Augustin, de la nature et de la grâce
Deux jeunes hommes nobles et lettres, anciens Pélagiens convertis par l'évêque d'Hippone, avaient communiqué à ce dernier un ouvrage de Pélage en forme de dialogue; où- la grâce était immolée au profit de la nature. Augustin entreprit aussitôt la réfutation de ce livre. Il établit que la justice de Dieu ne consiste pas dans les commandements de la loi, mais dans le secours de la grâce de Jésus-Christ. La nature humaine fut créée saine et pure; depuis la rébellion primitive, elle a besoin du secours du médecin. Le secours de Jésus-Christ, sans lequel il n'est pas de salut, n'est pas le prix du mérite, mais on le reçoit gratuitement; et voilà pourquoi on l'appelle grâce. Tous ayant péché, la masse du genre humain aurait pu être condamnée sans injustice de la part de Dieu.
1. Chers fils Timase et Jacques, j'ai reçu le livre que vous m'avez envoyé, et faisant trêve aux travaux dont j'étais occupé, je l'ai lu rapidement, il est vrai, mais avec une grande attention. L'auteur de ce livre m'a paru enflammé d'un zèle ardent contre ceux qui, au lieu de rendre la volonté humaine responsable des péchés qu'elle commet, accusent la nature même des hommes et voudraient trouver dans cette nature une excuse à toutes leurs fautes. Il s'élève énergiquement contre cette doctrine pestilentielle que des auteurs, même païens, ont condamnée sévèrement, quand ils ont dit: «C'est à tort que le genre humain se plaint de sa nature (1)». D'un autre côté, pour rendre sa thèse plus facile, il a chargé de toutes les exagérations possibles la thèse de ses adversaires.
Toutefois, je crains fort que toute sa plaidoirie ne tourne en faveur de ceux «qui ont le zèle de Dieu, mais non pas selon la science de ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur justice propre, ne sont point soumis à la justice de Dieu.» Après ces paroles, l'Apôtre nous apprend quelle est cette justice dont il parle: «Jésus-
1. Salluste. Prologue de la guerre de Jugurtha.
Christ», dit-il, «est la fin de la loi pour la justification de tous ceux qui croient en lui (1)». Par conséquent, cette justice ne consiste pas dans le précepte de la loi, capable seulement d'inspirer la crainte, mais dans le secours de la grâce de Jésus-Christ, vers laquelle doit nous conduire la crainte inspirée par la loi, et c'est la seule utilité qu'elle puisse nous procurer (2). Voilà sur quoi repose la justice de Dieu, et c'est ce dont il faut être persuadé si l'on veut savoir pourquoi l'on est chrétien. «Car si la justice nous vient par la loi, c'est en vain que Jésus-Christ est mort (3)». Mais si ce n'est pas en vain que Jésus-Christ est mort, le pécheur ne peut trouver de justification que dans celui «qui justifie le pécheur en considération de sa foi, de telle sorte que sa foi lui est imputée à justice (4). Car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par son sang (5)». Tous ceux donc qui ne croient pas être du nombre de ces hommes qui ont péché et qui -ont besoin de la gloire de Dieu, ne peuvent savoir pour quel motif ils sont obligés d'être chrétiens; car ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de médecin; ce besoin n'existe que pour ceux qui sont malades; c'est pourquoi Jésus-Christ n'est point venu appeler les justes, mais les pécheurs (6).
1. Rm 10,2-4 - 2. Ga 3,22 - 3. Ga 2,21 - 4. Rm 4,5 - 5. Rm 3,23-24 - 6. Mt 9,12-13
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2. Si la nature humaine, sortie de la chair du premier prévaricateur, peut se suffire à elle-même pour accomplir la loi et atteindre à la perfection de la justice, elle doit être entièrement assurée de la récompense, c'est-à-dire de la vie éternelle, alors même qu'à telle époque ou au sein de telle nation elle aurait été privée de toute foi à la rédemption future du Messie. En effet, Dieu est essentiellement juste, et il ne saurait priver les justes de la récompense de la justice, si on ne leur a donné aucune connaissance du mystère de l'incarnation du Verbe (1). Comment croiraient-ils ce dont ils n'ont pas entendu parler? et comment peuvent-ils en entendre parler, si personne ne leur prêche? Car, comme il est écrit: «La foi vient de ce qu'on a entendu, et on a entendu parce que la parole de Jésus-Christ a été prêchée (2)» . Mais est-il donc vrai qu'on n'ait pas entendu? «Le son de leur voix s'est fait entendre sur toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités du monde (3)».
