Augustin, sur les huit questions de Dulcitius.



AVANT-PROPOS.

Il me semble, ô Dulcitius, mon fils bien-aimé, que je n'ai pas mis de retard à répondre à vos questions. C'est pendant le temps de Pâque, dont le dimanche est tombé cette année le trois des calendres d'avril, que j'ai reçu de Carthage les lettres que votre charité m'a adressées. Je suis parti pour cette ville, aussitôt après les saints jours; mais la multitude de mes occupations, ce qui saurait ne manquer dans une telle cité, ne m'a pas permis d'y rien dicter. A mon retour, j'ai passé chez les nôtres quinze jours, qu'ont remplis d'autres soucis, suite naturelle d'une longue absence, car on ne m'a laissé revenir qu'après trois mois; et dès lors je n'ai pas différé à répondre, et à extraire des divers opuscules où je les avais déjà traitées, soit une solution, soit au moins une discussion, sur les questions que vous m'avez proposées. Parmi ces questions est cette où vous demandez comment Dieu, qui prévoit l'avenir, a pu dire de David, coupable de tant et de si grandes iniquités: «J'ai choisi David selon mon coeur (1).» Je n'ai pu retrouver l'endroit où je l'ai traitée, ni me rappeler comment je l'ai expliquée;fie né sais même si c'est dans un livre ou dans une lettre. Comment vous me mettez dans la nécessité de la discuter de nouveau, je l'ai rejetée à la fin, voulant d'abord reproduire ce qui était tout- préparé dans nies autres ouvrages; tant pour satisfaire au désir de votre sainteté, ce qui m'est extrêmement agréable, que pour ne pas être obligé de répéter les mêmes choses en d'autres termes, ce qui me conterait beaucoup de travail, sans profit pour vous.


I. - Les pécheurs baptisés sortiront-ils, de l'enfer?


1. Voici votre première question: «Ceux qui ont péché après le baptême sortiront-ils un jour de l'enfer? Quelques-uns, dites-vous, sont d'un avis opposé et répondent que les tourments des pécheurs ne finiront pas plus que la récompense des justes.. Ils cherchent même à prouver que la peine durera autant que la récompense. On leur objecte ce passage de l'Evangile: Et tu n'en sortiras point que tu n'aies

1 1R 8,16

rendu jusqu'au dernier quart d'un as (1). - D'où il faut conclure qu'on pourra sortir quand tout sera payé. Notre opinion se fonde aussi: sur ce texte de l'Apôtre: Cependant il sera sauvé, mais comme par le feu (2). Toutefois, ajoutez-vous, comme nous lisons ailleurs: Or il ne l'avait point connue, jusqu'à ce qu'elle enfanta (3), ce que nous ne pouvons interpréter littéralement en ce sens: qu'il la connut plus tard, voilà pourquoi nous désirons avoir là dessus quelque chose de certain.» Telle est votre proposition.

2. Je prends ma réponse dans mon livre, intitulé: De la foi et des oeuvres, où je me suis exprimé là dessus en ces termes: «Saint Jacques est si opposé à ceux qui pensent que la foi sauve sans les oeuvres, qu'il les compare aux démons: «Tu crois qu'il n'y a qu'un Dieu; tu fais bien; mais les démons croient aussi et ils tremblent.» Que peut-on dire de plus bref, de plus vrai, de plus fort, quand aussi nous lisons dans l'Evangile que les démons furent blâmés le jour où ils confessèrent que le Christ est le Fils de Dieu (4), bien que Pierre ait été loué pour la même confession (5)? Que servira-t-il, mes frères, dit saint Jacques, que quelqu'undise qu'il a la foi, s'il n'a point les oeuvres? Est-ce que la foi pourra le sauver?» Il ajoute même que la foi sans les oeuvres est morte (6).» A quel point se trompent donc ceux qui fondent sur une foi morte l'espérance de la vie éternelle!

