Bernard sermons 2074
301 Mes frères, je trouve une grande consolation dans ces paroles du Seigneur: « Celui qui est enfant de Dieu, écoute la parole de Dieu (Jn 8,47). » C'est donc pour cela que vous l'écoutez si volontiers, c'est parce que vous êtes des enfants de Dieu. Je sais bien qu'il est dit dans un autre endroit de la sainte Ecriture . « Tout a été fait de lui, par lui et en lui (Rm 3,36). » Mais ceux qui, selon l'expression de saint Jean, « ne sont pas nés du sang ni de la volonté de la chair, mais de Dieu (Jn 1,13), » sont nés de lui, d'une tout autre manière ; ce qui fait dire au même Évangéliste, dans une de ses épîtres : « Quiconque est né de Dieu ne pèche point, son origine céleste le préserve du péché (1Jn 5,18). » Quand il dit qu'il ne pèche point, il veut dire qu'il ne persévère point dans le péché, attendu que son origine céleste, qui ne peut être déçue, le conserve et l'empêche de périr : ou bien encore il ne pèche point, c'est-à-dire il est comme s'il ne péchait point, attendu que son péché a ne lui est pas imputé, c'est en cette manière-là que son origine céleste le conserve. Mais qui pourra parler de cette génération-là? Qui peut dire : moi, je suis du nombre des élus, je compte parmi les prédestinés à la gloire éternelle; je suis un des enfants de Dieu ? Oui, je le demande, qui est-ce qui peut parler de la sorte? Surtout quand on entend l'Écriture sainte protester en ces termes : « Personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine (Qo 9,1). » Il est certain que nous ne sommes point assurés de notre salut; mais l'espérance, qui s'appuie sur la foi, nous console et empêche que nous ne soyons torturés par l'inquiétude et le doute, à ce sujet. Aussi, nous at-il été donné des indices et des signes si manifestes de salut, qu'il n'est pas permis de douter que ceux en qui ils se rencontrent, ne soient du nombre des élus. Oui, c'est pour cela, que ceux qu'il a connus dans sa prescience éternelle, Dieu les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils; il a voulu, s'il leur refusait la certitude du salut, afin de les maintenir dans une sorte de sollicitude à ce sujet, leur donner au moins dans l'espérance, la grâce de la consolation. Aussi, voilà pourquoi nous devons toujours être inquiets, et nous humilier avec crainte et tremblement sous la main puissante de Dieu; car si nous pouvons savoir, en partie du moins, ce que nous sommes maintenant, il nous est de toute impossibilité de prévoir ce que nous serons un jour. Que celui donc qui est debout prenne toujours garde de tomber, et qu'il s'efforce à persévérer, et même de s'affermir par de nouveaux progrès dans le genre de vie qui est un indice et une présomption de prédestination.
a On peut consulter à propos de ce passage, le quatrième des Sermons divers, le traité De la grâce et du libre arbitre, et nos notes de la tin du volume, sur cet endroit.
302 Or, de tous les signes qui nous donnent quelque confiance, et qui nous permettent de concevoir une certaine espérance, le plus grand est celui dont nous avons parlé en commençant : « Quiconque est né de Dieu, écoute la parole de Dieu. » On en trouve quelquefois qui écoutent les paroles de Dieu, comme si ce qu'on dit ne les regardait point. Ils l'écoutent sans rentrer en eux mêmes, sans examiner leur conduite, sans se demander même si, par hasard, ce qu'ils entendent n'a point été dit pour eux. Bien plus, s’il arrive que la parole de Dieu, qui est pleine de vie et d'efficacité, qui va frapper là où il lui plaît, à son gré, non point au gré de celui qui parle, si, dis-je, il arrive que cette parole s'attaque ouvertement aux vices dont ils se sentent atteints, ils détournent les yeux de leur coeur, ou inventent je ne sais quelle excuse pour pallier leurs défauts, et se séduisent ainsi misérablement eux-mêmes. Dans ces gens-là je ne trouve pas les signes de salut, ou même je crains plutôt que, s'ils n’écoutent point la parole de Dieu, ce ne soit parce qu'ils ne sont point nés de Dieu. Chez vous, mes frères, j'en rends grâce à Dieu, je trouve des oreilles qui savent écouter, je vois sans doute dans la manière dont vous vous hâtez d'en profiter, les fruits de la parole de Dieu en vous, mais bien plus, je le confesse, il me semble, même pendant que je vous parle, que; je sens le désir, l'ardeur dont vous êtes embrasés de cette parole; d'ailleurs, plus vous sucez le lait de la parole avec avidité, plus le Saint-Esprit, par sa grâce, en remplit rites mamelles; plus vous buvez rapidement ce que je vous verse, plus je reçois de quoi vous verser encore. C'est ce qui fait que je vous fais entendre la parole de Dieu un peu plus souvent que ce n'est la coutume de notre ordre ! je sais d'ailleurs qui est celui qui a dit : « Tout ce que vous dépenserez de plus, je vous le rendrai à mon retour (Lc 10,35). »
