquel elle se trouve, comme Rachel faisait de son mari, disant : Donnez-moi des enfants, autrement je mourrai (1).
Or, les fruits des arbres entés sont toujours selon la greffe : car si la greffe est de pommier, elle jettera des pommes; si elle est de cerisier, elle jettera des cerises :en sorte néanmoins que toujours ces fruits-là tiennent du goût du tronc. Et de même, Théotime, nos actes prennent leur nom et leur espèce des vertus particulières desquelles ils sont issus, mais ils tirent de la sacrée charité le goût de leur sainteté; aussi la charité est la racine et source de toute sainteté en l’homme. Et comme la tige communique sa saveur à tous les fruits que les greffes produisent, en telle sorte que chaque fruit ne laisse pas de garder la propriété naturelle de la greffe d’où il est procédé; ainsi la charité répand tellement son excellence et dignité ès actions des autres vertus, que néanmoins elle laisse à une chacune d’icelles la valeur et bonté particulière qu’elle a de sa condition naturelle.
Toutes les fleurs perdent l’usage de leur lustre et de leur grâce parmi les ténèbres de la nuit; mais au matin, le soleil rendant ces mêmes fleurs visibles et agréables, n’égale pas toutefois leurs beautés et leurs grâces, et sa clarté, répandue également sur toutes, les fait néanmoins inégalement claires et éclatantes, selon que plus ou moins elles se trouvent susceptibles des effets de sa splendeur, et la lumière du soleil, pour égale qu’elle soit sur la violette et sur la rose, n’égalera tarnais pourtant la beauté de celle-là à la beauté de celle-ci, ni la grâce d’une marguerite à celle
(1) Gn 30,1
du lis. Mais pourtant si la lumière dé soleil était fort claire sur la violette, et fort obscurcie par les brouillards sur la rose, alors sans doute elle rendrait plus agréable aux yeux la violette que la rose. Ainsi, mon Théotime, si avec une égale charité l’un souffre la mort du martyre et l’autre la faim du jeûne, qui ne voit que le prix de ce jeûne ne sera pas pour cela égal à celui du martyre? Non, Théotime; car qui oserait dire que le martyre en soi-même ne soit pas plus excellent que le jeûne? Que s’il est plus excellent, la charité survenante ne lui ôtant pas l’excellence qu’il a, ains la perfectionnant, lui laissera par conséquent les avantages qu’il avait naturellement sur le jeûne. Certes, nul homme de bon sens n’égalera la chasteté nuptiale à la virginité, ni le bon usage des richesses à l’entière abnégation d’icelles. Et qui oserait aussi dire que la charité survenante à ces vertus leur ôtat leurs propriétés et privilèges, puisqu’elle n’est pas une vertu détruisante et appauvrissante, ains bonifiante, vivifiante et enrichissant tout ce qu’elle trouve de bon ès âmes qu’elle gouverne? Ains tant s’en faut que l’amour céleste ôte aux vertus les prééminences et dignités qu’elles ont naturellement, qu’au contraire ayant cette propriété de perfectionner les perfections qu’elle rencontre, à mesure qu’elle trouve des plus grandes perfections, elle les perfectionne plus grandement; comme le sucre ès confitures assaisonne tellement les fruits de sa douceur, que les adoucissant tous, il les laisse néanmoins inégaux en goût et suavité, selon qu’ils sont inégalement savoureux de leur nature, et jamais il ne rend les pêches et les noix ni si douces ni si agréables que les abricots et les myrobalans (1). Il est vrai toutefois que si la dilection est ardente, puissante et excellente en un coeur, elle enrichira et perfectionnera aussi davantage tout et les oeuvres des vertus qui en procéderont. On peu souffrir la mort et le feu pour Dieu sans avoir la charité, ainsi que saint Paul présuppose (2), et que je déclare ailleurs: à plus forte raison on la peut souffrir avec une petite charité. Or, je dis, Théotime, qu’il se peut bien faire qu’une fort petite vertu ait plus de valeur en une âme où l’amour sacré règne ardemment, que le martyre même en une âme où l’amour est alangouri, faible et lent. Ainsi les menues vertus de Notre-Dame, de saint Jean et des autres grands saints, étaient de plus grand prix devant Dieu que les plus relevées de plusieurs saints inférieurs; comme beaucoup de petits élans amoureux des séraphins sont plus enflammés que les plus relevés des anges du dernier ordre; ainsi que le chant des rossignols apprentis est plus harmonieux incomparablement que celui des chardonnerets les mieux appris.