Toutefois, en attendant que ce prodige s'accomplisse, en attendant que la prédication de l'Evangile parvienne jusqu'aux extrémités du monde, il faut bien avouer qu'il est des nations, si peu nombreuses fussent-elles, qu, n'ont encore entendu aucune prédication. Ou que deviendra ou qu'est devenue la nature humaine dans un tel état de choses? Direz-vous qu'à la foi au Dieu tout-puissant, qui a créé le ciel et la terre et par qui elle sent qu'elle a été faite, elle joindra une vie sainte et l'accomplissement parfait de la volonté de Dieu, sans avoir aucune notion de la foi en la passion et en la résurrection de Jésus-Christ? S'il en est ainsi, je n'ai plus qu'à vous adresser la réponse que faisait l'Apôtre à ceux qui attachaient la justification à la loi: «Donc, c'est inutilement que Jésus-Christ est mort». L'Apôtre parlait de cette loi donnée par Dieu à la seule nation judaïque; avec beaucoup plus de raison ne pouvait-il pas en dire autant de la loi de nature gravée dans le coeur du genre humain tout entier? Si la nature opère la justification, c'est donc inutilement que Jésus-
1. - 2. Rm 10,14-17 - 3. Ps 18,5
Christ est mort? Mais si ce n'est pas inutilement que Jésus-Christ est mort, aucun homme ne peut ni atteindre la justification, ni se soustraire à la juste vengeance du Très-Haut, sans la foi et le sacrement du sang de Jésus-Christ.
3. L'homme fut créé sans tache et sans souillure; mais Adam se rendit coupable, et toute sa postérité a besoin d'être guérie, parce qu'elle n'est plus saine. Malgré sa chute, il lui reste des biens qui font partie de sa constitution, de sa vie, de ses sens, de son intelligence, et ces biens, il les a reçus de la main de son Créateur. Le vice est survenu, plongeant dans les ténèbres et affaiblissant ces biens naturels et rendant nécessaires la diffusion de la lumière et l'application du remède; mais ce vice n'est point l'oeuvre de Dieu; car ce vice de la part d'Adam, fut le résultat du dérèglement de son libre arbitre, et, de la part de hommes, il est la conséquence du péché originel. Par conséquent notre nature viciée n'a plus droit qu'à un châtiment légitime. Sans doute, nous sommes devenus une nouvelle créature en Jésus-Christ, mais. «nous étions par la corruption de notre nature, enfant de colère aussi bien que les autres hommes. Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ, par la grâce duquel nous sommes sauvés (1)».
4. Or, cette grâce de Jésus-Christ, sans laquelle ni les enfants ni les adultes ne peuvent être sauvés, ne nous est point donnée à raison de nos mérites, mais d'une manière absolument gratuite; de là son nom de grâce. «Nous avons été justifiés gratuitement par son sang», dit l'Apôtre. D'où il suit que ceux qui n'ont pas été délivrés par cette grâce, soit parce qu'ils n'ont pas pu en entendre parler, soit parce qu'ils n'ont pas voulu obéir, soit que leur âge ne leur permette pas de comprendre, soit enfin parce qu'ils n'ont pas reçu le sacrement
1. Ep 2,3-5
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de la régénération, qu'ils auraient pu recevoir ci qui les aurait sauvés, tous ceux-là, dis-je, sont privés du bonheur du ciel, et cette condamnation n'est que justice; car ils ne sont pas sans péché, soit qu'il s'agisse du péché originel, soit qu'il s'agisse des péchés actuels. «Car tous ont péché», soit en Adam, soit en eux-mêmes, et «tous ont besoin de la gloire de Dieu».