3. «Il faut donc apporter une grande attention à bien comprendre ce passage, certainement difficile, de l'apôtre saint Paul: «Car personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, lequel est Jésus-Christ. Que si on élève sur ce fondement un édifice, d'or, d'argent, de pierres précieuses, de bois, de foin, de chaume, l'ouvrage de chacun sera manifesté. Car le jour du Seigneur le mettra en lumière, et il sera révélé parle feu; ainsi le feu éprouvera l'oeuvre de chacun. Si l'ouvrage de celui qui a bâti sur ce fondement demeure, celui-ci recevra son salaire. Si l'oeuvre de

1 Mt 5,24 - 2 1Co 3,15 - 3 Mt 1,25 - 4 Mc 1,24-25 - 5 Mt 16,16-17 - 6

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quelqu'un brûle, il en souffrira la perte; cependant il sera sauvé, mais comme par le feu (1).» Quelques-uns l'interprètent en ce sens: que ceux qui ajoutent les bonnes oeuvres à la foi au Christ, paraissent élever sur ce fondement des édifices d'or, d'argent, de pierres précieuses; tandis que ceux qui ont la même foi et commettent le mat n'élèvent que des édifices de foin, de bois et de chaume. D'où ils concluent que ceux-ci, au moyen de quelques expiations par le feu, pourront être purifiés et sauvés, en vue des mérites de Celui qui est le fondement.

4. «S'il en est ainsi, nous rendons hommage au zèle charitable que l'on déploie pour faire admettre indistinctement au baptême, non-seulement les adultères qui déclarent nul leur mariage, malgré la décision formelle du Seigneur; mais même les femmes publiques qui persévèrent dans leur infâme profession, bien qu'aucune église, même la plus relâchée, ne les y admette, si elles n'ont renoncé à la prostitution. Mais je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne les admettrait pas. Qui n'aimerait mieux voir ces femmes élever sur le fondement des édifices de bois, de foin et de chaume, pour être purifiées par le feu, même pendant longtemps, plutôt que de les voir périr éternellement? Mais alors il faudra rejeter tous ces textes si clairs, si peu ambigus: «Quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien (2). Que servira-t-il, mes frères, que quelqu'un dise qu'il a la foi, s'il n'a point les oeuvres? Est-ce que la foi pourra le sauver?» Celui-ci encore deviendra faux: «Ne vous abusez point: Ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les voleurs, ni les avares, ni les adultères, ni les efféminés, Ni les abominables, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu (3).» Egalement le suivant: «Or on connaît aisément les oeuvres de la chair, qui sont: la fornication, l'impureté, l'impudicité, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies les colères, les dissensions, les hérésies, les envies, les ivrogneries. les débauches de table et autres choses semblables. Ce vous le dis comme je vous l'ai dit déjà: ceux qui font de telles choses ne posséderont point le royaume de Dieu (4).» Oui, tout cela sera faux. Car ceux qui persévèrent dans de tels désordres seront sauvés par le

1 2Co 3,11-15 - 2 2Co 13,2 - 3 2Co 6,9-10 - 4 Ga 5,19-21

feu, pourvu qu'ils croient et qu'ils soient baptisés; par conséquent tous ceux qui sont baptisés dans le Christ, commissent-ils de tels crimes, posséderont le royaume de Dieu.
C'est donc en vain qu'on nous dit: «C'est ce que vous avez été, mais vous avez été lavés (1),» puisque, même après avoir été lavé, on est cela encore. Inutilement aussi saint Pierre nous dira Ce qui vous sauve maintenant vous-mêmes, «c'est un baptême semblable; non pas une purification des souillures de la chair, mais l'engagement d'une bonne conscience (2);» puisque ceux même qui ont la conscience chargée de toutes les infamies et de tous les crimes, et n'en ont fait aucune pénitence, sont cependant sauvés par le baptême, ou du moins par le feu, à cause du fondement posé dans le baptême. Je lie vois pas non plus pourquoi le Seigneur aurait dit: «Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements (3);» ni pourquoi il aurait énuméré ce qui, concerne les bonnes moeurs, si on peut parvenir a la vie sans les observer et par la foi seule, «laquelle, sans les n'ouvres, est morte.»
«Ensuite comment seraient vraies les paroles qu'il adressera à ceux qui seront à sa gauche: Allez au feu éternel, qui a été préparé pour le démon et pour ses anges?» Il ne leur reproche pas de n'avoir point cru en lui, mais de n'avoir pas fait de bonnes oeuvres. Afin même, que personne ne se flatte d'arriver à la vie éternelle par la foi seule, qui, sans les oeuvres, est morte, il a déclaré qu'un jour il séparerait toutes les nations, qui auront jusques-là usé des mêmes pâturages, pour faire dire: «Seigneur, quand vous avons-nous vu souffrant telle et telle chose, sans que nous vous ayons assisté?» à ceux qui croyaient en lui, mais ne prenaient aucun souci de faire le bien, comme si une foi morte pouvait conduire à la vie éternelle. Dira-t-on que ceux qui n'ont pas fait d'oeuvres de miséricorde iront seuls au feu éternel, et non pas ceux qui ont volé le bien d'autrui, ou qui ont été cruels envers eux-mêmes, en souillant en eux le temple dé Dieu: comme si les oeuvres de miséricorde étaient utiles sans la charité, alors que l'Apôtre nous dit: «Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien (4);» ou comme si on aimait son prochain comme soi-même quand on ne s'aime pas soi-même? Car celui qui aime l'iniquité, hait son.