303 Aujourd'hui, mes frères, nous célébrons le commencement de la septuagésime dont le nom est assez connu dans l'Eglise entière. Eh bien , mes très-chers frères, je vous dirai que ce nom me cause plusieurs souffrances dans l'âme. D'abord je suis ému jusqu'au fond du coeur, au souvenir de cette patrie où tout excède tout nombre, toute mesure et tout poids, après laquelle je soupire ardemment. Combien de temps encore ne recevrai-je tous les biens de l'âme et du corps qu'avec poids, nombre et mesure ! combien n'y a-t-il point de mercenaires dans la maison de mon père, qui ont du pain en abondance, tandis que moi, je meurs de faim? Car, c'est du pain matériel qu'il a été dit à Adam et que la malédiction est passée jusqu'à nous : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gn 3,19), » et lorsque j'ai travaillé, on me pèse le pain qu'on me donne, on me mesure mon breuvage, et mes autres aliments me sont comptés. Oui, voilà comment sont les choses en cette vie du corps. Comment sont-elles dans celle de l'âme ? Je ne mange qu'après avoir soupiré; et encore, plût à Dieu que je reçusse quelques débris du céleste festin mémé, après que j'ai gémi et pleuré, et que, semblable à un petit chien, je pusse ramasser les miettes qui tombent de la table de mes maîtres ! O Jérusalem, cité du grand Roi qui te nourrit du plus pur froment, et que le cours d'un fleuve remplit de gaîté ! Dans tes murs, il n'y ,a plus ni poids ni mesure, tout est satiété, abondance extrême. Tu ne connais même point de nombre, attendu qu'en toi tous participent au même bien. Mais moi, qui suis tout entier dans le changement et dans le nombre, quand me sera-t-il donné d'arriver à cette cité que je recherche de tous mes venus? quand, Seigneur, votre gloire se manifestera-t-elle à moi et en serai-je rassasié ? Quand m'enivrerai-je de l'abondance de votre demeure , et me désaltérerai-je au torrent de vos voluptés? Car maintenant les gouttes qui en tombent sur la terre sont si petites, que c'est à peine si je puis avaler ma propre salive.
304 Oui, mes frères, il est très-vrai que maintenant tout nous est donné avec poids, avec mesure et avec nombre; mais un jour viendra qu'il n'en sera plus ainsi. En effet, pour ce qui est du nombre, nous lisons quelque part : « La sagesse est sans nombre (Ps 146,5). » Quant au poids, entendez l'Apôtre nous parler d'un poids où il n'y a plus de poids, « d'un poids excessif et éternel d'une souveraine et incomparable gloire (2Co 4,17). » L'entendez-vous, un poids éternel, mais un poids excessif, comme il a soin de le dire auparavant ? Et Jésus-Christ, ne l'entendez-vous point promettre une mesure sans mesure; « une mesure bien foulée, bien pressée, et qui se répandra par dessus les bords (Lc 6,38) ? » Mais quand verrons-nous ces choses? Sans doute quand nous serons arrivés au terme de la présente septuagésime, je veux dire à la fin de notre captivité. Nous lisons, en effet, que pour les enfants d'Israël, le terme marqué à leur captivité de Babylone, fut une septuagésime d'années (Jr 25 Jr 29). En effet, quand elle se fut écoulée, ils revinrent dans leurs foyers, le temple fut relevé de ses ruines, et leur ville fut rebâtie. plais nous, mes frères, quand finira cette autre captivité qui dure depuis le commencement du monde ? quand en verrons-nous tomber les liens ? Quand se relèvera pour nous la sainte Jérusalem ? Ce sera sans doute à la fin de cette septuagésime qui se compose du nombre dix et du nombre sept, à cause des dix commandements de Dieu qui nous ont été faits et des sept obstacles qui retardent notre marche dans la voie de ces commandements.