5. Ainsi donc, par le fait de leur origine, tous les hommes sont soumis au châtiment, et lors même que tous subiraient en réalité le supplice de la damnation, ce ne serait que rigoureuse justice. Voilà pourquoi ceux qui sont délivrés par la grâce ne sont pas appelés des vases de leurs propres mérites, mais des vases de miséricorde (1). Et de qui cette miséricorde, si ce n'est de celui qui a envoyé Jésus-Christ en ce monde pour sauver les pécheurs (2), c'est-à-dire ceux qu'il a connus par sa prescience, qu'il a prédestinés, qu'il a appelés, qu'il a justifiés et qu'il a glorifiés (3)? N'est-ce donc pas le comble de la folie que de ne point rendre d'ineffables actions de grâce à la miséricorde de celui qui délivre ceux qu'il a voulu, quand on sait que la justice autorisait parfaitement le Seigneur à réprouver tous les hommes sans aucune distinction?
6. Si nous saisissons le sens de ces passages de l'Ecriture, nous ne verrons aucune nécessité de disputer contre la grâce chrétienne et de recourir à toute sorte d'arguments pour montrer que la nature humaine, dans les enfants, n'a pas besoin d'être guérie, parce qu'elle est saine, et que cette même nature, dans les adultes, peut se suffire à elle-même si elle veut, pour arriver à la justice. Pour établir des démonstrations de ce genre, les Pélagiens se mettent en frais d'esprit et de finesse; mais toute leur sagesse n'est qu'une sagesse de paroles pour détruire la croix de Jésus-Christ (4). «Cette sagesse n'est pas la sagesse qui descend du ciel (5)». Je ne veux pas
1. Rm 9,23 - 2. 1Tm 1,15 - 3. Rm 8,29-30 - 4. 1Co 1,17 - 5. Jc 3,15
les suivre dans la hardiesse de leurs inventions, car je craindrais de paraître faire injure à nos amis pour lesquels je n'ai qu'un seul désir, celui de voir leur intelligence aussi prompte que perspicace suivre toujours la voie droite qui conduit à la vérité.
7. En parcourant le livre que vous m'avez adressé, je me prends d'admiration pour le zèle que déploie sols auteur contre ceux qui, pour se justifier de leurs fautes personnelles, s'en prennent à la faiblesse de la nature humaine. Combien plus ardent ne doit pas être notre zèle pour empêcher d'anéantir la croix de Jésus-Christ! Or, c'est l'anéantir que de prétendre que, sans le secours du Sacrement de Jésus-Christ, nous pouvons parvenir à la justice et à la vie éternelle. Et pourtant tel est le but que poursuit notre auteur, je n'ose pas dire sciemment et volontairement, car autrement il cesserait, à mes yeux, d'être chrétien; mais qu'il poursuit sans le savoir, j'aime à le croire, et avec des efforts véritablement inouïs; pourquoi ses efforts ne sont-ils pas ceux d'un homme sage, au lieu d'être ceux d'un frénétique?
8. Il s'attache tout d'abord à établir la distinction partout admise en principe entre ce qui est possible et ce qui existe. Il est de toute évidence que ce qui existe, par là même est possible, tandis que ce qui est possible peut fort bien ne pas exister. En effet, puisque le Sauveur a ressuscité Lazare (1), il est clair qu'il a pu le ressusciter; mais de ce qu'il n'a pas ressuscité Judas, s'ensuit-il qu'il n'aurait pas pu le ressusciter? Il le pouvait, mais il ne le voulut pas. Car s'il l'eût voulu, cette résurrection se serait opérée en vertu de la même puissance qui avait ressuscité Lazare; le Fils vivifie ceux qu'il veut vivifier (2).