Pireicus, à la fin de ses ans, ne peignait qu’en petit volume et choses de peu, comme boutiques de barbier, de cordonnier, petits ânes chargés d’herbes, et semblables menus fatras; ce qu’il faisait, comme Pline pense, pour assoupir sa grande renommée, dont enfin on l’appela peintre de basse étoffe; et néanmoins la grandeur de son art paraissait tellement en ses bas ouvrages, qu’on les vendait plus que les grandes besognes des
(1) Myrobalans, fruits desséchés du badamier, qu’on apporte de l’Amérique et de l’Inde.
(2) 1Co 13,3
autres. Ainsi, Théotime, les petites simplicités, abjections et humiliations, esquelles les grands saints se sont tant plu pour se musser (1) et mettre leur coeur à l’abri contre la vaine gloire, ayant été faites avec une grande excellence de l’art et de l’ardeur du céleste amour, ont été trouvées plus agréables devant Dieu que les grandes ou illustres besognes de plusieurs autres qui furent faites avec peu de charité et de dévotion.
L’épouse sacrée blesse son époux avec un seul de ses cheveux (2), desquels il fait tant d’état, qu’il les compare aux troupeaux des chèvres de Galaad (3), et n’a pas plus tôt loué les yeux de sa dévote amante, qui sont les parties les plus nobles de tout le visage, que soudain il loue la chevelure, qui est la plus frêle, vile et abjecte, afin que l’on sût qu’en une âme éprise du divin amour, les exercices qui semblent fort chétifs, sont néanmoins grandement agréables à sa divine majesté.
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Mais, ce me direz-vous, quelle est cette valeur, je vous prie, que le saint amour donne à nos actions? O mon Dieu, Théotime, certes, je n’aurais pas l’assurance de le dire, si le Saint-Esprit ne l’avait lui-même déclaré en termes fort exprès, par le grand apôtre saint Paul, qui parle ainsi: Ce qui à présent est momentané et léger de notre
(1) Se musser, se cacher.(2) Ct 4,9(3) Ct 6,4
tribulation, opère en nous sans mesure en la sublimité un poids éternel de gloire (1). Pour Dieu! pesons ces paroles : Nos tribulations, qui sont si légères qu’elles passent en un moment, opèrent en nous le poids solide et stable de la gloire. Voyez, de grâce, ces merveilles. La tribulation produit la gloire, la légèreté donne le poids, et les moments opèrent l’éternité; mais qui peut donner tant de vertu à ces moments passagers et à ces tribulations si légères? L’écarlate et la pourpre, ou fin cramoisi violet, est un drap grandement précieux et royal; mais ce n’est pas à raison de la laine, ains à cause de la teinture. Les oeuvres des bons chrétiens sont dé si grande valeur, que pour icelles on nous donne le ciel; mais, Théotime, ce n’est pas
parce qu’elles procèdent de nous, et sont la laine de nos coeurs, ains parce qu’elles sont teintes au sang du Fils de Dieu: je veux dire que c’est d’autant que le Sauveur sanctifie nos oeuvres par le mérite de son sang.