305 Le premier obstacle que nous rencontrons et qui absorbe une partie de notre temps, ce sont les nécessités de ce misérable corps ; qui doute, en effet, que nous soyons fréquemment détournés des exercices spirituels, par le besoin de prendre du sommeil, de la nourriture, des vêtements et le reste ? Eu second lieu, nous sommes encore retenus par les vices de l'âme, tels que la légèreté, les soupçons, les mouvements d'impatience et d'envie, le désir de la louange et le reste que nous éprouvons tous les jours en nous. Le troisième et le quatrième obstacle consistent dans les prospérités et dans les adversités de ce monde. Car, de même que le corps, parce qu'il est corruptible, appesantit l'âme, ainsi notre habitation terrestre pèse, sur un esprit qui songe à mule choses à la fois. (Sg 9,15). Prenez donc doublement garde de tomber dans les filets de la tentation, et cherchez les armes de la justice, pour la repousser, à droite et à gauche. Le cinquième, le plus grave et le plus redoutable obstacle, se trouve dans l'ignorance. En mille circonstances, en effet, nous ne savons point ce que nous devons faire, si bien que nous ignorons même ce que nous devons demander à Dieu dans la prière, pour le prier comme on doit le faire (Rm 8,26). Le sixième obstacle est la présence de notre ennemi, qui tourne autour de nous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1P 5,8). Plût au ciel que nous en fussions quittes pour ces six obstacles à surmonter, et que le septième ne nous atteignit point, et que nous n'eussions aucun péril à redouter des faux frères. Oui plût à Dieu que nous n'eussions à essuyer d'assaut , que des esprits malins avec leurs suggestions, et que les hommes ne pussent nous nuire par leurs pernicieux exemples, par leurs conseils importuns, par leurs paroles flatteuses on. médisantes, et de mille autres manières encore. Vous voyez combien il nous est nécessaire, pour triompher de ces sept obstacles qui s'opposent à notre marche, que nous soyons aidés des sept dons du Saint-Esprit. C'est donc à cause de ces sept obstacles, qui nous retardent dans la voie des commandements de Dieu, que nous passons le temps dans les larmes de la pénitence, le temps de 1a Septuagésisme, pendant lequel nous cessons de chanter le solennel Alleluia (a), et nous reprenons, des le commencement, la lamentable histoire de la chute de l'homme.
a L'usage s'était établi partout, dans l'Eglise, depuis le siècle de Grégoire le Grand, de supprimer l'Alleluia à partir de la Septuagésime. Mais les Cisterciens ne cessaient de le chanter qu'à partir de la Quadragésime, ainsi que Abeilard l'objecta à saint Bernard dans sa cinquième lettre; la règle de saint Benoît, chapitre 15, l'avait réglé ainsi. Cependant bien longtemps avant saint Bernard, les abbés au Synode d'Aix-la-Chapelle, en 817, s'étaient rangés à l'usage de Rome. Mais cet usage n'existait point encore du temps de saint Benoit; on ne connaissait même pas, à cette époque, la fête de la Septuagésime. Le quatrième concile de Tolède, en 633, canon onzième, parle de cet usage comme étant déjà ancien.
306 NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON SUR LE PREMIER SERMON POUR LA SEPTUAGÉSIME, n. 1.
273. « Il est comme s'il ne péchait point, etc. Ce passage, et tous les endroits semblables qui pourraient se rencontrer dans saint Bernard, ne favorisent aucunement la triple erreur des hérétiques. Ils n'abondent point dans le sens de Jovinien non plus que dans celui de Pélage qui prétendaient que les justes passaient la vie entière sans péché. Ils ne sont pas plus favorables au sens de Calvin et de ses partisans qui soutiennent que le juste ne peut plus perdre la charité. Enfin ils ne sauraient être invoqués par ceux qui disent que les fidèles ne sont justifiés que par la non-imputation de leurs péchés.