1. 1Co 6,11 - 2 1P 3,21 - 3 Mt 19,17 - 4 1Co 13,3

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âme (1).» Il n'y a pas moyen de se faire ici illusion comme quelques-uns qui prétendent qu'il est question de feu éternel, mais non d'éternelle punition;qui s'imaginent que ceux qu'ils entendent sauver par le feu au moyen de la foi morte, passeront simplement par le feu éternel; et qu'il n'y aura d'éternel que le feu, et non le supplice des réprouvés, c'est-à-dire que l'effet du feu ne serait point éternel sur eux. Mais, prévoyant cette objection, le Seigneur conclut ainsi: Et ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice, et les justes dans la vie éternelle (2).» Le supplice sera donc éternel comme le feu, et la Vérité même a déclaré qu'il est réservé à ceux qui n'auront pas fait de bonnes oeuvres, eussent-ils d'ailleurs eu la foi.

5. «Si donc ces textes sont faux, ainsi qu'une foule d'autres non moins clairs qu'on trouve dans les Ecritures, on aura raison d'entendre le passage sur les édifices de bois, de foin et de chaume en ce sens que ceux qui n'auront eu que la foi au Christ sans faire de bonnes oeuvres, seront sauvés par la foi. Mais si ces textes sont vrais et clairs, évidemment il faut chercher une autre interprétation aux paroles de l'Apôtre, et ranger ce passage parmi ceux de ses écrits que saint Pierre dit être difficiles à comprendre, et que les hommes ne doivent point détourner à de mauvais sens pour leur propre perte 3,en promettant le salut, contre les textes les plus clairs des Ecritures, à des hommes souillés de crimes, obstinés dans leurs malices et quine veulent ni se corriger ni se repentir.

6. «Ici on me demandera peut-être ce que je pense de se passage de saint Paul et en quel sens je l'interprète. Je l'avoue: j'aimerais mieux entendre des hommes plus intelligents et plus instruits l'expliquer de manière à laisser subsister, dans leur incontestable vérité, les témoignages que j'ai rapportés et tous ceux que j'ai passés sous silence, dans lesquels l'Ecriture déclare ouvertement qu'il n'y a de foi utile que celle que l'Apôtre a définie, c'est-à-dire celle qui agit par la charité (4);» et que sans les oeuvres elle ne peut sauver ni en dehors du feu ni par le feu car si elle sauvait parle feu, elle sauverait encore. Or c'est clairement, absolument, qu'il est écrit Que servirait-il à quelqu'un de dire qu'il a la foi, s'il n'a point les oeuvres? Est-ce que la foi pourra le sauver?» Cependant

1 Ps 10,6 - 2 Mt 25,46 - 3 2P 3,16 - 4 Ga 5,6

j'exprimerai le plus brièvement possible, ce que je pense de ce passage difficile de 1 Apôtre, pourvu qu'on ne perde pas de vue ce que je viens de dire: que j'aimerais mieux entendre là dessus de plus habiles que moi.
«Dans la construction d'un sage architecte, le Christ est le fondement: cela n'a pas besoin de preuves, car l'Apôtre dit en termes formels: «Personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, lequel est le Christ Jésus.» Or si c'est le Christ, c'est évidemment la foi au Christ, car, selon le même Apôtre, c'est par la foi que le Christ habite dans nos coeurs (1). Mais la foi du Christ c'est évidemment celle que l'Apôtre a définie quand il a dit «qu'elle agit par la charité.» On ne saurait en effet poser pour fondement la foi des démons, bien qu'ils croient, qu'ils tremblent et confessent que Jésus est Fils de Dieu. Pourquoi? Parce qu'elle n'est pas la foi qui agit par la charité, mais celle qui est arrachée par la crainte. Ainsi la foi du Christ, la foi de la grâce chrétienne, la foi qui agit par la charité, étant posée comme fondement, ne laisse périr personne.
Mais qu'est-ce qu'élever sur ce fondement des édifices d'or et d'argent, de pierres précieuses, ou de bois, de foin, de chaume? Je crains qu'une explication trop subtile ne soit plus difficile à comprendre que le texte même. Je tacherai cependant, avec l'aide du Seigneur, d'exposer ma pensée le plus brièvement et le plus clairement possible. Un homme demanda un jour à notre bon Maître quel bien il fallait faire pour parvenir à la vie éternelle; Jésus lui répondit qu'il n'avait qu'à observer les commandements; et comme il demandait quels étaient ces commandements, il lui fut dit: «Tu ne tueras pas; tu ne commettras pas l'adultère; tu ne déroberas point; tu ne rendras point de faux témoignage; honore ton père et ta mère, et aime ton prochain comme toi-même.» En faisant tout cela dans la foi du Christ, il devait indubitablement posséder la foi qui agit par la charité. Il lui était même impossible d'aimer le prochain comme lui-même, s'il ne possédait d'abord l'amour de Dieu sans lequel on ne saurait s'aimer soi-même. Or en accomplissant ce que le Seigneur ajoute ensuite en ces termes: «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis-moi (2);» en accomplissant