Le sarment, uni et joint au cep, porte du fruit, non en sa propre vertu, mais en la vertu du cep. Or, nous sommes unis par la charité à notre Rédempteur comme les membres au chef; c’est pourquoi nos fruits et bonnes oeuvrés, tirant leur valeur d’icelui, méritent la vie éternelle. La baguette d’Aaron était sèche, incapable de fructifier d’elle-même; mais lorsque le nom du grand prêtre fut écrit sur icelle, en une nuit elle jeta ses feuilles, ses fleurs et ses fruits (2). Nous sommes, quant à nous, branches sèches, inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas suffisants de penser
(1) 1Co 4,17(2) Nb 18,8
quelque chose de nous-mêmes, comme de nous-mêmes; mais toute notre suffisance est de Dieu, qui nous a rendus officiers idoines (1) et capables de sa volonté; et partant, soudain que par le saint amour le nom du Sauveur, grand évêque de nos âmes (2), est gravé en nos coeurs, nous commençons à porter des fruits délicieux pour la vie éternelle. Et comme les graines qui ne produiraient d’elles-mêmes que des melons de goût fade, en produisent des sucrins et muscats (3), si elles sont détrempées en l’eau sucrée ou musquée; ainsi nos coeurs, qui ne sauraient pas projeter une seule bonne pensée pour le service de Dieu, étant détrempés en la sacrée dilection par le Saint-Esprit qui habite en nous, ils produisent des actions sacrées qui tendent et nous portent à la gloire immortelle. Nos oeuvres, comme provenantes de nous, ne sont que des chétifs roseaux, mais ces roseaux deviennent d’or par la charité, et avec iceux on arpente la Jérusalem (4) céleste, qu’on nous donne à cette mesure; car tant aux hommes qu’aux anges on distribue la gloire selon la charité et les actions d’icelle; de sorte que la mesure de l’ange est celle-là même de l’homme (5); et Dieu a rendu et rendra à chacun selon ses oeuvres (6), comme toute l’Ecriture divine nous enseigne, laquelle nous assigne la félicité et joie
(1) Idoines, idonei, aptes. — 1Co 3,5(2) 1P 2,25(3) Sucrins, muscats, ayant le goût du sucre. et le parfum du musc.(4) Ap 21,15(5) Ap 17(6) Ap 22,12
éternelle du ciel pour récompense des travaux et bonnes actions que nous aurons pratiquées en terre.
Récompense magnifique et qui ressent la grandeur d-u maître que nous serrons, lequel, à la vérité, Théotime, pouvait, s’il lui eût plu, exiger très justement de nous notre obéissance et service, sans nous proposer aucun loyer ni salaire, puisque noue sommes siens par mille titres très légitimes, et que nous rie pouvons rien faire qui vaille qu’en lui, par lui, pour lui, et qui ne soit de lui. Mais sa bonté néanmoins n’en a pas ainsi disposé; ains, en considération de son Fils notre Sauveur, a voulu traiter avec nous de prix fait; nous recevant à gages, et s’engageant de promesses vers nous qu’il nous salariera, selon nos oeuvres, de salaires éternels. Or, ce n’est pas que notre service lui soit ni nécessaire ni utile, car après que nous avons fait tout ce qu’il nous a commandé (1), nous devons néanmoins avouer par une très humble vérité ou véritable humilité qu’en effet nous sommes serviteurs très inutiles et très infructueux à notre maître, qui à cause de son essentielle surabondance de bien, ne peut recevoir aucun profit de nous, ains convertissant toutes nos oeuvres à notre propre avantage et commodité, il fait que nous le servons autant inutilement pour lui, que très utilement pour nous, qui par de si petits travaux gagnons de si grandes récompenses.
Il n’était donc pas obligé de nous payer notre service, s’il ne l’eût promis. Mais ne pensez pas pourtant, Théotime, qu’en cette promesse il ait
(1) Lc 16,40
tellement voulu manifester sa bonté, qu’il ait oublié de glorifier sa sagesse, puisque au contraire il y a observé fort exactement les règles de l’équité, mêlant admirablement la bienséance avec la libéralité : car nos oeuvres sont voirement extrêmement petites, et nullement comparables à la gloire en leur quantité ; mais elles lui sont néanmoins fort proportionnées en qualité à raison du Saint-Esprit, qui, habitant en nos coeurs par la charité, les fait en nous, par nous et pour nous, avec un art si exquis, que les mêmes oeuvres, qui sont toutes nôtres, sont encore mieux toutes siennes, parce que, comme il les produit en nous, nous les produisons réciproquement en lui; comme il les opère en nous, nous coopérons aussi avec lui.