Mais remarquez à quelle conséquence l'auteur voudrait nous amener par cette distinction fondamentale. «Nous traitons», dit-il, «uniquement de la possibilité; et sur un tel sujet, il ne faut établir que ce qui est certain; car toute exagération pourrait entraîner à de très graves conclusions». Puis, entrant dans des développements interminables, il se répète Jean
1. Jn 11,43-44- 2. Jn 5,21
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sous mille formes diverses, pour prouver qu'il ne s'occupe que de la possibilité de ne pas pécher. Entre autres choses, voici ce qu'il écrit: «Sans craindre de me répéter, je dis que l'homme peut être sans péché. Que dites-vous vous-même? Que l'homme ne peut pas être sans péché? Je ne dis pas que l'homme est sans péché, et de votre côté vous ne dites pas non plus que l'homme n'est pas sans péché: nous discutons sur la possibilité et l'impossibilité, et non pas sur la réalité et la non-réalité». Rappelant ensuite certains oracles sacrés que l'on a coutume de leur opposer, il soutient qu'ils sont étrangers à la question de savoir si l'homme peut, oui ou non, être sans péché. «Personne n'est pur de toute souillure (1); il n'est pas d'homme qui ne pèche (2); il n'y a pas de juste sur la terre (3); il n'est personne qui fasse le bien (4)» . «Or», dit-il, «tous ces passages s'appliquent au fait, et non point à la possibilité. En effet, nous y trouvons ce qu'ont été certains hommes à telle époque, et non pas ce qu'ils auraient pu être; aussi sont-ils à bon droit regardés comme coupables. Supposez qu'ils n'aient pu être que ce qu'ils ont été, comment pourraient-ils être coupables?»
9. Pesez bien ses paroles. Je suppose un enfant ayant pris naissance dans un lieu où il n'a pu recevoir le baptême de Jésus-Christ; il meurt dans cet état, c'est-à-dire privé du sacrement de la régénération, parce qu'il n'a pu le recevoir. Notre auteur l'absolvera-t-il et lui ouvrira-t-il le royaume des cieux contre la sentence manifeste du Sauveur (5)? Du moins, il est évident que l'Apôtre ne l'absout pas, quand il s'écrie: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (6)» . Ainsi donc, en vertu de cette condamnation qui court à travers toute la masse, cet enfant ne saurait être admis dans le royaume des cieux, quoiqu'il y ait eu pour lui une véritable impossibilité de devenir chrétien.
1. Jb 14,4 selon les Septante.- 2. 1R 8,46 - 3. Qo 7,21 - 4. Ps 13,1 - 5. Jn 3,5 - 6. Rm 5,12
10. «Mais», répondent les Pélagiens, «cet homme n'est point condamné; car s'il est dit que tous ont péché en Adam, il ne s'agit que d'une simple imitation et non pas d'une souillure réelle contractée par le péché originel». Si donc on soutient qu'Adam est l'auteur des péchés commis par sa postérité, parce qu'il a été de tous les hommes le premier pécheur, pourquoi ne pas dire d'Abel, plutôt que du Christ, qu'il est le chef de tous les justes, puisqu'il a été de tous les hommes le premier juste? Remarquez que ce n'est plus d'un enfant que je parle; je suppose qu'un jeune homme ou un vieillard meurt dans une contrée où il n'a pu entendre parler de Jésus-Christ, et je demande si, oui ou non, il a pu être justifié par la nature ou par son libre arbitre. S'ils disent qu'il a pu être justifié, je demande si l'on peut, sans anéantir la croix de Jésus-Christ, soutenir que tel homme a pu être justifié par la lai naturelle et par son libre arbitre. S'il en est ainsi, il ne nous reste qu'à dire: «C'est inutilement que Jésus-Christ est mort», car la justification possible à un homme l'était également pour tous, lors même que Jésus-Christ ne serait pas mort; et si c'est uniquement parce qu'ils l'ont voulu que les hommes sont coupables, ce n'est donc plus parce qu'ils ne pouvaient être justes par eux-mêmes. Or, il est certain que personne ne peut être justifié sans la grâce de Jésus-Christ; vienne maintenant le Pélagien poussant l'audace jusqu'à absoudre tel ou tel pécheur en nous disant: «Puisqu'il n'est ce qu'il est, que parce qu'il n'a pu être autrement, il est par là même exempt de toute faute».