1 Ep 3,17 - 2 Mt 19,16-21

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cela, dis je, il eût élevé sur ce fondement un édifice d'or, d'argent, de pierres précieuses; car alors il ne se fût plus occupé que des moyens de plaire à Dieu, et ces pensées, j'imagine, sont de l'or, de l'argent, des pierres précieuses. Si au contraire, il avait pour ses richesses une certaine affection charnelle, en fit-il d'ailleurs d'abondantes aumônes, ne commit-il ni fraude ni rapine pour les augmenter, la crainte de les voir diminuer ou de les perdre ne l'entraînât-elle à aucun acte criminel, ( ce qui serait du reste se détacher de l'immuable fondement,) parle seul fait qu'il y tiendrait, comme je l'ai dit, par une affection charnelle, et qu'il souffrirait de s'en voir privé, il élèverait sur le fondement un édifice de bois, de foin, de chaume, surtout s'il avait une femme, et que, dans le but de lui plaire, il mit sa sollicitude dans les choses de ce monde. Ceux donc qui, possédant ces biens et les aimant d'une affection charnelle, ne les perdent pas sans peine, et néanmoins, tout en les possédant, maintiennent sur son fondement la foi qui agit par la charité, et ne lui préfèrent ces biens pour aucune raison ni par aucune vue d'intérêt: ceux-là souffrent quelque détriment en les perdant, et doivent jusqu'à un certain point passer par le feu, pour parvenir au salut. Or on est d'autant plus à l'abri de cette douleur et de ce détriment, qu'on est moins attaché à ces biens et qu'on sait mieux en user comme n'en usant pas. Quant à celui qui, pour, les conserver ou pour les acquérir, commet l'homicide, l'adultère, la fornication l'idolâtrie ou quelque autre crime de ce . genre celui-là ne sera pas sauvé par le feu à cause du foule ment mais, détaché du fondement, il sera livré au feu éternel.

7. «Pour prouver ce que peut la foi seule, ou nous objecte ce passage de l'Apôtre: «Que si l'infidèle se sépare, qu'il se sépare: car notre frère ou notre sueur n'est plus asservie en ce cas (1);» c'est-à-dire qu'un mari chrétien, par cela seul qu'il est chrétien, peut, à raison de la foi du Christ et sans se rendre coupable, quitter une femme même légitime, si elle ne veut pas rester avec lui. Mais quand on nous objecte ce texte, on ne fait pas attention qu'il faut l'entendre en ce sens que le mari a une très-bonne raison de renvoyer sa femme, lorsqu'elle lui dit: Je ne veux plus être votre épouse à moins que vous ne m'enrichissiez par le vol même, ou que vous ne continuiez, quoique chrétien, le commerce

1 1Co 7,16.

de prostitution qui nous faisait vivre, ou bien tout autre métier crinrinelou déshonorant qu'elle connaissait à sou mari et qui lui procurait à elle, soit l'assouvissement d'une passion coupable, soit une existence tacite, soit des vêtements plus élégants. Evidemment si celui à qui sa femme tient ce langage, a vraiment fait pénitence de ses oeuvres de mort pour recevoir le baptême, s'il a pour fondement la foi qui agit parla charité: évidemment il se laissera dominer par la grâce divine plutôt que par la passion de la chair, et il retranchera courageusement le membre qui le scandalise. Or si, par affection charnelle pour sa femme, il supporte le déchirement du coeur et la douleur qui en résulte, voilà le détriment qu'il subit, voilà le feu par lequel il sera sauvé et son chaume constitué. Que s'il a une femme comme n'en ayant pas; en usant non par passion mais par pitié, dans l'espoir de la sauver; rendant le devoir conjugal plutôt qu'il ne l'exige alors il ne souffrira point dans sa chair, quand le lien devra se rompre, puisqu'il ne pensait qu'aux choses de Dieu et aux moyens de lui plaire (1). Et en tant qu'il élevait par ces pensées un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses, il s'exemptera de tout détriment, et son édifice échappera aux flammes, parce qu'il n'est pas de chaume.