Pour ce qui est de la première de ces erreurs, le saint Docteur explique clairement sa pensée dans le 23 sermon sur le Cantique des cantiques, n.15. Il l'explique bien plus clairement encore dans le chapitre 9 de son traité de la Grâce et du libre Arbitre. En effet, à propos de ce passage de saint Jean, chapitre ni, il s'exprime en ces termes : « Mais cela n'est dit que de ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle en ce sens, non pas qu'ils ne pèchent point du tout, mais que, s'ils pèchent, leur péché ne leur est point imputé, soit parce qu'ils l'ont expié par de dignes fruits de pénitence, soit parce qu'ils l'ont couvert du manteau de la charité. »
307 Quant à la seconde erreur, voici, en ce qui concerne l'admissibilité de la grâce, comment il s'exprime dans sa lettre 42,à Henri archevêque de Sens, au chapitre 4, à propos de la foi feinte : « Il y a donc des âmes qui perdent la foi, la Vérité même nous l'affirme, et qui perdent en même temps le salut, puisque le Sauveur leur en fait un reproche, d'où je conclus qu'ils perdent en même temps la charité sans laquelle on ne peut être sauvé. etc. » Voir Melchior Canus livre 4, des lieux théologiques, chapitre dernier, à la réponse au huitième argument, et Guillaume Estius sur le passage précité de saint Jean, et on aura leur avis sur le sentiment de saint Bernard.
Enfin, en ce qui concerne la troisième erreur, notre saint Docteur enseigne très-clairement que, la justification ne consiste pas dans la. seule non-imputation de nos péchés par Dieu, mais dans une certaine qualité surnaturelle. En effet, entre autres passages de ses oeuvres qu'on peut citer à l'appui de ce que nous avançons ici, on peut lire sa lettre 11 aux Chartreux et ce qu'il a emprunté à cette lettre pour le faire passer dans le XII chapitre de son traité de l'Amour de Dieu, où il s'exprime en ces termes : « la charité donne la charité, la substance l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle de l'accident. » On peut voir encore le sermon 27,sur le Cantique des cantiques. (Note de Mabillon.)
308(Gn 2,21)
1. « Le Seigneur envoya un sommeil à Adam (Gn 2,21). » Il s'en envoya également un à lui-même devenu un autre Adam, mais il y a une grande différence entre ces deux sommeils. En effet, celui d'Adam semble s'être produit dans l'extase de la contemplation, tandis que celui du Christ naquit d'un sentiment de pitié, en sorte qu'on peut dire que c'est la vérité qui procura un sommeil au premier Adam, tandis que c'est la charité qui envoya le sien au second, attendu que le Seigneur est en même temps vérité et charité. En effet, l'Évangéliste saint Jean assure que « Dieu est charité (1Jn 4,16), » et le Seigneur lui-même nous dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie. (Jn 14,6). » Aussi, n'est-il personne, ne fût-il chrétien que de nom, qui révoque en doute que le sommeil de Jésus-Christ ne soit le fait que de la charité. En effet, il s'est couché (a) comme un lion, non point vaincu, ne le croyez pas, mais vainqueur; il a laissé la vie par un acte de sa propre puissance, et n'a cédé au sommeil de la mort que par un effet de sa propre volonté. Après tout que faut-il penser et dire de ce sommeil que le Seigneur envoya à Adam, pendant lequel il prit une de ses côtes, pour en faire la femme, sans qu'il en souffrît et se réveillât? Pour moi, je crois que ce n'est que par suite de la contemplation de l'immuable vérité, et par la vue de l'abîme de la sagesse de Dieu, que, transporté hors de lui, il s'endormit, et il est permis de conjecturer, par ses propres paroles, qu'il en fut en effet ainsi. En effet, en revenant à lui, il fait comprendre où il s'en était allé, lorsque, semblable à un homme ivre, qui sort de son cellier, il exprime tout à coup le grand sacrement que, si longtemps après, l'Apôtre nous montre accompli dans le Christ et son Église. En effet il s'écria alors : « Voici l'os de mes os (Gn 2,23), » et : « A cause de cela l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils seront deux en une seule chair (Ep 5,31). » Vous semble-t-il après cela qu'il était tout à fait endormi, cet homme qui s'exprime ainsi, en sortant de son sommeil? Ne vous parait-il point qu'il aurait pu dire : « Je dors, mais mon coeur veille (Ct 5,2) ? »
a Telle est la version qu'on doit préférer à celle qui fait dire à saint Bernard, il est tombé : attendu que le mot il s'est couché, convient très-bien à ce qui suit, c'est-à-dire au sommeil.