11. L'auteur s'adresse à lui-même, comme venant d'un interlocuteur, l'objection suivante: «L'homme», direz-vous, «peut être sans péché, mais par la grâce de Dieu». Puis, en forme de réponse il ajoute: «Je félicite votre humanité d'avoir changé d'opinion; car tout à l'heure vous combattiez mon (189) assertion, et maintenant, non content de ne plus la combattre, vous l'embrassez et vous ne la refusez pas de la prouver. En effet, dire de d'homme qu'il peut, mais par tel où tel a moyen, n'est-ce pas d'abord avouer qu'il a, ce pouvoir, n'est-ce pas même montrer la p source et l'étendue de ce pouvoir? Le meilleur moyen de prouver la possibilité d'une chose, n'est-ce pas de formuler les conditions ou les qualités de cette possibilité? car des qualités doivent nécessairement avoir un objet». Il se pose ensuite une nouvelle objection: «Mais», me direz-vous, «vous paraissez, dans ce passage, rejeter la grâce de Dieu, puisque vous n'en faites aucune mention». Il répond: «Puis-je donc rejeter une chose que j'avoue, qu'il m'est nécessaire d'avouer, et qui, seule, rend possible la chose dont je parle; vous, au contraire, qui niez cette chose, ne niez-vous point, par là même, ce qui lui donne toute sa réalité?»
Notre auteur oublie qu'il répond à un interlocuteur qui ne nie pas, et dont il a ainsi formulé l'objection: «L'homme, peut être sans péché, mais par la grâce de Dieu». Et du moment que cette possibilité n'est pas niée par son adversaire, pourquoi s'ingénier de cette sorte à l'établir? Toutefois, on ne saurait en douter, son interlocuteur, qu'il abandonne après lui avoir prêté un aveu complet, n'était pour lui qu'une occasion plus ou moins directe d'attaquer ceux qui soutiennent que l'homme ne saurait être sans péché. Mais que nous importe? Qu'il s'attaque à qui il voudra, pourvu qu'il avoue ce qu'on ne saurait nier sans une impiété. manifeste, à savoir que l'homme, sans la grâce, ne saurait être exempt de péché. Il dit donc: «Que ce soit par une grâce, par un secours ou par miséricorde, que l'homme peut être sans péché, il suffit à ma thèse que l'on avoue cette possibilité».
12. J'avoue à votre charité qu'en lisant ces paroles, j'ai été tout à coup saisi de joie en voyant qu'il ne niait pas la grâce par laquelle seule l'homme peut être justifié; car dans toutes nos discussions, le point qui m'indigne et me révolte, c'est surtout cette négation. Toutefois, en continuant ma lecture, certaines comparaisons ne vinrent que trop promptement soulever des doutes dans mon esprit. Voici comme il s'exprime: «Si je dis que l'homme peut discuter, l'oiseau voler, le lièvre courir, sans indiquer les moyens par lesquels ces actions s'accomplissent, c'est-à-dire la langue, les ailes, les pieds, est-ce que j'ai nié les propriétés de ces fonctions, puisque j'ai avoué les actes eux-mêmes?» Que l'auteur veuille bien remarquer que tous ces exemples sont pris dans l'ordre naturel; en effet, quoi de plus naturel que la langue, les ailes, les pieds? Au contraire, il garde un profond silence sur les choses de l'ordre purement surnaturel comme est la grâce dont nous traitons et sans laquelle l'homme ne saurait être justifié. Ce qui nous occupe, ce n'est pas de créer la nature humaine, mais de la guérir. Sous le coup de ces fâcheuses impressions, j'ai continué ma lecture et je me suis promptement convaincu que mes craintes n'étaient pas sans fondement.