8. «Cette explication, ce me semble, n'est point contraire à la vérité, soit que les hommes ne subissent ces peines que dans cette vie, soit que des jugements de ce genre doivent se rendre après la mort. S'il y a une autre interprétation plus convenable, mais que je ne vois pas, nous ne serons pas, au moins tant que nous nous en tiendrons à celle-ci, obligés de dire aux hommes injustes, insoumis, impies, souillés, de crimes, meurtriers de leur père, meurtriers de leur mère, homicides, fornicateurs, abominables, voleurs d'hommes, menteurs, parjures ou autres ennemis de la doctrine sainte conforme à l'Evangile de la gloire de Dieu (2): Si vous croyez simplement au Christ et recevez le sacrement de baptême, vous serez sauvés, même sans quitter votre vie criminelle.

9. «Aussi ne sommes-nous nullement embarrassés de l'exemple de la Chananéenne, à qui le Seigneur accorda l'objet de sa demande, après lui avoir d'abord dit: «Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens.» En effet le Christ, qui connaît le fond des coeurs, la voyait changée, quand il faisait son

1 1Co 7,23-34 - 2 1Tm 1,9-11

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éloge. Aussi ne dit-il pas: 0 chienne, ta foi est grande: mais: «O femme grande est ta foi (1)»: Il change le nom, parce qu'il voit un coeur changé, parce qu'il sait que ces reproches ont produit leurs fruits. Mais je m'étonnerais qu'il louât en cette femme la foi sans les oeuvres c'est-à-dire une toi qui n'agit pas par l'amour, une foi morte, celle que saint Jacques n'a pas hésité à appeler, non une foi d'hommes, mais une foi de démons. Enfin si nos adversaires ne veulent pas admettre que la Chananéenne renonça à ses désordres, quand le Christ lui en fit des reproches et lui manifesta son mépris: lorsqu'ils rencontrent des hommes qui se contentent de croire et ne cachent point leur conduite criminelle, mais en font même parade bien loin de s'en corriger; qu'ils guérissent leurs enfants, s'ils le peuvent, comme fut guérie la fille de la Chananéenne; mais qu'ils rien fassent pas des membres du Christ, puisqu'ils ne cessent pas d'être eux-mêmes des membres de prostituée (2).»

10. Voici encore ce que,j'ai écrit là dessus dans le livre intitulé: De la foi, de l'espérance et de la charité, et que j'ai adressé à votre frère Laurent, mon fils bien-aimé. «D'après quelques-uns, ceux qui ne renoncent pas au nom du Christ, ceux qui ont reçu le baptême dans son Eglise et n'en sont séparés ni par le schisme ni par l'hérésie, quoiqu'ils mènent la conduite la plus criminelle, qu'ils ne l'expient point par le repentir, ne la rachètent point par l'aumône, mais y persévèrent obstinément jusqu'au dernier jour de leur vie: ceux-là seront sauvés par le feu, par un feu qui durera longtemps, à raison de l'étendue de leurs crimes et de leurs désordres, mais qui ne sera point éternel. Ceux qui pensent ainsi, me semblent, quoique catholiques, se laisser aveugler et séduire par une bienveillance tout humaine: car si on consulte l'Ecriture sainte, elle donne une réponse bien différente. J'ai écrit sur cette question un livre intitulé: De la foi et des oeuvres, où avec l'aide de Dieu, j'ai &montré, autant que je l'ai pu, que la foi qui sauve est celle que l'apôtre saint Paul caractérise suffisamment quand il dit: «Car dans le Christ Jésus ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien; mais la foi qui agir par la charité (3).» Si elle fait le mal, ou ne fait pas le bien, il est hors de doute, selon l'apôtre saint Jacques, «qu'elle est morte en elle-même.» Le même apôtre dit encore: «Que servira-t-i1

1 Mt 15,26-28 - De la Foi et des Oeuvres, ch. 11V-XVI. - 3 Ga 5,6

à quelqu'un de dire qu'il a la foi, s'il n'a point les oeuvres? Est-que la foi pourra le sauver?» Pourtant si la foi seule peut sauver un homme souillé de crimes, et si c'est ainsi qu'il faut entendre le texte du bienheureux Paul: «Il sera sauvé, «mais comme par le feu,» la foi peut donc sauver sans les oeuvres, et alors ce que dit saint Jacques, son frère dans l'apostolat, deviendra faux, aussi bien que ce qu'il dit lui-même dans ce passage. «Ne vous abusez point: Ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les médisants, ni les ivrognes, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu.» Si en effet ceux qui persévèrent dans ces crimes doivent être sauvés pour avoir cru au Christ, comment seraient-ils exilés du royaume des cieux?