309 2. Que cela soit dit toutefois sans préjudice de toute opinion différente, et surtout. de ce que les saints pourraient avoir consigné de contraire dans leurs écrits. Mais, quant à moi, je ne puis croire qu'il s'agisse là d'un sommeil pareil au nôtre, que ni la contemplation ni la pitié ne produit, mais que la seule fatigue amène, qui n'a pour cause ni la vérité ni la charité, ni mais uniquement le besoin. Car un joug pesant accable les enfants d'Adam (Qo 150,1), » il ne pesait point sur Adam dans le principe, mais maintenant il accable ses enfants de tout son poids. Que peut-il y avoir qui ne soit lourd et pesant pour des malheureux à qui la vie même est un fardeau? à qui, bien que peu d'hommes semblent s'en apercevoir, et qu'il n'y en ait pas un qui le sente, l'usage même de leurs sens est une fatigue, au point qu'ils ne peuvent continuer à s'en servir qu'après leur avoir laissé prendre du repos? Où est sous le soleil quelque chose qui ne soit fatigue, douleur et affliction d'esprit pour l'homme, quand on voit que ce qui lui est le plus agréable, le mouvement et la sensibilité des organes, lui devient infiniment pénible? Ce qui montre combien l'union du corps et de l'âme est douté à l'homme, combien est triste pour lui la séparation de l'un et de l'autre, c'est que son âme a toutes les peines du monde à se séparer du corps, alors que la corruption môme de ce dernier devient tout à fait intolérable. Si ce n'est pas le corps en quelque état qu'il soit, c'est assurément « le corps qui se corrompt et qui devient un fardeau pour l'âme (Sg 9,15). » Ce qui nous prouve bien que l'âme de notre premier père fut exempte de cette misère, tant qu'elle conserva son corps exempt de souillure. Dieu l'avait établi dans une liberté complète, en sorte que, placé entre les choses les plus humbles et les choses les plus élevées, il pouvait, sans difficulté, atteindre à celles-là, et descendre à celles-ci, sans y être forcé ni par la nécessité ni par un attrait quelconque; pénétrer les premières par la vivacité et la clarté naturelles de son intelligence, et juger les secondes avec l'autorité d'un juge assis sur son tribunal. Enfin les animaux furent amenés à Adam pour qu'il leur donnât un nom; mais il ne se dérangea point par un mouvement de curiosité pour aller les voir.
3010 3. La raison n'a plus maintenant la même indépendance en nous, il lui faut au contraire être en lutte de tous côtés. Aussi, les choses placées. au dessous de nous sont comme une glu qui la retient captive, et elle se sent repoussée, comme indigne de les posséder, par celles qui sont au dessus de nous, en sorte qu'elle ne petit plus se détacher sans douleur des premières, ni s'élever par hasard aux secondes sans pousser des gémissements. Aussi les ennemis qui veulent s'emparer de mon âme lui font une telle violence qu'ils m'arrachent ce cri de douleur : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24) ? » Voilà pourquoi je ne mange point sans pousser un profond soupir. « Le royaume des cieux souffre violence, et il n'y a que les violents qui l'emportent (Mt 11,12). » Néanmoins il n'en faut pas moins maintenir en môme temps l'union et la division entre eux. , C'est ainsi qu'Adam s'endormit dans la contemplation et donna ensuite un nom à tous les animaux. C'est ainsi encore que le patriarche Abraham partagea, dit-on, en deux les animaux, non les oiseaux, dans un sacrifice (Gn 25,9 et seq.) et que Marthe se mit en peine de plusieurs choses lorsqu'il n'y en a qu'un e de nécessaire (Lc 10,42). Oui, il n'y en a qu'une de vraiment nécessaire, une seule absolument nécessaire, parce que c'est la part la meilleure qui ne nous sera point ôtée. La division cessera quand viendra la plénitude et que toutes les parties de la sainte cité de Jérusalem seront dans une parfaite union entre elles (Ps 121,3). Mais, en attendant, l'esprit de sagesse est non-seulement unique, il est aussi multiple; en effet, il fortifie les choses intérieures dans l'unité, et distingue les extérieures par le jugement. Nous retrouvons ce double phénomène dans la primitive Église, en effet « lorsque toute la multitude des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme, » c'étaient les oiseaux qui n'étaient point partagés par la moitié, « on leur distribuait à chacun selon leurs besoins (Ac 4,32). » Voilà ce que représentent les animaux qui étaient partagés en deux. De même parmi nous, mes frères, que tous les esprits soient bien unis; que nos coeurs ne fassent qu'un, qu'ils aient le même amour, qu'ils s'attachent au même objet, et qu'ils soient animés des mêmes sentiments les lins pour les autres. Voilà comment les divisions extérieures seront sans danger et ne causeront aucun scandale ; chacun aura peut-être sa tolérance particulière, et une manière différente de juger la conduite à venir dans les choses de la terre, peut-être même chacun se distinguera-t-il des autres par des dons et des grâces spéciales, et on ne verra pas que tous les membres soient destinés aux mêmes fonctions, mais l'union intérieure et l'unanimité des sentiments fera un seul tout de lai multiplicité, réunira toutes les parties en une par l'attrait puissant de la charité et le lien de la paix.