Or, le Saint-Esprit habite en nous si nous sommes membres vivants de Jésus-Christ, qui, à raison de cela, disait à ses disciples: Qui demeure en moi, et moi en lui, icelui porte beaucoup de fruit (1). Et c’est, Théotime, parce que qui demeure en lui, il participe à son divin esprit, lequel est au milieu du coeur humain comme une vive source qui rejaillit et pousse ses eaux jusqu’en la vie éternelle (2). Ainsi l’huile de bénédiction, versée sur le Sauveur comme sur le chef de l’Église tant militante que triomphante, se répand sur la société des bienheureux, qui, comme la barbe sacrée de ce divin maître, sont toujours attachés à sa face glorieuse, et distille encore sur la compagnie des fidèles, qui, comme vêtements, sont joints et unis par dilection à sa divine majesté; l’une et l’autre
(1) Jn 15,5(2) Jn 4,14
troupe, comme composée de frères germains, ayant à cette occasion sujet de s’écrier: O que c’est une chose bonne et agréable de voir les frères bien ensemble! c’est comme l’onguent qui descend en la barbe, la barbe d’Aaron, et jusques au bord de son vêtement (1).
Ainsi donc nos oeuvres, comme un petit grain de moutarde, ne sont aucunement comparables en grandeur avec l’arbre de la gloire qu’elles produisent; mais elles ont pourtant la vigueur et vertu de l’opérer, parce qu’elles procèdent du Saint-Esprit, qui par une admirable infusion de sa grâce en nos coeurs, rend nos oeuvres siennes, les laissant nôtres tout ensemble, d’autant que nous sommes membres d’un chef duquel il est l’esprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur. Et parce qu’en cette sorte il agit en nos oeuvres, et qu’en certaine façon nous opérons ou coopérons en son action, il nous laisse pour notre part tout le mérite et profit de nos services et bonnes oeuvres, et nous lui en laissons aussi tout l’honneur et toute la louange, reconnaissant que le commencement, le progrès et la fin de tout le bien que nous faisons, dépend de sa miséricorde, par laquelle il est venu à nous et nous a prévenus; il est venu en nous et nous a assistés; il est venu avec nous et nous a conduits, achevant ce qu’il avait commencé (2). Mais, ô Dieu ! Théotime, que cette bonté est, miséricordieuse sur nous en ce partage! Nous lui donnons la gloire de nos louanges, hélas! et lui nous donne la gloire au sa jouissance; et en somme par ces légers et
(1) Ps 132,1-2(2) Ph 1,6
passagers travaux nous acquérons des biens perdurables à toute éternité. Ainsi soit-il.
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On dit que le coeur est la première partie de l’homme, qui reçoit la vie par l’union de l’âme; et l’oeil, la dernière: comme au contraire, quand on meurt naturellement, l’oeil commence le premier à mourir, et le coeur le dernier. Or, quand le coeur commence à vivre avant que les autres parties soient animées, sa vie, certes, est fort débile, tendre et imparfaite; mais à mesure qu’elle s’établit plus entièrement dans le reste du corps, elle est aussi plus vigoureuse en chaque partie, et particulièrement au coeur; et l’on voit que la vie étant intéressée (1) en quelque membre, elle s’alangourit en tous les autres. Si un homme est navré (2) au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé, ému, occupé et altéré. Si nous avons mal à l’estomac, les yeux, la voix, tout le visage s’en ressent; tant il y a de convenance entre toutes les parties de l’homme pour la jouissance de la vie naturelle.
Toutes les vertus ne s’acquièrent pas ensemble-ment en un instant, ains les unes après les autres, à mesure que la raison, qui est comme l’âme de notre coeur, s’empare tantôt d’une passion, tantôt de l’autre, pour la modérer et gouverner. Et pour l’ordinaire cette vie de notre âme prend son commencement dans le coeur de nos passions;
(1) Intéressée, atteinte, compromise.(2) Navré, blessé.
qui est l’amour; et s’étendant sur toutes les autres, elle vivifie enfin l’entendement même par la contemplation: comme au contraire la mort morale ou spirituelle fait sa première entrée en l’âme par l’inconsidération. La mort entre par les fenêtres (1), dit le sacré texte, et son dernier effet consiste à ruiner le bon amour; lequel périssant; toute la vie morale est morte en nous.