11. «Mats comme ces textes de l'Apôtre, si évidents, si clairs, ne sauraient être faux, on ne peut interpréter dans un sens contraire le passage obscur où il est parlé de ceux qui élèvent sur le fondement, qui est le Christ, non de l'or, de l'argent, ni des pierres précieuses, mais du bois, du foin, du chaume; car il est dit qu'ils seront sauvés par= le feu, parce que les mérites de Celui qui est le fondement les empêchera de périr. En effet il n'est pas déraisonnable de comprendre, sous ce nom de bois, de foin et de chaume, les désirs des choses de ce monde, d'ailleurs permises, mais convoitées de manière à ne pouvoir être perdues sans douleur. Or comme cette douleur brûle, si le Christ est dans le coeur comme fondement, c'est-à-dire si on ne lui préfère rien, si celui qui éprouve cette douleur aime mieux perdre ce qu'il affectionne que le Christ lui même, alors il est sauvé parle feu. Si ait contraire à l'heure de la tentation, il a mieux aimé conserver ces choses passagères et mondaines que le Christ, c'est qu'il n'a point en celui-ci pour fondement, puisqu'il lui a préféré des objets éphémères, alors que le fondement est le point principal dans un édifice. Car le feu dont parle ici l'apôtre saint Paul., doit être compris ente seras que tous deux passent par lui, c'est-à-dire et celui «qui élève sur ce fondement un édifice d'or, d'argon t, de pierres précieuses, et celui qui en élève un de bois, de foin, de chaume.» Car après ces paroles, l'Apôtre ajoute: «Le feu éprouvera l'oeuvre de chacun. Si l'ouvrage de celui qui a bâti sur le fondement demeure, celui-ci recevra son salaire. Si l'oeuvre de l'autre brûle, il en souffrira la perte; cependant il sera sauvé, mais comme par le feu.» Le feu (526) éprouvera donc l'oeuvre non d'un seul, mais des deux.

12. «L'épreuve de la tribulation,» est une espèce de feu dont l'Ecriture parle ailleurs en termes exprès: «La fournaise éprouve les vases du potier; et l'épreuve de la tribulation, les hommes justes (1).» C'est dans cette vie que ce feu produit l'effet dont parle l'Apôtre, s'il atteint les deux fidèles, dont l'un pense aux choses de Dieu et aux moyens de lui plaire, c'est-à-dire élève sur le fondement un édifice d'or d'argent, de pierres précieuses; et l'autre s'occupe des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme, c'es-tà-dire élève sur ce même fondement un édifice de bois, de foin, de chaume, car l'ouvrage du premier ne brûle pas, parce qu'il n'a point aimé des objets dont la perte est douloureuse, tandis que celui du second est condamné, parce qu'on ne perd pas sans douleur ce qu'on a possédé avec amour. Mais comme celui-ci, placé dans l'alternative;aimerait mieux renoncer à ce qu'il possède qu'au Christ, qu'il n'abandonne point le Christ par crainte de perdre ces biens, quelque pénible que lui soit leur perte: alors il est sauvé, mais comme par le feu;» parce que le regret de ce qu'il a aimé et perdu, le brûle, mais sans consumer le ferme et incorruptible fondement qui fait sa force.

13. «On peut aussi croire que quelque chose de ce genre se passe après la vie; mais c'est une question à examiner. Peut-être découvrirait-on que certains fidèles subissent un feu expiatoire, et pour avoir plus ou moins aimé les biens périssables, éprouvent un retard plus ou moins long dans leur salut: mais ce ne seraient point ceux dont il est dit qu'ils ne posséderont pas le royaume de Dieu,» à moins d'avoir obtenu la rémission de leurs crimes par une pénitence convenable. Je dis convenable, pour les engager à n'être pas stériles en aumônes: car l'Ecriture attribue à l'aumône une si grande puissance, que le Seigneur déclare qu'il ne ré- compensera les bons que pour l'avoir faite, et ne punira les méchants que pour l'avoir négligée, puisqu'il dira aux premiers: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume;» et aux autres: «Allez au feu éternel (2).» Je pense que ces deux extraits de mes opuscules répondent suffisamment à votre question.