3011 (Mt 6,17)
1. Nous entrons aujourd'hui, mes bien-aimés, dans le saint temps du carême, dans le temps destiné aux combats du chrétien, car les observances du carême ne sont pas faites pour nous seulement, elles le sont pour tous ceux qui nous sont unis par les liens de la foi. Après tout, pourquoi le jeûne du Christ ne serait-il pas commun à tous les chrétiens? Pourquoi les membres ne suivraient-ils point leur chef? Si nous recevons les biens des mains de ce chef, pourquoi n'en accepterions-nous point aussi les maux? Voudrions-nous donc n'avoir de commun avec lui que ce qui est agréable, non aussi ce qui est triste et pénible ? S'il en est ainsi, nous montrons assez que irons sommes des membres indignes d'une pareille tête. En effet, tout ce qu'il souffre, c'est pour nous qu'il l'endure; s'il nous en coûte trop de travailler avec lui à l'oeuvre de notre salut, en quoi pourrons-nous après cela unir nos rouvres aux siennes. Il n'y a pas grand mérite de jeûner avec Jésus-Christ quand on doit s'asseoir avec lui à la table de son Père, et il n'y a rien de bien surprenant. que le membre souffre avec la tête, quand il doit être glorifié avec elle. Heureux le membre qui aura en toutes choses adhéré à la tête, et qui l'aura suivie partout où elle sera allée. Après tout, s'il lui arrive de se séparer d'elle et d'en être retranché, il est inévitablement privé de vie à l'instant même ; car toute partie du corps qui ne tient plus à la tête, perd, à 'l'instant, le sentiment et la vie. Mais il ne manquera point d'êtres qui s'en emparent et qui lui servent de tête. On verra germer de nouveau pour elle une racine pleine d'amertume, et repousser la tête venimeuse que la femme forte, je veux dire l'Église notre mère, avait, jadis écrasée,1e jour où elle enfanta, à l'espérance de la vie, celui qu'une mère, selon la chair, avait fait enfant de colère.
2. Alors quiconque a les yeux du coeur ouverts, et sait regarder de l'oeil de l'esprit, apercevra un monstre horrible ayant un corps d'homme et une tète de démon. C'est peu que cela, usais le dernier état de cet homme sera certainement pire que le premier; car la tête du serpent, qui avait été coupée, ne repoussera qu'avec sept autres tètes pires qu'elle; qui ne tremble en entendant ces choses? Irai-je donc prendre les membres de Jésus-Christ pour en faire les membres du démon ? Serai-je assez malheureux pour aller me joindre au corps de Satan, après m'être séparé de celui du Sauveur ? Ah ! mes frères, Dieu nous préserve à jamais d'un si exécrable échange. C'est pour moi le plus grand des bonheurs, ô tête glorieuse que les anges brûlent du désir de contempler, de m'attacher à vous. Je veux vous suivre partout où vous irez. Si vous passez par le feu, je ne me séparerai point de vous, il n'est point de maux que je redoute, parce que vous êtes avec moi. Vous vous chargez de mes douleurs, et vous souffrez pour moi, vous passez par l'étroit sentier de la passion, pour frayer à vos membres qui vous suivront une voie large et facile. « Qui doue pourra nous séparer de 1a charité de Jésus-Christ (Rm 7,35) ? » N'est-ce point elle qui donne la force et l'accroissement aux liens et aux jointures de tous les membres du corps. C'est le bon mastic dont parle Isaïe (Is 41,7). C'est elle qui fait goûter à des frères, le plaisir et le bonheur de vivre unis. Elle est ce parfum répandu sur la tête qui descend de la tête sur la barbe, et jusques sur le bord du vêtement (Ps 132,1), en sorte qu'il n'est pas un fil qui n'en soit embaumé. En effet, c'est dans la tète due se trouve la plénitude des grâces , d'où nous avons tous reçu nous-mêmes celles que irons avons; c'est dans la tète que réside toute la miséricorde, la source intarissable de la bonté divine, et l'inépuisable abondance des parfums spirituels, selon ce qui est écrit : « Le Seigneur vous a oint d'une huile de joie, de préférence à tous ceux qui ont part à votre gloire (Ps 44,8). » Mais l'huile que le Père avait si abondamment versée sur cette tête, n'a point empêché Marie de l'arroser à son tour. Les disciples en murmurèrent, il est vrai, mais la Vérité répondit pour elle, et dit qu'elle avait fait une bonne oeuvre.