13. Avant tout, écoutez ce qu'il dit. Traitant de la différence des péchés, il se fait à lui-même cette objection, d'ailleurs assez Commune: «Les péchés légers, vu leur multitude et les nombreuses occasions qui se présentent, ne peuvent être tous évités». Il soutient que «ces péchés ne sont dignes d'aucun châtiment, même le plus léger, s'ils ne peuvent être évités». Il ne tient aucun compte des Ecritures du Nouveau Testament, dans lesquelles nous apprenons que le but de toute loi prohibitive est de nous faire recourir à la grâce et à la miséricorde divine, à raison même des dangers que nous courons et des fautes que nous commettons. Elle agit comme un pédagogue qui commence par exiger la foi à ce qui ne sera révélé que plus tard. Soyons-y fidèles, et la grâce nous accordera le,pardon des fautes commises et nous aidera puissamment à ne les plus commettre. La voie est faite pour les voyageurs, quoiqu Il n'y ait de voyageurs parfaits que ceux qui tendent efficacement au but. Or, à la, souveraine perfection rien ne saurait. être, ajouté, et nous commençons à la posséder (190) par cela même que nous nous engageons dans la voie qui y conduit.
14. Quant à cette question qui lui est posée: «Vous-même êtes-vous sans péché?» convenons d'abord qu'elle est étrangère à la question qui nous occupe. Mais quand l'auteur ajoute: «Si vous n'êtes pas sans péché, attribuez-en la cause à votre négligence», il a parfaitement raison, pourvu qu'il en conclue qu'il doit demander à Dieu de ne point se rendre l'esclave de cette coupable négligence. C'est la prière que formulait le Psalmiste par ces paroles: «Dirigez mes voies selon votre parole, et que l'iniquité ne domine point sur moi (1)». Cela prouve qu'il ne comptait ni sur sa propre diligence, ni sur ses propres forces pour parvenir à cette perfection qu'il appelait de tous ses voeux.
15. Il suppose cette autre objection de la part de ses lecteurs: «Il n'est écrit nulle part que l'homme puisse être sans péché». Il la réfute facilement en répondant «qu'il ne s'agit pas de savoir en quels termes une maxime est énoncée». Toutefois, ce n'est pas sans raison que l'Ecriture, qui nous parle plusieurs fois d'hommes trouvés sans reproche, ne parle nullement d'un seul homme trouvé sans péché, si ce n'est de celui à qui s'applique manifestement cet oracle: «Celui qui ne connaissait pas le péché (2)». Dans un autre passage où il s'agissait des prêtres, l'Apôtre nous dit de Jésus-Christ «qu'il a tout éprouvé, selon la ressemblance sans péché (3)»; il parlait de ce que le Sauveur a éprouvé dans sa chair, laquelle avait la ressemblance de la chair de péché, quoiqu'elle ne fût pas une chair de péché. Or une telle ressemblance ne suppose-t-elle pas que toute autre chair est une chair de péché?
Reste à savoir quelle interprétation l'on doit donner à ces paroles: «Tout ce qui est né de Dieu ne pèche pas et ne saurait pécher, parce que la semence divine demeure en lui (3)». Saint Jean qui écrit ces paroles,
1. Ps 118,133- 2. 2Co 5,21- 3. He 4,15- 4. Jn 3,9
n'était pas né de Dieu, ou s'adressait à des hommes qui n'étaient pas encore nés de Dieu; car c'est lui-même qui auparavant écrivait: «Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1)». Or, j'ai donné, selon mon pouvoir, l'explication de ces paroles dans les livres que j'ai adressés sur ce sujet à Marcellin (2). Quant à ces mots: «Il ne peut pécher», je ne m'oppose pas à ce qu'on les interprète comme s'il y avait: il ne doit pas pécher. Car ne serait-ce pas folie de soutenir qu'on ne doit pas pécher, puisque l'expression même de péché signifie quelque chose qui ne doit pas être fait?