14. Quant à ces paroles du Seigneur: «Tu ne sortiras point de là, avant que tu n'aies payé

1. Si 27,6 - 2 De la foi, de l'espérance et de la charité, ch, 67-69.

jusqu'au dernier quart d'un as,» je n'ai pas besoin de répondre puisque vous résolvez vous-même la question, d'après une locution semblable dans un autre passage de l'Evangile: «Il ne la connut point, avant qu'elle enfantât son fils.» Pour vous dire toute ma pensée, je désirerais, si cela était possible, ou plutôt je désire, si cela se peut, être vaincu, dans cette question, par la vérité elle-même. En effet l'opinion qui soutient que ceux qui meurent dans la communion catholique, quoiqu'ils aient persévéré jusqu'au bout dans leur vie criminelle et licencieuse, verront un jour, après longtemps peut-être, finir leurs supplices vengeurs, cette opinion touche plus particulièrement l'affection que je porte à ceux qui participent avec non s aux sacrements du corps et du sang du Christ; (bien que nous détestions la conduite coupable de ces pécheurs, que nous ne pouvons ni corriger parla discipline ecclésiastique, ni écarter de la table du Seigneur:) mais celle à laquelle je désire être forcé de me rendre, est celle qui ne contredit point les textes si clairs des saintes lettres. Car on ne peut en aucune façon croire ou appeler vérité ce qui leur est opposé. Jusqu'à ce que nous entendions ou que nous lisions rien de pareil, écoutons celui qui dit: «Ne vous abusez point: Ni le fornicateurs, ni les idolâtres, etc ne posséderont le royaume de Dieu.» Si tout ce qu'on nous objecte ne peut donner un autre sens à ces paroles de l'Apôtre, évidemment c'est contre ces objections que saint Paul nous a armés et préparés lui-même, en disant: «Car sachez comprendre qu'aucun fornicateur, ou impudique, ou avare, ce qui est une idolâtrie, n'a d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu. Que personne ne vous séduise par de vains discours (1).» Quand donc nous entendrons dire que certains fornicateurs, ou impudiques ou avares, sont sauvés par le feu, de manière à avoir un héritage dans le royaume du Christ et de Dieu, ne fermons pas l'oreille aux réclamations de saint Paul nous disant: «Aucun fornicateur, ou impudique, ou avare n'a d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu;» puis ajoutant, pour nous tenir en garde contre de telles paroles: «Que personne ne vous séduise par de vains discours.»


II. - L'offrande qu'on fait pour les morts leur est-elle utile? –


1. Votre seconde question est celle-ci: «L'oblation qu'on fait pour les morts profite-t-elle à leurs âmes, nos actes personnels

1 Ep 5,6-8

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étant évidemment à notre décharge, ou à notre charge; et quand d'ailleurs nous lisons que personne ne peut chanter les louanges du Seigneur dans le tombeau? Sur quoi beaucoup prétendent que s'il peut y avoir là quelque profit après la mort, l'âme, en y confessant ses péchés, se procurerait à elle-même un soulagement bien plus grand que d'autres n'en peuvent procurer aux morts par l'oblation.»

2. J'ai dit quelque chose là-dessus dans le livre que j'ai écrit récemment en réponse au saint évêque de Nole, Paulin, qui me consultait pour savoir si la sépulture faite dans les tombeaux des martyrs est de quelque utilité aux âmes des morts. J'en extrais pour vous ce passage: «Je dois depuis longtemps une réponse à votre sainteté, mon vénérable frère dans l'épiscopat, Paulin, depuis que vous m'avez écrit par des personnes de la maison de notre très-religieuse fille, Flora, pour me demander s'il est avantageux à l'âme d'un mort que son corps soit enseveli près du tombeau d'un saint. Car c'était la faveur que cette veuve avait sollicitée de vous, pour son fils mort en cette contrée; et vous la consoliez en lui répondant que le corps du jeune fidèle, Cynégius, avait été enseveli, conformément au voeu de sa tendresse maternelle, dans la basilique du bienheureux confesseur, Félix. Cela vous donna occasion de m'écrire par les mêmes messagers, et de me poser la question que je viens,de dire; vous me priiez de donner mon avis, tout en exprimant le vôtre. Car il vous semble, dites-vous, que ce n'est pas sans raison que les esprits religieux et fidèles prennent ces sortes de précautions.en faveur de leurs morts. Vous ajoutez encore qu'il n'est pas possible que la coutume universellement répandue dans l'Eglise de prier pour les morts n'ait aucune raison d'être; et que, pour ces motifs, on peut conjecturer qu'il est utile à un mort que ses parents pourvoient à l'ensevelir en un lieu qui semble déjà par lui-même une supplication à l'adresse des saints.