3012 3. Eh bien! qu'est-ce que l'Évangile nous ordonne aujourd'hui ? « Pour vous, dit-il, lorsque vous jeûnez, parfumez votre tête. » Quelle condescendance admirable ! L'esprit du Seigneur repose en lui, puisqu'il l'a oint, et néanmoins il évangélise les pauvres et leur dit : « parfumez votre tête. » Dieu le Père se complait en son Fils, et pendant que sa voix retentit dans les cieux, l'Esprit-Saint descend sous la forme d'une colombe. Pensez-vous, mes frères, due le saint Chrême fit défaut au baptême du Christ ? Le Saint-Esprit se repose sur lui, qui osera douter qu'il ait été oint par lui ? « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances (Mt 3,17). » Ne s'exhale-t-il point de ces mots tout un parfum d'onction spirituelle ? Le Père a oint son Fils de préférence à tous ceux qui ont part à sa gloire, parce qu'il se complait en lui beaucoup plus qu'en tous les autres, attendu qu'il l'aime d'un amour divin, inconnu à toute créature. Le Père, dis-je, a donc oint son Fils de préférence à tous ceux qui partagent sa gloire, il a accumulé sur lui toutes les Chrêmes de bonté, de mansuétude et de douceur, et fa rempli abondamment des entrailles de sa miséricorde et de sa pitié. Lorsqu'il l'eut oint il nous l'envoya, et nous le fit voir plein de grâce et de miséricorde. Oui, voilà comment notre chef fut oint par son Père, et cela ne l'empêche point de nous demander de l'oindre encore nous-mêmes, car il nous dit : « Lorsque vous jeûnerez ayez soin d'oindre votre tête. » Eh quoi, la source intarissable demande de l'eau à un mince ruisseau? Oui, elle lui en demande, ou plutôt elle la lui redemande, car les eaux reviennent à la source d'où elles sont parties pour s'en écouler de nouveau.
4. Ce n'est pas toutefois parce qu'il est clans le besoin, que le Christ redemande ce qu'il vous a donné, mais c'est afin de vous conserver tout ce que vous voudrez bien lui rendre. De même que l'eau d'un fleuve, si elle cesse de couler, se corrompt, et arrête en même temps, par une sorte. d'inondation, le cours des eaux qui surviennent, ainsi en est-il de la grâce, elle cesse de couler dès qu'elle ne revient plus à sa source, et, non-seulement elle cesse de s'accroître chez l'ingrat, mais de plus celles qu'il a reçues tournent à sa perte. Au contraire, celui qui se montre fidèle en de petites choses se rend digne d'une récompense plus grande. Parfumez donc votre tête en rapportant à celui qui est ai dessus de vous, tout ce que vous avez de dévotion, de bonheur et d'amour. Oui, parfumez votre tête, c'est-à-dire rapportez-lui toutes les grâces que vous en aviez reçues, et recherchez sa gloire bien plus que la vôtre. Or, celui-là seul parfume le Christ, qui répand lui-même une bonne odeur de vertu en tous lieux. Sachez que c'est contre les hypocrites qu'il a parlé ainsi, car il a dit : « Ne ressemblez point aux hypocrites (Mt 6,16). » Le Seigneur n'interdit point par-là toute espèce de tristesse, mais celle qu'on affecte d'avoir quand on se trouve en public, car il est dit ailleurs : «Le coeur des sages est volontiers là où se trouve la tristesse (Qo 7,5), » et saint Paul ne regrette point d'avoir contristé ses disciples, puisque leur tristesse a contribué à leur salut (2Co 7,8). Or telle n'est point la tristesse des hypocrites, parce qu'elle n'est point dans leur lune mais uniquement sur leur visage, car ils affectent de paraître avec un air abattu (Mt 5,6).