16. Ces paroles de l'apôtre saint Jacques: «Aucun des hommes ne peut dompter la langue», ne me paraissent pas devoir être interprétées dans le sens adopté par notre auteur, qui veut y voir un reproche, comme s'il y avait: Est-ce donc qu'aucun des hommes ne peut dompter sa langue? Quoi donc, aurait voulu dire l'Apôtre, vous pouvez dompter les bêtes féroces, et vous ne pouvez pas dompter votre langue? comme s'il était plus facile de dompter sa langue que de dompter les bêtes féroces. Je ne crois pas que tel soit le sens de ce passage. En effet, si l'Apôtre eût voulu faire ressortir la facilité de dompter la langue, cette idée se serait poursuivie dans la comparaison des bêtes féroces. Or, nous lisons, toujours au sujet de la langue: «Elle est un mal qui agite et tourmente; elle est pleine d'un venin mortel (3)»; et ce venin est plus dangereux que celui des bêtes et des serpents, car ce dernier ne tue que le corps, tandis que l'autre tue l'âme, selon cette parole: «La bouche qui meut, tue l'âme (4)».
Saint Jacques n'a donc pas dit ni voulu dire qu'il soit plus facile de dompter la langue que de dompter les bêtes féroces; il soutient, au contraire, que le mal de la langue est si grand dans l'homme qu'elle ne peut être domptée par aucun homme, tandis que les hommes domptent les bêtes féroces. D'un autre côté, il est loin de sa pensée de nous
1. 1Jn 1,8 - 2. Du Mérite des péchés, liv. 2,n. 8-10.- 3. Jc 3,8 - 4. Sg 1,11
191
porter à conclure que nous pouvons par notre négligence nous rendre les dociles esclaves de ce mal; ce qu'il veut, c'est que nous recourions il a grâce divine pour dompter notre langue. En effet il ne dit pas: Nul ne peut dompter sa langue, mais: «Aucun des hommes ne peut dompter sa langue», afin de nous faire mieux comprendre que si notre langue est domptée, c'est à la grâce, au secours et à la miséricorde de Dieu que nous devons cette faveur. Que l'âme s'efforce donc de dompter la langue, et en faisant ces efforts, qu'elle implore le secours divin, qu'elle prie par la langue pour obtenir que la langue soit domptée, par la grâce de celui qui a dit à ses Apôtres: «Ce n'est pas vous qui parlez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (1)». Ainsi donc le précepte nous avertit de faire ce que nous ne pouvons ni par nos efforts ni par nos propres forces, parce qu'il veut que nous implorions le secours de Dieu.
17. Après nous avoir vivement décrit le mal que fait la langue, après s'être écrié antes frères, de telles choses ne doivent «point avoir lieu», l'Apôtre saint Jacques indique aussitôt le secours à l'aide duquel on pourra résister au mal qu'il vient de signaler. «Y a-t-il parmi vous quelqu'un qui soit sage et savant? Qu'il fasse paraître ses oeuvres dans la suite d'une bonne vie, avec une sagesse pleine de douceur. Mais si vous avez dans le coeur une jalousie pleine d'amertume et un esprit de contention, ne vous glorifiez point et ne mentez point contre la vérité. Car ce n'est point là la sagesse qui vient d'en haut, mais c'est une sagesse terrestre, animale et diabolique. «Car où il y a de la jalousie et un esprit de contention, il y a aussi du trouble et toute a sorte de mal. Quant à la sagesse qui vient d'en haut, elle est premièrement chaste, puis amie de la paix, modérée, docile, susceptible de tout bien, pleine de miséricorde et de fruits de bonnes oeuvres; elle ne juge point, elle n'est point dissimulée (2)». Telle est la sagesse qui dompte la langue, sagesse descendant du ciel et n'ayant point sa
1. Mt 10,20 - 2. Jc 3,10-17
source dans le coeur humain. Qui donc oserait ne pas attribuer cette sagesse à la grâce de Dieu et l'attribuer orgueilleusement au pouvoir de l'homme? S'il ne dépend que de l'homme de la posséder, pourquoi donc est-elle le premier objet de nos prières? Doit-on s'interdire de la demander pour ne pas faire injure au libre arbitre qui trouverait dans ses forces naturelles le moyen d'accomplir les préceptes de la justice? Qu'on ose enfin démentir l'apôtre saint Jacques nous criant à tous: «Si quelqu'un de vous a besoin de la sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne à tous libéralement sans reprocher ses dons, et la sagesse lui sera accordée; mais qu'il la demande avec foi, sans défiance (1)». Telle est la foi à laquelle nous poussent les préceptes: la loi commande, mais la foi obtient ce qui est commandé. Si «nous faisons tous beaucoup de fautes (2)», c'est par cette langue qu'aucun des hommes ne peut dompter et qui ne peut l'être que par la sagesse descendant du ciel. D'ailleurs ce dernier passage, dans la pensée de l'Apôtre, n'est que la reproduction sous une autre forme de ces premières paroles: «Aucun homme ne peut dompter sa langue».