Encore bien donc qu’on puisse avoir quelques vertus séparées des autres, si est-ce néanmoins que ce ne peut ère que des vertus languissantes, imparfaites et débiles; d’autant que la raison, qui est la vie de notre âme, n’est jamais satisfaite ni à son aise dans une âme, qu’elle n’occupe et possède toutes les facultés et passions d’icelle ; et lorsqu’elle est offensée et blessée en quelqu’une de nos passions ou affections, toutes les autres perdent leur force et vigueur, et s’alangourissent étrangement.
Voyez-vous, Théotime, toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu’elles ont à la raison; et une action ne peut être dite vertueuse, si elle ne procède de l’affection que le coeur porte à l’honnêteté et beauté de la raison. Si l’amour de la raison possède et anime un esprit, il fera tout ce que la raison voudra en toutes occurrences, et par conséquent il pratiquera toutes les vertus. Si Jacob aimait Rachel, en con-sidération de ce qu’elle était fille de Laban, pourquoi méprisait-il Lia, qui était non seulement fille, ains fille aînée de Laban ? Mais parce qu’il aimait Rachel à cause de la beauté qu’il trouva en elle, jamais il ne sut tant aimer la
(1) Jr 9,21
pauvre Lia, quoique féconde et sage fille; d’autant qu’elle n’était pas si belle à son gré. Qui aime une vertu pour l’amour de la raison et honnêteté qui reluit, il les aimera toutes, puisqu’en toutes il trouvera ce même sujet; et les aimera plus ou moins chacune, selon que la raison y paraîtra plus ou moins resplendissante. Qui aime la libéralité, et n’aime pas la chasteté, il montre bien qu’il n’aime pas la libéralité pour la beauté de la raison : car cette beauté est encore plus grande en la chasteté; et où la cause est plus forte, les effets devraient être plus forts. C’est donc un signe évident que ce coeur-là n’est pas porté à la libéralité par le motif et la considération de la raison; dont il s’ensuit que cette libéralité, qui semble être vertu, n’en a que l’apparence, puisqu’elle ne procède pas de la raison, qui est le vrai motif des vertus, ains de quelqu’autre motif étranger. Il suffit bien vraiment à un en-faut d’être né dans le mariage pour porter parmi le monde le nom, les armes et les qualités du mari de sa mère; mais pour en porter le sang et la nature, il faut que non seulement il soit né dans le mariage, ains aussi du mariage. Les actions ont le nom, les armes et marques des vertus, parce que, naissant d’un coeur doué de raison, il est advis qu’elles soient raisonnables, mais pourtant elles n’en ont ni la substance ni la vigueur, si elles proviennent d’un motif étranger et adultère, et non de la raison. Il se peut donc bien faire que quelques vertus soient en un homme, auquel les autres manqueront; mais ce seront ou des vertus naissantes, encore toutes tendres et comme des fleurs en bouton, ou des vertus périssantes, mourantes, et comme des fleurs flétrissantes (1) : car en somme les vertus ne peuvent avoir leur vraie intégrité et suffisance, qu’elles ne soient toutes ensemble, ainsi que toute la philosophie et la théologie nous assurent.
Je vous prie, Théotime, quelle prudence peut avoir un homme intempérant, injuste et poltron, puisqu’il choisit le vice, et laisse la vertu? Et comme peut-on être juste sans être prudent, fort et tempérant, puisque la justice n’est autre chose qu’une perpétuelle, forte et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient, et que la science par laquelle le droit s’administre est nommée jurisprudence; et que, pour rendre à chacun ce qui lui appartient, il nous faut vivre sagement et modestement, et empêcher les désordres de l’intempérance en nous, afin de nous rendre ce qui nous appartient à nous-mêmes? Et le mot de vertu ne signifie-t-il pas une force et vigueur appartenante à l’âme en propriété, ainsi que l’on dit les herbes et pierres précieuses avoir telle et telle vertu ou propriété?