3013 5. Au reste, remarquez bien que le Seigneur n'a pas dit : ne soyez pas tristes comme; les hypocrites, mais «ne leur ressemblez, pas , » c'est-à-dire, n'affectez point comme ceux-là d'être tristes. On dit, en effet, vulgairement en parlant d'un homme, il fait le triste, ou bien il. fait le superbe ; et encore, ceux qui vantent votre bonheur vous trompent ; il y a beaucoup d'autres tours semblables, à l'usage de la feinté plutôt que de la vérité. « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage. » Ils affectent un air abattu, à vous, on, recommande; de vous laver la figure; or, la figure signifie ici les actions de la vie qui paraissent au dehors. Voilà ce qu'un fidèle serviteur du Christ lave avec soin, afin de n'y rien laisser qui choque les regards ; l'hypocrite, au contraire, leur donne un air d'abattement, en affectant toute sorte de singularités et de pratiques extraordinaires. Il ne parfume point non plus sa tête, dont toutes les pensées sont loin du Christ, et que charment seulement les vaines louanges des hommes. Il aime mieux se parfumer lui-même, pour s'enivrer de la bonne odeur de l'opinion qu'il a de lui, ou bien encore, comme il est manifeste que le Christ n'est pas le chef de l'hypocrite, il ne parfume même point sa tête, quelle qu'elle soit, attendu que son esprit se complaît, non point dans le témoignage de sa conscience, mais uniquement dans l'estime des hommes. Les vierges folles disaient aux vierges sages : « Donnez-nous de votre huile (Mt 25,8), » pourquoi cela? Parce qu'elles n'en avaient point dans leurs lampes; mais ce n'est pas le fait de vierges prudentes de donner ainsi de l'huile aux autres. Elles ne voudraient pas en recevoir, comment en donneraient-elles ? Mais écoutez un Prophète à qui Dieu avait révélé les impénétrables secrets de sa sagesse : « L'huile du pécheur, dit-il, ne parfumera point ma tête (Ps 111,5). » Voilà, l'huile qu'achètent les hypocrites, mais comme dit le Seigneur: « En vérité, ils ont reçu leur récompense. Ils affectent, en effet, de paraître avec un visage pâle et défiguré, pour faire voir aux hommes qu'ils jeûnent (Mt 6,16). » Voyez-vous comment en deux mots il signale les habitudes de singularité des hypocrites et condamne leur vanité ? Mais remarquez aussi comment en quelques mots, il nous engage à faire de bonnes oeuvres devant Dieu et devant les hommes : « Parfumez votre tête, dit-il, et lavez votre visage. » En d'autres termes : ayez soin de vous montrer toujours au dehors d'une conduite irréprochable, mais en ayant soin de vous rendre dignes de la grâce de Dieu; et ne recherchez point votre gloire, mais celle de votre Auteur devant les hommes.
3014 On peut encore entendre par ce visage lavé. une conscience pure, et par cette tête parfumée, une âme dévote. Mais si on les prend en ce sens, il semble alors que les paroles du Sauveur sont dirigées particulièrement contre deux défauts propres aux personnes qui jeûnent. En effet, les uns jeûnent par ostentation, c'est à eux qu'il est dit : « Lavez votre visage. » Les autres jeûnent avec impatience et murmure; ce sont ceux qui ont besoin de se parfumer la tête. Or, par la tête, il faut entendre les dispositions intérieures de l'âme, qui se trouvent parfumées dans le jeûne, lorsqu'on est spirituellement heureux de jeûner. Il vous semble peut-être que je m'explique d'une façon bien nouvelle, quand je dis que le jeûne parfume? je vais plus loin, je prétends même qu'il engraisse. En effet, n'avez-vous jamais lu dans les Saintes Lettres « qu'il doit les nourrir dans la faim (Ps 32,10) ? » Le jeûne du corps est donc l'onction de la, tête ; et les privations de la chair, la réfection du coeur. Après tout, pourquoi ne verrais-je point une onction dans ce qui guérit nos blessures et adoucit les tourments de la conscience? Que l'hypocrite achète donc au prix de son jeûne l'huile du pécheur; pour moi, je ne vends point mon jeûne, je m'en sers comme d'une huile dont je me parfume. « Parfumez votre tête, » est-il dit, de peur que le murmure ou l'impatience n'entrent dans votre âme. Ce n'est même pas encore assez; mais « glorifiez-vous dans la tribulation (Rm 5,3), selon le mot de l'Apôtre. Oui, glorifiez-vous, mais sans jamais céder à une pensée de vanité, afin que votre figure soit pure de l'huile du pécheur.
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Bernard sermons 2074