18. Pour prouver l'impossibilité de ne pas pécher, personne, sans doute, ne leur objectera ces paroles de saint Paul: «La sagesse de la chair est l'ennemie de Dieu, car elle n'est pas soumise à la loi de Dieu, et elle ne peut pas l'être. Quant à ceux qui sont dans la chair, ils ne peuvent plaire à Dieu (3)». L'Apôtre parle de la sagesse de la chair et non pas de la sagesse qui nous vient du ciel; de même, en:parlant d'hommes qui sont dans la chair, il:n'entend pas parler de ceux qui ne sont pas encore morts, mais de ceux qui vivent selon la chair. Or tout cela est étranger à la question qui nous occupe. Je voudrais apprendre de notre auteur si les hommes qui vivent selon l'esprit, et qui à ce titre ont cessé jusqu'à un certain point de vivre dans la chair, ont besoin de la grâce de Dieu pour vivre ainsi selon l'esprit, ou s'ils se suffisent à eux-mêmes, en vertu de la puissance naturelle qu'ils ont reçue dans la création, et par le
1. Jc 1,5 - 2. Jc 3,2 - 3. Rm 8,7-8
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seul moyen de leur propre volonté. Ce. qui, enflamme d'autant plus mon désir bien légitime, c'est que la plénitude de la loi n'est autre chose que la charité (1), et que la charité a été répandue dans nos coeurs, non point par nous-mêmes, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2).
19. L'auteur traite également des péchés d'ignorance et s'exprime en ces termes «L'homme doit faire en sorte d'échapper à l'ignorance, et ce qui constitue le crime de l'ignorance, c'est que l'homme, par sa négligence, ignore tout ce qu'il aurait dû savoir en apportant la diligence suffisante». D'après lui l'important c'est de discuter, plutôt que de prier et de dire: «Donnez-moi l'intelligence afin que j'apprenne vos commandements (3)». Autre chose est de né pas s'inquiéter de savoir, et ces péchés de négligence paraissaient être expiés par certains sacrifices de la loi; autre chose, de vouloir comprendre sans pouvoir y parvenir, et d'agir; contre la loi, ne comprenant pas ce que la loi commande. De là cette prescription qui nous est. faite de demander la sagesse à Dieu «qui, donne à tous abondamment» et spéciale ment à tous ceux qui proportionnent l'intensité de leurs prières à la grandeur de la grâce qu'ils implorent.
20. Il avoue cependant «que l'on doit expier divinement les péchés commis et prier Dieu dans ce but» afin d'en obtenir le pardon; car, dit-il, «quand un péché est commis, rien ne peut faire qu'il ne soit point commis», pas même cette «puissance de la nature et cette volonté humaine» auxquelles, pourtant il prodigue de si grands éloges. Par conséquent il ne reste plus qu'à en demander le pardon. Quant à demander que Dieu nous aide à repousser, le péché, notre auteur n'en parle pas, du moins que je sache. Le, silence dans une pareille matière ne laisse pas que de surprendre; car l'oraison dominicale nous fait demander à Dieu qu'il daigne nous pardonner les péchés commis et ne pas nous laisser succomber à la tentation; de ces deux demandes, l'une regarde le passé, et l'autre
1. Rm 13,10 - 2. Rm 5,5 - 3. Ps 118,73
l'avenir. Sans doute, pour ne pas succomber, il faut le concours de notre volonté, mais notre volonté seule ne suffit pas; voilà pourquoi notre prière, qui alors n'est ni superflue ni impudente. En effet, ne. serait-ce pas folie de demander à faire ce. que. vous avez le pou. voir de faire?
Augustin, de la nature et de la grâce