Mais la prudence n’est-elle pas imprudente en l’homme intempérant? La force sans prudence, justice et tempérance, n’est pas une force, mais une forcenerie (2) ; et la justice est injuste en l’homme poltron qui ne l’ose pas rendre, en l’intempérant qui se laisse emporter aux passions, et en l’imprudent qui ne sait pas discerner entre le droit et le tort. La justice n’est pas justice, si elle n’est prudente, forte et tempérante; ni la prudence n’est pas prudence, si elle n’est
(1) Flétrissantes, qui se flétrissent.(2) Forcenerie, violence, libertinage.
tempérante, juste et forte; ni la force n’est pas force, si elle n’est juste, prudente et tempérante; ni la tempérance n’est pas tempérance, si elle n’est prudente, forte et juste: et en somme une vertu n’est pas vertu parfaite, si elle n’est accompagnée de toutes les autres.
Il est bien vrai, Théotime, qu’on ne peut pas exercer toutes les vertus ensemble, parce que les sujets ne s’en présentent pas tout à coup; ains il y a des vertus que quelques-tins des pins saints n’ont jamais eu occasion de pratiquer. Car saint Paul, premier ermite, par exemple, quel sujet pouvait-il avoir d’exercer le pardon des injures, l’affabilité, la magnificence, la débonnaireté? Mais toutefois telles âmes ne laissent pas d’être tellement affectionnées à l’honnêteté de la raison, qu’encore qu’elles n’aient pas toutes les vertus quant à l’effet, elles les ont toutes quant à l’affection, étant prêtes et disposées à suivre et servir la raison en toutes occurrences, sans exception ni réserve.
Il y a certaines inclinations qui sont estimées vertus, et ne le sont pas, ains des faveurs et avantages de la nature. Combien y a-t-il de personnes qui, par leur condition naturelle, sont sobres, simples, douces, taciturnes (1), voire même chastes et honnêtes ! Or, tout cela semble être vertu, et n’en a toutefois pas le mérite ; non plis que les mauvaises inclinations ne sont dignes d’aucun blâme, jusques à ce que sur telles humeurs naturelles nous ayons enté le libre et volontaire consentement. Ce n’est pas vertu de ne manger guère par nature, mais oui bien de s’abstenir par élection : ce n’est pas vertu d’être
(1) Taciturnes, sachant garder le silence.
taciturne par inclination, mais oui bien de se taire par raison. Plusieurs pensent avoir tes vertus quand ils n’exercent pas les vices contraires. Celui qui ne fut onc assailli, se peut voirement vanter de n’avoir pas été fuyard, mais non pas d’avoir été vaillant: celui qui n’est pas affligé, se peut louer de n’être pas impatient, mais non pas d’être patient. Ainsi semble-t-il à plusieurs d’avoir des vertus, qui n’ont toutefois que dès bonnes inclinations; et parce que ces inclinations sont les unes sans les autres, il est advis que les vertus le soient aussi.
Certes, le grand saint Augustin, en une épître qu’il écrit à saint Jérôme, montre que nous pouvons avoir quelque-sorte de vertu sans avoir les autres, et que néanmoins nous n’en pouvons point avoir de parfaites sans les avoir toutes; mais que quant aux vices, on peut avoir les uns sans avoir les autres, ains il est impossible de les avoir tous ensemble: de sorte qu’il ne s’ensuit pas que qui a perdu toutes les vertus, ait par conséquent tous les vices; puisque presque toutes les vertus ont deux vices opposés, non seulement contraires à la vertu, mais aussi contraires entre eux-mêmes.
Qui a perdu la vaillance par là témérité, ne peut avoir à même temps le vice de couardise; et qui a perdu la libéralité par. la prodigalité, ne peut aussi à même temps être blâmé de chicheté (1). Catilina, dit saint Augustin, était sobre, vigilant, patient à souffrir le froid, le chaud et la faim ; c’est pourquoi il lui était advis, et à ses complices, qu’il fût grandement constant; mais cette force n’était pas prudente, puisqu’il choisissait le
(1) Chicheté, parcimonie, avarice.
mal au lieu du bien; elle n’était pas tempérante, car il se relâchait à de vilaines ordures; elle n’était pas juste, puisqu’il conjurait contre sa patrie; elle n’était donc pas une constance, mais une opiniâtreté, laquelle, pour tromper les sots, portait le nom de constance.
Sales: Amour de Dieu 1130