3. «Cela posé, vous ajoutez que vous ne voyez pas clairement comment cette opinion pourrait s'accorder avec le texte suivant de l'Apôtre: «Car nous devons comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû à ce qu'il a fait dans son corps, soit bien soit mal (1).» En effet l'Apôtre nous

1 2Co 5,10

avertit, ici, que ce qui peut nous être utile après la mort doit être fait avant la mort, et non au moment où ce qui s'est fait pendant la vie doit recevoir sa récompense ou sa punition. Mais, pour résoudre la difficulté, il suffit d'observer qu'il est pendant cette vie une certaine conduite qui mérite que ces précautions soient utiles après la mort; en sorte que les bonnes oeuvres, dont le corps vivant a été l'instrument, soient cause qu'après le trépas on trouve du soulagement dans les devoirs religieux dont on est l'objet. Mais il y a des défunts à qui ces mêmes devoirs sont absolument inutiles; les uns parce que leurs oeuvres ont été si mauvaises, qu'ils ne sont pas même dignes de recevoir de tels secours; les autres parce qu'ils ont tant fait de bien qu'ils n'ont plus besoin d'aucune aide. C'est donc la conduite tenue pendant la vie qui détermine l'utilité ou l'inutilité des devoirs que la piété rend aux morts. Si on n'a rien fait pendant la vie pour en mériter les fruits, c'est en vain qu'on les sollicite après la mort. Ainsi donc, d'une part, ce n'est pas en vain que l'Eglise excite la piété de ses enfants envers les morts autant qu'il est en elle; et, de l'autre, chacun reçoit cependant ce qui est dû à ce qu'il a fait dans soi, corps, soit bien soit mal: le Seigneur, rendant à chacun selon ses oeuvres. En effet pour que les devoirs accomplis après la mort soient utiles, il faut s'en être rendu digne pendant sa vie (1).»

4. Voici encore ce que j'ai dit à Laurent, peu près dans le même sens: «Pendant le temps qui s'écoule depuis la mort de l'homme,jusqu'à la dernière résurrection, les âmes sont renfermées dans des retraites cachées, selon que chacune d'elles mérite le repos ou la souffrance, à raison de ce qu'elle a fait quand elle habitait dans la chair. On ne peut contester que les âmes des morts ne soient soulagées par la piété des leurs, quand le sacrifice du Médiateur est offert pour elles, ou qu'il se fait des aumônes dans l'Eglise. Mais ces bienfaits ne s'appliquent qu'à ceux qui les ont mérités pendant leur vie. En effet il y a certain genre de vie qui n'est ni assez bon pour se passer de ces secours, ni assez mauvais pour n'en pas profiter; comme il y a des chrétiens qui ont été tellement bons, qu'ils n'en ont aucun besoin, et d'autres tellement mauvais, qu'ils n'en peuvent tirer aucun profit après la mort. C'est donc en cette vie que se détermine le sort bon ou mauvais qui suivra le trépas.

1 Du soin des morts, ch. I.

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Mais que personne n'espère profiter devant Dieu, après la mort, de ce qu'il a négligé pendant sa vie. Par conséquent les devoirs pieux que l'Eglise remplit si souvent à d'égard des morts, ne sont point en contradiction avec ces paroles de l'Apôtre: «Car nous devons tous comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû à ce qu'il a fait dans son corps, soit bien soit mal,» puisque c'est pendant la vie que chacun s'est rendu digne de profiler de ces secours. Car ces secours ne s'appliquent ras à tous; et pourquoi, sinon à raison de la différence de la conduite tenue pendant la vie? Quand donc on offre soit le Sacrifice de l'autel, soit un sacrifice d'aumônes quelconques, en faveur de tous les fidèles trépassés, ce sont des actions de grâce pour ceux qui sont tout à fait bons, des expiations pour ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais: et si ces derniers n'en tirent aucun soulagement, c'est au moins une consolation quelconque pour les vivants. Quant à ceux qui en profilent, ou ils obtiennent par là la rémission entière de leurs dettes, ou tout au moins leurs souffrances en sont plus supportables (1).»


Augustin, sur les huit questions de Dulcitius.